Cartouches (18)


Une com­mu­nau­té mil­lé­na­riste mise au pas par l’État Brésilien qui émerge, le par­cours de com­bat­tante d’une Africaine en France, l’os­cil­la­tion d’un jeune homme entre hédo­nisme et foi reli­gieuse, la vie d’une explo­ra­trice à la fois fémi­niste et liber­taire, Le mani­feste du Parti com­mu­niste en man­ga, mai 1968 racon­té par ses acteurs, une sor­tie des déter­mi­nismes de classe en com­pa­gnie de trans­classes ?, une contes­ta­tion de l’ordre par des tueurs de flics qui en mangent les repré­sen­tants, les mots sont impor­tants sur­tout quand il s’a­git du fémi­nisme, enfin si la lumière fut… socia­li­sée, c’est la fina­li­té heu­reuse d’un com­bat : nos chro­niques du mois de février 2017.


Les trans­classes ou la non-repro­duc­tionde Chantal Jaquet

Si la socio­lo­gie a bien mon­tré les méca­nismes de repro­duc­tion sociale — notam­ment avec les tra­vaux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron —, com­ment expli­quer le par­cours de ceux qui échappent à la règle en béné­fi­ciant d’une ascen­sion sociale par­ti­cu­lière ? Car ces « trans­classes » servent bien sou­vent de cau­tion au dis­cours libé­ral de la réus­site per­son­nelle, du mérite et du « quand on veut on peut ». La phi­lo­sophe Chantal Jaquet se penche sur cette ques­tion dif­fi­cile, car il s’agit d’expliquer des sin­gu­la­ri­tés par une ana­lyse uni­ver­selle. Le modèle fami­lial et sco­laire est abor­dé sous le prisme du mimé­tisme qui peut jouer un rôle moteur ; c’est cepen­dant une condi­tion néces­saire mais pas suf­fi­sante de la non-repro­duc­tion. En s’ap­puyant aus­si bien sur des per­son­nages de fic­tion, comme Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir, que sur de véri­tables « trans­classes », comme Annie Ernaux et Didier Eribon, l’auteure explore les condi­tions socioé­co­no­miques de ce phé­no­mène. La phi­lo­sophe spi­no­ziste accorde une place cen­trale aux affects : qu’ils soient tristes ou joyeux, ils nour­rissent la volon­té de quit­ter une situa­tion peu favo­rable. Sans écar­ter une ana­lyse struc­tu­relle, elle expose que c’est tout autant l’in­di­vi­du qui s’é­loigne du milieu que le milieu qui éloigne l’in­di­vi­du ; Julien Sorel, dif­fé­rent de sa famille en est expul­sé. En ce sens, la non-repro­duc­tion est aus­si une forme de repro­duc­tion, puisque le milieu écarte ce qui le per­turbe. Chantal Jaquet en arrive à l’idée de com­plexion (inge­nium chez Spinoza), « l’inge­nium ou la com­plexion dési­gnent la chaîne de déter­mi­na­tions qui se nouent pour for­mer la trame d’une vie sin­gu­lière », qui est selon elle essen­tielle pour com­prendre la non-repro­duc­tion. La seconde par­tie de l’ouvrage, plus phi­lo­so­phique, s’attache à déve­lop­per cette notion de « com­plexion des trans­classes », don­nant des clés de com­pré­hen­sion de ces tra­jec­toires inha­bi­tuelles. [M.B.]

