Bashung, l'angoisse en délice

29 janvier 2019


Texte inédit pour le site de Ballast

Voix sin­gu­lière du rock ou de la chan­son fran­çaise, c’est à voir, Alain Bashung est mort voi­là 10 ans. De son album post­hume — de beaux fonds de tiroir —, il ne sera pas ques­tion ici : l’au­teur, fort d’une lec­ture de l’é­cri­vain Georges Bataille, remonte le cou­rant d’une œuvre tex­tuelle et musi­cale toute entière « à l’article de l’amour ». ☰ Par Julien Chanet


Alors en plein com­bat contre la mala­die qui l’emportera quelques mois plus tard, Alain Bashung, dans le clip de la chan­son « Résident de la République », tirée de l’album Bleu Pétrole, appa­raît seul pas­sa­ger d’un avion. Sur sa tablette, un livre. L’image est fugace mais expli­cite : c’est Le Bleu du ciel de Georges Bataille. Tentons dès lors de tirer un fil, de tra­cer un sillon dans l’œuvre de Bashung ; pre­nons Le Bleu du ciel comme une malice autant qu’un indice sérieux — tes­ta­men­taire, même.

Un érotisme malade

Se dérou­lant dans la nuit des années 1930, Le Bleu du ciel est le récit à la pre­mière per­sonne des errances alcoo­liques, sexuelles et exis­ten­tielles de Troppmann, per­son­nage bla­sé, hébé­té, peu concer­né par les agi­ta­tions poli­tiques — guerre d’Espagne, mon­tée du nazisme — et se décri­vant lui-même comme un « idiot qui s’alcoolise et qui pleure1 ». Mais l’ou­vrage n’est pas qu’un miroir cruel à l’en­droit des expé­ri­men­ta­tions poli­tiques et mili­tantes — décri­vant avec sar­casme les ten­ta­tives de résis­tances, com­mu­nistes pour l’es­sen­tiel —, pas plus qu’il ne se limite à décrire le dés­œu­vre­ment d’un dan­dy pathé­tique, insup­por­table à lui-même et aux autres : Bataille pousse le récit hors des sen­tiers et fait le por­trait d’un homme s’adonnant autant aux orgies qu’à la culpa­bi­li­té, notam­ment vis-à-vis de ses pul­sions nécro­philes face au cadavre de sa mère, moment paroxys­tique s’il en est. Étrangement, à contre­coup, la noir­ceur mor­bide plon­gée dans une sorte de rêve­rie coton­neuse paraît témoi­gner des mas­sacres à venir. Le per­son­nage prin­ci­pal semble comme en sym­biose avec l’esprit du temps : pro­fon­dé­ment malade2.

« Prenons Le Bleu du ciel comme une malice autant qu’un indice sérieux — tes­ta­men­taire, même. »

Politique géno­ci­daire en ges­ta­tion, trans­gres­sion sexuelle, dan­dysme déca­dent, excès, dépres­sion, alcool et mort : tout ceci n’offre pas fran­che­ment des pers­pec­tives de féli­ci­té. Facétieux, on ima­gine tou­te­fois Bashung s’en amu­ser — sur­tout que le roman est mâti­né d’humour grin­çant. Mais il com­porte sur­tout l’une des obses­sions de son auteur : l’érotisme comme appro­ba­tion de la vie jusque dans la mort : « Prendre le risque de la mort, et l’érotisme va jusque-là pour Bataille, éro­tisme noir et cruel, pour haus­ser la vie à un autre niveau d’exigence qui cor­res­pond à cette conti­nui­té fon­da­men­tale, pre­mière, vers laquelle fina­le­ment Bataille n’a jamais ces­sé d’aller3. » Parvenir à une dimen­sion sacrée de l’existence passe par l’érotisme — non pour se pro­je­ter dans une méta­phy­sique reli­gieuse, mais pour s’ancrer dans l’existence la plus maté­rielle : une obs­cé­ni­té de l’immanence, pour­rait-on dire. « Il ne faut pas, comme le font les reli­gieux, spi­ri­tua­li­ser le domaine de la sexua­li­té pour l’élever au niveau des expé­riences éthé­rées4» Chez Bataille, l’érotisme n’est pas un embel­lis­se­ment de la sexua­li­té, qui rime­rait avec roman­tisme, et nous ferait par­ve­nir au Beau dans l’amour, mais la ren­contre entre l’être et le néant pour atteindre la sus­pen­sion de l’individu pris iso­lé­ment. Autrement dit, un retour vers une trans­gres­sion ori­gi­nelle : « Est éro­tique quelqu’un qui se laisse fas­ci­ner comme un enfant par un jeu, et par un jeu défen­du5 ». L’érotisme va donc plus loin que la sexua­li­té « ordi­naire », celle-ci recon­dui­sant l’isolement des indi­vi­dus — et Bataille de sur­dé­ter­mi­ner l’érotisme comme une nos­tal­gie de l’unité, de la conti­nui­té : celle-ci, per­due à la nais­sance, est retrou­vée à la mort. On attein­drait, par petites touches, via le sacré de l’érotisme, cette conti­nui­té perdue.

L’écrivain va même plus loin : l’amour doit être aus­si sale que la mort. Cet éro­tisme, théo­ri­sé dans son livre homo­nyme, souffle sur Le Bleu du ciel, fic­tion­na­li­sant l’« entière sup­pres­sion des limites6 » qu’il sup­pose. Quant à Bashung, tenons-nous en à cette hypo­thèse : affai­bli par la mala­die, en feuille­tant ce livre, il nous donne un indice, une piste lit­té­raire, une phi­lo­so­phie orga­ni­sant son rap­port à l’a­mour — sale, incan­des­cent — et à la mort. Un vers admi­rable de pré­ci­sion et de conci­sion arti­cule et condense les thé­ma­tiques « batailliennes » : « À l’ar­ticle de l’amour / Je rede­vien­drai l’en­fant ter­rible / Que tu aimais » (« L’irréel », 2002). Résulte de cet héri­tage un uni­vers par­ti­cu­lier évi­dem­ment loin des niai­se­ries de la varié­té, mais se dif­fé­ren­ciant éga­le­ment de ses illustres pré­dé­ces­seurs. Certes, prendre en compte les legs de Ferré et de Gainsbourg (avec qui il col­la­bore le temps d’un album), sty­lis­ti­que­ment, pour ce souffle liber­taire, lit­té­raire et hors cadre s’im­pose. Sur la forme, la voix chan­tée-par­lée et les explo­ra­tions musi­cales, éga­le­ment. Mais lorsque l’on aborde les textes, leur miso­gy­nie, féroce, reven­di­quée ou oppor­tu­niste — ambi­guë chez Bataille, par filia­tion sadienne —, fait obs­tacle. Outre une approche sin­gu­lière de l’érotisme par la mort, un élé­ment fon­da­men­tal le com­plique encore, et relie Bashung à l’é­cri­vain : l’angoisse. « J’enseigne l’art de tour­ner l’an­goisse en délice », affir­ma ce der­nier. On ne sau­rait mieux dire du chanteur.

