Cartouches (23)


Nationalisme bre­ton, Debray amou­reux, les secrets du Capital, Chamoiseau contre la bar­ba­rie, les leçons de Varoufakis, l’é­po­pée de l’a­nar­chisme, femmes en poé­sie, la pro­bi­té des fleurs, la ségré­ga­tion raciale au quo­ti­dien : nos chro­niques du mois de juillet 2017.


Le Monde comme si — Nationalisme et dérive iden­ti­taire en Bretagne, de Françoise Morvan

Une langue qui meurt, c’est une culture qui dis­pa­raît. Les langues régio­nales sont domi­nées par une langue fran­çaise éli­tiste, au ser­vice d’un pou­voir oppres­sant. Cela paraît une évi­dence. C’est en tout cas ce que pen­sait Françoise Morvan, ori­gi­naire du centre de la Bretagne. Dévouée à la cause bre­tonne, elle fonde, avec d’autres, une école pri­vée Diwan, qui enseigne le bre­ton par immer­sion. Jusqu’ici tout va bien, ou à peu près. Certes, à la fin du mil­lé­naire, moins d’1 % des jeunes en Bretagne peuvent par­ler bre­ton. Certes, ce sont sur­tout des parents qui ne parlent pas bre­ton qui ins­crivent leurs enfants à leur école pour qu’ils parlent bre­ton. Certes, les vastes popu­la­tions bre­ton­nantes cen­sées sau­ter de joie à l’annonce de l’école ne se mani­festent pas. Pour cause : elles n’existent pas. Mais Françoise Morvan croit tou­jours. Ce n’est que lorsqu’elle se met à tra­duire et à édi­ter des poètes bre­tons qu’elle est for­cée de se confron­ter à la réa­li­té du mou­ve­ment bre­ton. Un mou­ve­ment fon­dé par des maur­ras­siens, qui s’est dis­tin­gué par sa col­la­bo­ra­tion lors de l’occupation de l’Allemagne nazie, et qui n’a pas renié des idéo­logues com­pa­gnons de route du fas­cisme, comme Roparz Hémon. Un mou­ve­ment dont l’idéologie explique la poli­tique lin­guis­tique : il s’agit moins de défendre les langues régio­nales, que d’imposer un bre­ton arti­fi­ciel­le­ment « pur », quitte à réécrire les manus­crits ne cor­res­pon­dant pas à ce bre­ton uni, quitte à oublier l’existence du gal­lo par­lé en Haute-Bretagne, quitte à impo­ser des pan­neaux tra­duits en bre­ton… dans des endroits où on ne l’a jamais par­lé, comme à Cesson-Sévigné. Un mou­ve­ment qui a rapi­de­ment été sou­te­nu par ceux qui ont vu là l’occasion de faire du pro­fit : le sen­ti­ment d’une lutte pour une iden­ti­té per­due est une bonne affaire pour le tou­risme. En témoigne le suc­cès, entre autres, du « Produit en Bretagne » ou de la chaîne TV Breizh pro­duite par… Pinault, Berlusconi et Murdoch. Le livre de Françoise Morvan a fait l’effet d’une petite bombe en Bretagne, d’autant plus que pour l’auteure, la gauche du mou­ve­ment bre­ton n’a que l’apparence du pro­gres­sisme. Enquête humo­ris­tique, déca­pante et grin­çante tout à la fois, cet ouvrage sonne comme un aver­tis­se­ment : atten­tion à ne pas nous trom­per quand cer­tains jouent sur notre besoin de racines, atten­tion au « folk­lore anes­thé­siant », à l’opium du « monde comme si » qui nous cache « le monde qu’il y a ». Peut-être qu’au moment même où nous croyons lut­ter contre la mon­dia­li­sa­tion en lut­tant pour les langues régio­nales, nous par­ti­ci­pons à l’idéologie ultra-libé­rale de l’Europe des régions. [L.V.]