Éditions des P.U.F, 2014

Génération – 1. Les années de rêve, d’Hervé Hamon et de Patrick Rotman

Mai 1968 fait figure de pon­cif. Tantôt épou­van­tail — pour les déma­gogues, les libé­raux et ceux qui « sont pas­sés du col Mao au Rotary » selon l’ex­pres­sion de Guy Hocquenghem — tan­tôt exemple rabâ­ché à lon­gueur d’as­sem­blées géné­rales. Soit mise à mort d’une France conser­va­trice et mori­bonde, soit sym­bole de l’in­di­vi­dua­lisme triom­phant et du consu­mé­risme. Ces bina­ri­tés plates ne semblent bonnes qu’à une chose : ser­vir d’ar­gu­ment d’au­to­ri­té ou de reven­di­ca­tion osten­ta­toire et sonore d’un pas­sé que l’on pré­tend res­sus­ci­ter. Écrit dans les années fastes des renon­ce­ments idéo­lo­giques et de la gri­saille mit­ter­ran­dienne (et peut être même à cause de cela), Génération d’Hamon et Rotman nous plonge dans une gale­rie de por­traits com­po­sée des prin­ci­paux pro­ta­go­nistes de mai 1968, cer­tains connus, d’autres incon­nus. Loin du récit apo­lo­gé­tique ou de l’é­vo­ca­tion nos­tal­gique, les deux jour­na­listes remontent jus­qu’à 1962, et les mobi­li­sa­tions étu­diantes contre la guerre d’Algérie, pour racon­ter les par­cours de ces jeunes lea­ders de moins de trente ans qui vont secouer la France, Paris, le Quartier latin. Ils tra­versent les enthou­siasmes mili­tants et les dés­illu­sions bureau­cra­tiques pour res­sur­gir en mai, prin­temps glo­rieux et débâcle stra­té­gique. Le livre docu­mente le pas­sage d’une forme tra­di­tion­nelle de mili­tan­tisme à un mélange explo­sif de radi­ca­li­sa­tion, d’as­pi­ra­tion roman­tique révo­lu­tion­naire pour un monde meilleur et une reven­di­ca­tion de la cri­tique d’un monde vieilli. De Krivine à Cohn-Bendit, d’Althusser à Khrouchtchev en pas­sant par Che Guevara, Robert Linhart, Régis Debray, ou encore Pierre Goldman, cette fresque bio­gra­phique et poli­tique nous plonge dans les espoirs et les contra­dic­tions d’une géné­ra­tion. [J.G.]

Éditions du Seuil, 1987

Tueurs de flics, de Frédéric H. Fajardie 

Banlieue sud pari­sienne, chaque semaine livre avec une régu­la­ri­té de métro­nome son cadavre de poli­cier. Méconnaissables, les dépouilles ont per­du tous signes d’humanité après l’acharnement des « tueurs de flics » à les réduire en pièce du bou­cher usant selon l’humeur de battes de base-ball, de baïon­nettes, d’une lampe à sou­der, de machettes ou de pic à glaces. Déguisés en clown, en rapace, en Auguste, en biben­dum et même en dépu­té, ce trio ven­geur d’autonomes va jusqu’à s’en faire des bar­be­cues car, après tout, il n’y a pas de plai­sir là où il y a de la gêne. Groupe affi­ni­taire solide, ils agissent en étant tou­jours d’une extrême cour­toi­sie à l’extérieur et d’un cou­rage sans limites et d’une soli­da­ri­té sans faille entre eux. Face à cette (dé)cadence infer­nale, l’hystérie touche les com­mis­sa­riats de quar­tier jusqu’à la Place Beauveau. Elle s’accompagne du flo­ri­lège habi­tuel des sus­pects que cette mafia au sein de l’État aime à dési­gner comme « l’anti-France » soit les gau­chistes, les anar­chistes, les immi­grés… Puis telle une rumeur d’Orléans, elle conta­mine d’autres struc­tures que sont la magis­tra­ture et la repré­sen­ta­tion natio­nale au moment où les tueurs décident de tirer ces deux nou­velles sortes de gibier. Réduire en lanières ces divers repré­sen­tants de l’ordre, c’est tout bon­ne­ment le dépe­cer : ils renou­vellent ain­si le rituel antique de l’orestie sacri­fiant ces tenants de l’ordre humain au nom d’un ordre supé­rieur qui, sans être expli­ci­té, est sans nul doute la jus­tice sociale — néo-polar oblige. Rien ne va plus donc, c’est peut-être pour ça d’ailleurs que l’enquête est confiée à un gau­chiste per­du dans la police au nom du père qu’il recherche en exer­çant le même métier que lui. Ce com­mis­saire Padovani a, en plus, le tort de por­ter la sen­si­bi­li­té et le désen­chan­te­ment en ban­dou­lière face à une socié­té cla­que­mu­rée et affli­geante qui, fran­che­ment, le débecte par sa mal­hon­nê­te­té. En paral­lèle, les syn­di­cats mani­festent tou­jours et une per­ma­nence du PCF est atta­quée par l’extrême droite dans l’apathie géné­ra­li­sée. Désabusé donc, Padovani ne cache pas son mépris pour sa cor­po­ra­tion, ses pro­cé­dés et nour­rie une cer­taine com­pré­hen­sion pour tous les pau­més dont les tueurs et un indi­ca­teur anar­chiste Ouap dégoû­té par les moyens employés par ces der­niers. Aidé par un offi­cier de police féti­chiste de la mort Dracula, un col­lègue lec­teur d’El moud­ja­hid et étu­diant en eth­no­lo­gie Ben Ghozi et le bri­ga­dier homo­sexuel Primerose, ils mènent conjoin­te­ment cette galère avec l’appui de « Tonton », ami de son père et supé­rieur hié­rar­chique. Ce pan­théon de per­son­nages semble être les mul­tiples facettes de l’écrivain qui a vou­lu expri­mer la colère et la rage que pro­vo­qua la période néo­li­bé­rale de reflux des luttes ini­tiée à la fin des années 1970. Formellement, l’auteur équi­libre la vio­lence inci­sive des images et des situa­tions, ser­vie par un ton inso­lent et agres­sif, grâce à une écri­ture à la fois au rasoir et lit­té­raire. Dans ce pre­mier roman publié en 1975, Fajardie laisse déjà per­ce­voir les deux pôles de sa cos­mo­go­nie : une esthé­tique du déses­poir et une haine rageuse contre la réa­li­té sociale — la pre­mière pren­dra, au fil du temps et des livres, le pas sur la seconde. [T.M.]

