Carnet du Rojava [1/3]


Texte inédit pour le site de Ballast

En mars 2016 nais­sait offi­ciel­le­ment la Fédération démo­cra­tique de la Syrie du Nord, pro­lon­ge­ment de la zone auto­nome du Rojava : un contrat social était mis en place, basé sur les prin­cipes du confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique et du com­mu­na­lisme, pro­mou­vant l’é­co­lo­gie, l’é­ga­li­té entre les sexes, l’appropriation col­lec­tive de la terre, de l’eau et de l’énergie ain­si que le res­pect de tous les cultes. Le régime d’Assad avait aus­si­tôt fait savoir que cette annonce n’a­vait « aucune valeur légale ». À l’heure où l’État turc, épau­lé par des oppo­sants armés audit régime, occupe Afrin, une région clé de la Fédération, la conseillère régio­nale et mili­tante éco­so­cia­liste Corinne Morel Darleux s’est ren­due sur place. Soucieuse de mieux com­prendre cette révo­lu­tion en cours, elle s’est entre­te­nue avec plu­sieurs de celles et ceux qui s’é­chinent à la faire vivre, sur fond de guerre natio­nale et inter­na­tio­nale. De retour, nous publions son jour­nal de bord. 


Sur les rives du Tigre, les bagages s’entassent sous un soleil de plomb. Un bébé pleure, un poli­cier m’offre une ciga­rette. Du Kurdistan ira­kien, on voit, à quelques brasses, la berge côté syrien. Je suis devant le fameux bac1, seul moyen de pas­sage de la fron­tière, qui doit m’emmener au Rojava. C’est un voyage que j’attends depuis deux ans. En mars 2016, j’avais embras­sé le prin­temps à la fête tra­di­tion­nelle du nou­vel an kurde, le « Newroz », à Diyarbakir, au Kurdistan turc. J’ai depuis dévo­ré docu­men­taires et lec­tures, enchaî­né les mani­fes­ta­tions de sou­tien, lu chaque article du contrat social du Rojava et rele­vé ses échos trou­blants avec l’é­co­so­cia­lisme, bref : je suis tom­bée dedans. Avec une curio­si­té poli­tique gran­dis­sante pour cette région auto­nome du nord de la Syrie, au cœur du Moyen-Orient, qui mène sa révo­lu­tion fémi­niste, socia­liste et démo­cra­tique mal­gré le régime d’Assad2 et les com­bats contre Daech. Je vou­lais aller voir ça de plus près.

« C’est comme pour les femmes : le maquillage, les jolis vête­ments, ils n’aiment pas tout ça, ils disent que la femme ne doit pas se vendre. »

À l’automne 2016, une pos­si­bi­li­té fra­gile s’était ouverte de pas­ser par les mon­tagnes ira­kiennes pour rejoindre la Syrie mais l’offensive avait été lan­cée sur Mossoul, et l’expédition repor­tée sine die. Je me suis recen­trée sur la Turquie, enchaî­nant toute l’année les mis­sions d’observation de pro­cès poli­tiques à Ankara avec les cama­rades kurdes du Parti démo­cra­tique des peuples, le HDP. Le 27 février der­nier, une ren­contre inat­ten­due dans l’Isère avec un jour­na­liste kurde syrien, puis avec une équipe de docu­men­ta­ristes de France 2, a tout relan­cé : après des semaines d’échanges de mails avec le poste-fron­tière, de recherche d’informations tous azi­muts sur la manière de pro­cé­der, d’attente de visa ira­kien, de ten­ta­tives plus ou moins réus­sies pour ras­su­rer mes proches et de contacts avec les auto­ri­tés fran­çaises — tachant de m’en dis­sua­der —, et kurdes ira­kiennes — se fai­sant gen­ti­ment prier —, j’ai enfin pu m’envoler pour Erbil, l’aéroport inter­na­tio­nal tout juste rou­vert au Kurdistan ira­kien. Lestées des lourds gilets pare-balles four­nis par la rédac­tion de France 2, nous nous sommes ain­si retrou­vées avec les trois docu­men­ta­ristes au Classy (sic) hôtel d’Erbil. On y croise des jour­na­listes et des huma­ni­taires qui passent régu­liè­re­ment la fron­tière ; des élus euro­péens, beau­coup moins. L’ambassade d’Irak aurait en attente des demandes de visas de poli­tiques fran­çais qui datent de 4 ou 5 mois : je dois à un ange gar­dien d’avoir obte­nu le mien.