Éditions Actes Sud, 2002

Les Masques — Une édu­ca­tion amoureuse, de Régis Debray

Peut-être est-ce par là qu’il faut entrer dans l’oeuvre de tout phi­lo­sophe : par les portes habi­tuel­le­ment her­mé­tiques de l’a­mour et des tra­hi­sons, celles qui masquent les corps souf­frants et dési­rants, les âmes à vif qui s’en vont cou­rir le monde pour trou­ver des rai­sons d’y vivre. La lec­ture de ce tome auto­bio­gra­phique nous laisse dans un drôle d’é­tat, de jubi­la­tion et d’é­bran­le­ment mêlés. Ainsi, ce ne serait que ça — ou encore : ce serait tout ça —, faire la révo­lu­tion ? Debray osa, il y a une tren­taine d’an­nées, un exer­cice d’é­qui­li­briste. Dire sa véri­té intime tout en la mêlant à la grande his­toire. Nous racon­ter la folie de Louis Althusser binant les roses dans son jar­din quelques mois avant d’é­touf­fer sa femme sous un oreiller. Nous dres­ser un por­trait inou­bliable de Fidel Castro « [arpen­tant] le sol comme une sta­tue équestre qui aurait sau­té de son socle », du Che reve­nu d’Afrique cra­pa­hu­tant dans la jungle boli­vienne (il faut lire ici les pages qui racontent la fameuse arres­ta­tion, et par les­quelles Debray se défend d’a­voir jamais tra­hi). Et puis nous racon­ter les illu­sions du pou­voir, autre manière de se croire immor­tel en tra­vaillant à l’Elysée et en oubliant de répondre à ses plus tendres amis — tels Simone Signoret s’é­ba­his­sant de rece­voir une imper­son­nelle carte de vœux du jeune homme dont elle n’a­vait eu de cesse de cal­mer les angoisses méta­phy­siques. La « mili­tance », pour Debray, n’est fina­le­ment peut-être qu’une échap­pa­toire : « comme d’autres soma­tisent, je poli­tise ». La véri­té de l’homme est-elle dans son idéal, ou dans ses amours ? L’un et les autres sont-ils conci­liables ? La médi­ta­tion est ébou­rif­fante et intem­po­relle, déran­geante et dia­ble­ment bien écrite. Il faut lire ce livre, ne serait-ce que parce que l’on n’entre jamais aus­si bien dans l’oeuvre rai­son­née d’un phi­lo­sophe qu’à tra­vers la fenêtre béante qu’il nous ouvre sur le ver­sant pas­sion­né de son âme. [A.B.]

Éditions Gallimard, 1987

La Logique mécon­nue du « Capital », d’Alain Bihr

Petit et dépour­vu de super­flu ! Sans doute serait-ce la plus brève manière de résu­mer un ouvrage qui dépasse à peine les 120 pages. Selon la fami­lia­ri­té du lec­teur avec les thèses du phi­lo­sophe alle­mand, l’ef­fort à four­nir ne sera iden­tique. Car c’est bien du Capital, l’opus mag­num de Karl Marx, dont il sera ques­tion ici. L’auteur nous pro­pose une vision syn­thé­tique de cette œuvre majeure qui, rap­pelle-t-il, ne peut en aucun cas se sub­sti­tuer à la lec­ture de l’ou­vrage ini­tial. Le Capital est trop sou­vent réduit et vul­ga­ri­sé à son livre pre­mier. Alain Bihr nous rap­pelle, au besoin, que les livres sui­vants sont des mon­tages de manus­crits réa­li­sés par Friedrich Engels, puis par Karl Kautsky, et cela de manière par­fois dis­cu­table. Si le déve­lop­pe­ment de la pro­duc­tion capi­ta­liste est bien évi­dem­ment lar­ge­ment étu­dié et résu­mé (c’est à dire le livre I), le pro­cès de cir­cu­la­tion du capi­tal (livre II), ain­si que le pro­cès d’en­semble de la pro­duc­tion capi­ta­liste (livre III), prennent éga­le­ment toute leur place. L’auteur les relie minu­tieu­se­ment entre eux, nous en révé­lant la grande cohé­rence. Il faut resi­tuer Marx dans son contexte d’é­cri­ture pour sai­sir sa réflexion d’en­semble et son évo­lu­tion. Comprendre, en défi­ni­tive, que ce chan­tier reste ouvert, l’œuvre étant inache­vée. Il est donc impos­sible de par­ler d’un « mar­xisme fini ». Trop sou­vent, y com­pris dans les milieux dits « anti­ca­pi­ta­listes », la connais­sance de Marx reste frag­men­taire ou défor­mée. Si l’ex­tor­sion de la plus-value semble être une notion lar­ge­ment par­ta­gée et com­prise, la baisse ten­dan­cielle du taux de pro­fit, la cir­cu­la­tion du capi­tal, ou même le « féti­chisme » (de la valeur et de la mar­chan­dise), sont le plus sou­vent pas­sés sous silence. [W.]