Éditions de La Table Ronde, 2016

La Guerre de la fin du monde, de Mario Vargas Llosa

Au cœur de la caa­tin­ga bré­si­lienne, dans le sertão déser­tique de l’État de Bahia, la petite ville de Canudos. Entre 1895 et 1897, le gou­ver­ne­ment de la jeune répu­blique bré­si­lienne envoya quatre expé­di­tions suc­ces­sives pour y écra­ser la com­mu­nau­té mil­lé­na­riste qui s’y était ins­tal­lée. La légende raconte que seuls un vieillard et un chien sur­vé­curent au mas­sacre de trente-mille insur­gés où périrent hommes, femmes et enfants. C’est cette his­toire que raconte La guerre de la fin du monde. Telle une méta­phore trans­po­sable à toute guerre civile, Mario Vargas Llosa met en scène une incom­pré­hen­sion géné­rale, comme une condi­tion même du dérou­le­ment de l’his­toire. C’est ain­si que se croisent un anar­chiste écos­sais, des aris­to­crates s’op­po­sant à des mili­taires posi­ti­vistes, des dam­nés de la terre et un jour­na­liste myope. La misère, la soif, le cou­rage et la cruau­té rela­tés dans leur plus banale récur­rence peuplent le roman somp­tueux sans que jamais le nar­ra­teur ne semble inter­ve­nir pour atté­nuer ou accen­tuer. Tel le soleil aveu­glant du nor­deste, les mots accrochent l’i­ma­gi­na­tion et font briller mes­qui­ne­rie et panache avec la même inten­si­té dérou­tante. Roman sur la nature humaine ? Plutôt sur l’ab­sur­di­té intrin­sèque des repré­sen­ta­tions de l’autre et de la déshu­ma­ni­sa­tion : roman de guerre autant que d’a­mour. Mario Vargas Llosa nous amène avec lui dans un XIXe siècle finis­sant où s’af­frontent des logiques qui, cha­cune, se trouvent à la char­nière du nou­veau et de la tra­di­tion. Anarchisme et mil­lé­na­risme, aris­to­cra­tie et jac­que­rie, guerre asy­mé­trique et épu­ra­tion sociale…chacun de ces binômes trouve sa place dans cette fresque san­glante. [J.G.]

