Cartouches (2)


L’Ouzbek muet – et autres his­toires clan­des­tines, de Luis Sepúlveda 

cB1 Tendresse de la poli­tique. Trompeuse peut-être, parce que la vio­lence guette. Et le Che meurt à la fin du volume. Mais des hommes croyaient encore qu’ils pou­vaient chan­ger le monde. Luis Sepúlveda le Chilien, mili­tant dans les Jeunesses com­mu­nistes et empri­son­né deux ans sous Pinochet avant de pou­voir s’exiler, livre une série de neuf nou­velles qui racontent la jeu­nesse et la révo­lu­tion, presque indé­mê­lables. On se pro­mène en Amérique du Sud et en URSS dans les années 1960. « Dans le pays de l’égalité, cer­tains étaient plus égaux que d’autres » : Ramiro le Péruvien doit se conten­ter d’eau et d’éthanol à peine dis­til­lé à l’université Lumumba de Moscou tan­dis qu’à la Lomonossov, on boit de la bonne vod­ka et on reçoit des vête­ments et des livres. Sepúlveda sou­rit, ne démontre rien, nous embarque sur une moby­lette dans Santiago avec des copains qui aiment les tomates rouges, Hamlet et les bombes ; dans un train russe où un faux Ouzbek faus­se­ment muet fuit la facul­té de géo­lo­gie de Tachkent avec l’aide d’un pope ; dans une pen­sion bra­quée pour atteindre l’armurerie du des­sous, mais où les jeunes mili­tants vont ache­ter du lait en poudre, un ensemble de tétines et deux bavoirs pour le bébé pris en otage le temps de l’opération ; à l’ambassade de Corée du Nord pour un cours de taek­won­do qui finit mal. Sepúlveda sou­rit tou­jours, ne prouve rien, nous pro­mène dans un monde plein de fan­tômes tor­tu­rés, de voleurs au grand cœur et de jeunes gens pau­més mais prêts à tout pour envoyer quelques mil­lions d’escudos au « Campement des occu­pants sans-logis ». Il y a aus­si un condor en fuite (la faute à Fidel et Allende, il finit en din­don), une montre auto­ma­tique rap­por­tée du Nicaragua jus­qu’en Suède au fils de Camilo le boxeur, « mort à Juigalpa, soi­gné par deux vieilles pay­sannes ». Enfin, ce déser­teur boli­vien qui n’a pas sau­vé le Che mais croit à la Pachamama. C’est drôle et puis c’est tra­gique. C’est dédié aux cama­rades per­dus, « car, ensemble, nous avons par­ta­gé le beau rêve d’être jeune sans en deman­der la per­mis­sion ». C’est un hymne à la poli­tique quand elle croit encore qu’elle doit sau­ver la ten­dresse, sans renon­cer à la liber­té. [A.B.]