Éditions Page Deux, 2010

Frères migrants, de Patrick Chamoiseau

Frères migrants c’est avant tout un cri lan­cé par le poète Patrick Chamoiseau contre la bar­ba­rie d’un monde capi­ta­liste qui érige en loi « le para­digme du pro­fit maxi­mal ». Car c’est bien elle qui s’entremêle à toutes les autres formes de bru­ta­li­té. « Tout est lié, tout est noué ! La résis­tance sté­rile est d’abord celle qui ne sait pas relier » aver­tit l’auteur. Des migrants errent entre les pays, passent les fron­tières, fuient la vio­lence, la guerre et ses atro­ci­tés, s’échouent sur les plages quand ils ne ter­minent pas noyés dans la Méditerranée ; com­ment pou­vons-nous res­ter impas­sibles face à cela ? L’indignation de l’auteur est bien tour­née vers une Europe « ampu­tée de sa propre mémoire », la même qui accueille au compte-gouttes les migrants qu’elle regarde et traite avec hos­ti­li­té, sur un fond de poli­tique sécu­ri­taire ren­dant sus­pect chaque étran­ger qui passe ses fron­tières. Le poète nous rap­pelle que les hommes et les femmes n’ont ces­sé de se mou­voir : « Homo sapiens est aus­si et sur­tout un Homo migra­tor ». Mais aujourd’hui, seuls les mar­chan­dises et les capi­taux sont valo­ri­sés par nos socié­tés. Dans cette mon­dia­li­sa­tion, l’Humain a dis­pa­ru — les belles idées aus­si — et bien qu’il soit oublié, pour­tant il sur­vient : c’est ce que l’auteur nomme « mon­dia­li­té ». « La mon­dia­li­té, c’est sur­tout ce que la mon­dia­li­sa­tion éco­no­mique n’a pas envi­sa­gé, qui sur­git et se pro­duit sur la gamme d’un bra­sille­ment dans un vrac téné­breux. C’est l’inattendu humain — poé­ti­que­ment humain ». La plume magni­fique de Chamoiseau nous emporte avec une écri­ture puis­sante mais acces­sible, poi­gnante tout en gar­dant une cer­taine dou­ceur. Une « décla­ra­tion des poètes » en douze points achève ce petit livre qui ne lais­se­ra pas indif­fé­rent ; elle « ne sau­rait agir sur la bar­ba­rie des fron­tières et sur les crimes qui s’y com­mettent. Elle ne sert qu’à esquis­ser en nous la voie d’un autre ima­gi­naire du monde. » [M.B.]

