Carnet du Rojava [3/3]


Texte inédit pour le site de Ballast

Troisième et der­nier volet du jour­nal de bord de la mili­tante éco­so­cia­liste et conseillère régio­nale (PG) Corinne Morel Darleux.


Lire le pre­mier volet et le second volet


Nous avons déci­dé de ne pas fran­chir l’Euphrate pour des rai­sons de sécu­ri­té. J’envisageais de me rendre dans la « zone tam­pon » de Shehba, située à l’ouest des can­tons de Cezire et Kobane, où se sont réfu­giés la plu­part des habi­tants d’Afrin depuis la prise de la ville le 18 mars 2018 par l’armée turque et ses alliés dans le cadre de l’opé­ra­tion « Rameau d’olivier ». Mais la pré­sence du régime syrien et la proxi­mi­té avec l’occupation turque ont fina­le­ment eu rai­son de cette étape jugée trop ris­quée ; c’est donc à Kobane que je ren­contre les familles de réfu­giés. La soli­da­ri­té qui s’exerce ici, dans une ville qui se relève elle-même à peine des com­bats, est remar­quable. Mes hôtes tiennent tout d’abord à m’emmener visi­ter un han­gar : on se gare sur un par­king pous­sié­reux ; les murs des bâti­ments sont encore grê­lés des impacts de tirs ; à l’intérieur, une petite dizaine de béné­voles s’affaire. Le lieu est rem­pli de tas de cou­ver­tures, de mate­las, de brouettes, de seaux et de chaises empi­lés des­ti­nés aux réfu­giés. Ceux-ci ont tout per­du lorsqu’ils ont du fuir pré­ci­pi­tam­ment la ville, après plus de cin­quante jours de siège.

« On n’a fait de mal à per­sonne ! On a bat­tu Daech, et les États euro­péens n’ont rien dit à la Turquie. »

Ayse a quit­té la ville lorsqu’une bombe a tué quatre de ses amis : « Je vou­lais aller les cher­cher. Quand je suis arri­vée, j’ai vu des têtes, des tripes, des pieds. Je por­tais cette robe. » Elle touche le tis­su noir à pois blancs qu’elle conti­nue de por­ter en sou­ve­nir de ses amis. « Elle était pleine de sang, du sang par­tout. J’ai dit à mon mari : ça suf­fit, je ne peux plus. » Ayse a fui avec une par­tie de sa famille vers Shehba, où se trou­vaient déjà son frère et sa belle-fille, puis tous ont rejoint Kobane. Son mari et sa fille Lorenda sont quant à eux res­tés à Afrin. Ils sont morts tous les deux. Dans la pièce où nous sommes ins­tal­lés, les murs sont nus, à l’exception de l’af­fiche qui les repré­sente. Je recon­nais la pho­to : elle était à l’avant du pre­mier véhi­cule qui m’a conduite à Qamishle. Lorenda, 17 ans, sou­rit à l’objectif ; elle porte un appa­reil pho­to ; elle était jour­na­liste pour les YPJ. En face de moi, assis en tailleur, son jumeau écoute nos échanges sans rien dire. À la fin de l’entretien, il glisse sim­ple­ment d’une voix calme : « C’est la moi­tié de mon cœur qui est par­tie. » Avec les frères et sœurs, une nièce, et leurs enfants, ils vivent à douze ici. Ayse a 53 ans — elle en paraît 20 de plus.

