Cartouches (21)


Une vieille femme vaga­bonde, les anar­chistes des quatre coins du globe, les flux RSS et le hacking, les Mémoires d’un chef apache, une hiron­delle rouge, la révo­lu­tion en pra­tique, l’o­béis­sance ordi­naire, la révolte solaire, l’é­tat amou­reux et Fukushima : nos chro­niques du mois de mai.


☰ La Cité fer­tile, d’Andrée Chedid 

Quand les poètes font des romans, il faut tou­jours s’at­tendre à des sur­prises (moins, sans doute, quand les roman­ciers font des his­toires qui passent à la ligne et qu’ils nomment poèmes). D’Andrée Chedid, on pour­ra lire à peu près toute la poé­sie, reprise en un fort volume chez Flammarion. Mais celle qui fut fille de grande famille de la bour­geoi­sie syro-liba­naise d’Égypte écri­vit d’a­bord en anglais, en se pla­çant sous le patro­nage de D.H. Lawrence, puis en fran­çais, obte­nant du même coup la recon­nais­sance d’un René Char et d’un André Laude, celle dont un livre (Le Sixième jour) devait ins­pi­rer un film de Youssef Chahine avec Dalida, celle qui sera enfin la grand-mère du chan­teur M, celle-là, Andrée Chedid, donc, fut une roman­cière pro­lixe et bien plus enga­gée qu’on ne l’i­ma­gine. Il n’est que de relire son Cérémonial de la vio­lence pour devi­ner, en poé­sie, les pré­mices de cette rébel­lion inté­rieure qu’ex­hibent les textes roma­nesques. Voici La Cité fer­tile, un étrange et court texte illu­mi­né par le per­son­nage d’Aléfa, vieille femme vaga­bonde et mar­gi­nale, sorte de Diogène orien­tal au fémi­nin, dan­sant sans cesse, dila­pi­dant ses rires au vent des quais, gour­mande et lucide, inno­cente et folle, impul­sive et soli­daire, furieu­se­ment liber­taire au total — « Vis l’ins­tant, vieille feuillue ! Bois cette eau, ma givrée, avant que le temps ne la souille ! » On croise aus­si dans ce roman des artistes de cirque, des amou­reux mal­heu­reux, des enfants sur leur balan­çoire, un agent de police bien gêné qu’on lui pose des ques­tions méta­phy­siques : « L’identité, c’est quoi, mon­sieur le Commissaire ?… Date et lieu de nais­sance, noms des père et mère, men­su­ra­tion, cou­leur des yeux, pho­to d’un autre temps. C’est ça que vous appe­lez l’i­den­ti­té ? » Celle qui détes­tait les assi­gna­tions à rési­dence, Aléfa, c’est-à-dire Andrée quand elle s’é­coute rugir de colère, pos­sède à la per­fec­tion l’art de for­cer le qui­dam à regar­der par la lucarne : « Laissez-vous faire. Regardez !… Rien qu’un châs­sis, rien qu’une vitre, et vous voi­là en pos­ses­sion d’un frag­ment d’u­ni­vers : pluie, étoiles, lune, hiron­delles, soleil, nuages, jour et nuit, rien n’é­chappe à mon filet. » L’agent en perd la tête et la vieille peut repar­tir, joyeuse et flam­boyante, inter­pel­lant les pas­sants : « Qui êtes-vous ? » Mais qui peut bien répondre à cette ques­tion ? À bout de course, au bord du fleuve, elle ras­sure encore le der­nier ivrogne qui s’af­fole de la voir flan­cher, voit venir sa mort et l’ac­cueille. Toute prête, enfin, elle « se fau­file en sou­plesse comme un pois­son dans la panse her­beuse de l’é­ter­ni­té ». [A.B.]