La peur des mots

Pour com­prendre à quoi tient la sin­gu­la­ri­té de Bashung quand il chante l’amour, thème cen­tral, de tout temps, dans la musique popu­laire, c’est encore par du bleu qu’il faut en pas­ser. « Les mots bleus » plus exac­te­ment. Chanson à la mélo­die célèbre de Christophe, fai­sant le suc­cès des émis­sions de télé-cro­chet et de karao­ké, elle pos­sède un texte7 plus sub­til qu’il n’y paraît : des­crip­tion d’une dis­po­si­tion éro­tique contem­po­raine et de son angoisse cor­ré­la­tive. Chanson sur l’autisme en amour, sur l’incapacité de com­mu­ni­quer ses sen­ti­ments : « Parler me semble ridi­cule / Je m’é­lance et puis je recule / […] J’aime le silence immo­bile / D’une ren­contre ». Rien de kitsch, en réa­li­té, ici, mais un uni­ver­sel sen­ti­ment d’indis­po­si­tion. « Autiste-com­po­si­teur », comme il aimait se dépeindre, Bashung pio­che­ra autant dans ce roman­tisme presque sur­an­né et pudique des « mots bleus » que dans le foi­son­ne­ment de l’érotisme violent, incon­for­table du Bleu du ciel. C’est peu dire qu’il ne goû­tait pas la nudi­té des sen­ti­ments d’un Brel : « Ça me fou­tait mal à l’aise, cette façon de perdre sa digni­té. Quand j’avais 20 ans, je me disais : Ne me quitte pas, c’est pas une chan­son d’amour. Je serai l’ombre de ton chien, c’est ter­ri­fiant ! Il faut pas­ser par là pour se dire un jour : Je vois très bien ce qu’il a vou­lu dire. Mais il s’agissait d’écrire autre­ment. Au lieu de racon­ter au pre­mier degré mes bles­sures sen­ti­men­tales, j’ai essayé de décor­ti­quer de l’intérieur tout ce pro­ces­sus et d’éviter le juge­ment8»

Les textes, décors décortiqués

« C’est peu dire qu’il ne goû­tait pas la nudi­té des sen­ti­ments d’un Brel : Ça me fou­tait mal à l’aise, cette façon de perdre sa digni­té. »

Le réper­toire de Bashung offre à l’au­di­teur une expé­rience par­ti­cu­lière, recon­nais­sable. Il aura pour­tant mul­ti­plié les col­la­bo­ra­teurs musi­caux autant que les auteurs, avec qui il tra­vaille étroi­te­ment. Chez lui, point de poé­sie bien ordon­née, de textes sco­laires, de rimes aux pieds nicke­lés : la langue est châ­tiée et bous­cu­lée, explo­rée dans tous ses recoins. Si l’on peut déce­ler ici et là quelques calem­bours et blagues potaches pour épa­ter la gale­rie, prin­ci­pa­le­ment dans les années 1980 aux côtés du paro­lier Boris Bergman, la plume des célèbres Vertiges de l’amour, on ne sau­rait le réduire à ça. « Ce n’est pas for­cé­ment dans les mots eux-mêmes que je trouve cette pein­ture des sen­ti­ments, c’est dans leur mariage, dans le contexte9. » ; ain­si : « En Écosse des gosses écossent / Des chi­mères en chair et en os / D’accortes sou­brettes les escortent / En Écosse des gosses pré­coces / Chopent des crampes / À faire l’a­mour à tue-tête / À bâtons rom­pus » (« Que n’ai-je », 1994). Si Bashung ne se veut donc jamais vir­tuose, cela ne l’empêche d’aimer se perdre dans la langue, s’enivrer d’elle10. Conscient — com­ment ne pas l’être ? — du poids du pas­sé, il s’interroge : « Brel, Brassens, Ferré, on se deman­dait si un jour on arri­ve­rait à faire quelque chose d’aus­si fort11 »12.

C’est avec Jean Fauque, com­plice des années les plus aven­tu­reuses et maî­tri­sées (1989–2002) qu’aboutit cette langue chan­tée — hypo­thèse sub­jec­tive, donc dis­cu­table —, cor­ré­la­tive de prises de risque musi­cales (blues enfié­vré, élec­tro mini­ma­liste der­rière des appa­rats orches­traux aux ryth­miques brin­que­ba­lantes, dénue­ment acous­tique ou satu­ra­tions dis­so­nantes, coun­try new-wave). Bien enten­du, Bashung exis­tait déjà avant. Mais les som­mets tex­tuels du duo ont beau­coup fait pour sa pos­té­ri­té artis­tique. Les textes naissent après d’intenses par­ties de ping-pong entre le chan­teur et son co-paro­lier et, après avoir pas­sé toutes les épreuves et les étapes pour être auto­ri­sés à fran­chir les cordes vocales du chan­teur, trouvent cet équi­libre pré­caire entre le sibyl­lin, le sur­réa­liste, l’abscons et le mani­feste, l’évident. Mutique, réser­vé, Bashung compte ses mots, et chaque mot compte. « Je crois que contrai­re­ment à ce que l’on dit sou­vent, je suis un des auteurs qui se dévoile le plus dans ses chan­sons. Il n’y a qu’à écou­ter. » En conce­vant les textes à quatre mains ? « J’ai tou­jours peur de me racon­ter trop moi-même, alors j’é­prouve en per­ma­nence le besoin que des pro­po­si­tions se mélangent aux miennes13. » Les textes lon­gue­ment sculp­tés par le duo contiennent des contra­dic­tions, des doubles sens, des allu­sions. Procédant par éla­gages suc­ces­sifs, décou­pages, col­lages, téles­co­pages, les textes s’échappent pour ser­vir sa voix, sa bouche même : « Parfois [Gainsbourg] écri­vait quelques mots, mais je lui disais Ça c’est très joli, mais je ne peux pas l’as­su­mer, ça me concerne moins. C’était tou­jours d’un grand niveau, ce n’é­tait pas une ques­tion de qua­li­té, c’é­tait sim­ple­ment que je sélec­tion­nais les idées, les mots qui, dans ma bouche, pou­vaient son­ner vrai14. »

