Assad — étatiser la terreur

12 janvier 2017


Texte inédit pour le site de Ballast

Voilà bien­tôt six ans qu’une guerre meur­trit la Syrie — oppo­sant le gou­ver­ne­ment (son armée comme ses milices et ses alliés russes et liba­nais), les forces d’op­po­si­tion (de l’Armée syrienne libre aux divers fronts isla­mistes), les com­bat­tants kurdes et les par­ti­sans de Daech. Guerre d’armes, d’in­for­ma­tion et d’i­mage, comme de juste. Les grandes puis­sances avancent leurs pions, appuient et financent les uns et les autres au gré des champs de bataille, des bom­bar­de­ments et des exils de popu­la­tions civiles. La féro­ci­té de cer­taines fac­tions « rebelles » pousse d’au­cuns à oublier ce que fut l’État Assad père et fils : « un régime hor­ri­ble­ment violent », pour reprendre les mots de l’es­sayiste liber­taire Noam Chomsky. L’auteure de cet article — fille d’un Syrien exi­lé dans les années 1980 — se pro­pose d’é­clai­rer la nature his­to­rique du régime des Assad. ☰ Par Sarah Kilani


Le 9 novembre 2012, dans une inter­view dif­fu­sée sur la chaîne Russia Today, Bachar el-Assad s’est posé, à l’instar de cha­cune de ses inter­ven­tions sus­cep­tibles d’être visua­li­sées par le monde occi­den­tal, comme le « der­nier bas­tion de la laï­ci­té » dans son pays1. La des­crip­tion de ce que les connais­seurs de la Syrie appellent le « sys­tème el-Assad » per­met de com­prendre en quoi ce dis­cours s’insère dans le cadre d’une mani­pu­la­tion de la laï­ci­té que la famille Assad a tou­jours uti­li­sée, tant pour sa poli­tique interne que pour façon­ner l’opinion occi­den­tale — tout en ayant tou­jours divi­sé la popu­la­tion à la fois sur les plans eth­nique et confessionnel.

Une recomposition idéologique foisonnante

Du XVIe au début du XXe siècle, la Syrie est otto­mane. Le ter­ri­toire du pays que les Arabes sur­nom­maient alors « Bilad al-Cham » (« le pays de Damas ») englobe la Syrie actuelle, le Liban, la Jordanie et la Palestine. Refuge his­to­rique de nom­breuses mino­ri­tés, il a notam­ment accueilli les Ismaélites répri­més à Bagdad au IXe siècle, les Druzes échap­pant à la per­sé­cu­tion égyp­tienne au XIe siècle et les Alaouites — ces trois com­mu­nau­tés pra­ti­quant un islam hété­ro­doxe. De 1839 à 1876, l’Empire otto­man vit une ère de réformes, les Tanzimat (« réor­ga­ni­sa­tion », en turc otto­man), qui mènent à l’écriture d’une consti­tu­tion — recon­nais­sant la liber­té reli­gieuse et des droits civiques à tous, créant des tri­bu­naux sécu­liers visant à limi­ter le pou­voir des tri­bu­naux reli­gieux — ins­pi­rée des consti­tu­tions fran­çaise et belge2. L’influence des idées natio­na­listes pro­ve­nant d’Europe à la fin du XIXe siècle et l’autoritarisme otto­man font émer­ger, chez les héri­tiers intel­lec­tuels égyp­tiens et syriens du mou­ve­ment des Tanzimat, une réin­ven­tion iden­ti­taire, la Nahda (« renais­sance arabe »). Celle-ci se déve­loppe selon trois prin­cipes qui vont poser les bases des cou­rants de la pen­sée arabe moderne : une réforme moder­niste reli­gieuse avec la mise en place d’une légis­la­tion laïque (ijti­had), l’unité poli­tique et reli­gieuse de l’oum­ma (taw­hid) et la consul­ta­tion du peuple (chou­ra)3. Le démem­bre­ment de l’Empire otto­man par les Anglais et les Français lors des accords de Sykes-Picot, en 1916, enterre le pro­jet de royaume arabe uni­fié pro­mis par les puis­sances euro­péennes au ché­rif de la Mecque Hussein ben Ali en contre­par­tie de son sou­lè­ve­ment contre les Ottomans4 — enter­re­ment qui nour­rit les vel­léi­tés nationalistes.