Éditions J’ai Lu, 2000

L’Ordre moins le pou­voir — Histoire & actua­li­té de l’a­nar­chisme, de Normand Baillargeon

Qu’est-ce que l’a­nar­chisme ? La défi­ni­tion don­née par les prin­ci­paux dic­tion­naires le résume à « l’absence de gou­ver­ne­ment ; confu­sion ou désordre qui en résulte ». Or rien de plus faux, explique le pro­fes­seur et essayiste cana­dien Normand Baillargeon dans ce bref ouvrage. L’anarchisme est un cou­rant de pen­sée qui, s’il compte des racines plus anciennes, est véri­ta­ble­ment appa­ru au XIXe siècle. William Godwin, Max Stirner, Pierre-Joseph Proudhon, Michel Bakounine, Pierre Kropotkine : autant de per­son­nages qui ont contri­bué à sa construc­tion et qui sont pré­sen­tés au fil de ces pages — jusqu’au contem­po­rain et bien connu Noam Chomsky. Mais si ces pen­seurs font par­tie des grandes figures du mou­ve­ment, ils ne pour­raient être tenus pour guides ou gou­rous ; les anar­chistes, n’ayant de cesse de ques­tion­ner les rap­ports d’au­to­ri­té, n’aiment, on le sait, guère les maîtres ! L’anarchisme se défi­nit dès lors tout autant par les faits et les luttes dans les­quels il s’est expri­mé : la Commune de Paris, le mas­sacre de Haymarket à Chicago, la Révolution russe et la guerre d’Espagne. Il existe bien sûr dif­fé­rentes ten­dances, volon­tiers contra­dic­toires, que l’auteur expose avec la clar­té dont il est fami­lier, mais on retrouve, comme point com­mun, comme noyau dur, une sem­blable remise en cause du pou­voir, et de la domi­na­tion qui s’ins­taure avec son exer­cice. « Le pou­voir est mau­dit : voi­là pour­quoi je suis anar­chiste », lan­çait ain­si Louise Michel, dépor­tée en Nouvelle-Calédonie au len­de­main de la répres­sion de la Commune par les Versaillais. Baillargeon démonte en même temps l’imposture de l’a­nar­cho-capi­ta­lisme ; une absur­di­té, lorsque l’on sait que l’a­nar­chisme (ou la tra­di­tion liber­taire) se pose, par défi­ni­tion, en oppo­si­tion fron­tale avec le mode de pro­duc­tion capi­ta­liste. Contrairement à ce que d’au­cuns pré­fèrent croire, l’anarchisme demeure d’ac­tua­li­té, tant pour pen­ser le monde que les luttes à mener. L’auteur ter­mine même sur une note d’optimisme : ces der­nières années, cette pen­sée — pour­tant très loin d’être majo­ri­taire dans nos socié­tés — a connu un cer­tain regain d’in­té­rêt ! [M.B.]

Éditions Agone, 2008

Celui qui pour­rait chan­ger le monde, de Aaron Swartz

Mais qui est donc Aaron Swartz ? Programmeur, essayiste, wiki­pé­dien actif et acti­viste, il semble avoir pro­fon­dé­ment mar­qué tous ceux qui l’ont connu. Impliqué dans le déve­lop­pe­ment de plu­sieurs tech­no­lo­gies ouvertes — notam­ment les flux RSS, les licences Creative Commons ou encore l’Open Library —, il devient rapi­de­ment mili­tant, pro­dui­sant de nom­breux articles, en par­ti­cu­lier sur son blog. Cet ouvrage pro­pose une com­pi­la­tion thé­ma­tique de ces réflexions — car Swartz a bien vite dépas­sé la simple ques­tion du libre accès et du rôle de l’informatique dans la démo­cra­tie amé­ri­caine : il s’intéresse à son sys­tème poli­tique et éco­no­mique (à tra­vers une cri­tique proche du socia­lisme liber­taire), à l’évolution des médias, à la lit­té­ra­ture et aux intel­lec­tuels, ou encore au rôle délé­tère de l’école obli­ga­toire. À la lec­ture de cette suc­ces­sion de courts articles, écrits dès ses 14 ans, on découvre un pen­seur obses­sion­nel, brillant et pré­coce, ain­si qu’un lec­teur com­pul­sif, s’abreuvant de réflexions variées pour répondre aux ques­tions qui l’assaillent. Loin d’un essai uni­fié, le lec­teur fran­çais pour­ra, à tra­vers ces frag­ments de réflexion, com­prendre un peu mieux ce qui ani­mait ce « mar­tyr de la libre dif­fu­sion du savoir ». En 2011, il est en effet accu­sé d’avoir télé­char­gé 4,8 mil­lions d’articles scien­ti­fiques d’une archive payante, JSTOR, qui décide d’abandonner les pour­suites lorsque Swartz leur garan­tit la non-dif­fu­sion des don­nées. La jus­tice décide tou­te­fois de main­te­nir les pour­suites : il risque alors 35 ans d’emprisonnement et un mil­lion de dol­lars d’amende. En 2013, il est retrou­vé pen­du dans son appar­te­ment. À 26 ans, il aura lais­sé une trace indé­lé­bile dans le milieu hacker. Espérons que ce livre per­mette de dif­fu­ser ses réflexions au-delà du cercle d’initiés. À pro­pos d’héritage, Swartz écri­vit d’ailleurs, en 2006 : « La vraie ques­tion n’est pas de savoir quel effet a eu le tra­vail que l’on a accom­pli, mais à quoi res­sem­ble­rait le monde si l’on ne l’avait jamais accom­pli. » [M.H.]

