Bannir les sondages

13 avril 2017


Texte inédit pour le site de Ballast

Pas une jour­née, pas une heure ne passe sans une grêle de son­dages : ils s’imposent comme une évi­dence dans le champ média­tique. Intentions de votes, « can­di­dat le plus convain­cant », « per­son­na­li­tés poli­tiques pré­fé­rées des Français »… Les enquêtes d’opinion four­nissent la matière pre­mière d’un débat sans idées, le point incon­tour­nable de tout bavar­dage poli­tique où les com­men­ta­teurs n’aiment rien tant que bras­ser des pour­cen­tages. Ainsi s’in­flé­chit « l’o­pi­nion publique ». Quand bien même ses défen­seurs nous assurent que les son­dages ne sont pas des pré­vi­sions sur l’a­ve­nir, ils sont les pre­miers à perdre pied lorsque les évé­ne­ments — pour­tant nom­breux — vont à l’en­contre de ce qu’ils annon­çaient. Sans doute serait-il temps d’en finir avec ce dis­po­si­tif, pièce maî­tresse de l’i­déo­lo­gie domi­nante. ☰ Par Léonard Perrin


Dans une pré­sen­ta­tion faite en 1972, le socio­logue Pierre Bourdieu for­mu­lait une cri­tique acerbe des son­dages. Le texte fut publié en 1973 dans Les Temps modernes, sous un titre sans équi­voque : « L’opinion publique n’existe pas ». Il remet­tait en cause trois prin­cipes com­mu­né­ment admis et sous-jacents aux son­dages. Tout d’abord, le fait que tout le monde pos­sède et peut pro­duire une opi­nion — or, répond Bourdieu, tout un cha­cun n’a pas néces­sai­re­ment de réponse à appor­ter (et si une per­sonne est inter­ro­gée sur une ques­tion qu’elle ne s’est peut-être jamais posée, la liste de réponses pro­po­sées se jus­ti­fie comme consé­quence néces­saire, indui­sant par là un fort effet de sug­ges­tion). En second lieu, il réfu­tait l’idée que « toutes les opi­nions se valent », sou­li­gnant qu’elles ne peuvent s’additionner de manière simple et sen­sée. Enfin, il énon­çait que les ques­tions posées sup­posent qu’il existe un accord sur les pro­blèmes, ce qui est loin d’être le cas — les son­deurs inter­rogent volon­tiers sur des ques­tions qu’ils se posent eux-mêmes. Ce pro­ces­sus pro­dui­sant un « effet de consen­sus », Bourdieu dénon­çait les son­dages comme outil de fabrique d’une opi­nion publique : « un arte­fact pur et simple dont la fonc­tion est de dis­si­mu­ler que l’é­tat de l’o­pi­nion à un moment don­né du temps est un sys­tème de forces, de ten­sions et qu’il n’est rien de plus inadé­quat pour repré­sen­ter l’é­tat de l’o­pi­nion qu’un pour­cen­tage1 ». Quarante-cinq ans plus tard, les son­dages ont éten­du leur auto­ri­té : ils sont omni­pré­sents et saturent l’espace média­tique. La cri­tique du socio­logue conserve toute son actualité.

« Leur emprise sur les men­ta­li­tés s’a­vère tel qu’ils s’ins­crivent à pré­sent dans la loi, ren­for­çant ain­si leur légitimité. »

En avril 2016, les dépu­tés ont adop­té une réforme du temps de parole des can­di­dats aux élec­tions pré­si­den­tielles. Le prin­cipe d’égalité — en vigueur dès le dépôt des listes — est rem­pla­cé par celui d’équité, défi­ni selon trois règles : les résul­tats obte­nus par le can­di­dat (ou le par­ti qu’il repré­sente) aux der­nières élec­tions, sa contri­bu­tion à l’animation du débat élec­to­ral (une expres­sion floue en ces termes) et… la posi­tion du can­di­dat dans les son­dages. Leur emprise sur les men­ta­li­tés s’a­vère tel qu’ils s’ins­crivent à pré­sent dans la loi, ren­for­çant ain­si leur légi­ti­mi­té. Cette dis­po­si­tion péna­lise davan­tage encore les « petits can­di­dats » : le NPA et LO affirment ain­si qu’ils ne pré­sentent pas un can­di­dat afin de prendre le pou­voir mais en par­tie pour pro­fi­ter d’un temps de parole qu’on ne leur accorde qua­si­ment pas hors des pré­si­den­tielles. Or, outre l’habituel mépris de classe réser­vé à ces can­di­dats (dont Philippe Poutou a récem­ment fait les frais dans le bruyant talk-show « On n’est pas cou­ché »), ce nou­veau dis­po­si­tif affai­blit la dif­fu­sion d’idées déjà marginalisées.