La France, à qui la Société des Nations a déli­vré un man­dat sur la Syrie et le Liban en 1920, mène une poli­tique visant à défendre les par­ti­cu­la­rismes com­mu­nau­taires, notam­ment ceux des mino­ri­tés, afin d’éviter un ral­lie­ment aux idées natio­na­listes laïques, et divise le pays en quatre États com­mu­nau­taires5. C’est dans ce contexte que le bouillon­ne­ment intel­lec­tuel au Moyen-Orient conduit dans l’entre-deux-guerres à l’émergence ou la dif­fu­sion de trois cou­rants de pen­sées iden­ti­taires théo­ri­sant des modèles oppo­sés. Le Parti natio­na­liste syrien — créé en 1932 — défend l’idée d’une grande Nation syrienne laïque dont les fon­de­ments seraient anté­rieurs à l’islam et au chris­tia­nisme et réclame l’union du Bilad al-Cham6. Le rejet de l’arabisme par les par­ti­sans de ce natio­na­lisme syrien rend cette pro­po­si­tion peu popu­laire. Le pro­jet poli­tique repo­sant sur l’existence d’une com­mu­nau­té musul­mane trans­cen­dant les fron­tières, le pan­is­la­misme, théo­ri­sé au XIXe siècle, est défen­du par le mou­ve­ment des Frères musul­mans syriens7. C’est cepen­dant le pan­ara­bisme, doc­trine fon­dée par le ché­rif Hussein ben Ali, dont les racines idéo­lo­giques s’inscrivent dans le cou­rant de la Nahda, qui s’imposera sur les deux autres. Ce cou­rant pose l’idée d’une iden­ti­té arabe (ara­bisme ou ara­bi­té), pré-exis­tante à l’islam, dépas­sant les appar­te­nances reli­gieuses et fon­dée sur la langue et l’histoire8.

Hussein ben Ali (DR)

C’est le par­ti Baath, créé en 1947 — ayant pour but l’u­ni­fi­ca­tion des dif­fé­rents États arabes en une seule et grande nation laïque —, qui consti­tue­ra l’incarnation poli­tique du pan­ara­bisme ; ini­tia­le­ment dit « libé­ral », en 1953, ce par­ti fusionne avec le Parti socia­liste arabe d’Akram Hourani, don­nant nais­sance au par­ti Baath arabe socia­liste. Michel Aflaq, l’un des deux fon­da­teurs et prin­ci­pal théo­ri­cien du par­ti Baath, défend le pro­jet d’une nation socia­liste non-mar­xiste. Les socia­listes arabes rejettent les idées mar­xistes maté­ria­listes, inter­na­tio­na­listes et athées, qu’ils jugent non-adap­tées à la conjonc­ture arabe9. En effet, le socia­lisme arabe se déve­loppe lar­ge­ment en réac­tion à l’impérialisme et à la colo­ni­sa­tion occi­den­tales. Pour Zaki al Arzouzi, phi­lo­sophe syrien, mili­tant et acti­viste contre l’occupation fran­çaise et impor­tant théo­ri­cien du natio­na­lisme arabe, le peuple doit plei­ne­ment par­ti­ci­per à la vie poli­tique et par­ti­ci­per à la marche de l’État par des assem­blées locales, natio­nales et par la liber­té de la presse10.

Dégénérescence du panarabisme et prise du pouvoir

« Le contrôle total de cet appa­reil sécu­ri­taire se double évi­dem­ment d’une main­mise sur l’in­té­gra­li­té des richesses du pays. Hafez el-Assad se com­porte désor­mais en pro­prié­taire de la Syrie. »

En 1946, la Syrie devient une répu­blique indé­pen­dante ; mais s’ensuit une série de coups d’État qui mène­ront à la prise du pou­voir par le par­ti Baath en 1963. Débute alors une grande cam­pagne de natio­na­li­sa­tion, de redis­tri­bu­tion des terres et de limi­ta­tion de la pro­prié­té pri­vée. Cette poli­tique assure ini­tia­le­ment au Parti le sou­tien d’une par­tie de la classe moyenne, des pay­sans et des groupes socia­le­ment mar­gi­na­li­sés. Cependant, le par­ti Baath est le seul par­ti légal ; les élé­ments démo­cra­tiques sont rapi­de­ment écar­tés et les diver­gences idéo­lo­giques menant à des luttes inces­santes deviennent res­pon­sables de l’ins­ta­bi­li­té gou­ver­ne­men­tale. En 1966, les par­ti­sans du bloc sovié­tique au sein du Baath ren­versent les fon­da­teurs et prin­ci­paux diri­geants his­to­riques du Parti, Michel Aflaq et Salah Eddine Bitar, ins­tal­lant ain­si le pou­voir des mili­taires. Le Parti se divise alors en deux fac­tions, l’une don­nant prio­ri­té aux réformes néo-mar­xistes et l’autre davan­tage au natio­na­lisme, conduite par le géné­ral Hafez el-Assad11. Le conflit deve­nant de plus en plus ouvert entre les deux branches du Parti, Hafez el-Assad prend le pou­voir par un coup d’État en 1970. Il envoie en pri­son le pré­sident Noureddine al-Atassi et le secré­taire géné­ral du par­ti Baath, Salah Jedid. Il purge le Parti lors de ce qu’il appel­le­ra « le mou­ve­ment rec­ti­fi­ca­tif » (ou « la révo­lu­tion correctrice »).