Dans une rare expli­ca­tion de texte, Bashung dévoile la genèse de « Malaxe », la chan­son qui ouvre son dixième album, Fantaisie mili­taire, et y dévoile beau­coup de son pro­ces­sus créa­tif, l’en­tre­la­ce­ment thé­ma­tique du concret, des objets, des espaces pour mieux construire les méta­phores, ana­lo­gies : « L’idée m’est venue à par­tir d’un constat sur l’é­vo­lu­tion de l’ar­chi­tec­ture. Lors de la der­nière tour­née, à tra­vers les villes que j’ai pu tra­ver­ser, je me suis ren­du compte à quel point les mai­sons étaient de plus en plus dégueu­lasses, sans carac­tère, propre à faire naître des idées fas­ci­santes. J’ai eu envie de réflé­chir sur la façon dont les gens dis­posent d’autres gens, influencent leur vie quo­ti­dienne, modi­fient leurs com­por­te­ments. Et puis j’ai pen­sé à la sculp­ture, au rap­port de l’homme à l’homme, ou de l’homme à la femme, à cette façon qu’on a, à tra­vers nos rela­tions pro­fes­sion­nelles ou affec­tives, de se fabri­quer les uns les autres : on se trans­forme mutuel­le­ment, on se mani­pule, et si par­fois le résul­tat est pro­bant, d’autres fois il se pro­duit une catas­trophe. Chacun a sculp­té l’autre et, au bout d’un moment, on s’a­per­çoit qu’on a façon­né deux monstres. Alors on part, ou on s’en­ferme, afin d’es­sayer de se dés­in­toxi­quer de l’in­fluence de l’autre. Ce que je raconte m’est arri­vé. Chacun de mes disques s’est construit sur une rup­ture, un chaos affec­tif ou un démé­na­ge­ment. Je ne crois pas avoir fait deux albums dans le même contexte15. »

« Cette liber­té semble être une revanche sur son enfance : Moi je vivais dans un monde conser­va­teur, plein de fausse sécurité,qui consi­dé­rait le plai­sir sen­suel comme un péché. »

Chloé Mons, sa der­nière épouse, dira, sagace, qu’il fut un céré­bral et non un intel­lec­tuel… Ce savoir-faire, cette co-construc­tion, l’éloigne de cer­taines de ses idoles, les sin­ger-song­wri­ters amé­ri­cains de sa jeu­nesse, tel Bob Dylan, ayant géné­ré le culte des « auteurs-com­po­si­teurs-inter­prètes ». Mais cette Amérique, il ne la fan­tasme pas : « Aujourd’hui, quand je fais pas­ser une gui­tare dans l’écho, c’est pour illus­trer cette idée d’ouverture, de grands espaces. L’Amérique en elle-même, je m’en fous tota­le­ment16. » L’enfant d’une ouvrière bre­tonne tra­vaillant chez Renault à Boulogne-Billancourt et d’un père incon­nu, pro­ba­ble­ment kabyle, éle­vé en Alsace chez les parents du beau-père, un bou­lan­ger alsa­cien, ne rêve pas que d’é­va­sion amé­ri­caine. S’il se réfu­gie dans les chan­sons d’Elvis Presley ou de Gene Vincent, cap­tant les pro­grammes radio des casernes amé­ri­caines ins­tal­lées en Allemagne, il se confronte éga­le­ment aux dis­so­nances d’un Kurt Weil, à ses ambiances caba­ret et déstruc­tu­rées, ou encore aux amours tra­giques de Piaf. Il fau­dra du temps et de la per­sé­vé­rance — des contrats de com­po­si­teur et d’ar­ran­geur pour Dick Rivers en pas­sant par des petits bou­lots — pour arri­ver à la recon­nais­sance artis­tique qui lui per­met­tra de tra­vailler avec des musi­ciens de renom­mée inter­na­tio­nale. Les grands espaces de la créa­tion, il les trouve sou­vent au tra­vers de coups de cœur pour des gui­ta­ristes, tel Marc Ribot, comme pro­jec­tion d’une éman­ci­pa­tion artis­tique et per­son­nelle : « Je vais très très mal quand je n’ai pas l’im­pres­sion que tout est pos­sible. Je peux dépé­rir, les choses m’in­dif­fèrent. Ce qui m’a atti­ré dans ce métier, c’est l’a­ven­ture, pas de pro­gres­ser socia­le­ment17» Cette liber­té har­di­ment conquise semble être une revanche sur son enfance : « Moi je vivais dans un monde conser­va­teur, plein de fausse sécu­ri­té, qui refu­sait d’envisager l’avenir, qui consi­dé­rait le plai­sir sen­suel comme un péché18. » C’est un vers écrit par Gérard Manset, sur l’album Bleu Pétrole, qui résume sans doute le mieux cette contra­rié­té du plai­sir inat­tei­gnable, de la peine tou­jours sus­pecte : « Je suis un indien / Je suis un apache / Auquel on a fait croire / Que la dou­leur se cache / Je suis un apache / Je suis un indien / Auquel on a fait croire / Que la mon­tagne est loin. » (« Je tue­rai la pia­niste », 2008)

