Canek Sánchez Guevara : l'indocile héritier

21 avril 2018


Anarchiste, écri­vain, punk, pho­to­graphe ou gra­phiste : bien des mots pour­raient décrire Canek Sánchez Guevara. Si son tem­pé­ra­ment et son goût pour le voyage rap­pellent son légen­daire grand-père, l’homme n’a jamais vou­lu qu’on le consi­dère comme « le petit-fils du Che » : impos­sible, répé­tait-il, d’in­car­ner ce pan­tin exem­plaire tant atten­du par le régime. Il choi­sit dès lors de s’éloi­gner de Cuba, en quête d’a­no­ny­mat. ☰ Par Marti Blancho


Fils de la Péruvienne Hilda Guevara Gadea, aînée du pre­mier mariage du Che, et d’Alberto Sánchez Hernández, un com­mu­niste mexi­cain réfu­gié à Cuba, Canek — « ser­pent noir », en langue maya — naît en 1974 dans une mai­son hava­naise du quar­tier de Miramar. La petite famille voyage beau­coup : entou­rée de réfu­giés poli­tiques et d’ac­ti­vistes locaux, elle s’installe à Milan, Barcelone et Mexico pour fina­le­ment ren­trer à Cuba. Canek y reste jusqu’à la mort de sa mère ; il a alors 22 ans et décide d’abandonner l’île pour rejoindre la ville d’Oaxaca, au Mexique. « En marge de tout prin­cipe poli­ti­co-idéo­lo­gique, il y a deux choses que j’admire gran­de­ment chez Ernesto Guevara : son inter­na­tio­na­lisme et sa témé­ri­té, des­quels je me suis sans doute nour­ri », dira-t-il en 2012, au cours d’une inter­view pour le quo­ti­dien bré­si­lien La Folha de Sao Paulo.

« Je trouve gênant un cer­tain type de gué­va­ristes, plus proches de la rhé­to­rique chré­tienne que de l’implacable athéisme du vieux gué­rille­ro. »

Mais nous sommes en 1986 et voi­là vingt ans que ledit Guevara est mort. Le gué­rille­ro argen­tin n’est plus seule­ment un per­son­nage his­to­rique mais un mythe révo­lu­tion­naire mon­dia­le­ment connu, une figure légen­daire que le gou­ver­ne­ment cubain conti­nue de célé­brer. Dès l’en­fance, Canek s’est ren­du compte qu’être le des­cen­dant du Che impli­quait une grande res­pon­sa­bi­li­té. À son arri­vée sur l’île, on exi­gea de lui un com­por­te­ment digne de son grand-père ; on lui expli­qua « com­ment [se] conduire, ce qu’il doit faire et ne pas faire, ce qu’il doit dire et ce qu’il doit taire ». Les bar­bu­dos au pou­voir aspi­raient à le his­ser sur quelque pié­des­tal afin que le peuple pût contem­pler à tra­vers le jeune héri­tier l’esprit du héros défunt. Mais Canek refuse en gran­dis­sant de deve­nir cette idole de pro­pa­gande : « Être le petit-fils du Che fut extrê­me­ment dif­fi­cile ; j’avais l’habitude d’être moi-même, rien d’autre. Je n’étais qu’un cra­do de plus, un désaf­fec­té, un anti­so­cial et je me rap­pro­chais beau­coup — selon les arché­types poli­ciers — d’un lum­pen. » Il sou­haite seule­ment vivre sans avoir à por­ter la charge de son ascen­dance, sans devoir adap­ter son com­por­te­ment aux injonc­tions offi­cielles. Rébellion d’a­do­les­cence, disent d’au­cuns. Canek exas­père l’oligarchie cubaine, en plus de ses parents. « Considéré comme un pes­ti­fé­ré par la plu­part des sou­mis à Fidel et com­pa­gnie, qui lui ont tour­né le dos de la façon la plus abjecte pour avoir été cou­ra­geux dès son plus jeune âge, il dénon­çait sans hési­ter les aven­tures tout sauf révo­lu­tion­naires de ceux qui aban­don­nèrent son grand-père », expli­que­ra son cou­sin, Martin Guevara, dans une lettre publiée en 20151.