À Erbil, nous pas­sons la soi­rée avec un fixeur3 kurde ira­kien qui nous met en garde contre la pré­sence du régime syrien à Qamishle, une des prin­ci­pales villes du Rojava, en nous conseillant de ne pas trop nous en appro­cher. Il s’étonne de ce qui est en train de se pas­ser chez les voi­sins : « Eux, ils ne s’intéressent qu’à l’humain, ils ne veulent pas d’autoroutes. Ici, au Kurdistan, nous on fait des affaires. Vous savez, d’ailleurs, tous les pro­duits sont turcs ici. Ils auraient pu faire pareil. Pas avec la Turquie, d’accord, mais avec Assad par exemple. Ils pour­raient avoir des maté­riaux de construc­tion s’ils vou­laient, des routes, tout ce qu’il faut. Le Rojava n’est pas pauvre : Afrin, c’é­tait une région très riche. Mais ce n’est pas leur idée. C’est comme pour les femmes : le maquillage, les jolis vête­ments, ils n’aiment pas tout ça, ils disent que la femme ne doit pas se vendre. Par exemple, les publi­ci­tés pour les voi­tures avec une femme, tout ça, ils n’aiment pas… » On sent un mélange d’incrédulité, de déca­lage cultu­rel et idéo­lo­gique, et même un soup­çon de mépris dans sa voix. La mienne me dit que je suis au bon endroit.

(Par Corinne Morel Darleux)

Le len­de­main, 6 heures. On roule vers la fron­tière, dra­peau kurde dans la por­tière. Avec le chauf­feur, nous réin­ven­tons l’internationale des fumeurs : une ira­kienne contre une Camel fran­çaise, le pouce qui mime un bri­quet, lan­gage des signes uni­ver­sel. Le pay­sage défile, des champs culti­vés, des mon­tagnes en fond de décor majes­tueuses et rocailleuses. Les pan­neaux élec­to­raux en vue des élec­tions légis­la­tives du 12 mai com­posent une gale­rie de por­traits impro­bables tailla­dés pour lais­ser pas­ser le vent ; sur la route, les casques de moto sont rem­pla­cés par des fou­lards à damier noir et blanc. On dépasse le pan­neau Mossul, on longe une car­rière, des bâches du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfu­giés (UNHCR) recy­clées en rideau de for­tune entre deux échoppes de bord de rue, des camps de réfu­giés repé­rables à leurs réserves d’eau Unicef et leurs tentes blanches et bleues. La route est émaillée de check-points où je capte au vol quelques mots. « Fransa », « Rojava ». Je redoute le moment où ça va coin­cer, mais les visages res­tent déten­dus ; plai­san­te­ries sans ten­sion de l’autre côté ; on passe. Des euca­lyp­tus qui me rap­pellent la Corse, des ber­gers avec leur trou­peau qui squattent chaque bande her­beuse dis­po­nible. À l’approche de la fron­tière, les files de camions s’accélèrent et les flammes des puits de pétrole se mul­ti­plient au loin vers les mon­tagnes. On arrive dans le tri­angle Irak-Turquie-Syrie.

« Nous repar­tons sur des routes défon­cées. Totalement. Il nous fau­dra 3 heures pour par­cou­rir à peine 150 kilomètres. »