Lorsqu’il écrit, Bashung a besoin d’une rela­tion tex­tuelle, conflic­tuelle, avec un auteur. Au fur et à mesure, il fera de même avec ses musi­ciens, leur don­nant une grande marge de manœuvre et de liber­té. Pour échap­per à l’ennui, à la page blanche, à la répé­ti­tion et enfan­ter des chan­sons qui lui res­semblent — « Je me méfie de la com­pli­ci­té, de la fidé­li­té. La paresse et de faux conforts peuvent s’installer […] tout seul, c’est trop de soli­tude. Mais c’est une sorte de leurre, parce qu’on est tout de même soli­taire pour finir les choses19. » Cette concep­tion donne nais­sance à un style, une signa­ture, et l’oblige à des choix. Il n’est pas en mesure de par­ler de tout. « J’ai aban­don­né, par exemple, les sujets qui tou­chaient au mili­tan­tisme ; je n’ai jamais su trou­ver les mots20. » Bashung chan­te­ra « Tu touches pas à mon pote » (écrit par Boris Bergman) pour SOS Racisme pen­dant les année 1980. Revenant sur l’opportunité d’une telle chan­son, il confesse : « Plus je dénon­çais le racisme, plus il se déve­lop­pait ; on se demande si le silence n’est pas pré­fé­rable21. » De poli­tique, il n’en sera donc pas ques­tion, du moins plus aus­si fron­ta­le­ment. Mais il fera de la place, ici ou là, pour le bes­tiaire poli­tique. « Un âne plane » est, par exemple, d’une cruau­té sans nom envers François Mitterrand. Mais la for­mu­la­tion est nébu­leuse, énig­ma­tique : « Un âne plane / Autour des tours de Notre-Dame / Un âne clame son exis­tence / Avant qu’elle ne se fane ». Il s’ex­plique : « Je voyais quelqu’un de très intel­li­gent tour­ner autour de Notre-Dame, comme Peter Sellers dans La Panthère s’emmêle. Je voyais un mec intel­li­gent se foutre de notre gueule. Mitterrand m’a fait beau­coup de mal. […] On décou­vrait cette intel­li­gence dia­bo­lique à l’œuvre. […] J’avais espé­ré que la gauche au pou­voir se ter­mi­ne­rait autre­ment22. ». Un autre exemple de chan­son poli­tique, moins sibyl­line, est « Noir de monde », où se mêle révi­sion­nisme his­to­rique (« Circulent des rumeurs / À faire pâlir / Qu’on me dis­pense du son des leçons / […] À moi s’a­grippent des grappes de tyrans / Des archanges aux blanches canines / Tueurs de mémoire à la conscience obèse ») et dis­cours amou­reux (« Je vou­drais t’ai­mer comme un seul homme / Arrêter d’i­non­der la Somme »). La grande Histoire ren­contre les pleurs pathé­tiques d’un homme esseu­lé : effet de la recons­truc­tion a pos­te­rio­ri, sans doute, mais com­ment ne pas y voir un écho au Bleu du ciel ?

Leitmotiv du désir angoissé

Bashung, tel Troppmann dans le roman de Bataille, construit une œuvre en forme de péré­gri­na­tion soli­lo­quante. Concernant son disque de 2002, L’Imprudence, il déclare : « J’avais envie d’un disque tra­gique et sen­suel23 . » Bien que l’artiste ait veillé à tou­jours prendre le contre­pied d’un album avec le sui­vant, un vers de « Mes pri­sons » résu­mait déjà bien ce pro­gramme poé­tique : « De ma peine, je ferai mon lit ». Les liens tis­sés avec son public reposent sur le carac­tère à la fois secret et théâ­tral du per­son­nage, sur son par­cours en dents de scie, tant artis­tique que per­son­nel (alcool et dépres­sions émaillent sa vie et recon­duisent cer­tains lieux com­muns auto­des­truc­teurs du rock) : Bashung, c’est une pré­sence, une voix, un phra­sé, un corps qui semblent tou­jours un peu hors-norme. Son éman­ci­pa­tion artis­tique24, sans réelle concur­rence — Ferré est mort en 1993, Gainsbourg en 1991, et la nou­velle géné­ra­tion se fait attendre — le mène­ra à reprendre, à sa manière, le flam­beau d’une liber­té musi­cale et tex­tuelle s’écartant du cadre moral ins­tal­lé, par un dis­cours poé­tique assu­mant sen­sua­li­té et dou­leur : « Mes pri­sons s’évanouissent lorsque ta peau m’appelle ». Exceptionnellement, le seul pro­gramme sera de « juste faire hen­nir les che­vaux du plai­sir » (« Osez Joséphine », 1992). Mais, le plus sou­vent, c’est l’ambivalence qui prime : « Le laby­rinthe conduit l’homme mobile à des étreintes / loin du récon­fort […] Le plus clair de mon temps dans ma chambre noire / Des coups de latte / Un bai­ser / Des coups de latte / Un bai­ser » (« J’passe pour une cara­vane », 1994). La pers­pec­tive de Bashung, très auto­cen­trée, donc, en est fata­le­ment andro et hété­ro­cen­trique. Il chante essen­tiel­le­ment à la pre­mière per­sonne du sin­gu­lier, et ce n’est pas un hasard si l’on trouve une allu­sion à Narcisse au détour d’un vers éro­tique : « L’amour t’a tant fait luire / je m’vois dedans » (« Légère éclair­cie », 1989). Jamais il n’écrira pour une femme : son uni­vers s’inscrit dans la tra­di­tion majo­ri­taire mas­cu­line de la chan­son fran­çaise. Il révé­le­ra, au sujet de sa col­la­bo­ra­tion avec Gainsbourg (Play Blessure, 1982) : « Il me pro­po­sait par­fois des choses qui ne me conve­naient pas tou­jours, parce qu’il tra­vaillait beau­coup avec des femmes en géné­ral. Il a fait beau­coup de chan­sons pour des femmes, plus que pour des hommes, donc j’é­tais un peu là pour lui dire je suis un homme et cer­tains mots ne pas­se­ront pas, sont trop fins. Donc par­fois il fal­lait un peu le bru­ta­li­ser25. »

« La pers­pec­tive de Bashung, très auto­cen­tré, fata­le­ment andro et hété­ro­cen­trique, s’inscrit dans la tra­di­tion majo­ri­taire mas­cu­line de la chan­son française. »