Le nou­veau pré­sident déclare l’état d’urgence, s’empare de tous les postes clés de l’appareil d’État, main­tient la poli­tique du par­ti unique, pro­meut un culte de sa per­son­na­li­té sous le slo­gan « Assad pour l’éternité »12 et met en place un contrôle de l’en­semble de la vie poli­tique syrienne, repo­sant sur un impor­tant appa­reil sécu­ri­taire poli­cier et de ren­sei­gne­ment, posant ain­si toutes les bases du sys­tème que le socio­logue fran­çais Michel Seurat nom­me­ra « l’État de bar­ba­rie »13. Son main­tien au pou­voir devient alors l’ultime prio­ri­té du chef de l’État. Il crée et ver­rouille des appa­reils de sécu­ri­té loyaux en les met­tant sous contrôle d’Alaouites membres de son clan et, dans la mesure du pos­sible, issus de sa propre famille14. Rien d’étonnant à ce que la jeu­nesse d’une com­mu­nau­té mépri­sée et appau­vrie comme l’est la com­mu­nau­té alaouite se presse pour rejoindre les rangs des ser­vices de ren­sei­gne­ment et de l’armée — armée qu’Assad cou­vri­ra de pri­vi­lèges. Le recru­te­ment de ceux qui seront ses yeux, ses bras et ses oreilles se fera d’emblée sur une base confes­sion­nelle. Sont alors créées des milices, avec à leur tête des proches du chef de l’État : les Brigades de la Défense (sous le com­man­de­ment de son frère Rifaat), la Garde répu­bli­caine (vouée à la pro­tec­tion du pré­sident et diri­gée par le cou­sin de sa femme, Adnan Makhlouf), et les Forces spé­ciales syriennes (qui seront contrô­lées pen­dant vingt-six ans par son ami d’enfance Ali Haydar). Tous les appa­reils sécu­ri­taires dépendent direc­te­ment du pré­sident, qui s’accapare pro­gres­si­ve­ment l’en­semble des sphères de la socié­té. Le contrôle total de cet appa­reil sécu­ri­taire se double évi­dem­ment d’une main­mise sur l’in­té­gra­li­té des richesses du pays. Hafez el-Assad se com­porte désor­mais en pro­prié­taire de la Syrie et de son peuple, dont héri­te­ra son fils après sa mort ; il pri­va­tise le pays à son pro­fit, qui devient « la Syrie d’el-Assad »15. 

Jimmy Carter et Hafez al-Assad (White House Staff Photographers, 1977)

Il dis­pose d’un pou­voir consi­dé­rable sur la socié­té et tous ses membres, sur les res­sources natio­nales et les rela­tions com­mer­ciales du pays, per­met­tant à cer­tains membres de sa famille de s’enrichir consi­dé­ra­ble­ment. À la manière d’une orga­ni­sa­tion mafieuse, Assad et les siens voient la Syrie comme un ter­ri­toire à piller. Pour exemple, Rifaat el-Assad, frère du pré­sident et com­man­dant de la plus puis­sante milice du régime, se consti­tue une immense for­tune via la rapine et diverses contre­bandes — notam­ment le tra­fic d’antiquités —, faci­li­tées par le port pri­vé dont il dis­pose. Il sera fina­le­ment écar­té, après avoir ten­té de ren­ver­ser son frère. Plus tard, le neveu de Hafez, Rami Makhlouf, dont la for­tune per­son­nelle est éva­luée en 2008 à 6 mil­liards de dol­lars, devient l’homme d’affaires le plus puis­sant du pays, son groupe en déte­nant 60 % de l’ac­ti­vi­té éco­no­mique16Pour Michel Seurat, l’État syrien « n’est pas le simple pro­lon­ge­ment super­struc­tu­rel d’une classe domi­nante au niveau des rap­ports de pro­duc­tion, mais joue au contraire un rôle déter­mi­nant dans le pro­cès de créa­tion de classes éco­no­mi­que­ment domi­nantes à par­tir de la nou­velle élite poli­tique diri­geante ». Cependant, cet État, tout en fai­sant et défai­sant des classes sociales, n’en crée pour­tant pas qui soient éco­no­mi­que­ment domi­nantes, puisque ces « nou­velles classes bour­geoises se déve­loppent non pas à par­tir de leur contrôle de l’ap­pa­reil de pro­duc­tion, mais en tant que classes para­si­taires de la bour­geoi­sie bureau­cra­tique17 ».

« Ainsi le peuple se doit-il d’être uni der­rière un lea­der incar­nant la pure­té arabe et le rem­part contre les enne­mis extérieurs. »

Dans le but de mieux régner et d’assurer sa sur­vie, le régime, der­rière un ver­nis laïc, favo­rise, ins­tru­men­ta­lise et aggrave la com­mu­nau­ta­ri­sa­tion. Le régime se donne des appa­rences laïques et pré­tend que sa contes­ta­tion, a for­tio­ri son effon­dre­ment, mena­ce­rait les mino­ri­tés dont il serait le pro­tec­teur. Cette laï­ci­té de façade est sou­te­nue par le concept d’« ara­bi­té », iden­ti­té cen­sée trans­cen­der le peuple syrien, mais dont sont exclus les Kurdes. La fonc­tion du concept d’arabité est d’assurer une conti­nui­té poli­tique entre le Parti et le peuple — d’où la cen­sure offi­cielle de tout ce qui évoque les diver­si­tés reli­gieuses, confes­sion­nelles ou eth­niques. Toutes les déno­mi­na­tions sont ara­bi­sées et, comme il est indi­qué dans la charte du Baath : « Seront ban­nis toux ceux qui appellent à, ou rejoignent un regrou­pe­ment eth­nique et tous ceux qui ont migré vers la patrie arabe pour des motifs colo­niaux. » En dis­til­lant constam­ment la théo­rie du com­plot et en orga­ni­sant la méfiance géné­ra­li­sée, les Assad plongent la socié­té dans un cli­mat per­ma­nent de sus­pi­cion envers ceux qui seraient des agents infil­trés de l’extérieur. Cette ambiance est entre­te­nue par les ser­vices de ren­sei­gne­ment, le Moukhabarat, qui incitent à la dénon­cia­tion et se jus­ti­fient par la néces­si­té de pré­ser­ver le patrio­tisme arabe. 