Foreigners depart­ment du poste-fron­tière de Faysh Kabur, Irak. Deux jeunes femmes pim­pantes nous accueillent d’un sou­rire, dans un anglais impec­cable, et véri­fient nos cartes et pas­se­ports. Nous échan­geons quelques mots avec un Australien, res­pon­sable sécu­ri­té d’une ONG, qui se moque gen­ti­ment de son voi­sin à qui il manque un papier et qui ne pour­ra pas­ser que le len­de­main. Dehors, un homme passe la ton­deuse à gazon sous le soleil. Il fait beau et doux. Je m’étais men­ta­le­ment pré­pa­rée à une jour­née de stress et d’embûches : elle s’avère moins ten­due que nombre d’oc­cu­pa­tions uni­ver­si­taires. Plus bas vers le fleuve, le res­pon­sable du bac, tout en bien­ve­nue, m’offre une ciga­rette après avoir véri­fié nos bagages. Nos quatre allures d’occidentales ne passent pas inaper­çues mais les regards sont bien­veillants. La cha­leur en revanche devient pesante. Je mau­dis les consignes de sécu­ri­té de France 2 en déchar­geant un gilet pare-balles du coffre de la camion­nette. On salue notre chauf­feur ira­kien. On y est. Le Tigre, le bac, le Rojava en ligne de mire.

De l’autre côté du Tigre, je suis accueillie par le Kongra Star, le mou­ve­ment des femmes du Rojava. Les for­ma­li­tés de pas­sage se règlent autour d’un tchai, au milieu de por­traits d’Abdullah Öcalan — dit « Apo », l’idéologue du pro­jet confé­dé­ra­liste démo­cra­tique por­té par le Rojava — et de cari­ca­tures d’Erdoğan. À 14 heures, c’est fait. Je suis offi­ciel­le­ment au Rojava. Nous repar­tons sur des routes défon­cées. Totalement. Il nous fau­dra trois heures pour par­cou­rir à peine 150 kilo­mètres. Le pay­sage est le même que du côté ira­kien : des der­ricks4, un camp de réfu­giés yézi­dis. Et cette fois la Turquie, à por­tée de tir. Je découvre le mur éri­gé par l’État turc le long de la fron­tière : des cen­taines de kilo­mètres de mira­dors qui me sui­vront durant tout mon séjour en Syrie du Nord. Nous nous arrê­tons pour déjeu­ner en sur­plomb d’une val­lée enser­rée à l’extrême nord du pays, qui semble fer­tile — on n’aperçoit pour­tant pas un pay­san, pas un ber­ger, et les terres ne sont plus culti­vées : les champs sont deve­nus un no man’s land. Ils bordent la fron­tière turque, et ceux qui s’y sont aven­tu­rés ont essuyé des tirs à vue. Le res­tau­rant dif­fuse des chan­sons fran­çaises, Joe Dassin et Céline Dion, pour nous faire plai­sir. Le déca­lage est étrange. On nous conseille d’éloigner la camé­ra, trop expo­sée. J’ai comme des remon­tées de Palestine, de ce ber­ger cou­pé de son trou­peau par des fils bar­be­lés. Quand on avait essayé de s’en appro­cher, un haut-par­leur nous avait ordon­né de recu­ler. L’Histoire se répète et revêt tou­jours le même cos­tume quand il s’agit d’envahir, d’opprimer, de tirer.

(Par Corinne Morel Darleux)

Notre véhi­cule est rem­pli de femmes qui fument allè­gre­ment ciga­rette sur ciga­rette. Le seul homme est un mili­taire, et c’est notre chauf­feur. J’ai sa kalach­ni­kov dans les pieds — une sen­sa­tion bizarre, à laquelle je vais pour­tant assez vite m’habituer : ici, tout le monde ou presque est armé. On tra­verse des vil­lages. Je scrute chaque rue. Chaque visage. Des enfants, des familles, des vieillards. Beaucoup de femmes, quelques voiles. Tout semble incroya­ble­ment nor­mal. Nous tra­ver­sons de nom­breux check-points tenus par les asayish, les forces de sécu­ri­té et de police liées au PYD, le Parti de l’union démo­cra­tique, l’une des orga­ni­sa­tions au pou­voir que je ren­con­tre­rai demain à Qamishle. Parfois, ils demandent au chauf­feur son pass, sans hos­ti­li­té. Tout juste un regard éton­né en me voyant. Et, il me semble, bien­veillant. Je suis héber­gée pour la nuit à la mai­son des hôtes de Remilan ; on s’offre un petit tour de nuit pour se dégour­dir les jambes après cette longue jour­née de route. Des gamins font du vélo, des femmes se pro­mènent, on s’achète quelques pâtis­se­ries et je finis par m’effondrer de fatigue sous une cou­ver­ture ornée de grandes fleurs vio­lettes après une toi­lette de chat à l’eau froide et un sand­wich à la vache qui rit.