En France, la remise en cause des son­dages et de leur hégé­mo­nie média­tique est prin­ci­pa­le­ment por­tée par les asso­cia­tions Acrimed (Action-Critique-Médias) et l’Observatoire des son­dages. Mais si les cri­tiques de fond des enquêtes d’o­pi­nion sont rares et ne ren­contrent qu’un faible écho, cela tient aus­si de cette ambi­guï­té : cha­cun les uti­lise, puisque cha­cun peut trou­ver celle qui ira dans le sens qu’il fait sien sur n’im­porte quel sujet. Les res­pon­sables poli­tiques en usent et en abusent ; les élec­teurs qui sup­portent telle ou telle per­son­na­li­té ne manquent pas de bran­dir un son­dage pré­ten­dant que « son » can­di­dat gagne­rait face à la can­di­date FN, au second tour de la pré­si­den­tielle. À plu­sieurs reprises, Jean-Luc Mélenchon s’est appuyé sur des résul­tats son­da­giers pour se pré­sen­ter comme le can­di­dat du « vote utile », tout en dénon­çant, avec jus­tesse, la « son­do­cra­tie » — à l’image d’une gauche qui oscille entre usage et rejet des enquêtes d’opinion. Ce recours, par ceux qui vou­draient contes­ter l’ordre éta­bli, pro­duit quelque effet per­vers : il ne conteste pas les son­dages en tant que tels.

[Sophie Taeuber-Arp]

Les ins­ti­tuts qui les pro­duisent défendent sans sur­prise ce mar­ché dont ils pro­fitent. Les chiffres d’af­faires s’é­lèvent à plu­sieurs dizaines de mil­lions, voire cen­taines de mil­lions d’eu­ros pour les plus impor­tants. Ipsos, le deuxième ins­ti­tut fran­çais, est diri­gé par Didier Truchot, 118e for­tune de France ; la vice-pré­si­dente de l’IFOP n’est autre que Laurence Parisot, ancienne pré­si­dente du Medef ; quant à CSA, il appar­tient au groupe Bolloré. Ces « fai­seurs d’o­pi­nion » ne sup­portent pas la cri­tique. L’Observatoire des son­dages et son fon­da­teur Alain Garrigou furent vic­times l’an der­nier de pour­suites judi­ciaires de la part de Fiducial, suite à un article met­tant en cause l’entreprise et l’IFOP dans l’affaire des son­dages de l’Élysée. Instituts et son­deurs répètent que les son­dages sont des « pho­to­gra­phies à un ins­tant t », qu’ils ne sont pas des pré­vi­sions infaillibles mais ne montrent que des « ten­dances ». Ils parlent volon­tiers de « tem­pé­ra­ture » ou de « baro­mètre » de l’opinion — autant de termes à conno­ta­tion scien­ti­fique uti­li­sés afin de don­ner du cré­dit à leur démarche et mas­quer les biais métho­do­lo­giques, pour­tant nom­breux2. Il arrive même d’entendre des jour­na­listes assu­rer qu’un résul­tat a « déjoué les son­dages »… comme si un phé­no­mène avait réfu­té une loi scientifique !

« Les impairs ne manquent pas mais n’ont pour­tant jamais sérieu­se­ment délé­gi­ti­mé de manière durable les enquêtes d’opinion. »