De là, la moindre cri­tique du pou­voir ou de ses exten­sions sera « inter­pré­tée » et jugée comme une tra­hi­son. Le contact avec les étran­gers est consi­dé­ré comme sus­pect et source de « pol­lu­tion cultu­relle ». L’un des piliers de cette logique orwel­lienne est évi­dem­ment l’é­tat de guerre per­ma­nent entre­te­nu avec « l’ennemi sio­niste »18. La construc­tion et l’expansion de l’État d’Israël, sou­te­nu par les Occidentaux quels que soient les crimes qu’il com­met, ont été consi­dé­ra­ble­ment ins­tru­men­ta­li­sés par le Parti pour nour­rir son dis­cours ; la cause pales­ti­nienne est constam­ment bran­die afin d’a­li­men­ter la para­noïa anti-occi­den­tale. Rappelons que le natio­na­lisme arabe tel que conçu, c’est-à-dire dévoyé, par le Baath s’est lar­ge­ment construit en réac­tion à l’impérialisme de l’Occident : favo­ri­sant l’isolement cultu­rel, il fait le lit des cou­rants idéo­lo­giques comme le sala­fisme, avec les­quels elle est d’ailleurs en concur­rence pour ce qui est de la pro­mo­tion de l’authenticité19. Ainsi le peuple se doit-il d’être uni der­rière un lea­der incar­nant la pure­té arabe et le rem­part contre les enne­mis exté­rieurs — un dis­cours ren­for­cé lors de l’effondrement de l’URSS et de la démo­cra­ti­sa­tion de l’Europe de l’Est. 

Mars 2015 (LOUAI BESHARA / AFP)

Division de la société et instrumentalisation communautaire

En réa­li­té, le sys­tème divise les Syriens, les hié­rar­chise selon leur com­mu­nau­té et les humi­lie. Pour mieux régner, il monte les caté­go­ries de popu­la­tion les unes contre les autres en s’appuyant sur leurs par­ti­cu­la­ri­tés eth­niques ou confes­sionnelles. La pro­pa­gande du régime et la police secrète attisent les craintes : on assure aux Druzes qu’ils sont pro­té­gés des sun­nites20, on explique aux chré­tiens que seul le pou­voir alaouite est en mesure de les pré­mu­nir contre l’ex­tré­misme musul­man21. Dans La Question syrienne, Yassin al Haj Saleh rap­porte qu’en 1981 « des femmes para­chu­tistes rat­ta­chées aux Brigades de défense de Rifaat al-Assad ont agres­sé des femmes damas­cènes dans la rue et leur ont arra­ché leur voile ». Il pré­cise éga­le­ment que ce geste « fut una­ni­me­ment inter­pré­té comme une mani­fes­ta­tion de haine et de mépris pour le milieu social popu­laire auquel appar­te­naient les femmes voi­lées, jugé infé­rieur et arrié­ré ». N’étant pas arabes, les Kurdes sont dis­qua­li­fiés de fac­to par le pou­voir et deviennent qua­si­ment invi­sibles poli­ti­que­ment et socia­le­ment. La réforme agraire des années 1960 et 1970 ne s’est jamais appli­quée dans la région kurde, parce qu’elle aurait été défa­vo­rable aux pro­prié­taires arabes. Le droit de pro­prié­té kurde est donc restreint.

« Les Kurdes sont dis­qua­li­fiés de fac­to par le pou­voir et deviennent qua­si­ment invi­sibles poli­ti­que­ment et socialement. »