« Nous, on a subi des mil­liers d’années de patriar­cat, alors on va pas s’inquiéter pour eux main­te­nant ! Ils vont bien se débrouiller. »

Départ, le len­de­main, pour Qamishle : une série de ren­contres offi­cielles. Je me plie de bonne grâce aux pas­sages obli­gés que j’anticipe un peu trop for­mels pour être vrai­ment éclai­rants, mal­gré mon envie d’aller au plus vite explo­rer les bas-côtés. Naturellement, je com­mence par mes hôtes, les porte-paroles et diri­geantes du Kongra Star, avec Evin Siwed et Makiye Hassou, que je retrou­ve­rai plus tard dans la suite de mon voyage à Kobane et Qamishle. Entre deux tchai, je suis inter­viewée et fil­mée par Rohani TV et l’agence ANHA, une petite vidéo dont je m’apercevrai dans quelques jours en retrou­vant un peu de connexion qu’elle a cir­cu­lé en France, magie des réseaux sociaux (et aus­si dans la revue de presse locale). Le Kongra Star est un acteur clé du Rojava, dont la révo­lu­tion a com­men­cé par la libé­ra­tion des femmes, confor­mé­ment aux pré­ceptes d’Öcalan. Le mou­ve­ment sen­si­bi­lise et aide les femmes à mon­ter des coopé­ra­tives, à se mettre à leur propre compte, à se for­mer. C’est un réseau puis­sant avec des antennes dans la plu­part des villes. Ce sont éga­le­ment elles qui ont œuvré aux deux grandes avan­cées légis­la­tives du Rojava, qui me seront citées en exemple à chaque ren­dez-vous : l’interdiction de la poly­ga­mie et des mariages for­cés de mineures — un véri­table tour de force quand on songe à la culture féo­dale et patriar­cale qui avait cours aupa­ra­vant. Bien sûr, tout n’est pas réglé ; l’évolution des esprits va prendre du temps, mais il est frap­pant de voir des femmes aller et venir libre­ment, tête nue, tra­vailler, conduire, com­battre au front et prendre les rênes poli­ti­que­ment. C’est sans doute l’aspect le plus visible de la révo­lu­tion en cours au Rojava. Alors que je m’émouvais même du risque de retour de balan­cier en obser­vant que les hommes qui nous accom­pa­gnaient res­taient à l’écart sans par­ti­ci­per aux conver­sa­tions, les femmes m’ont gen­ti­ment raillée de m’en inquié­ter : « C’est vrai que pour eux aus­si c’est une révo­lu­tion. Du coup, le chan­ge­ment est com­pli­qué à gérer : ils sont un peu dépas­sés par les évé­ne­ments et doivent trou­ver leur place dans cette nou­velle socié­té, mais bon… Nous, on a subi des mil­liers d’années de patriar­cat, alors on va pas s’inquiéter pour eux main­te­nant ! Ils vont bien se débrouiller. »

J’enchaîne avec la porte-parole du PYD, Ayse Hiso. Elle est ori­gi­naire d’Afrin et comme toutes celles et ceux que je ren­con­tre­rai durant mon séjour, elle m’en parle avec gra­vi­té et émo­tion, en me mon­trant sur son télé­phone des pho­tos de la ville mar­tyre, cou­verte de fleurs et de prai­ries… Nous par­ta­geons le repas clas­sique du Rojava : une table cou­verte de salades de cru­di­tés, de pain plat, d’herbes aro­ma­tiques, de bro­chettes d’agneau et de pou­let grillé, mul­ti­pli­ci­té d’assiettes dans les­quelles cha­cun vient pio­cher, le tout accom­pa­gné de sodas — l’eau est très pol­luée au Rojava, ce qui explique la pro­fu­sion de bois­sons en canettes et l’omniprésence du thé, dont l’eau a bouilli avant d’être ser­vie. Au cours des dis­cus­sions avec Ayse, je me rends compte que nos prises de posi­tions et cam­pagnes de sou­tien en France sont connues et sui­vies ici (je me pro­mets de me sou­ve­nir au pro­chain moment de décou­ra­ge­ment que tout ce qu’on fait, par­fois dans l’indifférence géné­rale, ne sert pas à rien).