Éditions B42, 2017

Mémoires de Géronimo, recueillis par S. M. Barrett

Les auto­ri­tés nord-amé­ri­caines ont un don, aus­si sin­gu­lier que sinistre, pour nom­mer l’en­ne­mi, du moins le leur : en 2010, « Geronimo » fut le nom de code qui dési­gna Oussama ben Laden. Le célèbre Indien, issu de la tri­bu apache Bedonkohe, mou­rut d’une pneu­mo­nie en 1909, après, dit-on, une nuit éten­du sur la route, sous la pluie, ivre et offi­ciel­le­ment pri­son­nier de guerre. Il eut tou­te­fois le temps, une poi­gnée d’an­nées aupa­ra­vant, de racon­ter sa vie, c’est-à-dire celle des siens, à quelque « ins­pec­teur géné­ral de l’Éducation », un dénom­mé S. M. Barrett. Ce récit — aux allures de mono­logue auto­bio­gra­phique, voire d’en­tre­tien-fleuve — fut pour la pre­mière fois publié en fran­çais en 1972 (l’oc­ca­sion de saluer, une fois encore, le regret­té François Maspero). Des ori­gines du monde à celles de sa tri­bu, des récoltes de melons ou de citrouilles aux cam­pe­ments, des fêtes à la ges­tion des cri­mi­nels (non point les empri­son­ner mais les ban­nir), des tepees en peau de buf­fa­lo aux aigles des mon­tagnes, le chef indien conte sa jeu­nesse et la vie ordi­naire des Indiens. « Nous sommes en train de dis­pa­raître de cette terre et pour­tant, je ne peux croire que nous sommes inutiles » — Géronimo, Go Khla Yeh de son nom de nais­sance, revient sur le mas­sacre de sa famille sous les coups de l’ar­mée mexi­caine, puis sur le sen­tier qu’il lui fal­lut emprun­ter, celui de la guerre, afin de ven­ger ses morts : « Les hommes, quand ils étaient pri­son­niers, étaient for­cés de cou­per le bois et de prendre soin des che­vaux. Les femmes et les enfants, nous les trai­tions comme notre peuple. » Les enne­mis tom­bés étaient scal­pés. Les pre­miers hommes blancs qu’il vit, conte-t-il, mesu­raient leurs terres. Ils scel­lèrent un trai­té, pro­mirent d’être frères, échan­gèrent des peaux de daim contre des che­mises et décou­vrirent ce qu’é­tait l’argent. Une décen­nie plus tard, cha­cun comp­tait les corps. « Tous les Indiens tom­bèrent d’ac­cord pour renon­cer à être amis des hommes blancs. » Chacun connaît la suite. En 2009, l’ar­rière-petit-fils de Géronimo lan­ça : « L’Amérique d’a­vant Colomb était d’une beau­té épous­tou­flante. L’arrivée des hommes blancs en a son­né le glas. Ils ont volé nos terres, abat­tu les forêts, éven­tré tous les sols pour piller les richesses, sources infi­nies de guerres, pol­lué l’air, le vent, les rivières, détruit la couche d’o­zone, tant d’es­pèces ani­males… » Le chef apache n’en avait pas moins dédié ses Mémoires à un cer­tain Théodore Roosevelt. [E.C.]