Chez Bashung, les femmes sont bien sou­vent spec­trales, en arrière-plan d’une rup­ture, d’un échec, d’une dou­leur, d’une tra­hi­son — l’archétype étant « La nuit je mens » — ou comme voie vers le plai­sir, l’extase26. Certes, en de rares occa­sions, il s’épanche sur la femme en elle-même ; bien sûr, il y a quelques noms aux­quels se rac­cro­cher, les Joséphine, Gaby, Madame Rêve, Elvire ou encore Martine (mais aucune Melody Nelson, aucune des­crip­tion fine de l’ob­jet de son désir, doué de parole ou d’exis­tence auto­nome). Et si « Madame Rêve » tutoie, sur le thème de la mas­tur­ba­tion fémi­nine, le texte de Gainsbourg dans L’Homme à tête de chou27, Bashung met peu la femme au centre. Lorsque, dans « Happe », l’Autre appa­raît, c’est par le tru­che­ment d’une peine, d’un regard fugace : « Par la porte entre­bâillée / Je te vois pleu­rer / Des romans-fleuves assé­chés / Où jadis on nageait ». De même que le couple, la paire, le tan­dem, l’al­té­ri­té n’est pas décrite en prio­ri­té. Comme Troppmann dans Le Bleu du ciel, les récits des chan­sons de Bashung28 sont plus volon­tiers des mono­logues inté­rieurs, sinon des rumi­na­tions : « Je ne suis là que pour toi / J’ai fait un songe / Une hypo­thèse / Un pro­jet de baise / C’est pas le fruit d’une mûre réflexion / Mais plu­tôt une pul­sion / Sans nom sans défi­ni­tion / Mon unique solu­tion / Pure laine coton » (« Après d’âpres hos­ti­li­tés », 1994). Notons une excep­tion : un per­son­nage de femme active, forte et éman­ci­pée a fait par­tie de son réper­toire sous le nom de Marie-José Perec (« Dans la fou­lée », 2002). « Dans la fou­lée » narre le risque d’une liber­té, d’une indi­vi­dua­li­té hors norme. La spor­tive, à la per­son­na­li­té com­plexe, ombra­geuse peut-être, fut vic­time d’un lyn­chage média­tique. Une his­toire de son com­por­te­ment jugé peu coopé­ra­tif, des atti­tudes de diva. Mais de tout cela Bashung se contre­fiche, se concen­trant sur la folie para­noïaque et l’attaque média­tique : « De la douche au bûcher / la route est longue /, mais l’Acropole la laisse de marbre ». En quelques vers, le chan­teur célèbre l’exploit (« Elle avait le miracle facile / la vic­toire au bout des cils ») pour mieux contes­ter la tem­pête média­tique et ses « cru­di­tés sur ordon­nance » ; même là, Perec est, pour les auteurs, une bat­tante : « Dans la fou­lée elle a balayé / et la houle et les huées / dans la fou­lée / nudi­té à la lavande / liber­té dans la tour­mente ». Au final, « elle revien­dra si ça lui chante / si elle y pense ».

Une masculinité inquiète

Que serait une approche moins égo­cen­trique et mas­cu­line ? Prenons un exemple. Christophe, encore lui, ayant pris la tan­gente vis-à-vis de la varié­té pour pro­po­ser un par­cours plus inté­res­sant — une mue tar­dive, mais dont le niveau d’exigence le rap­proche de Bashung —, pro­pose depuis une ving­taine d’années des chan­sons où la pers­pec­tive fémi­nine se trouve plus assu­mée, notam­ment par le fait que ses co-auteurs sont pour beau­coup des co-autrices, telle Marie Möör : « Elle veut tant de choses / Rêver sa vie / Dans ces vies de rêve / Traverser le ciel / Prendre le large elle veut / Quelque chose de nou­veau / Elle veut des robes, chan­ger de peau / Un cœur grif­fé en satin rouge / Chaque fois, repar­tir à zéro / Elle veut la fête, et que ça bouge ! » (« La Man »29 , 2001) . Des mots, une pers­pec­tive, un point de vue sur­tout (« elle veut »), introu­vable chez Bashung. Mais cette mas­cu­li­ni­té quelque peu étri­quée, impropre au décen­tre­ment, est non-toxique. Car si l’homme-Bashung est vic­time de l’amour, de ses ver­tiges, et que l’homme-artiste revêt une fra­gi­li­té assu­mée, il n’est pas vic­time des femmes. Et bien qu’elles soient actrices de ses cha­grins, on ne trou­ve­ra aucun res­sen­ti­ment à leur encontre. Quelquefois, la vio­lence des mots reflète celle des sen­ti­ments d’échec. Dans « Mes bras » (2001), l’aveu de l’é­chec patent d’une rela­tion se mêle à une bles­sure nar­cis­sique, une fier­té bles­sée, bru­ta­le­ment expri­mée : « Mes bras connaissent / La menace du futur / Les délices qu’on ampute / Pour l’amour d’une connasse ». La décon­ve­nue est com­prise comme consé­quence d’une incom­pé­tence à assu­mer une res­pon­sa­bi­li­té (fan­tas­mée) : « J’étais cen­sé t’extraire / Le pieu dans le cœur / Qui t’empêche de cou­rir ». Ambition déme­su­rée ? Injonctions néfastes de la mas­cu­li­ni­té ? Quoi qu’il en soit, le mal est fait, le bra­con­nage d’une « connasse » comme illu­sion d’amour n’aura duré qu’un temps, et le nar­ra­teur n’est pas dupe de la sépa­ra­tion qui se trame : « Mes bras connaissent / Sur le bout des doigts / La pro­messe d’un ins­tant / La des­cente aux enfers / Mes bras connaissent / Mes bras mesurent la dis­tance / […] Mes bras connaissent / Une étoile sur le point de s’éteindre ».