À quelques pas de la col­line de Machtanour, Cihan et sa famille m’accueillent à leur tour. Il y a quelques années, Cihan habi­tait à Alep. Quand les com­bats y ont écla­té, elle s’est réfu­giée à Afrin. Et puis il a fal­lu fuir Afrin, aus­si. La famille est arri­vée, il y a moins de trois semaines, à Kobane : « Je suis res­tée autant que je pou­vais, je suis par­tie quand tout le monde est par­ti. On était cachés dans la cave avec nos voi­sins. Les avions bom­bar­daient sans arrêt. Le bruit, les explo­sions, les avions, les cris : on n’avait plus notre cer­veau. Ils bom­bar­daient sans arrêt. » Elle répète ses phrases avec colère. « On a résis­té, et fina­le­ment, on a dû par­tir. Comme des chiens, on est sor­tis. » Son index frappe le sol. « Sans rien, ni chaus­sures ni vête­ments. On est par­tis avec ce qu’on avait sur nous. Mais qu’est-ce qu’on a fait, nous, les Kurdes ? On n’a fait de mal à per­sonne ! On a bat­tu Daech, et les États euro­péens n’ont rien dit à la Turquie. » Son mari a été tué, son fils aus­si. Elle me tend sa pho­to affi­chée sur son télé­phone, puis me fait écou­ter les mes­sages audios envoyés par une amie res­tée à Afrin. La voix est hési­tante, se brise, reprend, entre­cou­pée, comme si elle res­pi­rait avec dif­fi­cul­té. Les silences sont éprou­vants. Elle explique qu’il n’y a pas de lait pour les enfants, qu’elle entend encore des tirs. Des gens frappent sans cesse à la porte, elle n’ose pas ouvrir et reste ter­rée chez elle. Son fils, un ancien asayish, a été arrê­té : elle ne sait pas où il est. Sa propre mère est vieille et malade, elle n’a pas de voi­ture, per­sonne pour l’aider, elle ne peut pas par­tir. Le son s’arrête. Cihan reprend son télé­phone et se frotte les yeux. « Ça suf­fit. On a per­du nos maris, nos mai­sons, on a tout per­du. Je veux juste que quelqu’un arrête cette guerre. » Son visage est mar­qué. Une fois de plus, je suis sidé­rée quand elle m’annonce son âge. Cihan a 40 ans.

(Par Corinne Morel Darleux)

Je tiens à ces témoi­gnages, à ces pho­tos et ces visages usés trop tôt, qui incarnent ce qui se passe et l’ancrent dans le réel. La guerre est un concept deve­nu loin­tain et abs­trait, en France ; se prendre une claque de réa­li­té sur le ter­rain n’est jamais vain. Malgré tout, la vie reprend à Kobane, mal­gré les échos per­ma­nents des com­bats pas­sés et pré­sents. Quand nous repar­tons de chez Cihan, quatre femmes croi­sées sur le che­min nous pro­posent un tchai au soleil. Des enfants font du vélo. En ville, sur les pelouses, on sort des chaises, un mili­taire s’achète un cor­net de glace. Ces allers-retours conti­nus entre le fra­cas et le calme, entre les chan­tiers de recons­truc­tion et les ruines, les chas­sés-croi­sés entre vic­times d’hier et d’aujourd’hui, la Turquie qu’on voit si proche, si sem­blable et si mena­çante à la fois, tout cela forme un mael­ström d’impressions qui désar­çonnent sans arrêt. Comme pour pro­lon­ger ce sen­ti­ment, dans la voi­ture les filles mettent de la musique et se mettent à chan­ter joyeu­se­ment : elles m’expliquent dans un rire que la danse fait par­tie de la lutte et de la révolution.

« Une ligne de jeunes recrues apprend et répète inlas­sa­ble­ment les mou­ve­ments de base, s’accroupit, se redresse, se met en posi­tion et mime le tir en criant. »