Mais le déta­che­ment n’est pas total. Canek désire uni­que­ment s’éloigner de ceux qui cherchent à ins­tru­men­ta­li­ser les actes et les idéaux de son aïeul. Loin de refu­ser d’é­vo­quer le Che, il col­la­bore avec Radamés Molina Montes à une édi­tion com­men­tée de son Journal de Bolivie. Et jus­ti­fie sa mise à l’é­cart volon­taire par une défiance à l’en­droit des dogmes et des sim­pli­fi­ca­tions — ce mani­chéisme propre au trai­te­ment des figures révo­lu­tion­naires modernes, en somme. « Je trouve gênant un cer­tain type de gué­va­ristes, plus proches de la rhé­to­rique chré­tienne que de l’implacable athéisme du vieux gué­rille­ro. Sa dia­bo­li­sa­tion me dérange tout autant, celle qui le pré­sente comme un cri­mi­nel san­gui­naire jubi­lant dès qu’il fusille », écri­ra ain­si Canek dans son Journal sans moto­cy­clette — un titre en écho, bien sûr, au Voyage à moto­cy­clette du Che.

[Extrait d'une toile d'Antonio Vidal]

Une nouvelle bourgeoisie et un socialisme d’État

« La Révolution cubaine n’a pas été démo­cra­tique puisqu’elle a engen­dré les classes sociales qui l’en ont empê­ché : la révo­lu­tion a enfan­té une bour­geoi­sie, un appa­reil répres­sif prêt à la défendre du peuple et une bureau­cra­tie pour l’éloigner de ce der­nier. Mais, avant tout, elle a été anti­dé­mo­cra­tique en rai­son du mes­sia­nisme reli­gieux de son lea­der », ira-t-il jus­qu’à dire. Fort de son patro­nyme, Canek connaît les fils et les filles des grandes familles de la bour­geoi­sie. Si ce mot sonne comme une insulte à Cuba, il n’en est d’autres pour dési­gner une classe sociale qui existe bel et bien. Seulement, Canek « ne vi[t] pas enfer­mé dans une petite bulle de cris­tal » ; il fré­quente les for­tu­nés autant que les plus humbles. C’est par la diver­si­té de ses ami­tiés qu’il en arrive à la conclu­sion que la socié­té cubaine demeure une socié­té de classes : « Je com­men­çais à com­prendre que Peuple est une belle abs­trac­tion aux mul­tiples usages, sur­tout rhé­to­riques… », expli­que­ra-t-il. Canek cri­tique le sys­tème poli­tique cubain mais ne s’attaque pas au cor­pus idéo­lo­gique dans lequel celui-ci assure pui­ser : le petit-fils dénonce sim­ple­ment la contra­dic­tion qu’il constate entre le dis­cours offi­ciel et la réa­li­té sociale, les idéaux com­mu­nistes et le mode de gou­ver­ne­ment cas­triste. Propagande, cen­sure, répres­sion et inéga­li­tés font par­tie de la vie quo­ti­dienne à Cuba : elles ont à ses yeux peu à voir avec la théo­rie marxiste.

« Propagande, cen­sure, répres­sion et inéga­li­tés font par­tie de la vie quo­ti­dienne à Cuba : elles ont à ses yeux peu à voir avec la théo­rie marxiste. »