Éditions Gallimard, Paris, 1983

Le Manifeste du par­ti com­mu­niste, de Karl Marx et Friedrich Engels
Résumer le Manifeste à tra­vers un man­ga était une expé­rience osée. Certains n’y ver­ront que les défauts — réels — qui par­sèment indé­nia­ble­ment ces quelques deux-cents pages : per­son­nages sté­réo­ty­pés, point de vue par­ti­san, des­sins de moindre qua­li­té (mais effi­caces)… D’autres refu­se­ront tout sim­ple­ment qu’on se per­mette de vul­ga­ri­ser un livre si impor­tant. La nar­ra­tion nous fait suivre le quo­ti­dien de plu­sieurs ouvriers aux traits dis­tincts (et aux appa­rences par­fois trom­peuses). Cadences infer­nales et salaires de misère font gron­der la révolte dans les rangs pro­lé­taires. De plus en plus soli­daire à mesure que s’é­veillent en eux la conscience de leur condi­tion, nous sui­vons leur che­mi­ne­ment et l’or­ga­ni­sa­tion poli­tique de leur révolte afin de ren­ver­ser ce sys­tème d’ex­ploi­ta­tion capi­ta­liste. Mais quel est cet homme dans l’ombre qui dit vou­loir construire un syn­di­cat et défendre les inté­rêts des ouvriers avec à terme la construc­tion d’un socia­lisme uto­pique ? Peut-on lui faire confiance, lui, qui n’est pas ouvrier ? Et les plus déter­mi­nés sont-ils capables de retour­ner leur veste et de se vendre au plus offrant ? En paral­lèle de l’his­toire, inter­viennent Marx et Engels, tou­jours prêts à four­nir quelques clés de com­pré­hen­sion : de rap­pels his­to­riques (des maîtres et des esclaves à la Commune de Paris) à des notions telles que la pro­prié­té pri­vée des moyens de pro­duc­tion, le lum­pen­pro­le­ta­riat, l’an­ta­go­nisme de classes… On l’au­ra com­pris, cari­ca­tu­rer et faire des rac­cour­cis faciles sont des tra­vers dif­fi­ci­le­ment évi­tables dans une telle entre­prise, mais si cela per­met de tou­cher d’autres publics, nul besoin de rechi­gner. Une petite pierre à l’é­di­fice donc, pour que s’u­nissent tous les tra­vailleurs ! [W.]

Éditions Soleil Manga, 2012
La Préférence natio­nale et autres nou­velles, de Fatou Diome

Premier livre de Fatou Diome, écri­vaine ori­gi­naire de Nidior au Sénégal, La Préférence natio­nale regroupe six brèves nou­velles, qui vont de l’Afrique à la France, du Sahel à Strasbourg. Six nou­velles soit autant d’anti-contes de fées qui — non sans un humour grin­çant tou­chant du bout du doigt le tra­gique — dépeignent le par­cours pour la sur­vie et la lutte vers la liber­té d’une femme. Pour elle, la France ne vaut pas mieux que l’Afrique. On suit le com­bat de la petite éco­lière qui doit pas­ser un mar­ché avec la vieille lépreuse Codou pour arri­ver à se nour­rir sans deman­der de l’argent au patriarche lubrique de sa famille, le mariage d’une jeune femme, mariage volé comme L’Adieu d’Aimé Césaire, ses recherches d’emploi, dans une France raciste où les patrons Dupire suc­cèdent aux Dupont : « – Toi en France, com­bien de temps ? » Pour cor­ro­bo­rer l’i­mage idiote qu’elle se fai­sait de moi, je me conten­tai d’in­di­quer le mois. « – Janvier, madame », ses petits bou­lots pénibles et humi­liants, au milieu de l’incompréhension des amis bien inten­tion­nés et bien fran­çais. (« – Mais tu délires ou quoi, com­men­ça-t-elle. Tu peux faire autre chose. J’ai le même diplôme que toi et là je ter­mine une for­ma­tion pour être pro­fes­seur. Qu’est-ce que tu vas t’emmerder à vendre des petits pains ! – J’aimerais bien faire autre chose, répli­quai-je ; ma cocotte, mes diplômes sont certes fran­çais mais mon cer­veau n’est pas recon­nu comme tel et pour cela on lui inter­dit de fonc­tion­ner. En atten­dant, il faut bouf­fer. ») Enfin, le plus gla­çant peut-être, le « sexe froid » avec un pro­fes­seur agré­gé notable pro­fes­seur d’Université qui, sans se sou­cier des heures de tra­vail dans l’eau de Javel de son élève, veut à tout prix obte­nir la contre­par­tie sexuelle du dîner bio qu’il lui a pré­pa­ré. Des his­toires sor­dides, mais trans­fi­gu­rées par une écri­ture féroce, par un jeu de cathar­sis lit­té­raire réjouis­sant comme lorsque l’héroïne, inter­pel­lée par des « Toi y en a com­prendre » et appe­lée de manière mépri­sante « Cunégonde » par son employeur trans­forme iro­ni­que­ment la mai­son des Dupire en meilleur des mondes vol­tai­rien façon Pangloss et les coups de balais et de ser­pillère en Thunder-ten-tronckh. Un livre inci­sif, une vision d’une richesse sans indul­gence. [L.V.]