Le len­de­main, à quelques pas des rives de l’Euphrate, nous nous ren­dons à un camp d’entraînement des com­bat­tantes des Unités de défense de la femme — les YPJ. Nous tra­ver­sons pour y arri­ver une zone entiè­re­ment vidée de ses habi­tants, qui était tenue par Daech : beau­coup de familles ont tra­vaillé avec l’ennemi et se sont enfuies, d’autres ont quit­té cette zone à cause des mines qui y sont enfouies. Il est pré­vu, me dit-on, que les familles puissent reve­nir pro­chai­ne­ment dans les zones sécu­ri­sées. Mais per­sonne, pour l’heure, n’y entend les déto­na­tions reten­tis­santes des tirs des YPJ. Nous les retrou­vons dans un champ. À l’arrière, une ligne de jeunes recrues apprend et répète inlas­sa­ble­ment les mou­ve­ments de base, s’accroupit, se redresse, se met en posi­tion et mime le tir en criant. Devant, trois ins­truc­trices les accueillent une par une, der­rière un suc­cé­da­né de mur contre lequel elles doivent s’allonger avant de viser deux cibles au fond du champ. Les balles sont réelles, les douilles volent. Certains visages sont dis­si­mu­lés par une cagoule ou un fou­lard. Alors que je me tiens en retrait, intruse et déca­lée au milieu de cette armée, ce sont elles qui viennent m’accueillir avec cha­leur et ami­tié. Leur com­man­dante en chef et porte-parole, Nesrin Abdullah, a été reçue par le pré­sident Hollande en février 2015, après la libé­ra­tion de Kobane. Elle était aus­si dans la délé­ga­tion du Rojava et de la Fédération démo­cra­tique de la Syrie du Nord reçue par le pré­sident Macron le 29 mars der­nier — le jour même où j’interpellais Laurent Wauquiez sur Afrin en ses­sion régio­nale, à Lyon. Je la ren­contre à Qamishle. Ses mots d’accueil sont à l’image de tout notre entre­tien : francs, posés et bien­veillants. « Notre révo­lu­tion est celle des femmes. C’est aus­si ton pays, ici. »

Nesrin est une ancienne jour­na­liste : cela se res­sent dans l’analyse qu’elle porte. Elle m’ex­pose que, si c’est plus visible au Moyen-Orient et en Syrie, c’est en réa­li­té le chaos par­tout, de l’Europe à l’Amérique latine, et que tout est lié : poli­tique, éco­no­mie, mili­taire… Ce qui touche le Moyen-Orient touche l’Europe, et vice-ver­sa. Elle s’inquiète de voir poin­ter, dans une par­tie de la popu­la­tion syrienne qui a tout per­du, un atta­che­ment décou­ra­gé au régime, faute de sys­tème alter­na­tif comme il en existe ici au Rojava. Le nord du pays s’est pré­pa­ré, s’est bat­tu et a construit ses propres assem­blées ; il a com­bi­né pro­tec­tion armée et construc­tion démo­cra­tique et ne revien­dra pas en arrière sur des liber­tés chè­re­ment payées. Mais ce n’est pas, dit-elle, le cas de tous les Syriens. Son constat est lucide et posé. Elle pointe la res­pon­sa­bi­li­té de tous : la Russie qui laisse faire le régime et a aban­don­né Afrin à la Turquie ; l’Iran, avec son pro­jet de ligne chiite jus­qu’à la mer, via l’Irak et la Syrie ; Daech, bien sûr, et les dif­fé­rents grou­pus­cules dji­ha­distes ; la Turquie, qui veut jouer dans la cour des grands et s’étendre dans tout le Moyen-Orient ; l’Europe et les États-Unis. Tous mènent leurs propres inté­rêts dans la zone, veulent leur part des richesses du pays et para­sitent la Révolution. En atten­dant, contrai­re­ment à ce qu’on entend par­fois en Occident, Daech est encore pré­sent dans cer­taines régions de Syrie : à Hajin, Boukamal, et même dans une petite par­tie de Damas. Dans ces zones, pour­suit-elle, la popu­la­tion est main­te­nue sous contrôle mili­taire et idéo­lo­gique par la peur, l’islam est détour­né, les habi­tants mon­tés les uns contre les autres : « Une situa­tion très dan­ge­reuse. » C’est toute une géné­ra­tion qui ne connaît que la guerre et gran­dit sans études, pous­sée à s’identifier comme chiite, ale­vi ou musul­man. Le ter­reau du racisme. Or, déclare-t-elle, on laisse faire : s’ils l’avaient vou­lu, les États en auraient fini avec Daech. Mais tant que Daech est là, les forces étran­gères gardent une rai­son d’y être aussi.