Éditions Métailié, 2015

La femme gelée, de Annie Ernaux 

cb2 Elle avait tout. Elle était une enfant dési­rée, aimée, atten­due. Une enfant qui avait pu déve­lop­per son ima­gi­naire, lais­sée libre de vivre, libre d’apprendre, dont les parents avaient su accueillir l’impertinence et la nou­veau­té. Une petite fille éle­vée dans un flou rela­tif quant aux injonc­tions du genre, gar­dant les hori­zons de ses élans bien ouverts, et la pos­si­bi­li­té de créer. Elle était enga­gée dans ses études, orien­tée vers le point de fuite du savoir, vers la lit­té­ra­ture. Devenue jeune femme, elle avait tout pour trou­ver le prin­cipe de son exis­tence en elle-même. Et pour­tant. Et pour­tant elle a été attra­pée, rat­tra­pée, dévo­rée. C’est insi­dieu­se­ment que l’ordre social s’introduit, que petit à petit il s’immisce, venant conta­mi­ner une liber­té. Dans la dou­ceur des après-midi entre copines, on parle de gar­çons, de gar­çons seule­ment ; ces êtres dési­rables pola­risent notre éner­gie, média­tisent notre être. Et puis vient cet homme, qui nous plaît bien, et après tout pour­quoi pas, puisque les autres font comme ça… On se marie. Spirale de la vie fami­liale. Force de l’institution. La pul­sa­tion n’est plus la nôtre. S’oublier au point de faire un enfant. Le temps nous échappe. Adieu le désir. Panne de sens ? Faire un nou­vel enfant. Dans ce roman auto­bio­gra­phique, Annie Ernaux recons­ti­tue a pos­te­rio­ri la ligne de son mou­ve­ment inté­rieur et débusque, avec un cou­rage et une sen­si­bi­li­té immenses, les forces de rap­pel qui l’ont faite dévier vers une tra­jec­toire sociale bali­sée et alié­nante. L’authenticité radi­cale qui imprègne La Femme gelée brise bien des tabous sur le couple et la mater­ni­té et donne à ce livre une charge sub­ver­sive sus­cep­tible de pro­vo­quer des défla­gra­tions dans bien des vies de femmes. [J.C.]

Éditions Gallimard, 1981

Frantz Fanon, Portrait, de Alice Cherki

cb3 Si Frantz Fanon est loin d’être une figure incon­nue des milieux mili­tants, force est de consta­ter que sa pen­sée et ses tra­vaux le sont beau­coup moins en dehors de ceux-ci. Nous pro­po­sons ici le livre d’Alice Cherki, psy­chiatre et psy­cha­na­lyste, qui a notam­ment fait par­tie des com­pa­gnons de lutte de Fanon en Algérie. Cet essai, comme elle le nomme, des­sine un por­trait de Frantz Fanon qu’il appa­raît pré­cieux de suivre, en ce qu’il met sans doute en pers­pec­tive les pen­sées de cet « enfant de l’actuel », tan­tôt mécon­nu, tan­tôt mal inter­pré­té. Les lec­teurs des Damnés de la Terre trou­ve­ront peut-être ici un récit per­met­tant de situer le contexte dans lequel ce livre a été écrit ; les néo­phytes auront quant à eux, sou­hai­tons-le, la curio­si­té de s’in­té­res­ser à ses tra­vaux sur la colo­ni­sa­tion. Ces élé­ments de contexte qu’Alice Cherki nous livre, au détour de ce por­trait, retracent aus­si, en fond de tableau, l’état d’esprit des mou­ve­ments poli­tiques et orga­ni­sa­tions de l’Algérie de la fin des années 1950. Cette lec­ture sera peut-être aus­si l’occasion pour cer­tains de se pen­cher sur les livres d’Alice Cherki sur la déco­lo­ni­sa­tion, qui appa­raissent en fin de cet ouvrage. « La situa­tion colo­niale et les rap­ports, ou plu­tôt les non-rap­ports, que celle-ci a engen­dré entre colo­ni­sa­teurs et colo­ni­sés […] ont poli­ti­que­ment pris fin. Mais les traces que cette situa­tion a lais­sées, son héri­tage impli­cite et le rap­port oppresseur/opprimé que la mise en lumière de cette situa­tion a révé­lé res­tent sour­de­ment pré­sents. » [C.G.]