Éditions La Découverte, 1983

☰ L’Hirondelle rouge, de Jean-Michel Maulpoix 

C’est d’a­bord le livre d’une absence — ou plu­tôt de l’ap­pren­tis­sage d’un consen­te­ment à l’ab­sence des très-aimés. Livre écrit pour un vieil homme et une vieille femme, « déli­vrés de leur longue fatigue, oublieux de la lai­deur de leur nudi­té, gour­mands de pêches, de poires et de melons, près de l’arbre à désir, à savoir et à poèmes ». Ils viennent de pas­ser de l’autre côté, mais leur vieux fils ne sait même pas s’il y a un envers du miroir. Il ne veut plus qu’une seule chose, n’é­crit que pour cela : « Prendre soin de l’a­mour. Et du sou­ve­nir. » Ce livre de l’ab­sence ne devien­dra pas un tom­beau, mais une manière d’in­vi­ter de nou­veau l’hi­ron­delle — encore faut-il qu’elle soit rouge comme dans le tableau de Miró pour res­ter vivante, « rouge, l’éner­gie, le désir, la force », encore faut-il qu’elle soit rouge pour dan­ser comme un cœur qui pal­pite, et se peut-il que « trois gouttes de sang suf­fisent pour emplir un coeur d’oi­seau et qu’il se remette à chan­ter » ? Un livre d’a­mour, comme s’il fal­lait en pui­ser sans cesse et de plus en plus pro­fond pour s’oc­cu­per à ne pas mou­rir. « Porte-t-on plainte contre la nuit, la chute des feuilles, le ciel maus­sade d’au­tomne, ou sim­ple­ment contre des mots qui ne disent jamais ce qu’il fau­drait dire ? » Non, pas por­ter plainte, seule­ment fabri­quer de la lumière mal­gré l’obs­cu­ri­té, tout contre elle, comme si la déchi­rure par où péné­trait l’oi­seau dans l’air n’é­tait rien d’autre qu’une preuve — d’a­mour ou de joie pos­sible, de gour­man­dise à peine obs­cène, d’é­lan for­ce­né contra­riant la gra­vi­té. « Poète : celui qui lance des fusées de détresse dans le ciel vide de l’é­poque ! » Celui qui ne pré­tend pas ral­lu­mer les étoiles n’as­pire qu’à trans­mettre la plus simple leçon du monde : « le cœur sur­tout est une mer­veille très dési­rable : ne l’ou­bliez jamais ! » [A.B.]

Éditions Mercure de France, 2017

La Commune du Rojava — L’alternative à l’État-nation, Stephen Bouquin, Mireille Court, Chris Den Hond (coord.)

Si les ouvrages sur la révo­lu­tion syrienne et la guerre civile qui s’en­sui­vit abondent, le Rojava souffre d’un cruel manque de paru­tions : une main ampu­tée suf­fit très lar­ge­ment à les comp­ter… Remercions les édi­tions Syllepse d’y remé­dier, avec ce volume de 200 pages paru en avril 2017. D’autant que la chose est bien fice­lée : carte, pho­to­gra­phies, articles et entre­tiens — ana­lystes occi­den­taux, mili­tants et acteurs poli­tiques kurdes, pré­face du phi­lo­sophe Michael Löwy et conclu­sion à voix mul­tiples. Le propre des évi­dences est de les rap­pe­ler pour qu’elles conti­nuent d’en être ; les bana­li­tés ont du bon pour cou­per l’herbe sous le pied des plus amers et pour­suivre son pro­pos les cou­dées franches : oui, le Rojava n’est pas l’î­lot du socia­lisme enfin accom­pli (ce que per­sonne ne croit ni n’é­crit, d’ailleurs) ; oui, le Rojava n’est pas l’Éden de l’ho­ri­zon­ta­li­té liber­taire (qui dit Parti et guerre dit dis­ci­pline et bavures) ; oui, le Rojava col­la­bore avec les États-Unis d’Amérique afin d’é­cra­ser Daech sur le front (les prin­cipes importent, ô com­bien, mais ne suf­fisent pas tou­jours face aux mis­siles Sol-Air MANPADS FN‑6 chi­nois des forces fas­cistes) ; oui, les por­traits du lea­der kurde trônent aux quatre coins de la zone auto­nome syrienne, du Kurdistan en lutte et des défi­lés de la dia­spo­ra ; oui, le Rojava, tout fémi­niste qu’il entend être, l’est sans doute moins que les comptes-ren­dus de quelque col­loque of the Department of French at UC Berkeley. Oui, dix fois oui. Il n’en demeure pas moins que cette expé­rience « n’a pas d’é­qui­valent dans le monde » contem­po­rain (Löwy) et que des gens, cahin-caha, s’é­chinent à « mettre la théo­rie en pra­tique » (Graeber). Structurée autour du Confédéralisme démo­cra­tique, tel que pen­sé du fond de sa cel­lule turque par le cofon­da­teur du PKK et fameux « chef ter­ro­riste » Öcalan, la révo­lu­tion qui s’y mène à l’heure où ces lignes s’é­crivent s’a­vance comme un mou­ve­ment anti­na­tio­na­liste, hos­tile au mode de pro­duc­tion capi­ta­liste, fémi­niste, éco­lo­giste et plu­ri-eth­nique fon­dé sur la par­ti­ci­pa­tion effec­tive des com­mu­nau­tés concer­nées. « Le Rojava n’est pas la réponse à toute situa­tion dans le monde et il est impos­sible de le décrire avec un seul adjec­tif. Il n’est cer­tai­ne­ment pas par­fait mais il est le mani­feste de la vie. Le Rojava est une véri­table révo­lu­tion du peuple, une ten­ta­tive qui ose ima­gi­ner et créer un autre monde », assure en ces pages la mili­tante fémi­niste kurde Dilar Dirik. Tenter, oui, et cela serait déjà ample­ment suf­fi­sant. [E.C.]