Éditions du Seuil, 2017

Mon cours d’é­co­no­mie idéal, de Yanis Varoufakis

Synthétique et abor­dant de front les grands pro­blèmes que posent l’é­co­no­mie poli­tique, Yanis Varoufakis réus­sit avec ce petit livre un véri­table exer­cice péda­go­gique, en s’ins­pi­rant notam­ment du ciné­ma et de la lit­té­ra­ture. Comment les socié­tés de mar­ché sont nées des socié­tés dotées de mar­chés ? Le pro­ces­sus de pro­duc­tion néces­site trois élé­ments : le tra­vail humain, les outils et la terre (dont aucun n’était en soi une mar­chan­dise avant la socié­té de mar­ché). C’est le déve­lop­pe­ment des nou­velles routes mari­times qui trans­for­ma ces trois caté­go­ries en mar­chan­dises : les négo­ciants de plu­sieurs pays char­geaient de la laine sur leur navire pour l’échanger contre d’autres pro­duits. La laine com­men­ça à avoir une valeur d’échange sur le com­merce inter­na­tio­nal beau­coup plus impor­tante que ne pou­vait l’être la bet­te­rave culti­vée sur les terres des sei­gneurs. Pour eux, éle­ver des mou­tons était pré­fé­rable à entre­te­nir des serfs qui ne pro­dui­saient qu’une faible valeur ajou­tée. C’est ain­si qu’en Angleterre les pay­sans furent peu à peu rem­pla­cés par des mou­tons. Naquit alors le mar­ché du tra­vail. De la même façon, la terre devient aus­si un bien mar­chand : à mesure que le nombre de mou­tons aug­men­tait sur un domaine, sa valeur aug­men­tait pro­por­tion­nel­le­ment. Un sei­gneur qui n’exploitait pas ses terres les louait à un ancien serf qui payait un loyer en ven­dant la laine. À l’époque de la féo­da­li­té, la pro­duc­tion de l’excédent se déroule ain­si : Production-Distribution-Dette. Les serfs pro­duisent en tra­vaillant la terre, le sei­gneur dis­tri­bue la pro­duc­tion (notam­ment via les taxes) et en vend une par­tie qu’il va pou­voir prê­ter, d’où la créa­tion d’une dette à son égard. Avec la trans­for­ma­tion de la terre et du tra­vail en mar­chan­dise, ce pro­ces­sus de pro­duc­tion de l’excédent va s’inverser. Les pay­sans expul­sés de leur terre vont emprun­ter l’argent néces­saire au loyer de la terre et aux salaires des jour­na­liers. Le pro­fit va alors deve­nir une obses­sion dans la mesure où il s’agira de rem­bour­ser au plus vite la dette. Outre ces déve­lop­pe­ments, on trou­ve­ra aus­si de très inté­res­santes ana­lyses sur la finance, le nou­veau rap­port au temps qu’elle implique, la valeur sub­jec­tive, la valeur d’é­change, etc. Une des meilleures intro­duc­tions à la cri­tique de l’é­co­no­mie capi­ta­liste ! [E.J.]

Éditions Flammarion, 2016

La Mémoire des vain­cus, de Michel Ragon

S’il n’y avait qu’un grand roman à lire le temps d’un été, pour se sou­ve­nir de ce que furent les espoirs déçus du ving­tième siècle, c’est peut-être celui-ci. Nul ne regret­te­ra — sinon les idéo­logues les plus imper­méables au réel — cette plon­gée dans l’a­ven­ture liber­taire à la suite d’Alfred Barthélemy. Le jeune Gavroche des Halles pari­siennes ren­contre une petite fille sur une char­rette de pois­son­niers. C’est au bras de cet amour de gosse qu’il va s’embarquer avec Rirette Maitrejean, Victor Kibaltchitch (plus tard Serge) et la bande à Bonnot dans le mili­tan­tisme le plus baroque, celui qui ne veut renon­cer ni à l’é­ga­li­té ni à la liber­té. Bientôt réqui­si­tion­né dans les tran­chées de 1914, mira­cu­leu­se­ment envoyé en Russie pour aider la mis­sion mili­taire qui doit obser­ver la révo­lu­tion nais­sante, il devient un pilier du Komintern, l’a­mant de la pre­mière dac­ty­lo­graphe de Lénine, l’ar­ti­san d’une impos­sible récon­ci­lia­tion entre anar­chistes et bol­che­viks. À mesure que la révo­lu­tion va se bureau­cra­ti­sant, de plus en plus oublieuse de son idéal ini­tial, Alfred découvre qu’elle dévore ses pères aus­si bien que ses enfants : Trotski écrase son hon­neur à Cronstadt, la Tchéka mul­ti­plie les crimes, tous les oppo­sants dis­pa­raissent les uns après les autres dans les caves de la Loubianka ou les geôles des Solovki et même la ful­gu­rante Alexandra Kollontaï lui vole son fils pour l’en­voyer dans une crèche col­lec­ti­vi­sée où l’on forme les futurs hommes inter­chan­geables d’un autre tota­li­ta­risme. Alfred ren­tré à Paris rede­vien­dra ouvrier ajus­teur et accom­pa­gne­ra Makhno jus­qu’à la tombe, ver­ra tom­ber Erich Mühsam en Allemagne et Durruti en Espagne avant de deve­nir bou­qui­niste sur les quais. Hanté par la mémoire de son erreur capi­tale — avoir sous-esti­mé la dic­ta­ture du par­ti quand elle avan­çait mas­quée sous celle du pro­lé­ta­riat —, désor­mais cer­tain que le pou­voir cor­rompt ceux qui croient le mani­pu­ler, il se fait vieux sage et regarde ses enfants ten­ter de sau­ver à nou­veau le monde. C’est toute l’é­po­pée anar­chiste que res­sus­cite magis­tra­le­ment Michel Ragon dans cet opus, à lire abso­lu­ment pour ne jamais perdre la seule mémoire qui vaille : celle des vain­cus qui eurent trop tôt rai­son. [A.B.]