Aujourd’hui, 250 000 Kurdes sont ain­si dépour­vus de natio­na­li­té en Syrie. Ils n’ont pas le droit d’enseigner leur langue et leurs cou­tumes à leurs enfants22. Le pays est mar­qué par une pro­fonde et constante dis­cri­mi­na­tion en faveur des Alaouites. En appa­rence, le régime main­tient un équi­libre confes­sion­nel dans l’attribution des postes offi­ciels ; mais si l’administration, l’armée et les ser­vices de sécu­ri­té comptent de nom­breux sun­nites (qui font sou­vent office de décor23), les postes clés sont réser­vés aux Alaouites, ain­si que tous les postes néces­sitant des hommes de confiance24. Le pou­voir a lar­ge­ment su exploi­ter la frus­tra­tion des Alaouites, com­mu­nau­té dis­cri­mi­née jusqu’au man­dat fran­çais. Cette créa­tion d’un « eux » et d’un « nous » nour­rit les peurs inter­com­mu­nau­taires alors même que l’histoire contem­po­raine de la Syrie dément toute hypo­thèse de mas­sacres d’ordre confes­sion­nel ou eth­nique. Cependant, au sein même de la com­mu­nau­té alaouite, toute expres­sion poli­tique dis­cor­dante est dure­ment répri­mée et les élé­ments hos­tiles au régime sont éli­mi­nés25. En effet, un mono­pole sur le pou­voir d’Alaouites ne signi­fie pas le mono­pole des Alaouites. Distinction de taille, qui explique que nombre d’entre eux rejoin­dront les rangs de la contes­ta­tion en 2011. Et, comme le sou­ligne Eberhard Kienle, direc­teur de l’Institut fran­çais du Proche-Orient, « pour le régime, ce sont évi­dem­ment les oppo­sants alaouites qui sont les plus dan­ge­reux, parce que ce sont eux qui sabordent la trans­for­ma­tion ou la péren­ni­sa­tion de l’en­semble des Alaouites en gla­cis de pro­tec­tion du régime26 ».

Cette poli­tique de divi­sion com­mu­nau­taire de la socié­té, si elle émane du pou­voir, ne manque pas de pro­duire des effets tan­gibles au sein de la popu­la­tion. Le règne constant de la peur et de la méfiance, l’om­ni­pré­sence fan­to­ma­tique des mou­chards du régime amènent cha­cun à se replier sur son cercle de confiance. Ce der­nier est extrê­me­ment réduit et se can­tonne en pre­mier lieu à celui de la famille, puis s’élargit à la com­mu­nau­té eth­nique ou confes­sion­nelle. Pour reprendre les termes du phi­lo­sophe du Moyen Âge Ibn Khaldun, l’asa­byya – qu’il défi­nit comme la « cohé­sion sociale » ou l’« esprit de corps » dans une socié­té arabe — de la Syrie contem­po­raine se consti­tue d’a­bord à par­tir de liens fami­liaux, tri­baux, reli­gieux, ou basés sur un vécu par­ta­gé, mais aus­si en par­tie selon d’autres cri­tères comme l’o­ri­gine rurale et l’ap­par­te­nance aux forces armées ou au par­ti Baath27.

(DR)

Le peuple syrien se trouve dans une situa­tion de crise de confiance géné­ra­li­sée depuis des décen­nies et ne sau­rait en rien s’unifier sous la ban­nière natio­nale arabe bran­die par Assad. Le main­tien au pou­voir de la famille Assad est assu­ré par la péren­ni­sa­tion, au fil des géné­ra­tions, de la divi­sion com­mu­nau­taire qu’elle entre­tient et par l’instrumentalisation de ce cli­vage28. Toute ten­ta­tive de dénon­cia­tion d’une pra­tique com­mu­nau­ta­riste pro­ve­nant du régime est qua­li­fiée « d’incitation à la dis­corde com­mu­nau­taire25 ». Dans ce contexte, l’idée d’appartenance à un peuple ou celle d’une citoyen­ne­té syrienne est abs­traite pour la majo­ri­té des Syriens, qui se défi­nissent sou­vent plus volon­tiers comme kurdes, sun­nites, armé­niens ou druzes, même si l’ex­pres­sion de cette appar­te­nance com­mu­nau­taire est offi­ciel­le­ment cen­su­rée. Le com­mu­nau­ta­risme est « une stra­té­gie poli­tique, un ins­tru­ment de gou­ver­ne­ment, et non le pro­lon­ge­ment d’un pas­sé qui ne veut pas mou­rir. S’il en est ain­si, c’est que ce pas­sé est revi­vi­fié par les poli­tiques, les agen­ce­ments et les rap­ports de pou­voir au pré­sent. Son legs ne sur­vit que parce qu’il s’articule à des situa­tions pré­sentes29 ». On ne nie­ra pas que les rela­tions inter­com­mu­nau­taires n’étaient pas par­faites avant l’arrivée au pou­voir de Hafez el-Assad — les chefs reli­gieux sun­nites étant alors majo­ri­tai­re­ment les maîtres du champ confes­sion­nel. Mais, jusqu’aux années 1970, la ten­dance en Syrie allait vers un élar­gis­se­ment pro­gres­sif du champ poli­tique au sein de la com­mu­nau­té natio­nale, une sécu­la­ri­sa­tion de la socié­té et un recul du com­mu­nau­ta­risme. C’est d’ailleurs cette dyna­mique qui a per­mis la mon­tée en puis­sance du pan­ara­bisme — donc l’arrivée au pou­voir du par­ti Baath.