(Par Corinne Morel Darleux)

Au Tev-Dem — le Mouvement pour une socié­té démo­cra­tique, auquel le PYD est affi­lié —, je ren­contre ensuite le co-pré­sident Abdul Salam Ahmed puis, dans les locaux de la Fédération démo­cra­tique de la Syrie du Nord, la pétillante pré­si­dente Fawza al Yussef, qui irra­die de viva­ci­té et d’intelligence. Je serai frap­pée tout au long de mon voyage par la classe immense de ces femmes en res­pon­sa­bi­li­té : qu’elles soient com­bat­tantes, poli­tiques, ou civiles enga­gées, la plu­part d’entre elles ont un cha­risme fou, mélange d’humour et d’aplomb, de dou­ceur et de dure­té. On sent chez elles une déter­mi­na­tion sans faille, la puis­sance de convic­tions à l’épreuve du feu et des larmes. À ce sujet, Fawza tient à insis­ter sur le fait que « Erdoğan ne doit pas faire oublier le régime syrien », et que Daech ne peut être réduit aux armes : « C’est une men­ta­li­té. L’erreur de la coa­li­tion a été de ne miser que sur les com­bats, là où il y a besoin de culture et d’éducation. » Elle me parle du modèle du confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique en pro­jet pour la Syrie du Nord et des conseils locaux déjà en appli­ca­tion au Rojava, des assem­blées pari­taires dont les élec­tions pré­vues en mars ont du être repor­tées : toutes les forces ont été mobi­li­sées par la guerre à Afrin et l’afflux de réfugiés.

« L’armée turque et ses alliés isla­mistes sont en train de trans­for­mer la ville mul­ti­cul­tu­relle du Rojava en une enclave turque et arabe islamisée. »

Je vais assis­ter à une de ces assem­blées le len­de­main, celle du can­ton de Cezire à Amuda, ceinte de mon écharpe d’élue fran­çaise qui ne passe pas inaper­çue et semble même don­ner des idées à cer­tains. L’assemblée du can­ton a été créée en 2014 ; la Fédération démo­cra­tique de la Syrie du Nord — qui englobe le Rojava, de fac­to auto­nome depuis 2012 — n’existe que depuis mars 2016 ; Daech puis l’armée turque ont mul­ti­plié les urgences et les fronts de mobi­li­sa­tion : il n’est pas éton­nant dans ces condi­tions que la démo­cra­tie ins­ti­tu­tion­nelle n’en soit encore qu’à ses bal­bu­tie­ments. J’en sors un peu sur ma faim, la forme res­tant fina­le­ment assez clas­sique, mais heu­reuse d’y avoir obser­vé la confir­ma­tion que oui, désor­mais au Rojava, des Kurdes et des Arabes, femmes et hommes, chré­tiens et musul­mans, de dif­fé­rentes cultures et reli­gions, débattent ensemble — ce qui semble peut-être mineur lu de France, mais est loin d’être évident, rap­pe­lons-le, en Syrie. Après avoir salué ma pré­sence, l’assemblée s’ouvre sur une minute de silence en hom­mage aux mar­tyrs tom­bés à Afrin. Émotion d’être là pour par­ta­ger ce moment, et sen­sa­tion très étrange d’écho silen­cieux à des hom­mages simi­laires vécus à Lyon, dans l’enceinte d’une autre assem­blée régio­nale, en mémoire des vic­times de Daech en France. Puis la ses­sion s’ouvre sur un sché­ma assez stan­dard : lec­ture fas­ti­dieuse du compte-ren­du de la pré­cé­dente assem­blée, pré­sen­ta­tion de l’ordre du jour, appel des pré­sents. Enfin, un point poli­tique sur la situa­tion — « Tout le monde donne son avis sur la Syrie, sauf les Syriens. » — puis la mise en débat d’un nou­veau dis­po­si­tif qui pré­cise les condi­tions de sor­tie du ter­ri­toire, via Faysh Kabur, vers l’Irak. Après sa pré­sen­ta­tion par un res­pon­sable du Comité de l’Intérieur, une femme s’élève contre cette res­tric­tion de liber­té de cir­cu­la­tion. D’autres modèrent, en sou­li­gnant les pos­si­bi­li­tés de déro­ga­tions. En toile de fond des dis­cus­sions, la crainte que des menaces et pres­sions soient exer­cées sur les popu­la­tions civiles pour vider le ter­ri­toire, faci­li­ter ain­si les bom­bar­de­ments et, in fine, le rem­pla­ce­ment de la popu­la­tion : inquié­tudes légi­times, hélas, quand on observe ce qui se passe à Afrin — l’armée turque et ses alliés isla­mistes sont en train de trans­for­mer la ville mul­ti­cul­tu­relle du Rojava en une enclave turque et arabe islamisée.