Éditions Présence Africaine, 2001

 La Barbe, d’Omar Benlaala

« Il y a du thé et des caca­huètes ». L’argument suf­fit pour convaincre le héros de ce récit auto­bio­gra­phique à accep­ter une invi­ta­tion à la mos­quée. Comme il le dit avec humour : « Les voies du Seigneur sont impé­né­trables ; celles qui mènent à la mos­quée beau­coup moins ». L’itinéraire d’un jeune homme pau­mé, « entre le ciel et l’abîme », qui cherche un remède radi­cal à son errance. Alors que dans les années 1990, Ménilmontant désert res­semble à un vil­lage d’irréductibles qui « résiste tou­jours au déve­lop­pe­ment urbain », Omar découvre dans la reli­gion un sens et une iden­ti­té. Soif d’apprendre, joie d’enfant en décou­vrant que l’attirail du par­fait musul­man res­semble à la tenue de Satan Petit Cœur dans Dragon Ball, fier­té de deve­nir un des pre­miers bar­bus du quar­tier : « moi, le bou­ton­neux de ser­vice, je deve­nais celui dont on parle, que l’on regarde, et j’adore ça. (…) Même l’imam n’est pas aus­si loo­ké que moi ». Une ouver­ture sur l’ailleurs avec les voyages en Inde et au Pakistan (Omar fait par­tie du mou­ve­ment tabligh), c’est ce que lui apporte cette immer­sion radi­cale dans la reli­gion. Un jeu de rôles (« J’espère deve­nir un per­son­nage public et le public, ça se res­pecte ») qui cepen­dant s’effrite vite et Omar passe à nou­veau de la mos­quée au monde de la nuit de Paris. Mais sans cou­per sa barbe, sans laquelle il rede­vien­drait insi­gni­fiant. Un bar­bu se déhan­chant sans com­plexe sur les Démons de minuit, ça se remarque presque plus qu’un aus­tère prê­cheur. De trips en badtrips, Omar s’accroche pour ne pas som­brer, vivre, se désa­lié­ner sans s’anesthésier. La Barbe est un très beau témoi­gnage, plein d’humour, d’humilié et de poé­sie. Le récit d’une dou­leur qui s’apprivoise, d’une vie qui se construit comme un mur com­po­sé de pierres inégales. Mais « les blocs qui le forment laissent per­cer des éclats de ciel ». [L.V.]

Éditions du Seuil, 2015

 L’Académie contre la langue fran­çaise : le dos­sier « fémi­ni­sa­tion », de Éliane Viennot, Maria Candea, Yannick Chevalier, Sylvia Duverger, Anne-Marie Houdebine