Éditions Syllepse, 2017


Expérience sur l’o­béis­sance et la déso­béis­sance à l’au­to­ri­té, de Stanley Milgram

L’expérience de Milgram est connue. Un sujet est assis et atta­ché sur une chaise élec­trique ; un scien­ti­fique explique à une troi­sième per­sonne qu’il s’agit d’un test sur l’apprentissage et la mémoire : celle-ci pose des ques­tions et doit infli­ger au sujet une décharge élec­trique chaque fois qu’il se trompe. En réa­li­té, les décharges sont fac­tices — le scien­ti­fique comme le sujet sont des acteurs et le véri­table cobaye est la per­sonne sous l’autorité du savant. Menée au début des années 1960 par le psy­cho­logue amé­ri­cain Stanley Milgram, cette étude avait pour objec­tif d’évaluer la pro­pen­sion des indi­vi­dus à obéir à un ordre dès lors qu’il émane d’une auto­ri­té jugée légi­time. Au fur et à mesure que le com­plice sur la chaise fait mine de se trom­per, le scien­ti­fique demande au cobaye de pour­suivre dans son rôle en aug­men­tant l’intensité des décharges infli­gées. Jusqu’où sui­vra-t-il les ins­truc­tions et obéi­ra-t-il, mal­gré l’opposition de plus en plus forte de sa conscience morale ? Les résul­tats furent sans appel : une majo­ri­té de sujets (65 %, en moyenne) allèrent jusqu’à déli­vrer la décharge maxi­male (450 V), qui, si elle avait été réelle, aurait été mor­telle. Lui-même sur­pris par les résul­tats, qu’il qua­li­fie de « ter­ri­fiants et dépri­mants », il en conclut que « des gens ordi­naires, dépour­vus de toute hos­ti­li­té, peuvent, en s’acquittant sim­ple­ment de leur tâche, deve­nir des agents d’un atroce pro­ces­sus de des­truc­tion ». La posi­tion de sou­mis­sion à l’autorité contri­bue en effet à émous­ser le sen­ti­ment de la res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle et conduit les agents à exé­cu­ter les ordres indé­pen­dam­ment de leurs convic­tions et de leur conscience morale. À la même période se tient à Jérusalem le pro­cès d’Eichmann, à l’issue duquel la phi­lo­sophe Hannah Arendt déve­loppe son concept de « bana­li­té du mal », selon lequel les per­sonnes les plus ordi­naires peuvent, en situa­tion de sou­mis­sion à l’autorité, se rendre cou­pables d’ac­tions aux consé­quences les plus graves. L’expérience de Milgram résonne tout par­ti­cu­liè­re­ment avec cette idée, qui sug­gère que des « actions abo­mi­nables » peuvent être accom­plies « au nom de l’obéissance ». [M.B.]