(Par Corinne Morel Darleux)

Nous évo­quons sa ren­contre avec Emmanuel Macron, qui s’est enga­gé à appor­ter le sou­tien mili­taire et poli­tique de la France, notam­ment pour que les Kurdes1 soient désor­mais pré­sents autour de la table des négo­cia­tions et recon­nus comme acteurs à part entière. J’interroge éga­le­ment Nesrin sur le sort de Manbij, iden­ti­fiée comme pro­chaine cible par le pré­sident turc. Dans cette ville vivent des Kurdes, des Arabes, des Tchétchènes, des Turkmènes. Et le com­bat s’y mène déjà par une guerre psy­cho­lo­gique : elle m’explique que les Turkmènes sont sous la pres­sion de la Turquie, qui en appelle à leurs racines com­munes ; des familles reçoivent des appels mena­çants de proches rési­dant en Turquie ; des gens de Daech sont encore cachés dans la ville et la Turquie n’hésite pas à com­man­di­ter des assas­si­nats ciblés. Elle redoute que ce tra­vail de sape ne finisse par retour­ner la popu­la­tion contre la pré­sence de la coa­li­tion — des forces fran­çaises et états-uniennes sta­tion­nées à Manbij. Enfin, elle me pré­cise que contrai­re­ment à ce que pré­tend la Turquie, il n’y a pas de YPG-YPJ là-bas : la ville dis­pose de ses propres forces de pro­tec­tion. J’aurais encore mille ques­tions et sujets à abor­der mais nous devons nous quit­ter : nos échanges ont duré plus de deux heures.

« L’armée est popu­laire, ici, dans tous les sens du terme : cha­cune, cha­cun a un frère, une cou­sine, un voi­sin, des amis engagés. »

J’ai trou­vé, dans les pro­pos de la porte-parole des YPJ, la confir­ma­tion de plu­sieurs obser­va­tions. D’abord, et c’est écrit en toutes lettres dans la bro­chure de pré­sen­ta­tion du Kongra Star, la convic­tion que la paix passe par le fait de recons­truire de bonnes rela­tions entre Syriens, qu’ils soient musul­mans, chré­tiens ou yézi­dis, arabes, turk­mènes ou kurdes. Ensuite, que la pro­tec­tion du peuple passe par l’éducation : dans chaque lieu col­lec­tif au Rojava, de Jinwar à la com­mune inter­na­tio­na­liste en pas­sant par les locaux du Kongra Star, on trouve une aca­dé­mie, des lieux d’étude, une salle de for­ma­tion. Enfin, Nesrin a for­mu­lé ce sur quoi j’avais du mal à poser une pen­sée claire depuis mon arri­vée : il y a un sen­ti­ment curieux, quand on arrive au Rojava, à se sen­tir du même camp que le pou­voir et l’armée. Ce n’est pas si sou­vent… Une par­tie de cette étran­ge­té tient au fait que cette « armée », les YPJ-YPG, n’en est pas une, pas au sens où on l’entend habi­tuel­le­ment : ce ne sont pas des mili­taires de pro­fes­sion, mais des civils for­més. Ce ne sont pas des forces d’attaque mais de pro­tec­tion. La notion d’autodéfense est essen­tielle dans le pro­jet du Rojava : depuis le mas­sacre des Yézidis au Sinjar en 2014, cha­cun sait la néces­si­té de pou­voir se pro­té­ger sans comp­ter sur l’extérieur. La loyau­té et la proxi­mi­té des forces armées sont par­mi leurs grandes forces, me confirme Nesrin. Alors que l’armée turque bom­bar­dait sans relâche depuis des semaines et n’était plus qu’à un kilo­mètre d’Afrin, les gens ne vou­laient tou­jours pas par­tir. « Nous avons tenu deux mois face à la deuxième puis­sance de l’OTAN. » L’armée est popu­laire, ici, dans tous les sens du terme : cha­cune, cha­cun a un frère, une cou­sine, un voi­sin, des amis enga­gés, et c’est une des rai­sons pour les­quelles les habi­tants leur font confiance pour les pro­té­ger — ce sont les leurs.