En cou­ver­ture, Louise Labé fai­sant un clin d’œil. L’illustration, qui met à l’honneur une repré­sen­tante des oubliées du canon de la langue et de la lit­té­ra­ture fran­çaises, donne le ton de l’ouvrage : par­ler de la ques­tion de la fémi­ni­sa­tion de la langue telle qu’elle est trai­tée par l’Académie de manière polé­mique, sou­vent iro­nique, mais tou­jours très docu­men­té, avec cepen­dant un sou­ci péda­go­gique pour rendre l’ouvrage acces­sible au grand public. En effet, la ques­tion de la fémi­ni­sa­tion revient sou­vent au cœur des débats sur l’emploi et l’évolution de la langue. Se réfé­rer à l’Académie est un argu­ment d’autorité clas­sique, c’est encore ce qu’a fait le dépu­té Julien Aubert lorsqu’il s’acharnait à appe­ler Sandrine Mazetier, à l’Assemblée Nationale, « Madame le Président » (ce qui lui a valu en retour un « Monsieur la dépu­tée »). Mais pour­quoi ? Qu’est-ce au juste que l’Académie fran­çaise ? D’où vient cette ins­ti­tu­tion, quel est son rôle, qui la sub­ven­tionne ? Ses membres sont-ils et sont-elles vrai­ment spé­cia­listes de la langue fran­çaise ? Cet ouvrage mène de front une réflexion lin­guis­tique et his­to­rique sur la fémi­ni­sa­tion de la langue et une ana­lyse poli­tique de notre rap­port aux ins­ti­tu­tions via l’exemple de l’Académie fran­çaise. Non, le mas­cu­lin ne l’a pas tou­jours empor­té sur le fémi­nin, et la règle de l’accord par la proxi­mi­té n’est pas une élu­cu­bra­tion contem­po­raine (Racine n’écrivait-il pas lui-même « Mais le fer, le ban­deau, la flamme est toute prête »). La « fémi­ni­sa­tion » n’est pas une réforme contre une langue figée mais au contraire une contre-attaque contre une mas­cu­li­ni­sa­tion qui n’est pas innée à la langue fran­çaise, mais bien née elle-même d’une réforme datée, qui ne vou­lait pas lais­ser cer­taines fonc­tions (et sur­tout par le noble rôle d’auteur) à des femmes. Faut-il vrai­ment res­pec­ter des Académiciens payés à faire très len­te­ment des dic­tion­naires caduques et dont les « argu­ments » révèlent un mépris de classe ? Car l’Académie veut bien fémi­ni­ser les noms de métiers tant qu’il s’agit de fonc­tions « non impor­tantes ». Elle fait aus­si preuve d’une miso­gy­nie qui, si elle est enro­bée de décla­ra­tions pseu­do savantes, reste bien banale — on pense à la récur­rence du rap­pro­che­ment de mots telles que « doc­to­resse » avec « fesses » par exemple — et peut même tendre au sexisme et au racisme les plus éhon­tés, comme lorsque Gaxotte décla­rait en 1980 « Si on éli­sait une femme, on fini­rait par élire aus­si un nègre. » On ima­gine un clin d’œil de Marguerite Yourcenar et de Léopold Senghor. La langue fran­çaise est chose trop impor­tante pour la lais­ser aux Académiciens. [L.V.]

Éditions iXe, 2016

 Féministe et liber­taire – Écrits de jeu­nesse, de Alexandra David-Néel

D’Alexandra David-Néel, on retient sur­tout ses exploits d’exploratrice de l’Asie. Le monde entier a célé­bré son entrée dans Lhassa, au nez et à la barbe du gou­ver­ne­ment anglais qui en inter­di­sait l’accès aux étran­gers. Aujourd’hui encore, son nom est avant tout asso­cié au boud­dhisme et aux phi­lo­so­phies orien­tales qu’elle a contri­bué à faire connaître en Occident, et l’on se plaît à conter ses aven­tures à tra­vers l’Inde, le Tibet et les nom­breux pays qu’elle a visi­tés. Mais une autre facette de cette femme, non moins impor­tante, mérite d’être connue : la fémi­niste et anar­chiste qu’elle a été, toute sa vie, mais qu’elle expri­mait le plus clai­re­ment dans ses écrits de jeu­nesse. Cet ouvrage ras­semble ces textes, pour la plu­part signés Alexandra Myrial, son nom de plume de l’époque, dans les­quels s’exprime toute la viru­lence de la jeune liber­taire à l’encontre du pou­voir — qui nous force à cour­ber l’échine devant les puis­sants —, de la reli­gion — qui endort plus qu’elle ne libère — et du sys­tème patriar­cal — qui ne laisse pas d’autres choix à la femme que d’être l’épouse de son mari. On trouve dans ce recueil son pre­mier texte, Pour la Vie, pré­fa­cé par Élisée Reclus, où elle prône son refus de l’obéissance et un anar­chisme indi­vi­dua­liste dans la lignée de Stirner. La reven­di­ca­tion du droit de vote y est vive­ment cri­ti­quée, au même titre que les grandes ins­tances de l’État moderne, comme l’armée ou le prin­cipe de pro­prié­té. Sont éga­le­ment pré­sents ses articles fémi­nistes parus dans la revue La Fronde, ou bien dans La Société nou­velle, avec son auda­cieux pam­phlet sur la condi­tion fémi­nine de son temps : « Le mariage, pro­fes­sion pour femme ». Cette com­pi­la­tion de textes, ini­tiée par Les Nuits rouges, offre un éclai­rage impor­tant pour qui veut com­prendre qui était Alexandra David-Néel, la « femme aux semelles de vent ». [J.B.]