Éditions Albin Michel, 1989

☰ Histoires de Femmes, de Joëlle Gardes

Un beau recueil de poé­sie, un livre d’hommage, un livre de colère et d’amour. Des visages des femmes appa­raissent devant nos yeux, des éclats de leurs his­toires viennent jusqu’à nous, évo­qués par les mots de Joëlle Gardes et les des­sins de Stéphane Lovighi Bourgogne. Dans ces his­toires de femmes, il est ques­tion de Cycles, de Maternités, de Tâches, de Malédictions, de Familiales, de Portraits, d’Identités. Autant de mots abs­traits concré­ti­sés, ima­gés par la poé­sie par­fois bru­tale du recueil, qui alterne entre les rêves, l’imaginaire, et le retour abrupt à la réa­li­té. « Elle, elle dit et moi et moi et moi où suis-je qui suis-je ? / per­due en route / deve­nue deux seins qui allaitent ». Réalité du pas­sé. Par exemple ces por­traits de vieilles filles d’autrefois, dont les fian­cés sont morts à la guerre. Mais la poé­sie va plus loin qu’une simple image d’Épinal : « Et qui pour­rait dire si cette vie lisse est pire que celle qu’elles auraient eue aux côtés du fian­cé dont le sou­ve­nir refuse de jau­nir comme la pho­to ? » « Le monde entier m’a regar­dée avec pitié et je n’ai rien connu du monde mais ma voi­sine qui a dix petits-enfants regarde comme moi la télé­vi­sion dont le bruit ne cache pas les pas de la mort qui approche. » Réalité, dou­leurs et beau­tés du pré­sent, qu’il s’agisse de Mme X, de cette femme afghane, de Mademoiselle Céline ou de l’émouvant por­trait de cette ména­gère « en blouse de coton et pan­toufles défor­mées sort[i]e faire ses courses » dans les quar­tiers de Marseille. Mais les mythes se mêlent aux réels, les mythes sont aus­si des malé­dic­tions, comme la répé­ti­tion mena­çante, assour­dis­sante du « Tota mulier in ute­ro » (La femme toute entière est dans son uté­rus). Mythe et réa­li­té, pas­sé et pré­sent se mêlent. L’enfant regarde les che­veux longs de la non­na en pen­sant à Mélisande. Écrire sur le sta­tut per­ni­cieux de Muse aujourd’hui, c’est écrire à la mémoire de Madeleine Béjart et de Louise Colet. Et fina­le­ment un espoir, le retour au « je » grâce à et mal­gré toutes ces his­toires de femmes, celui d’une voix qui s’élève. « Serait-ce enfin la mienne ? » [L.V.]