Cette tour­née ins­ti­tu­tion­nelle me laisse gor­gée de tchai, de ques­tions et de réflexions. D’abord, celle que si le Rojava rejette l’idée d’État et n’est pas séces­sion­niste mais bien fédé­ra­liste, il sait pour autant se doter des ins­tru­ments de l’autonomie : une poli­tique des fron­tières, un début de fis­ca­li­té, des forces de sécu­ri­té et une armée, un pro­gramme sco­laire ensei­gné en trois langues : ne manque plus qu’une pré­si­dence ! Fawza me reprend aus­si­tôt, mali­cieu­se­ment : « Non, une fédé­ra­tion. » Ensuite, l’observation directe que cha­cune de ces ins­tances res­pecte le prin­cipe de pari­té et anime, à dif­fé­rents niveaux, le confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique en construc­tion au Rojava, avec le pro­jet de l’étendre à la Syrie du Nord puis — qui sait ? — à l’ensemble du pays. Tous insistent bien sur le fait qu’il ne s’agit pas uni­que­ment d’un pro­jet pour les Kurdes mais pour les Arabes, les Turkmènes, les Yézidis, les Alévis, aus­si bien que les musul­mans ou chré­tiens, à Qamishle, Kobane comme à Raqqa. Enfin, je dois dire que les com­men­taires sont plu­tôt posi­tifs sur le rôle de la France, l’un des seuls pays à avoir condam­né clai­re­ment, quoique tar­di­ve­ment, l’attaque turque sur Afrin. La plu­part de mes inter­lo­cu­teurs semblent sou­hai­ter que les forces armées fran­çaises res­tent pré­sentes en Syrie. Cette ques­tion est reve­nue à plu­sieurs reprises : les menaces du pré­sident Erdoğan de pour­suivre l’offensive vers l’est et la ville de Manbij (sous contrôle des États-Unis) n’y sont pro­ba­ble­ment pas étran­gères, de même que les décla­ra­tions de Donald Trump, depuis contre­dites, sur le retrait des forces états-uniennes du pays. Si on se sur­prend presque à oublier la guerre dans les rues pai­sibles du Rojava, elle reste omni­pré­sente dans les cœurs et les esprits, tan­dis que se suc­cèdent les témoi­gnages éta­blis­sant que l’armée turque et ses alliés dji­ha­distes repro­duisent aujourd’hui à Afrin les exac­tions de Daech et pro­voquent une vaste catas­trophe huma­ni­taire. Tous en appellent au sou­tien et au com­bat contre le « sys­tème de ter­reur d’Erdoğan ».