Éditions Zones, 2013

L’Été, d’Albert Camus

Tout com­mence avec une cita­tion d’Hölderlin : « Mais toi, tu es né pour un jour lim­pide… » C’est sous le signe de la clar­té et de la lumière que se place ce recueil d’essais que Camus publie en 1954. « Prière d’insérer » parle d’un « thème que l’on pour­rait appe­ler solaire ». Ces textes ont été ébau­chés et écrits entre 1939 et 1953 ; bien des choses se sont dérou­lées durant cette période de la vie de l’auteur : une guerre mon­diale vécue de l’intérieur (son enga­ge­ment dans la Résistance), la pater­ni­té (ses deux enfants naissent en 1945) et une œuvre qui se construit pro­gres­si­ve­ment, au fil des expé­riences. Les deux pre­miers cycles envi­sa­gés, celui de l’absurde et celui de la révolte, sont ache­vés au moment où il publie L’Été. En forme de témoi­gnage d’une « longue fidé­li­té », Camus explique ce qui rap­proche ses deux recueils : « La seule évo­lu­tion que l’on puisse y trou­ver est celle que suit nor­ma­le­ment un homme entre vingt-cinq et qua­rante ans. » Ce n’est pas un hasard si, aujourd’hui, les deux ouvrages sont réunis en un seul, per­met­tant dès lors de les lire en miroir. Un seul thème, solaire donc, mais huit textes tous bien dif­fé­rents les uns des autres. Avec « Le Minotaure ou la Halte d’Oran », Camus nous plonge dans le laby­rinthe ora­nais, au sein duquel il a vécu les pre­mières années de la guerre, lui qui gran­dit dans la grande rivale, Alger. Vient ensuite « Les Amandiers », une pierre cen­trale de ses réflexions sur les pre­mières années de cette même guerre et sur son enga­ge­ment à venir dans la lutte contre l’oc­cu­pant alle­mand. « Prométhée aux enfers », l’essai sui­vant, s’inscrit plei­ne­ment dans la veine de L’Homme révol­té : il revient sur la figure du pre­mier révol­té, le Titan de la mytho­lo­gie antique. Encore la Grèce, celle de la lumière, avec « L’Exil d’Hélène ». Albert Camus y décrit le rap­port pro­fond de la pen­sée grecque avec la nature et l’opposition de cette vue avec le moder­nisme de ses contem­po­rains. Et puis il y a, bien sûr, « Retour à Tipasa », texte en réso­nance directe avec « Noces à Tipasa » du recueil Noces. En ces temps assom­bris, une pointe de cha­leur médi­ter­ra­néenne ne se refuse pas — sur­tout lors­qu’elle pro­vient des rayons réfrac­taires d’un soleil tirant vers le rouge et le noir ! [R.L.]

Éditions Gallimard, 1954

 Fragments d’un dis­cours amou­reux, de Roland Barthes

À chaque lec­ture, de chaque frag­ment, on s’identifie. Essai paru en 1977, Fragments d’un dis­cours amou­reux, ras­semble, sous la plume du sémio­logue Roland Barthes, autour de sen­ti­ments, de concepts et autres pen­sées — « Jalousie », « Bien-être » ou encore « S’abîmer » — des bribes de lec­tures (Goethe, Proust, Lacan, etc.), quelque part entre fic­tions, essais de psy­cha­na­lyse et autres écrits. La ligne de son essai ? L’Amour, avec un grand A, celui de toutes les com­plexi­tés, des tour­ments et de la beau­té de ses tumultes. À chaque ins­tant, le lec­teur sent qu’il l’a vécu, une fois dans sa vie, qu’il le vivra ou qu’il le vit actuel­le­ment. À l’instant où il lit un frag­ment, il sou­rit, s’extasie : tan­tôt épris d’un ver­tige, tan­tôt sou­la­gé et se trou­vant moins seul dans ses res­sen­tis ; il est pris dans cet ouvrage hors cadres qui conte l’Amour à tra­vers les réflexions d’auteurs divers, leurs per­son­nages ou leurs his­toires propres. Et, pour­tant, l’emploi de termes pour dési­gner, clas­ser et expli­ci­ter l’Amour est, nous le savons, d’une com­plexi­té qui confine à la frus­tra­tion : « Adorable veut dire : ceci est mon désir, en tant qu’il est unique c’est ça ! C’est exac­te­ment ça (que j’aime !) ! Cependant, plus j’éprouve la spé­cia­li­té de mon désir, moins je peux la nom­mer ; à la pré­ci­sion de la cible cor­res­pond un trem­ble­ment du nom ; le propre du désir ne peut pro­duire que l’impropre de l’énoncé », écrit Barthes. Paradoxe de cet essai : il évoque l’impossible à cla­ri­fier, dévoile ce qui se cache et joue, jus­te­ment, sur les nœuds, les pré­ju­gés. Parfois, la forme de l’ouvrage nous fera pen­ser à l’Éthique de Spinoza ; sur­tout, il nous fera pen­ser à nous. [M.S‑F.]