En d’autres occa­sions, la fier­té mas­cu­line se mêle à cette angoisse si pré­sente, assu­mant la fra­gi­li­té des choses : c’est là toute l’ambivalence de Bashung et Fauque : dans la tour­mente des sen­ti­ments, il n’y a pas de place pour un viri­lisme machiste, mais une place est lais­sée en revanche à la vul­né­ra­bi­li­té : « Les vents de l’or­gueil / Peu apai­sés / Peu apai­sés / Une pous­sière dans l’œil / Et le monde entier sou­dain se trouble » (« Happe », 1992). Pour sai­sir ce qui se trame ici, pre­nons un exemple à revers : un texte de Brel, bien connu pour la miso­gy­nie cin­glante de son œuvre. Dans le chef‑d’œuvre qu’est « La ville s’endormait » (1978), le nar­ra­teur, amer et acca­blé, sou­haite gar­der la face (« Et ma soif prend garde / qu’elle ne se voit pas ») ; l’éternel fémi­nin sur­git dans le texte sous la forme d’un sar­casme à l’égard d’Aragon et Ferrat : « Mais les femmes tou­jours / Ne res­semblent qu’aux femmes / Et d’entre elles les connes / Ne res­semblent qu’aux connes / Et je ne suis pas bien sûr / Comme chante un cer­tain / Qu’elles soient l’a­ve­nir de l’homme ». Le texte s’a­chève sur l’évocation d’une « Demoiselle incon­nue / À deux doigts d’être nue / Sous le lin qui dan­sait ». À la dif­fé­rence de ses illustres pré­dé­ces­seurs, Bashung donne donc à entendre une mas­cu­li­ni­té inquiète, déso­rien­tée : « Je sais plus où tu m’as ran­gé / Où tu m’as mis / Où tu me situes / Le lit où j’é­tais cen­sé rêvas­ser / Je n’y suis plus […] M’aurais-tu prê­té / D’obscurs des­seins / M’aurais-tu concas­sé / Puis ven­du à un prix exor­bi­tant / De gale­rie en gale­rie / Je me suis guet­té / J’ai poi­reau­té pour rien / Et le monde s’en fiche » (« J’avais un pense-bête », 1994). À d’autres moment, c’est la crainte face au juge­ment de l’autre qui s’ex­prime : « Tu me disais / Préconisais / Des caresses volu­biles / C’était quand je vou­lais / Où je vou­lais / Je n’é­tais plus ta risée » (« Après d’âpres hos­ti­li­tés », 1994) « Qu’as-tu fait de moi / Perdu corps et âme / Dans les toi­lettes des dames / Aux tour­ments haut de gamme ». Mais, se repre­nant, orgueilleux et sûr de lui : « Je suis celui qui luit / Qui vous éblouit / Qu’a la bou­gie » (« Kalabougie », 1992).

« Ses textes, d’une puis­sante imma­nence, sont rem­plis d’éléments ter­reux, de plantes, de fleurs, de fleuves, de corps en mou­ve­ment, d’objets du quotidien. »

Chez Bashung, la femme semble hors d’atteinte. L’inquiétude, l’angoisse, l’incompétence, de fait pointe lorsque, revi­si­tant le mythe de la Belle au bois dor­mant et du prince char­mant dans « 2043 » — his­toire sexiste et gen­rée s’il en est —, le per­son­nage de Bashung demande du temps avant de s’engager, tel­le­ment de temps qu’il se sera consu­mé. En d’autres termes, la Belle au bois dor­mant est inac­ces­sible ; mieux : le pré­ten­dant ne sera jamais assez bien. « La réveillez pas / Laissez-la / La réveillez pas / Pas avant 2043 / D’ici là j’au­rai décou­vert / Lequel de mes autres oubliés / Aura l’a­plomb de l’aimer / D’ici là je ferai flèche de tout bois / D’ici là je me serai consu­mé / D’ici là j’au­rai balayé les cendres / Et tout ce qui s’ensuit »30. En d’autres occa­sions, le chan­teur décrit l’inconfort qu’occasionne cette dis­tance par la frus­tra­tion : « Je fais comme si / C’était pas périlleux / Mais ça me rend chif­fon / De la savoir / Hors d’at­teinte / Hors de moi » (« Elvire », 1994). Cette sen­si­bi­li­té n’est pas feinte. À la lumière d’un entre­tien don­né en 199031, nous sommes témoins du déca­lage patent entre la volon­té de faire trash de l’animateur et la dou­ceur, voire la naï­ve­té des réponses de l’in­vi­té : « – Premier gar­çon avec qui t’as fait l’amour ? – Oh je suis encore vierge de ce côté-là, oui, oui… Je sais pas, j’ai pas… Un jour je me suis retrou­vé dans un pieu avec un mec, et il ban­dait comme un fou, il me tou­chait à peine. Et bon, moi je vou­lais dor­mir… Et j’étais éton­né par ce mec parce que je le fai­sais ban­der. Je trou­vais ça fas­ci­nant. […] – Première pute ? - […] Je devais avoir 19 ans, et je chan­tais tous les soirs cinq ou six chan­sons de Dylan, Bobby McGuire. Et il y avait des filles au bar, et j’étais deve­nu copain avec elles ; on pas­sait des nuits ensemble, des fois. […] C’était super, elles me pro­té­geaient, car­ré­ment. Mais je ne les voyais pas comme des… j’ai… quand on me parle de putes, j’suis un peu cho­qué par le mot, parce que j’ai vu des filles super, enfin… »

Cantique des Cantiques : une ouverture vers l’égalité

S’il vou­lut une pro­ces­sion catho­lique pour ses obsèques, Bashung ne mani­fes­ta que rare­ment son adhé­sion à un dogme reli­gieux, et sans doute celle-ci fut fluc­tuante. Ses textes, d’une puis­sante imma­nence, sont rem­plis d’éléments ter­reux, de plantes, de fleurs, de fleuves, de corps en mou­ve­ment, d’objets du quo­ti­dien, et font rare­ment appel à l’i­ma­ge­rie biblique, la méta­phy­sique reli­gieuse ou même la mys­tique amou­reuse : « J’ai tou­jours eu l’illu­sion que le sacré pou­vait être au-des­sus des reli­gions. Pour moi, un hôpi­tal, une école, c’est sacré. Le sacré, ça peut être un objet, un livre, des gestes à faire ou à dire32. » Prolongeant, par­tant, une obs­cé­ni­té de l’immanence vue chez Bataille : « Entre tes doigts l’ar­gile prend forme / L ’homme de demain sera hors norme / Un peu de glaise avant la four­naise / Qui me dur­ci­ra » (« Malaxe », 1998).