Éditions Les Nuits rouges, 2003 (réed. 2013).

☰ Et la lumière fut natio­na­li­sée – nais­sance d’EDF-GDF, de René Gaudy 

Au sor­tir de la guerre, la pro­duc­tion d’énergie en France est au plus bas alors que des mil­lions de foyers sont pri­vés de chauf­fage et d’électricité. Les infra­struc­tures exis­tantes sont lour­de­ment endom­ma­gées et l’on décompte mille-trois-cents éta­blis­se­ments dis­tincts, pour la plu­part déte­nus par quelques trusts pri­vés. Le 21 novembre 1945, cinq ministres com­mu­nistes entrent au gou­ver­ne­ment. Le cli­mat poli­tique est sous haute ten­sion. Ambroise Croizat, de retour du bagne d’Alger, est à la manœuvre au Ministère du Travail et de la Sécurité sociale. Marcel Paul — ouvrier, syn­di­ca­liste, figure de la résis­tance et res­ca­pé du camp de concen­tra­tion de Buchenwald — est à la Production indus­trielle. Leur tâche est immense, voire « sui­ci­daire » selon le patro­nat, qui, de son coté, orga­nise la pénu­rie. Le géné­ral de Gaulle lâche « Ils s’y cas­se­ront les dents » ; il démis­sion­ne­ra au bout de trois mois, ne par­ve­nant plus à limi­ter leur influence au gou­ver­ne­ment. Ce livre raconte avec une remar­quable pré­ci­sion com­ment la natio­na­li­sa­tion com­plète de l’énergie — pro­duc­tion, trans­port et sur­tout dis­tri­bu­tion — a ren­con­tré toutes les moda­li­tés d’ad­ver­si­té et d’op­po­si­tion pos­sibles, des par­tis poli­tiques au som­met de l’État, en pas­sant par la presse et bien évi­dem­ment le patro­nat. Appuyé de façon déci­sive par la Fédération de l’énergie et le Parti com­mu­niste, fort aus­si de la confiance que lui accorde une grande par­tie des sala­riés des filières de l’énergie, le pro­jet — bien qu’am­pu­té au fil des com­bats — est por­té par Marcel Paul jus­qu’au bout. La ges­tion d’EDF-GDF en sor­ti­ra presque aus­si démo­cra­tique que sou­hai­tée, et il en naî­tra un sta­tut du per­son­nel unique au monde. Les dif­fé­rents pro­jets poli­tiques appa­raissent sous les mul­tiples manières de conce­voir et d’employer le terme de natio­na­li­sa­tion — cette lutte menée il y a soixante-dix ans l’illustre au mieux. De même qu’elle montre, hier comme aujourd’­hui, la pers­pi­ca­ci­té de l’a­ver­tis­se­ment de Pierre Villon — rédac­teur du pro­gramme du Conseil National de la Résistance —, la natio­na­li­sa­tion peut être « la tarte à la crème des socia­listes ». [C.G.]

Éditions sociales, 1978


Bannière : Ryan McGuire


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REBONDS

Cartouches 17, jan­vier 2017
Cartouches 16, décembre 2016
Cartouches 15, novembre 2016
Cartouches 14, octobre 2016
Cartouches 13, sep­tembre 2016

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