« Obtenir n’importe quelle auto­ri­sa­tion offi­cielle, un pas­se­port ou un poste, implique de grais­ser la patte de celui qui dis­pose du pou­voir de les délivrer. »

Le clien­té­lisme, la dis­cri­mi­na­tion, les dénon­cia­tions, la vio­lence et la tor­ture sont autant de moyens pour le régime de divi­ser la popu­la­tion. Obtenir n’importe quelle auto­ri­sa­tion offi­cielle, un pas­se­port ou un poste, implique de grais­ser la patte de celui qui dis­pose du pou­voir de les déli­vrer. L’intercession d’un ami proche ou d’un parent tra­vaillant dans l’armée, membre du Parti ou en lien avec les auto­ri­tés reli­gieuses proches du pou­voir s’avère sou­vent néces­saire pour déblo­quer la moindre auto­ri­sa­tion. Au sein de ce réseau clien­té­liste, appa­raît alors la notion de « capi­tal social » où l’appartenance à la com­mu­nau­té alaouite, le fait d’a­voir un proche membre du Parti ou proche du pou­voir se révèle un atout extrê­me­ment pré­cieux, plus que l’argent, pour pou­voir évo­luer dans la socié­té. À condi­tions éco­no­miques égales, être alaouite confère un capi­tal social supé­rieur à l’apparte­nance à la com­mu­nau­té sun­nite30. Et, au sein de la com­mu­nau­té alaouite, avoir un lien de paren­té avec le pré­sident est un atout de taille. Les dif­fé­rents chefs reli­gieux de chaque confes­sion se doivent de sou­te­nir le pou­voir en place afin d’avoir l’oreille des puis­sants et d’être ain­si à même d’in­ter­fé­rer en faveur de leur com­mu­nau­té si néces­saire. Afin d’élargir sa base com­mu­nau­taire et se donner une légi­ti­mi­té sur le plan inter­na­tio­nal, le régime a tou­jours cher­ché l’adhésion des chré­tiens, dont les repré­sen­tants dis­posent d’une influence auprès du pou­voir. Les « inter­ces­seurs » kurdes et sun­nites sont cepen­dant moins influents que leurs homo­logues chré­tiens et alaouites, et leur moindre repré­sen­ta­tion — dans un pays en très grande majo­ri­té sun­nite — est symp­to­ma­tique de la hié­rar­chie sociale et confes­sion­nelle en vigueur dans la Syrie d’el-Assad. Être à la fois issu d’une com­mu­nau­té à faible capi­tal social et d’un milieu pauvre réunit toutes les condi­tions de l’exclusion et de l’invisibilité. Selon Yassin al-Haj Saleh, la socié­té de l’État de Assad « n’est pas pour autant une repro­duc­tion de la socié­té tra­di­tion­nelle avec ses vil­lages, ses quar­tiers, tri­bus cloi­son­nés, entre­te­nant avec l’État un rap­port d’extériorité. Ses uni­tés sont sépa­rées les unes des autres mais ne béné­fi­cient d’aucune auto­no­mie par rap­port à l’État. La pra­tique du pis­ton ren­force l’isolement de cha­cune d’elles, l’incite à tour­ner le dos à sa voi­sine ».

Au moyen de la mise en place par le pou­voir de nom­breuses mos­quées, Assad contri­bue à l’islamisation de la socié­té et pro­meut un islam offi­ciel sou­fi, dépo­li­ti­sé, ne remet­tant pas en cause sa propre légi­ti­mi­té. Dans une socié­té où il dis­pose de peu de légi­ti­mi­té sur le plan reli­gieux, il intro­duit des réfé­rences à l’islam dans ses dis­cours offi­ciels, encou­rage l’enseignement isla­mique en créant des ins­ti­tuts d’enseignement reli­gieux31 et par­ti­cipe aux célé­bra­tions reli­gieuses aux côtés des digni­taires sun­nites. Il aide à répandre la pra­tique du rama­dan au sein de sa com­mu­nau­té alors que ce n’est pas une pra­tique alaouite — ten­ta­tive pour se faire recon­naître comme musul­man tant par les chiites que par les sun­nites. En 1973, sous la pres­sion du pré­sident, l’imam chiite liba­nais Mouss al-Sadr déclare que les Alaouites sont chiites32. Le régime ins­taure ain­si un islam vali­dé, repré­sen­té par des digni­taires conser­va­teurs qui s’alignent sur le dis­cours offi­ciel et œuvrent à la pro­mo­tion du pré­sident, condam­nant les contes­ta­tions contre le régime et prê­chant acti­ve­ment en sa faveur en cas de crise de légi­ti­mi­té. Ainsi l’islam offi­ciel est lui aus­si ins­tru­men­ta­li­sé pour le main­tien du pou­voir des Assad — situa­tion évi­dem­ment para­doxale pour celui qui se pré­sente comme le pro­tec­teur des chré­tiens contre la menace sun­nite. Le régime ne sau­rait alors en aucun cas être laïc comme il le pré­tend : il s’inscrit davan­tage dans une tra­di­tion gal­li­cane où la reli­gion est encou­ra­gée, sous le contrôle de l’État, et ins­tru­men­ta­li­sée dans le but de confor­ter son assise33. Il crée et entre­tient les causes des effets qu’il pré­tend combattre.