Éditions Seuil, 2000

La Misère du monde, de Pierre Bourdieu

cb4 1993 : c’est dans un contexte où l’on découvre la « frac­ture sociale » et une socié­té écla­tée, où l’exclusion se fait de plus en plus impor­tante, que le socio­logue Pierre Bourdieu et son équipe ont (après trois années d’enquête sur le ter­rain) don­né la parole et lais­sé s’exprimer des souf­frances. Il s’agit là de la petite misère, banale, à laquelle on ne prête guère atten­tion au quo­ti­dien — mais que nous connais­sons toutes et tous. Il n’est pas for­cé­ment ques­tion de pau­vre­té maté­rielle mais bien davan­tage d’une misère et d’une vio­lence cachées : la manière dont les indi­vi­dus se heurtent, désar­més, à des struc­tures éco­no­miques et sociales. Le livre, d’environ mille pages, est une suc­ces­sion de « nou­velles » et d’en­tre­tiens, très directs — qui peuvent se lire indi­vi­duel­le­ment ou dans le désordre. Tout y passe : les quar­tiers popu­laires, le pro­lé­ta­riat, le sous-pro­lé­ta­riat, l’école, la pay­san­ne­rie, le mili­tant du Parti com­mu­niste comme celui du Front natio­nal… Au fil des pages, nous décou­vrons des per­son­nages qui ont bais­sé les bras et d’autres qui se battent, des per­son­nages qui ne com­prennent pas leur situa­tion ou n’en ont pas conscience… Le livre demeure d’une incon­tes­table actua­li­té. Il conserve jusqu’au bout sa cohé­rence : il traite d’un public large et s’a­vère aus­si – un trait qui ne carac­té­rise pas toute son œuvre… – acces­sible à un vaste lec­to­rat. Le pari est donc réus­si : lais­ser dire sa véri­té par celui qui la vit, sans déma­go­gie ; se mettre à sa dis­po­si­tion afin qu’il puisse s’exprimer et, sur­tout, se gar­der de le juger. Seulement ten­ter de com­prendre. Une qua­li­té trop rare chez nombre d’intellectuels, qui refusent trop volon­tiers d’ad­mettre leur igno­rance, bour­sou­flés et cou­pés d’une popu­la­tion dont ils ignorent tout. Des his­toires bien sou­vent tristes mais un ouvrage qui ne s’a­ban­donne pas au pes­si­misme pour autant : Pierre Bourdieu l’écrit dans son post-scrip­tum : « Ce que le monde social a fait, le monde social peut, armé de ce savoir, le défaire. » [W.]

Éditions Seuil, 2007

Éloge du car­bu­ra­teur – Essai sur le sens et la valeur du tra­vail, de Matthew B. Crawford

cb5 Seulement deux roues et une bande d’asphalte. Ce sont sûre­ment ces deux élé­ments qui auront conduit ce brillant uni­ver­si­taire amé­ri­cain à aban­don­ner son think tank à Washington, ses occu­pa­tions pro­fes­sion­nelles et son salaire plus que confor­table afin de s’installer dans une ville esseu­lée de Virginie, décom­po­ser sa vie, et s’investir dans un retour aux fon­da­men­taux. Crawford déve­loppe dans son éloge du car­bu­ra­teur (organe moteur ser­vant à la com­bus­tion interne), toute sa réflexion autour des arts méca­niques, de la valeur du tra­vail n’obéissant à aucun des dik­tats consu­mé­ristes. Il prône une phi­lo­so­phie rigou­reu­se­ment oppo­sée aux plai­doyers de la réus­site per­son­nelle. Basée sur le sor­tir-de-soi et l’investigation morale : la moto comme pas­se­relle intel­lec­tuelle entre la tech­no­lo­gie et la réflexion phi­lo­so­phique. Là où la créa­ti­vi­té, le sens et la valeur du tra­vail dépassent obses­sion du contrôle et exigent une réflexion pro­fonde sur la notion d’agir, la créa­ti­vi­té est alors ce qui se passe quand les gens sont libé­rés des conven­tions. L’indépendance comme auto­réa­li­sa­tion. « L’alternative à la révo­lu­tion, que j’aimerais appe­ler la voie stoïque, est réso­lu­ment de ce monde. Elle insiste sur la per­ma­nence et la via­bi­li­té locale de ce qu’il y a de meilleur chez l’être humain. Dans la pra­tique, elle revient à iden­ti­fier les inter­stices au sein des­quels la capa­ci­tés d’agir des indi­vi­dus et leur amour du savoir peuvent être mis en oeuvre dès aujourd’hui, dans notre propre exis­tence. » [A.R.-G.]