Éditions Cassis Bellis, 2016

 Politique de la beau­té, de Jean-Pierre Siméon

Il est des recueils de poé­sie que l’on conserve au pied du lit pour les relire quand l’heure s’y prête, entre chien et loup. Celui-ci n’y cou­pe­ra pas : « il se trouve que depuis quelques décen­nies, il est tenu pour obs­cène en lit­té­ra­ture de par­ler de la joie et du bon­heur, ces autres noms de la beau­té dont l’es­prit de sérieux a pareille­ment des­ti­tué l’u­sage », nous est-il rap­pe­lé en avant-pro­pos. L’auteur ne céde­ra pas à cette faci­li­té du siècle — il désire, en for­çat for­ce­né de la joie, main­te­nir ouverte en nous cette faille par où s’en­gouffre quel­que­fois un peu de lumière ; il parle de l’ex­tase d’exis­ter, ou plu­tôt d’ai­mer, sans jamais renon­cer aux bles­sures de la luci­di­té ; il main­tient sim­ple­ment envers et contre tout la pos­si­bi­li­té de « témoi­gner contre le nihi­lisme souf­fre­teux de ce temps ». La beau­té qu’il invoque n’a rien de naïf ni d’é­goïste, rien de joli ni de fri­vole : elle est avant tout poli­tique dès lors qu’elle « exhausse le réel et offense la mort », en appe­lant à « l’ef­fort de la bon­té, l’im­pos­sible défi de la fra­ter­ni­té, l’au­dace d’une parole pleine et franche ». Lire Siméon, c’est tou­jours retrou­ver la même voix, simple et dépouillée, plus puis­sante en sa nudi­té que tant d’autres en leur affé­te­rie. C’est mar­cher avec lui sur cette ligne de crête étroite, entre le lot com­mun de la soli­tude et l’é­ter­nel aimant de l’a­mour, « car il faut tenir la main / par ten­dresse ou pour le secours ». C’est ne pas esqui­ver l’am­bi­va­lence des nuits, celles où l’on caresse, celles où l’on meurt. Mais ral­lu­mer tou­jours la lampe au bord de l’a­bîme, « une déli­ca­tesse devant la mort / comme la pré­cau­tion du chat / devant la cou­pelle de lait. » Quelque chose en nous de l’ordre de la dou­ceur se refuse à la vora­ci­té. Quelque chose en nous de l’ordre de la beau­té, celle qui « n’a qu’une loi / elle exige de l’homme / la pro­bi­té des fleurs ». Voici où s’ar­rête, mais où recom­mence peut-être la poli­tique, la vraie. [A.B.]

Éditions Cheyne, 2017

Huit hommes, de Richard Wright

Richard Wright, écri­vain noir amé­ri­cain né au début du ving­tième siècle dans le Mississippi de l’Amérique de la ségré­ga­tion raciale, serait l’au­teur ayant ouvert la voie aux écri­vains de cou­leurs. Après une enfance mar­quée par le puri­ta­nisme de sa famille et la vio­lence de cette époque, il part pour Chicago quelques temps, puis s’exile à Paris, mal­gré le suc­cès qu’il com­mence à connaître. Huit hommes, est un recueil de nou­velles qui paraît après sa mort. Huit his­toires d’hommes noirs, pié­gés dans l’u­ni­vers du racisme struc­tu­rel et de ses incar­na­tions au quo­ti­dien. Un gamin qui se prend pour un homme ; une cavale déli­rante dans les entrailles d’une ville, d’une vie, d’un monde où l’on se demande ce qui est le plus fou ; un étrange séjour dans une pen­sion à Copenhague ; les griffes de l’en­det­te­ment ; un homme qui se prend pour sa femme ; un Africain dans les valises d’un Blanc ; un monde d’ombres d’où on ne peut s’é­chap­per. Le recueil se ter­mine sur les pen­sées d’un homme qui quitte le Sud pour aller à Chicago, que l’on s’i­ma­gine être l’au­teur. « De quoi aurais-je pu rêver qui eût la moindre chance de se réa­li­ser ? Je ne trou­vais rien. Et peu à peu c’est sur ce rien que mon esprit se met­tait à tra­vailler, sur cette sen­sa­tion constante de dési­rer sans espoir, d’être détes­té sans rai­son. » Huit nou­velles sombres, où l’hor­reur se confond avec l’ab­surde, à l’i­mage du monde que Wright décrit. Un monde cli­vé, tenace, où la peur et la haine inté­rio­ri­sées des uns titubent à la ren­contre de la joyeuse et futile légè­re­té d’autres. Cette réflexion sur la condi­tion des Noirs aux États-Unis tra­verse toute l’œuvre de Richard Wright, et semble s’ex­po­ser au plus clair dans la der­nière nou­velle : le gouffre qu’il per­çoit entre ses pen­sées d’homme noir, et « ces pauvres et igno­rantes petites Blanches », pour qui « la com­pré­hen­sion de ce qu’é­tait mon exis­tence aurait repré­sen­té une véri­table révo­lu­tion dans la leur ». [C.G.]

Éditions Gallimard, 1989


Photographie de cou­ver­ture : Summer, Lower East Side 1937, ©Weegee.


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REBONDS

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