Éditions du Seuil, 1977

Fukushima — Récit d’un désastre, de Michaël Ferrier

Des lignes fines et cal­cu­lées, un bes­tiaire de monstres plus hauts que les mai­sons de bois et de tata­mis. Nous sommes dans les estampes du maître Kuniyoshi Utagawa, qui pour­raient résu­mer à elles seules l’un des faits fon­da­teurs de la socié­té japo­naise : on parle, ici, d’une île située sur « la cein­ture de feu du Pacifique », à la jonc­tion de diverses lignes tec­to­niques où règnent, alors, les trem­ble­ments de terre et les tsu­na­mis. On y construit peu de mai­sons de pierre ; le Patrimoine et l’Histoire n’y figu­re­ront pas ain­si, pas quand les choses — l’Histoire comme le Patrimoine — pour­raient s’écrouler en quelques secondes. La mort y est for­cé­ment aus­si immense que vio­lente ; la repré­sen­ta­tion de ses démons sera à la hau­teur : baleines échouées, pois­sons géants, sque­lettes plus grands que les hommes, vagues fai­sant remon­ter le fond des mers pour y noyer les mémoires, dra­gons ter­ribles cou­lant un peuple qui meurt la bouche ouverte. Au début de l’année 2011, les pêcheurs de l’archipel remar­quèrent une aug­men­ta­tion notable de pieuvres géantes dans l’océan. Un fait qui, après coup, sera pris comme un signe pré­cé­dent le choc à venir : le 11 mars, le plus impor­tant trem­ble­ment de terre depuis plus d’un siècle ter­ras­sa l’est du Japon et fut sui­vi de cen­taines d’autres, les mois sui­vants. Les ani­maux, comme tou­jours, par­tirent en cou­rant les minutes pré­cé­dentes. Un tsu­na­mi rafla les côtes, per­cu­ta la cen­trale nucléaire de Fukushima. 18 000 morts. Tout cela, Michaël Ferrier le raconte, en détails et de manière docu­men­tée, dans les pages de ce beau livre. Ce pro­fes­seur et roman­cier d’origine fran­çaise et mau­ri­cienne, qui vit à Tokyo depuis des décen­nies, nous dit « son » 11 mars et les mois d’a­près : une néces­si­té de voir les villes rui­nées, d’aider, d’écouter et de com­prendre — une urgence. Une néces­si­té vécue, fon­due dans la glaise de la lit­té­ra­ture et du repor­tage, qua­si brut. Des témoi­gnages se mêlent aux chiffres. En le lisant, nous com­pre­nons les racines pro­fondes du Japon, sa part de lumière incroyable et l’ampleur du désastre. De Tokyo, il écri­ra : « On croit assis­ter en direct à l’extinction d’une espèce, celle que la socio­logue amé­ri­caine Saskia Sassen nomme la ville mon­diale, tou­chée dans ses fon­de­ments. » [M.M.]

Éditions Gallimard, 2012


Photographie de ban­nière : Réserve indienne dans le Montana, Edward H. Boos, prise entre 1905 et 1907.


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REBONDS

Cartouches 20, avril 2017
Cartouches 19, mars 2017
Cartouches 18, février 2017
Cartouches 17, jan­vier 2017
Cartouches 16, décembre 2016

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