J’ai pas­sé la nuit chez une des diri­geantes du Kongra Star et son com­pa­gnon, poète. Nous avons beau­coup dis­cu­té dans leur petit jar­din où trône un magni­fique néflier. Ils sont cepen­dant res­tés dis­crets sur leur vie pri­vée et c’est Nupelda qui me confie­ra que leur fille a été tuée par Daech dans un atten­tat kami­kaze, il y a deux ans. J’ai dor­mi dans sa chambre, déco­rée de diplômes uni­ver­si­taires et de pho­tos d’anniversaires. Elle avait 22 ans, et atten­dait son pre­mier enfant.

Il me reste deux ren­contres impor­tantes à effec­tuer avant de repar­tir demain, tout d’abord : Ilham Ehmed, la copré­si­dente du Conseil démo­cra­tique syrien. Le CDS est une for­ma­tion kur­do-arabe oppo­sée au régime de Bachard Al-Assad, dont est membre le PYD. Branche poli­tique des Forces démo­cra­tiques syriennes alliées à la coa­li­tion contre Daech, le CDS tra­vaille pour toute la Syrie et est implan­té au-delà du Rojava — à Alep, par exemple. Ilham m’accueille en sou­li­gnant que ma venue, en tant qu’é­lue euro­péenne (la pre­mière à venir au Rojava, semble-t-il), « donne du cou­rage et montre qu’on est sur la bonne voie. Ici, on pense le temps long. La Syrie est en crise depuis sept ans, entre le pro­jet chiite de l’Iran, celui tur­co-musul­man de la Turquie, celui du régime syrien, et enfin le nôtre : réunir toutes les cultures, eth­nies et reli­gions ».

(Par Corinne Morel Darleux)

Elle n’évite aucun sujet : la Russie qui, selon elle, « est en train de dire clai­re­ment qu’elle est contre [leur] pro­jet et sou­tient le régime » ; l’Europe : après avoir fait remar­quer en sou­riant que « sur les femmes, on l’a dépas­sée », elle dit que « per­sonne ne sou­tient Afrin contre la Turquie, qui est en train d’y ins­tal­ler les isla­mistes de la Ghouta. Emmanuel Macron est le seul à être inter­ve­nu, mais pour l’instant ce sont des paroles. On ne com­prend pas quelle est la posi­tion de l’Europe sur la Syrie et le Rojava ». Je me per­mets de poin­ter que la Turquie est membre de l’OTAN, tout comme 22 des États membres de l’Union euro­péenne, et que cette der­nière a signé un accord et déjà déblo­qué deux tranches de trois mil­liards d’euros cha­cune, sur quatre ans, pour que la Turquie accueille et retienne les réfu­giés chez elle. Sauf que le mur de près de 900 kilo­mètres, le long de la fron­tière entre la Turquie et la Syrie du Nord, que j’ai lon­gé pen­dant tout mon séjour, laisse peu de pos­si­bi­li­tés à celles et ceux qui le vou­draient de se réfu­gier en Turquie. Et il s’avère en outre que « l’Union euro­péenne a payé à la Turquie pour 83 mil­lions d’eu­ros de véhi­cules mili­taires et d’é­qui­pe­ments de sur­veillance afin de tra­quer les réfu­giés, y com­pris à la fron­tière tur­co-syrienne, pour­tant offi­ciel­le­ment ouverte2 ». Ilham tient à pré­ci­ser que la Turquie ment et gonfle consi­dé­ra­ble­ment ses chiffres à ce sujet : bien moins de réfu­giés y sont accueillis. Elle pré­cise éga­le­ment que par­mi eux beau­coup ont ouvert des maga­sins, créé leur acti­vi­té et qu’un mil­lion aurait obte­nu la natio­na­li­té turque. S’ensuit une dis­cus­sion ani­mée entre nous : Ilham vou­drait que l’Union euro­péenne condamne poli­ti­que­ment l’offensive et affirme que la popu­la­tion d’Afrin doit pou­voir ren­trer chez elle. Je pense hélas que ce serait certes satis­fai­sant, mais tout à fait insuf­fi­sant au vu de l’alignement sur l’OTAN et de l’affaiblissement de la diplo­ma­tie euro­péenne, dépour­vue de sou­ve­rai­ne­té et sou­mise au pou­voir éco­no­mique du dol­lar et aux lois d’extraterritorialité des États-Unis, comme on le voit aujourd’hui sur l’Iran3. Nous dis­cu­tons éga­le­ment du rôle des Nations Unies, dont le Conseil de sécu­ri­té est res­té bien timo­ré face à l’agression turque, en se conte­nant d’appeler Recep Tayyip Erdoğan « à la rete­nue ». L’heure file sans qu’on s’en rende compte, l’échange est pas­sion­nant, mais je dois par­tir : j’ai ren­dez-vous avec la Commune internationaliste.