En 2002, année du disque cré­pus­cu­laire L’imprudence, Bashung enre­gistre une ver­sion du Cantique des can­tiques avec sa femme, Chloé Mons, sur une musique de Rodolphe Burger. Contrastant avec le point de vue pri­vi­lé­gié dans ses chan­sons, le chan­teur se sou­met ici à l’égalité : un dia­logue éro­tique — ou, plus pré­ci­sé­ment, une poé­sie éro­tique reli­gieuse — entre un homme et une femme, plei­ne­ment dans le désir et la recherche du plai­sir, d’un amour apai­sé. « Le Cantique est un livre qui chante la beau­té de l’amour, qui invite au désir et qui sanc­ti­fie l’érotisme. Un livre qui offre une méta­phy­sique, même si le nom de Dieu n’y est pas pré­sent. […] Cette absence nous rap­pelle aus­si que le corps et la beau­té, le frô­le­ment des peaux et l’ivresse des sens, l’amour et l’amitié, le désir et les joies de la ren­contre, les fleurs et les jar­dins, les épices et les par­fums, la poé­sie et le bon­heur des mots, ont tous leur place au cœur de la spi­ri­tua­li­té33 ». Ce texte aura fas­ci­né les mys­tiques de deux reli­gions34, étan­chant leur soif de sacra­li­té autant que d’a­mour char­nel, com­pris comme source de fécon­di­té, mais éga­le­ment de plai­sir — aus­si fas­ci­nant que redou­table. Le sta­tut ori­gi­nel de ce texte, ses auteurs, res­tent obs­curs. « Quelle que soit la date pré­cise de sa com­po­si­tion, il faut pas oublier que le Cantique des can­tiques a été com­po­sé dans un monde où l’érotisme reli­gieux était omni­pré­sent. Son milieu d’origine se situe, en effet, au car­re­four des tra­di­tions des cultes éro­tiques proche-orien­taux baby­lo­niens, égyp­tiens et syriens — très hel­lé­ni­sés depuis des siècles —, et de la Bible35. »

« En s’ap­pro­priant un texte mil­lé­naire, Bashung, en duo avec sa femme attein­dra une forme d’é­thique de l’é­ga­li­té, une ouver­ture au désir de l’autre. »

Tout cela par­lait à l’in­ter­prète des « Vertiges de l’a­mour ». Nous pou­vons trou­ver chez lui une proxi­mi­té avec « la danse des mots »36 qu’est ce texte à la tra­duc­tion flot­tante, tou­jours remis sur le métier et affi­né. Bashung, dont le fran­çais n’é­tait pas la langue mater­nelle, avait un rap­port de tra­duc­tion aux textes qu’il écri­vait avec d’autres. Comment ne pas son­ger à sa pra­tique d’é­cri­ture à la lec­ture de ces phrases, por­tant sur la tra­duc­tion du Cantique des can­tiques : « Qu’il est doux d’avoir à hési­ter entre caressesétreintes, amours, mamelles et amou­rettes, ou encore jouis­sances, pour tra­duire le mot du dodé­kha du deuxième ver­set ! […] Quel plai­sir d’apprécier les écarts, les dif­fé­rences, les répé­ti­tions, les filia­tions, les inno­va­tions, les inver­sions syn­taxiques, la jou­vence du lexique, les regrets et les reprises, les ten­ta­tives, les dis­so­nances et les asso­nances !37 » Si Bashung chan­ta : « Faudra se ser­rer / Comme une forêt vierge / Faudra se mêler / Nos lianes infi­nies » (« Dehors », 1998), le texte biblique va plus loin que ce simple appel à l’en­tre­mê­le­ment : il pro­clame une éman­ci­pa­tion du désir par une liber­té recou­vrée, qua­si exis­ten­tia­liste, si nous n’a­vions pas peur des ana­chro­nismes : « Il répond, mon amant, et me dit : Lève-toi vers toi-même, ma com­pagne, ma belle, et va vers toi-même38 » (Cantique 2, 10). En s’ap­pro­priant un texte mil­lé­naire, le duo39 attein­dra une forme d’é­thique de l’é­ga­li­té, une ouver­ture au désir de l’autre, toute prise dans une dyna­mique des fluides : « Je suis à mon bien aimé, et vers moi se porte son désir » (Cantique 7, 11). Objet de mul­tiple inter­pré­ta­tions le Cantique des Cantiques, est riche de ses mul­tiples lec­tures — comme le sont les chan­sons de cer­tains. Toujours ambi­va­lent, en proie à ses démons, l’ar­tiste trou­va peut-être là une forme d’a­pai­se­ment. Pour Marc-Alain Ouaknin, la conclu­sion du Cantique est celle-ci : « l’a­mour n’est pas pos­ses­sion mais liber­té des amants, non pas emprise mais caresse40 ». Et de citer Lévinas : « La caresse consiste à ne se sai­sir de rien, à sol­li­ci­ter ce qui s’é­chappe sans cesse de sa forme vers un ave­nir — jamais assez d’a­ve­nir —, à sol­li­ci­ter ce qui se dérobe comme s’il n’é­tait pas encore. Elle cherche, elle fouille. Ce n’est pas une inten­tion­na­li­té de dévoi­le­ment, mais de recherche : marche à l’in­vi­sible. Dans un cer­tain sens elle exprime l’a­mour, mais souffre d’une inca­pa­ci­té à le dire41. »

Le Cantique des Cantiques est comme une face oppo­sée à L’imprudence — qui fut la der­nière col­la­bo­ra­tion avec Jean Fauque. Éviter l’ennui, la répé­ti­tion. Quelques années plus tard sor­ti­ra Bleu Pétrole (2008), le der­nier album de son vivant. Un disque plus accueillant, plus lumi­neux, plus ouvert sur l’extérieur ; un retour aux ambiances folk avec un Bashung avant tout inter­prète, mais dans lequel sourd encore une angoisse, une émo­tion à fleur de peau. Contrepied au Cantique des Cantiques, mais contre­pied com­plé­men­taire, l’un n’allant pas sans l’autre, la réfé­rence de Bashung au Bleu du ciel vient rap­pe­ler, si besoin était, le carac­tère pro­fon­dé­ment malade de notre époque, mais aus­si le jeu de la trans­gres­sion et « l’art de tour­ner l’an­goisse en délice ».