Du 21 avril 2002 jusqu’à l’élection de Donald Trump, en pas­sant par le réfé­ren­dum grec de 2015, le Brexit ou encore les pri­maires fran­çaises, les impairs ne manquent pas mais n’ont pour­tant jamais sérieu­se­ment délé­gi­ti­mé de manière durable les enquêtes d’opinion. Les ins­ti­tuts affirment, main sur le cœur, qu’ils ont appris de leurs erreurs. L’accès de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection pré­si­den­tielle de 2002 a ain­si pous­sé les son­deurs à inté­grer un « fac­teur cor­rec­tif » des résul­tats bruts obte­nus. Mais il s’a­git là d’une recette pour le moins obs­cure, peu connue du grand public et rare­ment mise en avant dans la com­mu­ni­ca­tion — les don­nées brutes ne sont d’ailleurs pas publiées. Dans ce busi­ness de l’opinion, d’au­cuns poussent le vice plus loin encore avec les « mar­chés pré­dic­tifs ». Ce modèle, venu des États-Unis, pré­tend four­nir des pré­vi­sions fiables sur tout évé­ne­ment à venir, sur le prin­cipe des paris en ligne dans un méca­nisme de côte bour­sière. Chaque pro­po­si­tion est lan­cée avec une cer­taine valeur : si les agents pensent qu’elle se réa­li­se­ra, ils inves­tissent et sa valeur monte ; à l’inverse, s’ils la jugent impro­bable, peu l’achètent et sa valeur baisse. Les pro­po­si­tions à valeur éle­vée sont cen­sées être des pré­vi­sions qui se réa­li­se­ront. Détonnant cock­tail, qui émane d’une alliance entre les prin­cipes de la finance spé­cu­la­tive et la fabrique de l’opinion ! Comme l’expliquait l’économiste bri­tan­nique John Maynard Keynes, à la Bourse, les entre­prises n’ont pas une valeur repré­sen­ta­tive de leur san­té éco­no­mique mais ont la valeur que les spé­cu­la­teurs estiment que les autres lui attri­buent. Avec les mar­chés pré­dic­tifs, plu­tôt que d’interroger les gens sur ce qu’ils pensent — ce qui n’a déjà rien d’évident en soi —, on les inter­roge sur ce qu’ils pensent que les gens pensent… En France, seul le jour­nal Le Point semble s’être lan­cé dans les mar­chés pré­dic­tifs, en par­te­na­riat avec l’entreprise bri­tan­nique Hypermind, mais il se pour­rait bien que cette nou­velle forme de son­dages spé­cu­la­tifs se développe.

Après l’élection de Donald Trump à la pré­si­dence des États-Unis, cer­tains sou­tiens de Bernie Sanders ont mis en avant des son­dages cen­sés prou­ver que le séna­teur du Vermont l’aurait empor­té s’il avait été le can­di­dat démo­crate face à Trump. Cette façon d’ar­gu­men­ter en faveur de Sanders était erro­née : selon la même logique, un nombre incroyable de son­dages affir­maient qu’Hillary Clinton allait l’emporter contre Trump ! Mauvaise pioche que de reprendre pareille rhé­to­rique. Il est rai­son­nable de croire que des votants à la pri­maire démo­crate, bien que séduits par Sanders, ont fait le choix d’Hillary Clinton « par sécu­ri­té ». Craignant que Sanders ne l’emporte pas face à Trump, pri­vi­lé­gier Hillary Clinton était cen­sé « évi­ter le pire » — un avis confor­té par les son­dages… qui l’annonçaient gagnante haut la main ! Il aurait dès lors fal­lu poin­ter davan­tage la res­pon­sa­bi­li­té des son­dages en tant que tels, comme vec­teurs d’influence nocifs sur le choix des élec­teurs — et mettre au pas­sage à plat l’argument du « vote utile », si sou­vent brandi.

[Sophie Taeuber-Arp]

Peu après les atten­tats de Paris, François Hollande annonce vou­loir ins­crire la déchéance de natio­na­li­té dans la Constitution. De nom­breuses enquêtes d’opinion furent publiées les mois sui­vants. Éditorialistes et gou­ver­ne­ment s’en sont ser­vis afin de jus­ti­fier une telle mesure, qui sem­blait être plé­bis­ci­tée par « les Français » — pour reprendre la déplo­rable expres­sion employée (de 75 % à 90 %, selon les résul­tats). Et l’on repense à Bourdieu : « On sait que tout exer­cice de la force s’ac­com­pagne d’un dis­cours visant à légi­ti­mer la force de celui qui l’exerce ; on peut même dire que le propre de tout rap­port de force, c’est de n’a­voir toute sa force que dans la mesure où il se dis­si­mule comme tel. Bref, pour par­ler sim­ple­ment, l’homme poli­tique est celui qui dit : Dieu est avec nous. L’équivalent de Dieu est avec nous, c’est aujourd’­hui l’o­pi­nion publique est avec nous. Tel est l’ef­fet fon­da­men­tal de l’en­quête d’o­pi­nion : consti­tuer l’i­dée qu’il existe une opi­nion publique una­nime, donc légi­ti­mer une poli­tique et ren­for­cer les rap­ports de force qui la fondent ou la rendent pos­sible3. »