« Non seule­ment un autre monde est pos­sible, mais il est en cours, par­fois. Les gens qui viennent ici cherchent une pers­pec­tive révo­lu­tion­naire. »

Dans sa confi­gu­ra­tion actuelle, notam­ment en matière de visi­bi­li­té publique puisque la Commune dis­pose main­te­nant d’un site et même d’un compte Twitter, le lieu existe depuis moins d’un an. J’y suis accueillie par une dou­zaine d’internationaux. Ils viennent prin­ci­pa­le­ment d’Europe, sur­tout des Allemands et des Français, mais aus­si du Moyen-Orient et d’Amérique latine — un chas­sé-croi­sé par­fois dif­fi­cile à com­prendre pour les Kurdes, dont cer­tains cherchent à faire le tra­jet inverse pour aller vivre en Europe. Aucun n’a plus de qua­rante ans. La plu­part sont là depuis plu­sieurs mois, plus que ce qu’ils avaient pré­vu au départ : « Partir main­te­nant, ce serait comme arrê­ter un film au milieu ». Tous sont venus par­ti­ci­per à la Révolution : « Non seule­ment un autre monde est pos­sible, mais il est en cours, par­fois. Les gens qui viennent ici cherchent une pers­pec­tive révo­lu­tion­naire », sans pour autant vou­loir prendre les armes. C’est en quelque sorte le pen­dant civil des bataillons inter­na­tio­na­listes enga­gées aux côtés des YPJ-YPG, à l’instar de celui que com­mande le fran­çais Hogir, croi­sé à la com­mé­mo­ra­tion à Amuda. Depuis que la fron­tière a été rou­verte en sep­tembre, m’expliquent-ils, les inter­na­tio­na­listes recom­mencent à venir, « pas juste pour aider, aus­si pour construire ». Ce n’est pas évident, aus­si pour qu’ils soient véri­ta­ble­ment utiles et effi­caces, la Commune accueille les nou­veaux venus avant qu’ils ne partent tra­vailler un peu par­tout dans le Rojava. Elle leur apprend la langue, leur donne les pre­mières clés cultu­relles : « Ça n’est pas juste un autre pays, c’est un autre monde ». Elle les forme aux prin­cipes fon­da­teurs de la Révolution en cours. Face à une val­lée déga­gée, deux mai­sons accueillent les femmes et les hommes, une troi­sième abri­te­ra l’académie de formation.