Éditions La Découverte, 2010

Victor Jara, un chant inache­vé, de Joan Jara

cb6 Santiago, 11 sep­tembre 1973. 14 heures, pré­ci­sé­ment. Le pré­sident socia­liste Allende vient de se don­ner la mort, une balle dans la tête avec l’AK-47 de son ami Fidel Castro. Les put­schistes ont eu rai­son de la résis­tance de celui qui disait avoir « la meilleure muñe­ca* du Chili » et réduisent à néant les espoirs d’un pays et d’une gauche plu­rielle qui se vou­lait uni­fi­ca­trice. Le géné­ral Pinochet, appe­lé le « traître » par le lea­der socia­liste quelques heures avant le coup fatal, régne­ra d’une main de fer sur le pays pen­dant seize années et les stig­mates de sa dic­ta­ture san­glante res­te­ront à jamais gra­vés dans l’es­prit des Chiliens. En paral­lèle se joue l’a­ve­nir d’un artiste popu­laire non moins fameux. Son nom : Victor Jara ; son arme : une gui­tare. À qua­rante ans, le chan­teur se retrouve embar­qué avec de nom­breux autres mili­tants dans le Stade natio­nal et subit la tor­ture d’un offi­cier que l’on sur­nomme « Le prince ». On retrou­ve­ra son corps cri­blé de balles (44, en tout) dans un ter­rain vague. La fin est funeste ; la vie à la hau­teur de l’homme. Ce livre écrit par Joan Jara, la femme du chan­teur, retrace la vie de son com­pa­gnon, de son enfance jus­qu’à sa fin tra­gique. Un par­cours tou­chant dont elle décrit les moindres aspects, de la vie pri­vée jus­qu’à l’en­ga­ge­ment poli­tique, sans s’a­don­ner jamais au misé­ra­bi­lisme ou aux larmes trop aisées. Après les mots du chan­teur, ceux de sa femme pour réta­blir sa mémoire et témoi­gner, de manière impla­cable, d’une époque ou les aspi­ra­tions d’un homme et d’un peuple furent ren­ver­sées par le fas­cisme (celui-là même qu’en­cen­se­ra, quelques années plus tard, une cer­taine Thatcher). [M.E.]

* La poigne, en allu­sion à sa capa­ci­té d’ob­te­nir le consen­sus durant des moments compliqués.