Fidel Castro et son armée de bar­bu­dos ont débar­ras­sé l’île de l’impérialisme nord-amé­ri­cain, c’est un fait, mais l’ins­tau­ra­tion d’un État soi-disant « socia­liste » a vu l’é­lan éman­ci­pa­teur amor­cé par les révo­lu­tion­naires s’enliser. Dans une inter­view accor­dée au maga­zine Proceso, Canek expli­que­ra que « tous [ses] reproches visant Fidel Castro et ses épi­gones pro­viennent de leur éloi­gne­ment des idéaux liber­taires, de leur tra­hi­son du peuple de Cuba et de l’affreuse sur­veillance mise en place pour pré­ser­ver l’État par-des­sus son peuple ». La res­sem­blance entre l’a­na­lyse for­mu­lée par Canek Sánchez Guevara et la cri­tique du bol­che­visme pro­duite en son temps par l’anarcho-syndicaliste Rudolf Rocker saute aux yeux. « Sous la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat s’est effec­ti­ve­ment déve­lop­pée en Russie une nou­velle classe, celle des membres de cette com­mis­sa­rio­cra­tie que la majo­ri­té de la popu­la­tion consi­dère et subit aujourd’­hui comme d’aus­si évi­dents oppres­seurs qu’au­tre­fois les repré­sen­tants de l’an­cien régime. […] Ils ont acca­pa­ré les meilleurs loge­ments et sont abon­dam­ment pour­vus de tout, tan­dis que la grande masse du peuple conti­nue à souf­frir de la faim et d’une ter­rible misère », écri­vait en effet Rocker dans Les Soviets tra­his par les bol­che­viks, au len­de­main de la révolte matée de Kronstadt, en 1921. Les bol­che­viks et les gué­rille­ros, une fois par­ve­nus au pou­voir, ont fini par res­sem­bler à la bour­geoi­sie qu’ils avaient pour­tant renversée…

Un punk à Cuba

Lors d’une émis­sion consa­crée au punk cubain, le jour­na­liste Rafael Uzcátegui fera savoir que le groupe Rotura, dont fit par­tie Canek, « était connu pour être un des pre­miers groupes punk sur l’île », à une époque où « le rock en géné­ral et le punk en par­ti­cu­lier étaient pros­crits, et alors qu’on savait que plu­sieurs rockeurs avaient été arrê­tés pour le pré­ten­du délit de dan­ge­ro­si­té sociale ». Ce mou­ve­ment musi­cal, por­té par une frange de la jeu­nesse cubaine, se consti­tua avant tout autour du rejet de la culture offi­cielle. Un moyen d’exprimer son refus de l’uniformité « socia­liste » face à un gou­ver­ne­ment les décri­vant comme autant de « jeunes alié­nés par l’impérialisme qui vou­laient détruire les ins­ti­tu­tions de l’île ». Rien moins. Canek dépein­dra cette contre-culture bouillon­nante dans 33 révo­lu­tions, avec l’i­ro­nie et l’au­to­dé­ri­sion dont fai­saient preuve les « fri­kis » — défor­ma­tion de « freaks », en espa­gnol —, ces punks ados de la Havane qui se sur­nom­maient « l’Étron, le Boiteux et le Borgne » et écou­taient « el Miclláguer, el Lenon, el Santana, el Aironmaiden ».

[Extrait d'une toile d'Antonio Vidal]

Un unique livre

Canek écrit régu­liè­re­ment pour des revues lit­té­raires, comme Replicante, Letras Explícitas ou Letras Libres. De 2008 à 2012, pour le jour­nal mexi­cain Milenio et Le Nouvel Observateur, il tient une chro­nique sur ses péré­gri­na­tions en Europe et en Amérique du Sud2. 33 révo­lu­tions est son unique roman, publié à titre post­hume à l’initiative de son père, Jesús Alberto Sánchez Hernández, qui disait de lui « qu’il n’était pas inté­res­sé par la gloire, [qu’]il ne pré­ten­dait pas écrire des livres sen­sa­tion­nels ». 33 révo­lu­tions, comme les tours d’un vinyle : « Le pays entier est un disque rayé (tout se répète : chaque jour est une répé­ti­tion de l’antérieur, chaque semaine, mois, année ; et de répé­ti­tion en répé­ti­tion le son se dégrade jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un vague et mécon­nais­sable sou­ve­nir du son ori­gi­nal — la musique dis­pa­raît, la rem­place un mur­mure sablon­neux incom­pré­hen­sible). »

Le disque de Canek Sánchez Guevara s’est arrê­té de tour­ner le 21 jan­vier 2015 à Mexico. Inconnu du grand public par volon­té propre et bri­seur de des­tin : il réus­sit à deve­nir beau­coup plus que le petit-fils du Che.


Illustration de ban­nière : Antonio Vidal


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  1. Sur le site Café Fuerte.[]
  2. Voir le recueil Journal sans moto­cy­clette, uni­que­ment publié en espa­gnol aux édi­tions Pepitas de Calabaza.[]

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