Alors qu’une par­tie du groupe part pour se rendre à une com­mé­mo­ra­tion, nous pre­nons le thé sous des pou­trelles en bois qui forment la struc­ture du futur lieu de vie et de réunion com­mun. Sans plus de pré­am­bules, nous entrons très rapi­de­ment dans la ques­tion de la résis­tance armée, dans les res­pon­sa­bi­li­tés du capi­ta­lisme, évo­quons aus­si bien Abdullah Öcalan qu’Aldous Huxley, dis­cu­tons de stra­té­gies de com­mu­ni­ca­tion, et explo­rons ce qui se joue au Rojava. L’échange est sérieux, fluide et pro­fond à la fois : les quatre mili­tants sont solides, les argu­men­ta­tions intel­lec­tuelles et com­plexes. S’ils avaient des réti­cences à ren­con­trer une élue fran­çaise, celles-ci semblent en tout cas levées. Le refus du capi­ta­lisme vert et l’écosocialisme nous four­nissent un ter­reau com­mun. En contre­bas, un pota­ger et une serre, où les inter­na­tio­na­listes font des essais de bou­tures. Leur pro­jet, inti­tu­lé pour les réseaux sociaux #MakeRojavaGreenAgain, vise à contri­buer à la refo­res­ta­tion du Rojava dont les éco­sys­tèmes ont été mis à mal par la mono­cul­ture de blé impo­sée par le régime syrien : « Le régime a tout fait pour décon­nec­ter les gens de leur terre, jusqu’à leur inter­dire de plan­ter des arbres dans leur propre jar­din ! Ici, c’était une colo­nie. Et dans un pays en guerre, la vie est pré­caire, et la valeur accor­dée au vivant toute rela­tive. Tout est à ré-apprendre. »

(Par Corinne Morel Darleux)

Il s’agit pour les habi­tants du Rojava de réin­ves­tir leur propre terre, leur auto­no­mie ali­men­taire, leurs pay­sages et leur ave­nir : pour­quoi plan­ter un arbre qui met­tra par­fois des dizaines d’années à por­ter ses fruits, quand vous ris­quez d’être chas­sé de chez vous dans une semaine, un mois, un an ? L’écologie se construit sur le temps long, qui a été abo­li ici. C’est une des rai­sons pour les­quelles le volet éco­lo­giste du pro­jet du Rojava est si impor­tant. Et il y a fort à faire. Il y a d’abord les contraintes impo­sées au Rojava, qui ne peut raf­fi­ner son pétrole sur place et doit l’importer au gré des embar­gos, ce qui fait ger­mer des raf­fi­ne­ries arti­sa­nales extrê­me­ment pol­luantes, et un car­bu­rant qui l’est tout autant. Ensuite, il y a l’eau, à éco­no­mi­ser, et les déchets, à col­lec­ter et réduire. Il est dif­fi­cile de pré­ci­sé­ment démê­ler ce qui tient de l’éducation et ce qui tient aux méca­nismes ter­ri­to­riaux et infra­struc­tures qui n’ont pas encore pu être mis en place. Le régime syrien a tout lais­sé dans un état catas­tro­phique. Comme me le disait Fawza al Yussef, de la Fédération démo­cra­tique de la Syrie du Nord : « On veut créer notre propre modèle, sans oublier l’écologie : l’homme fait par­tie de la nature. Mais oui, sur les déchets c’est une vraie ques­tion, une dif­fi­cul­té. Des pro­jets sont en cours, c’est un sujet dont on dis­cute beau­coup. Mais nous man­quons de tech­ni­ciens, de maté­riel et d’expérience : avant la révo­lu­tion syrienne il n’y avait rien… On doit tout apprendre, tout est à construire. » Tout ? Pas tout à fait. Les struc­tures féo­dales et pro­duc­ti­vistes du régime syrien ont déjà été for­te­ment bous­cu­lées, Daech chas­sé. Les bases du confé­dé­ra­lisme démo­cra­tiques sont en germe. Le Rojava a redres­sé la tête, et conti­nue de résis­ter tout en construi­sant un ave­nir dif­fé­rent pour son peuple, aux anti­podes de celui que les bel­li­gé­rants veulent lui imposer.