Éditions Aden, 2007

Décoloniser l’es­prit, de Ngugi Wa Thiong’o

cb7 Il en fau­dra des livres, sur­gis du pétrole d’une époque qui s’embourbera cer­tai­ne­ment dans ses pré­sages ; livres-moi­sis­sures pous­sant sur le dos des anciennes colo­nies aux poli­tiques natio­nales mi-bour­geoises mi-des­potes (n’étant, bien sou­vent, que le pro­lon­ge­ment des logiques impé­ria­listes). Mais les ques­tions — essen­tielles — des vain­cus de l’Histoire pour­raient bien remuer en dehors de leurs terres : quelle serait donc l’utilité des écri­vains et des intel­lec­tuels s’ils ne s’expriment pas dans la langue de ceux qu’ils pré­tendent repré­sen­ter ? demande Ngugi wa Thiong’o. L’aliénation par la langue, donc, c’est ce qu’interroge l’écrivain kenyan dans cet essai, paru en 1986, et écrit comme un « adieu à la langue anglaise ». Interroger la chaîne de l’éducation, de la trans­mis­sion, de la tra­duc­tion d’une langue à l’autre. Et com­ment per­mettre la cir­cu­la­tion d’i­dées neuves — poli­tiques ou poé­tiques — d’un point de vue qui ne soit pas seule­ment celui des domi­nants. « Bouger le centre du monde », ne plus per­ce­voir les langues afri­caines comme des bar­rières à la moder­ni­té : les idées rétro­grades cir­cu­le­raient en « dia­lecte », les idées pro­gres­sistes et dis­si­dentes en anglais ou en fran­çais. Une per­cep­tion ancienne : Wa Thiong’o rap­pelle ain­si le réflexe féroce des colons d’interdire les langues locales dans l’enceinte des écoles. « L’aliénation colo­niale se met en place dès que la langue de la concep­tua­li­sa­tion, de la pen­sée, de l’éducation sco­laire, du déve­lop­pe­ment intel­lec­tuel, se trouve dis­so­ciée de la langue (« sen­sible ») des échanges domes­tiques quo­ti­diens ; elle revient à sépa­rer l’esprit du corps. » La Bible, en Afrique, est dis­po­nible dans les langues les plus mino­ri­taires et en nombre illi­mi­té. Un an de pri­son sans pro­cès et un exil de vingt ans : ce fut la cen­sure infli­gée à l’auteur d’inspiration mar­xiste par le jeune État indé­pen­dant kenyan pour avoir écrit et dif­fu­sé ses pièces de théâtre dans sa langue mater­nelle, le kikuyu. Une telle réac­tion a de quoi rai­dir : il accuse, depuis, les intel­lec­tuels afri­cains de se com­plaire loin de la langue des peuples. Une pen­sée à Kateb Yacine qui, s’op­po­sant à la supré­ma­tie de l’a­rabe clas­sique, sou­hai­ta, plus tôt, faire de son théâtre popu­laire en langues dia­lec­tales un « théâtre qui sache frap­per les tibias ». Mais l’Afrique concentre, à elle seule, 30 % des langues du monde — et 90 % d’entres elles seraient vouées à dis­pa­raître, hurlent les spé­cia­listes. Un tel com­bat est-il vrai­ment pos­sible ? [M.M.]

La Fabrique, 2011

Tigre en papier, de Olivier Rolin

cb11 Olivier Rolin fut le chef de la branche armée (mais armée sans balles, insiste-t-il aujourd’­hui) de la Gauche pro­lé­ta­rienne. C’était il y a quelques géné­ra­tions de cela. Un temps où les Nord-Américains sar­claient le peuple viêt­na­mien du haut de leurs B‑52 ; où Allende, plus fier que fou, pré­fé­ra en finir au AK-47 plu­tôt que d’a­voir à se rendre ; où un com­man­do pales­ti­nien don­na de la voix, dans la nuit muni­choise et le sang dont l’in­no­cence était alors sujette à débat. En France, on ven­dait La Cause du peuple à la criée et un phi­lo­sophe avait juré, d’un ton­neau, que l’heure était venue de ras­sem­bler, de nou­veau, le « peuple et [l]es intel­lec­tuels ». Rolin et les siens n’en dou­taient pas : le vieux monde cou­rait à sa fin et dans sa chute le Peuple allait crier vic­toire. Échec et déses­poir. Tigre en papier, paru en 2002, est le livre de ce revers. Foirage sur toute la ligne d’un hori­zon qui ne dai­gna pas chan­ter comme il était pré­vu. Chinant dans ce « puits du temps », remon­tant les sou­ve­nirs à pleines mains, l’au­teur, l’âme en demi-teinte, trace cette époque enfouie, les mots voi­lés, mélan­co­liques mais jamais aigres. Rolin crut en Mao et sa socié­té sans classes : rêve dan­ge­reux. Le XXIe siècle s’a­van­ça plus modeste : il ne croit en rien. Cynique, concret, son­nant et tré­bu­chant, paie­ment comp­tant, « réa­liste » sous tout rap­port. À choi­sir, la plume hési­te­rait presque… Mais l’é­cri­vain n’est plus mili­tant et le pied-à-terre n’est pas sans mérites : moins d’é­lans mais plus d’es­prit. Rolin, c’est dit, n’at­tend plus la Révolution – les années aiment à estom­per les majus­cules et le souffle s’est fait court. Les nuits, alors, n’exis­taient pas (dor­mir était bour­geois) et les fils à papa se rêvaient maqui­sards, faute d’Occupation à com­battre et de col­la­bos à mettre au poteau. La tête far­cie des grands noms d’hier et des toits cré­pi­tants de Moscou ou d’Espagne. Ils étaient naïfs et roman­tiques ; ils s’ar­rê­tèrent avant que trop de sang ne cou­lât. « Nos croyances étaient en ruines, mais c’é­tait des ruines très encom­brantes, sur les­quelles rien n’a­vait repous­sé, rien n’a­vait été recons­truit. » On croise, ici et là, la gueule de Guevara et l’exil de Rimbaud, l’œil de Victor Serge et Orwell réglant leur compte aux fran­quistes. Une fresque, une famille. « Ridicule et beau », songe Rolin. Qui, en plus de savoir racon­ter dans le plus grand désordre, n’a pas oublié d’é­crire : cela fait une œuvre lit­té­raire – et c’est chose rare. [E.C.]