« En nous pro­po­sant sans relâche des enquêtes d’opinion, quel que soit le sujet, ne serions-nous pas les abru­tis sphé­riques des sondeurs ? »

Quelques mois plus tard, les son­dages sont foca­li­sés sur la loi Travail. À l’Assemblée natio­nale, le dépu­té com­mu­niste André Chassaigne pro­teste contre le gou­ver­ne­ment et affirme que sept Français sur dix rejettent cette réforme — il se basait sur les son­dages de l’époque. Qu’a répon­du le pou­voir ? Il a ren­ver­sé le dis­cours en essayant d’expliquer que le pro­blème venait d’une « incom­pré­hen­sion » du pro­jet et d’un « manque de péda­go­gie » à com­bler. Ce pro­ces­sus res­semble bien à un « pile je gagne, face tu perds ». Dans un cas, les son­dages per­mettent de jus­ti­fier la poli­tique mise en œuvre ; dans l’autre, ils n’ont nulle valeur car davan­tage de péda­go­gie s’a­vère néces­saire pour expli­quer le bien-fon­dé de la réforme : irré­fu­table. Le phy­si­cien Fritz Zwicky avait l’habitude de trai­ter ses col­lègues d’« abru­tis sphé­riques » : il expli­quait que leur com­por­te­ment d’a­bru­ti ne variait pas quel que soit l’angle sous lequel on les regar­dait. En nous pro­po­sant sans relâche des enquêtes d’opinion, quel que soit le sujet, ne serions-nous pas les abru­tis sphé­riques des sondeurs ?

On se sou­vient du Journal du Dimanche réa­li­sant l’an der­nier, par temps xéno­phobes, le son­dage sui­vant : « Vous-même, au cours de l’an­née, avez-vous per­son­nel­le­ment ren­con­tré des pro­blèmes (insultes, agres­sions…) avec une ou plu­sieurs per­sonnes issues des groupes sui­vants ? » Et de pro­po­ser en guise de réponses ces « caté­go­ries » ins­pi­rées : « des per­sonnes d’o­ri­gine magh­ré­bine », « des Roms », « des per­sonnes de confes­sion musul­mane », « des per­sonnes d’o­ri­gine afri­caine », etc. Les lau­riers de la médio­cri­té jour­na­lis­tique reviennent au Figaro, qui, en pleine cam­pagne pré­si­den­tielle de 2012, deman­dait à ses lec­teurs : « Faites-vous confiance aux son­dages ? » Les par­ti­sans du « non », à 75 %, n’en furent visi­ble­ment pas troublés.

[Sophie Taeuber-Arp]

Le 30 mars der­nier, Le Monde consa­crait une jour­née au phé­no­mène de l’abs­ten­tion : le jour­nal avait invi­té Brice Teinturier, direc­teur géné­ral délé­gué d’Ipsos, afin de répondre aux inter­nautes sur « les spé­ci­fi­ci­tés de l’abstention à la pré­si­den­tielle » (don­nant la parole — une fois de plus — à ceux qui ali­mentent le phé­no­mène). Teinturier se vit attri­buer le sta­tut d’ex­pert poli­tique : pour dis­cu­ter sérieu­se­ment de poli­tique, il faut à l’é­vi­dence sol­li­ci­ter les son­deurs… Que l’on adhère ou non au cadre des élec­tions et des cam­pagnes élec­to­rales qui les accom­pagnent, il est indis­pen­sable de ne plus vivre ces der­nières au rythme des enquêtes d’o­pi­nion qui les para­sitent aujourd’­hui. Allons jusqu’au bout : reven­di­quons leur inter­dic­tion de dif­fu­sion, a mini­ma en période élec­to­rale élar­gie4. Puis ima­gi­nons nos bat­te­ries d’é­di­to­ria­listes et de com­men­ta­teurs, bla­fards, pri­vés de leur jou­jou préféré.


Photographie de ban­nière et de vignette : Sophie Taeuber-Arp


image_pdf
  1. Pierre Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », Les Temps modernes, n° 318, jan­vier 1973, p. 1295.[]
  2. Alain Garrigou et Richard Brousse, Manuel anti-son­dages, La Ville brûle, 2011.[]
  3. Pierre Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », op. cit., p. 1295.[]
  4. Il ne s’a­git évi­dem­ment pas d’in­ter­dire aux socio­logues de pour­suivre leurs enquêtes de ter­rain.[]

share Partager