C’est ma der­nière nuit ici. Demain je repren­drai le che­min en sens inverse le long du mur turc, des der­ricks, des por­traits d’Apo4, des cimen­te­ries et des camps, jusqu’à Erbil. Je repars les­tée de réflexions en sus­pens, de notes, de témoi­gnages et d’images, que je me suis enga­gée à trans­mettre. J’ai l’impression d’être par­tie un mois, mais aus­si de quit­ter le Rojava juste au moment où je com­mence à me sen­tir à l’aise. J’ai été invi­tée à reve­nir. En atten­dant, ins­tal­lée sur la petite ter­rasse de la mai­son des hôtes à Remilan, je capte les der­niers rayons de soleil en fumant une ciga­rette. Rojava veut dire « ouest », roj est le jour.



REBONDS

☰ Lire notre article « L’émancipation kurde face aux pou­voirs syriens », Raphaël Lebrujah, mai 2018
☰ Lire notre entre­tien avec Olivier Grojean : « Le PKK n’est pas une ins­ti­tu­tion mono­li­thique », décembre 2017
☰ Lire notre ren­contre avec la Représentation du Rojava, juillet 2017
☰ Lire notre tra­duc­tion « La démo­cra­tie radi­cale contre Daech », Dilar Dirik, mai 2017
☰ Lire notre tra­duc­tion « Rojava : des révo­lu­tion­naires ou des pions de l’Empire ? », Marcel Cartier, mai 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Chris Den Hond : « Les Kurdes sont en train d’écrire leur propre his­toire », mai 2017
☰ Lire notre tra­duc­tion « Quelle révo­lu­tion au Rojava ? », avril 2017
☰ Lire notre tra­duc­tion « De retour de la révo­lu­tion du Rojava », mars 2017
☰ Lire notre article « Une coopé­ra­tive de femmes au Rojava », Hawzhin Azeez, jan­vier 2017

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  1. Note de l’au­teure : Dont la pré­sence au Congrès de paix pour la Syrie, orga­ni­sé par la Russie à la fin du mois de jan­vier 2018 à Sotchi, a été l’ob­jet d’un bras de fer avec la Turquie. Les Kurdes ont fina­le­ment boy­cot­té le som­met, qui se tenait en plein lan­ce­ment de l’o­pé­ra­tion « Rameau d’o­li­vier », esti­mant que Russes et Turcs s’é­taient mis d’ac­cord sur Afrin. Fawza Youssef dit ain­si, dans le Le Monde : « La Turquie et la Russie sont les garants de Sotchi et ces deux pays se sont mis d’accord sur Afrin [aux dépens des Kurdes], ce qui contre­dit le prin­cipe même de dia­logue poli­tique. »[]
  2. « L’Europe paye des équi­pe­ments mili­taires à la Turquie pour refou­ler les réfu­giés », Mediapart, 24 mars 2018.[]
  3. Voir Martine Orange, « Le dol­lar, arme suprême de Trump », Mediapart, 9 mai 2018.[]
  4. Surnom d’Abdullah Öcalan, théo­ri­cien du confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique, empri­son­né en Turquie depuis 1999.[]

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Corinne Morel Darleux

En charge du développement à l'international de l'écosocialisme pour le Parti de Gauche, Corinne Morel Darleux est également conseillère régionale en Auvergne Rhône Alpes et chroniqueuse pour Reporterre et Là-bas si j'y suis... Elle vit à Die, dans le Vercors. Son blog : www.lespetitspoissontrouges.org

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