Éditions Seuil, 2002

La nou­velle rai­son du monde, de Pierre Dardot et Christian Laval

cb8 Depuis le milieu des années 1990, la cri­tique du néo­li­bé­ra­lisme à bien sou­vent sup­plan­té celle du capi­ta­lisme. Dans la fou­lée du mou­ve­ment alter­mon­dia­liste, ce sont, chaque année, de nom­breux ouvrages, articles et essais qui lui sont consa­crés. Plus mal­léable que celle de « capi­ta­lisme », elle ras­semble désor­mais tant la gauche radi­cale que les nos­tal­giques d’un ordre pas­sé et du capi­ta­lisme « old school ». En ce sens, l’ouvrage de Pierre Dardot et Christian Laval est pré­cieux pour nous aider à défi­nir pré­ci­sé­ment une notion bien sou­vent « fourre-tout » et sou­vent uti­li­sée pour construire de fausses oppo­si­tions — comme celle, clas­sique, entre État et mar­ché. Sur ce point, pour les auteurs, l’avènement du néo­li­bé­ra­lisme doit être consi­dé­ré non seule­ment comme un simple pro­jet éco­no­mique, mais éga­le­ment comme un pro­jet idéo­lo­gique englo­bant l’ensemble des repré­sen­ta­tions sociales et du fonc­tion­ne­ment de nos ins­ti­tu­tions. En ce sens, l’ouvrage per­met de déga­ger plus géné­ra­le­ment ce qu’est cette « ratio­na­li­té néo­li­bé­rale » qui, comme ils nous le rap­pellent, « ne cherche pas tant le « recul » de l’État et l’élargissement des domaines de l’accumulation du capi­tal que la trans­for­ma­tion de l’action publique en fai­sant de l’État une sphère régie, elle aus­si, par des règles de concur­rence et sou­mise à des contraintes d’efficacité sem­blables à celles que connaissent les entre­prises pri­vées ». Le néo­li­bé­ra­lisme a donc clai­re­ment trans­for­mé le rap­port de l’État au mar­ché mais non en fai­sant recu­ler l’État au pro­fit de ce der­nier, mais plu­tôt en trans­for­mant l’État afin d’en faire un outil visant à construire des mar­chés dits « effi­cients ». Dans ce cadre le débat n’est pas État ou mar­ché, mais quel État ? Le livre de Dardot et Laval cla­ri­fie dès lors les enjeux ain­si que les ori­gines intel­lec­tuelles d’un des termes les plus impor­tants pour com­prendre les cin­quante der­nières années. [D.Z.]