(Par Corinne Morel Darleux)

Nous repar­tons en voi­ture et la vie reprend en musique ; notre chauf­feur lance avec un plai­sir non dis­si­mu­lé sa bande-son spé­ciale Rojava qui rythme le tra­jet. On monte le son, vitres grandes ouvertes ; je prends une grande bouf­fée d’air. Nous tra­ver­sons la ville ani­mée de Qamishle. Des ado­les­cents lavent leurs motos à grands jets d’eau, un groupes de jeunes femmes passe en riant, une bou­tique ani­mée vend des pou­lets vivants, et, sur la place, à côté des dra­peaux et des por­traits d’Apo, une affiche rend hom­mage aux trois mili­tantes kurdes assas­si­nées en plein Paris il y a cinq ans : Sakine Cansiz, Fidan Doğan et Leyla Saylemez… Voir leurs visages ici me touche. Nous avons été des mil­liers à mani­fes­ter à Paris en jan­vier pour récla­mer la véri­té sur ce triple assas­si­nat. Un Turc, infil­tré dans les réseaux kurdes pari­siens, a été arrê­té ; décé­dé, depuis — l’im­pli­ca­tion des ser­vices secrets turcs, pour­tant lar­ge­ment docu­men­tée, n’a jamais été fouillée par la jus­tice ni par le gou­ver­ne­ment fran­çais. Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur, avait pro­mis de faire la lumière sur ce qui s’é­tait pas­sé ; Emmanuel Macron n’a tou­jours pas reçu les familles : la veille de notre ras­sem­ble­ment, il rece­vait Recep Tayyip Erdoğan à l’Elysée…

Le soleil se couche, la route défile. La nuit tombe, on roule tou­jours. Sur ma droite, à quelques kilo­mètres, je dis­tingue les lumières d’une grande ville. Entre elle et nous, une suc­ces­sion de petits points lumi­neux ali­gnés au cor­deau : le mur. Construit sur près de 900 kilo­mètres le long de la fron­tière syrienne par la Turquie, payée par l’Union euro­péenne pour accueillir — et rete­nir — sur son ter­ri­toire les réfu­giés syriens. Un mur éri­gé pré­ci­sé­ment à l’inverse, pour empê­cher les Syriens de se réfu­gier en Turquie. Contre-sens et folies du monde moderne. À minuit, l’électricité est cou­pée, le Rojava est plon­gé dans le noir. La Turquie reste illu­mi­née. Mais, de notre côté, on voit les étoiles.


Lire le second volet



REBONDS

☰ Lire notre article « L’émancipation kurde face aux pou­voirs syriens », Raphaël Lebrujah, mai 2018
☰ Lire notre entre­tien avec Olivier Grojean : « Le PKK n’est pas une ins­ti­tu­tion mono­li­thique », décembre 2017
☰ Lire notre ren­contre avec la Représentation du Rojava, juillet 2017
☰ Lire notre tra­duc­tion « La démo­cra­tie radi­cale contre Daech », Dilar Dirik, mai 2017
☰ Lire notre tra­duc­tion « Rojava : des révo­lu­tion­naires ou des pions de l’Empire ? », Marcel Cartier, mai 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Chris Den Hond : « Les Kurdes sont en train d’écrire leur propre his­toire », mai 2017
☰ Lire notre tra­duc­tion « Quelle révo­lu­tion au Rojava ? », avril 2017
☰ Lire notre tra­duc­tion « De retour de la révo­lu­tion du Rojava », mars 2017
☰ Lire notre article « Une coopé­ra­tive de femmes au Rojava »Hawzhin Azeez, jan­vier 2017

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  1. Bateau à fond plat pour tra­ver­ser un cours d’eau ou un lac.[]
  2. Note de la rédac­tion : pour en savoir plus sur les rela­tions qu’entretiennent la révo­lu­tion et le régime syrien, lire notre article « L’émancipation kurde face aux pou­voirs syriens ».[]
  3. Accompagnateur, tra­duc­teur ou guide, en région à risque.[]
  4. Tour métal­lique sou­te­nant le dis­po­si­tif de forage d’un puits de pétrole.[]

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Corinne Morel Darleux

En charge du développement à l'international de l'écosocialisme pour le Parti de Gauche, Corinne Morel Darleux est également conseillère régionale en Auvergne Rhône Alpes et chroniqueuse pour Reporterre et Là-bas si j'y suis... Elle vit à Die, dans le Vercors. Son blog : www.lespetitspoissontrouges.org

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