Père et fils el-Assad (DR)

Par ailleurs, le rap­port consti­tu­tion­nel à la laï­ci­té est ambi­gu. En effet, il est ins­crit dans la Constitution du pays que le pré­sident se doit d’être musul­man, même si l’islam n’est pas reli­gion d’État, et que la cha­ria (le droit musul­man) doit être la source du droit34. La Constitution recon­naît la liber­té de culte mais les Témoins de Jéhovah n’en dis­posent pas35, et l’ap­par­te­nance au mou­ve­ment des Frères musul­mans, prin­ci­pal groupe d’opposition au régime de Hafez el-Assad, signi­fie la peine de mort. Il est impor­tant de rap­pe­ler qu’on dis­tingue au sein du cou­rant sala­fiste trois cou­rants de pen­sée, dont l’un dit « quié­tiste », qui refuse toute impli­ca­tion dans la vie civique ou poli­tique. Les mou­ve­ments proches du sala­fisme poli­tique menacent le pou­voir en allant contre les efforts du régime pour pro­mou­voir un islam dépo­li­ti­sé : les Frères musul­mans en font par­tie, qui seront vic­times d’une répres­sion san­glante. En effet, dans les années 1970, des contes­ta­tions voient le jour à tra­vers l’action des Frères dans diverses émeutes, atten­tats et insur­rec­tions. Le mou­ve­ment, orga­ni­sé, appa­raît alors pro­gres­si­ve­ment comme la seule for­ma­tion capable d’opposer une résis­tance au mono­pole du Baath dans la vie poli­tique syrienne. En 1979, à la suite d’attentats com­mis contre les ins­tal­la­tions du régime — bâti­ments offi­ciels, aéro­ports mili­taires — des émeutes éclatent à Alep, ville tra­di­tion­nel­le­ment hos­tile au pou­voir cen­tral de Damas. Les auto­ri­tés pro­cèdent à l’arrestation de plu­sieurs mil­liers de per­sonnes dont les liens avec les Frères musul­mans ne sont pas tou­jours avérés.

« Les auto­ri­tés pro­cèdent à l’arrestation de plu­sieurs mil­liers de per­sonnes dont les liens avec les Frères musul­mans ne sont pas tou­jours avérés. »

Le 26 juin 1980, alors qu’il reçoit le pré­sident du Mali, Hafez el-Assad échappe à un atten­tat pro­vo­qué par un membre de la garde pré­si­den­tielle. En repré­sailles, les Brigades de défense exé­cutent entre 500 et 1 000 déte­nus de la pri­son de Palmyre, invo­quant leur appar­te­nance sus­pec­tée à l’organisation des Frères musul­mans, et la pré­si­dence fait adop­ter par le Parlement la loi 49 qui punit de mort l’appartenance à l’organisation isla­miste. Toutefois, un an et demi plus tard, dans la nuit du 2 au 3 février 1982, un groupe de 150 à 200 hommes armés se dis­perse dans Hama sous le com­man­de­ment du chef local de l’organisation sun­nite. Les ordres sont d’assaillir les prin­ci­paux res­pon­sables poli­tiques affi­liés au pou­voir : cadres du par­ti Baath, hauts fonc­tion­naires et chefs mili­taires. Au total, 90 per­sonnes sont tuées. L’état-major des Frères musul­mans déclare dans un com­mu­ni­qué que Hama est consi­dé­rée comme une « ville libé­rée » et exhorte la popu­la­tion à se sou­le­ver36. Les forces armées syriennes répliquent en assié­geant la ville vingt-sept jours durant. Le régime réprime le sou­lè­ve­ment et envoie héli­co­ptères, chars et mor­tiers. Les com­bats sont par­ti­cu­liè­re­ment vio­lents. Ceux qui seront fait pri­son­niers seront sou­mis à la tor­ture. Le nombre de vic­times est assez dis­cu­té mais esti­mé à 20 000 à 30 000 morts37. Le mas­sacre de Hama met fin à l’action des Frères musul­mans. Pour saper défi­ni­ti­ve­ment leur pou­voir, Assad per­met à cer­tains chei­khs wah­ha­bites d’ou­vrir des écoles reli­gieuses, en accord avec l’Arabie saou­dite, tant que celle-ci n’ap­porte pas son sou­tien aux Frères musul­mans38.