Éditions La Découverte, 2010

L’Europe sociale n’au­ra pas lieu, de François Denord et Antoine Schwartz

cb10 Dans ce livre petit mais dense en infor­ma­tions, les auteurs lèvent toute confu­sion et décons­truisent la légende : non, le pro­jet euro­péen n’a pas été détour­né des rai­sons ori­gi­nelles de sa construc­tion ; il était déjà ins­crit dès le départ en lui la volon­té de créer un espace éco­no­mique qui serait struc­tu­rel­le­ment capi­ta­liste, libé­ral et de fait non démo­cra­tique. Ainsi la situa­tion éco­no­mique et sociale des dif­fé­rentes zones de l’es­pace euro­péen n’est que le résul­tat de l’é­vo­lu­tion logique des prin­cipes éco­no­miques fon­da­teurs de l’Union — lar­ge­ment pro­mus par les États-Unis. François Denord et Antoine Schwartz nous expliquent com­ment, dès le départ, la pro­fonde méfiance des « pères fon­da­teurs » envers la démo­cra­tie les a ame­nés à prendre des mesures en totale contra­dic­tion avec cette der­nière, mais pire, d’en ver­rouiller toute vel­léi­té de chan­ge­ment éco­no­mique et donc sociale déci­sive. Dans cet ouvrage très réfé­ren­cé et riche en fameuses cita­tions qui ne laissent aucun doute quant au pro­jet que por­taient Jean Monnet et Robert Schuman, nous com­pre­nons pour­quoi il est inutile de cher­cher à réfor­mer un sys­tème vicié jusque dans ses fon­da­tions les plus pro­fondes et pour­quoi l’Europe sociale n’au­ra pas lieu. [S.K.]

Éditions Raison d’Agir, 2009

Agonistique — Penser poli­ti­que­ment le monde, de Chantal Mouffe

Le conflit n’avait plus droit de cité dans la pen­sée poli­tique. De fait, l’héritage était trop lourd à por­ter. Les tra­di­tions qui pen­saient les socié­tés sous l’angle de la conflic­tua­li­té ont été long­temps ren­voyées à leur réa­li­sa­tion his­to­rique : d’un côté, le fas­cisme et ses camps de concen­tra­tion, de l’autre, le mar­xisme et ses gou­lags. S’ensuivirent trois décen­nies que Chantal Mouffe nomme « ère post-poli­tique » : les com­mu­nau­tés humaines sont plei­ne­ment inclu­sives, la déli­bé­ra­tion ration­nelle tend natu­rel­le­ment vers l’accord et les tumultes de l’histoire sont défi­ni­ti­ve­ment der­rière nous ; « Terminus, tout le monde des­cend ». L’utopie libé­rale ne tint qu’un temps : les per­dants de la mon­dia­li­sa­tion dési­gnent du doigt un cou­pable – qu’il soit ban­quier ou immi­gré. Autrement dit, la poli­tique est tou­jours affaire d’un « nous » affron­tant un « eux ». Comment réar­mer la gauche d’une théo­rie poli­tique du conflit ? Poser que l’agon est une condi­tion indé­pas­sable des socié­tés humaines est un che­min de crête entre les solu­tions auto­ri­taires – le conflit main­te­nu sous contrôle par en haut – et mes­sia­niques – une classe élue par l’Histoire pour récon­ci­lier l’humanité avec elle-même. Chantal Mouffe pro­pose dans Agonistique, pen­ser poli­ti­que­ment le monde un conden­sé de ses plai­doyers pour une démo­cra­tie radi­cale. « Selon moi, la ques­tion fon­da­men­tale n’est pas de trou­ver la façon de par­ve­nir à un consen­sus sans exclu­sion, puisque cela exi­ge­rait la construc­tion d’un « Nous » auquel ne cor­res­pon­drait aucun « Eux ». Cela est impos­sible puisque la condi­tion même de la consti­tu­tion d’un « nous » est sa démar­ca­tion d’un « eux ». Le pro­blème cru­cial est donc de savoir com­ment éta­blir cette dis­tinc­tion Nous/Eux, consti­tu­tive de la poli­tique, d’une façon com­pa­tible avec la recon­nais­sance du plu­ra­lisme [démo­cra­tique]. » [A.G.]

Éditions des Beaux-Arts de Paris, 2014


Photographie de cou­ver­ture : August Sander


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REBONDS

Cartouches 1, juillet 2015

Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

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