Photographie de ban­nière : Renaud Monfourny
Illustrations : extraits de toiles d’Yves Klein (série Anthropométrie)


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  1. Bataille ne le publie­ra qu’en 1957, plus de 20 ans après l’avoir écrit, « loin de l’état d’esprit dont le livre est sor­ti ; mais à la fin, cette rai­son, déci­sive en son temps, ne [joue] plus. » Un retard à la livrai­son qui s’explique par la volon­té de l’auteur, anti­fas­ciste reven­di­qué, de ne pas ajou­ter aux mal­heurs du monde en publiant une œuvre don­nant le pre­mier rôle à un indif­fé­rent à l’histoire poli­tique en train de se faire. Bataille, nar­ra­teur, est cepen­dant d’une luci­di­té sans faille sur la « marée mon­tante du meurtre ».[]
  2. À Berlin, à la fin du roman, Troppmann assiste à un défi­lé de jeunes hit­lé­riens : « Hallucinés par des champs illi­mi­tés où, un jour, ils s’avanceraient, riant au soleil : ils lais­se­raient der­rière eux les ago­ni­sants et les morts », Le Bleu du ciel, Gallimard, 1935, p. 215.[]
  3. Philippe Sabot dans « Les che­mins de la phi­lo­so­phie », Georges Bataille : De l’é­ro­tisme à la petite mort, France Culture, 15/06/2016.[]
  4. George Bataille, L’Érotisme, Éditions de Minuit, 1957, p. 252.[]
  5. Georges Bataille, Lecture pour tous (ORTF), 1958, dans « Les che­mins de la phi­lo­so­phie », L’expérience poé­tique, France Culture, 13/06/2016.[]
  6. Georges Bataille, op.cit., p.129.[]
  7. De Jean-Michel Jarre.[]
  8. Ultime : Alain Bashung. Interviews & conver­sa­tions, édi­tions Nova, p. 100.[]
  9. Interviews & conver­sa­tions, p. 67.[]
  10. On lira avec inté­rêt cet article.[]
  11. Voir Télérama, n° 2753.[]
  12. À ce trio s’a­joute Gainsbourg, dont l’ombre plane avec enver­gure et n’ap­pro­che­ra le réper­toire de l’au­teur de « La Javanaise » qu’à la fin de sa vie. Concernant Brel et Ferré, il œuvra avec brio à l’exer­cice de la reprise avec le « Tango Funèbre » et « Avec le temps » .[]
  13. « Alain Bashung — son par­cours com­men­té par lui-même », Les Inrocks, 7 jan­vier 1998.[]
  14. « À pro­pos de Gainsbourg : Alain Bashung », Les Inrocks, 14 jan­vier 2001.[]
  15. « Alain Bashung — son par­cours com­men­té par lui-même », Les Inrocks, op. cit.[]
  16. Interviews & conver­sa­tions, p. 65.[]
  17. Alain Bashung : « L’invention du rock’n’­roll, c’é­tait la bombe ato­mique », Le Monde, 26 août 2005.[]
  18. Interviews et conver­sa­tions, op.cit., p. 59.[]
  19. Interviews et conver­sa­tions, op.cit., p.104.[]
  20. Ibid., p. 68.[]
  21. Ibid., pp. 68 ; 38.[]
  22. Ibid., p. 128.[]
  23. Télérama, op. cit.[]
  24. La pre­mière avec Vertige de l’amour, en 1981. Il a 35 ans. La seconde vient 10 ans plus tard, avec Osez Joséphine et l’installation du duo avec Jean Fauque.[]
  25. « Gainsbourg par Bashung », op. cit., 2001. Un résul­tat par­mi d’autres de cette col­la­bo­ra­tion : « Je vou­lais m’introduire / Entre tes jambes / Histoire de me sen­tir / Membre du club / J’ai vu du beau linge / Des misères chics […] Ton regard tris­tos me fai­sait ban­der / J’en ai eu ma dose / De te voir chialer/ Les filles sont cra­pauds / Les hommes gre­nouilles / Y en a qui manquent d’eau / Et d’autres qui mouillent » (« Trompé d’érection », 1982).[]
  26. À l’heure d’é­crire cet article, nous pre­nons connais­sance d’En amont, album recons­ti­tué à par­tir de chutes de stu­dios réa­li­sées entre 2002 et 2006. Interprète et non plus co-auteur, il donne à entendre un artiste en recherche d’i­dées nou­velles (avant de tout reprendre à zéro et abou­tir à Bleu Pétrole), pou­vant incar­ner le point de vue d’une femme (une pros­ti­tuée, plus exac­te­ment : « Ma peau va te plaire », écrit par Joseph d’Anvers) mais éga­le­ment chan­ter mélange plus clas­sique de supé­rio­ri­té mas­cu­line et de sor­dide subli­mé : « Elle me dit les mêmes mots » (écrite par Daniel Darc).[]
  27. Bashung paie­ra son tri­but à Gainsbourg en inter­pré­tant l’entièreté de L’homme à tête de chou en 2010.[]
  28. Du moins durant les années 1989–2002.[]
  29. Inspiré par « Je veux », 2000[]
  30. Comme une pré­mo­ni­tion de ce qui advien­dra, on enten­dra en écho, dans le « Cantique des can­tiques » : « Je vous en conjure, filles de Jerusalem, n’éveillez pas, ne réveillez pas mon amour, avant l’heure de son bon plai­sir ».[]
  31. « Alain Bashung, l’in­ter­view 1ère fois- Archive INA », 1990.[]
  32. Le Monde, art. cit., 26 août 2005.[]
  33. Marc-Alain Ouaknin, Le Cantique des Cantiques, Éditions Diane de Selliers, 2016, pp. 55–56.[]
  34. De Zohar de la Kabbale aux écrits de Thérèse d’Avila, ou encore de Jean de la Croix.[]
  35. Ibid., p.38.[]
  36. Selon l’ex­pres­sion de Marc-Alain Ouaknin[]
  37. Ibid., p. 51.[]
  38. Traduction de Chouraqui.[]
  39. Un réci­tal autour de ce texte fut conçu à l’o­ri­gine pour leur mariage.[]
  40. Marc-Alain Ouaknin, op.cit., p. 151.[]
  41. Emmanuel Lévinas, Totalité et infi­ni, Le Livre de Poche, 1961, p. 289, cité par Marc-Alain Ouaknin.[]

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