Un simulacre d’opposition politique

L’une des par­ti­cu­la­ri­tés du régime syrien est l’importance de son réseau de ser­vices de ren­sei­gne­ment et de polices secrètes, qui pénètrent pro­fon­dé­ment la socié­té. Ce réseau est com­po­sé de plu­sieurs ser­vices rela­ti­ve­ment indé­pen­dants les uns des autres, voire en concur­rence, ce qui a l’avantage d’instaurer une méfiance entre eux et donc de les inci­ter à se sur­veiller mutuel­le­ment afin de débus­quer d’é­ven­tuelles vel­léi­tés sub­ver­sives tout en sur­en­ché­ris­sant dans les démons­tra­tions de fidé­li­té envers le régime. Pour for­mer ses ser­vices secrets, Hafez el-Assad va jus­qu’à recru­ter Aloïs Brunner, le nazi et ancien res­pon­sable du camps de Drancy, jugé res­pon­sable de l’as­sas­si­nat de 130 000 Juifs pen­dant la Seconde Guerre mon­diale39. Le contrôle de toutes les acti­vi­tés de la socié­té est extrê­me­ment déve­lop­pé, ren­dant toute ten­ta­tive d’opposition vaine. Les mou­kha­ba­rat sont ren­sei­gnés par des mou­chards recru­tés dans les uni­ver­si­tés, les écoles, les admi­nis­tra­tions, les ter­rasses de cafés. La poli­tique est un tabou abso­lu dans la socié­té syrienne et, même chez eux, de nom­breux Syriens n’en parlent qu’après avoir mis en marche la télé­vi­sion ou la radio40. Comme l’écrit Michel Seurat, « Au terme d’un long pro­ces­sus de mise au pas de la socié­té civile par l’État, cette effer­ves­cence poli­tique qu’a connue la Syrie dans les années 1950 a fait place à une léthar­gie des masses popu­laires, les­quelles ne sont plus que l’ins­tru­ment de l’État qui les fait par­ler quand bon lui semble… » Après l’é­cra­se­ment de l’op­po­si­tion, laïque d’a­bord, en 1980, puis celui de l’op­po­si­tion isla­mique, en par­ti­cu­lier lors de la bataille pour Hama en 1982, il s’agit « d’éradiquer le sys­tème poli­tique » et de créer la « déser­ti­fi­ca­tion de l’es­pace poli­tique »41.

(Novembre 2014, Paris Match)

Dans ce contexte, les par­tis poli­tiques ne peuvent pré­tendre à un quel­conque pou­voir. Le par­ti Baath, omni­pré­sent et orga­ni­sa­tion diri­geante selon la Constitution, est avant tout un ins­tru­ment aux mains de l’é­quipe d’Hafez el-Assad. Les réfé­rences idéo­logiques au natio­na­lisme arabe du Baath sont pré­sentes dans le dis­cours offi­ciel du régime, mais c’est le pré­sident qui oriente idéo­lo­gi­que­ment la poli­tique du pays. Progressivement, le rôle du Baath devient non plus celui d’un pro­duc­teur d’idéologie poli­tique, mais celui d’un appa­reil de sur­veillance et de contrôle de la popu­la­tion. Dans le but de don­ner l’image d’un régime plu­ra­liste et de confé­rer à ce der­nier une cer­taine légi­ti­mi­té démo­cra­tique, Hafez el-Assad crée en 1972 le Front natio­nal pro­gres­siste, ras­sem­ble­ment de par­tis poli­tiques de gauche. Le FNP com­prend aujourd’hui une dizaine de for­ma­tions poli­tiques, toutes auto­ri­sées, sous contrôle du Baath et vali­dées par le pou­voir. Ces par­tis, faute de pou­voir pré­tendre à repré­sen­ter toute oppo­si­tion réelle, sont contraints de s’aligner sur la poli­tique du régime. À l’instar de cer­tains intel­lec­tuels d’opposition auto­ri­sés, comme le rap­pelle Yassin al-Haj Saleh42, ils sont ce que Lenine appe­lait une oppo­si­tion « de sa Majesté », et non une oppo­si­tion « à sa Majesté »43, et ne servent qu’à poser qu’un sem­blant de ver­nis démocratique.

« Ce mani­feste invite le gou­ver­ne­ment à une réforme démo­cra­tique majeure sans appe­ler à son renversement. »

En 2000, dans son dis­cours d’investiture, le fils de Hafez, Bachar el-Assadpro­met une ouver­ture poli­tique et de lutter contre la cor­rup­tion. Les espoirs sou­le­vés par cette pro­messe conduisent à une période, le « Printemps de Damas », d’effective ouver­ture en terme de liber­té d’expression — notam­ment dans le champ des idées poli­tiques —, qui se mani­feste par la créa­tion de salons pri­vés où se tiennent des débats aux­quels par­ti­cipent notam­ment des intel­lec­tuels et des uni­ver­si­taires. Mais, pres­sen­tant le dan­ger, le régime fait fer­mer dès 2001 tous les forums et leurs membres sont arrê­tés44. En 2005, une coa­li­tion d’intellectuels, de par­tis poli­tiques (notam­ment kurdes), de membres des Frères musul­mans et de dis­si­dents signent la « décla­ra­tion de Damas », texte qui, bien que correcte­ment relayé à l’étranger, ne mobi­lise guère dans ce contexte de fai­blesse de toute oppo­si­tion au régime. Ce mani­feste invite le gou­ver­ne­ment à une réforme démo­cra­tique majeure sans appe­ler à son ren­ver­se­ment. Malgré cela, Assad fait arrê­ter et empri­son­ner ses prin­ci­paux lea­ders et signa­taires. En dépit de l’image jeune et occi­den­ta­li­sée que cherche à se don­ner Bachar el-Assad, il n’en repro­duit pas moins les pra­tiques de son père, notam­ment les arres­ta­tions de ses oppo­sants et la torture.

L’institutionnalisation de la terreur

Afin de se main­te­nir au pou­voir, le régime des Assad ne recule devant rien en termes d’atteintes aux liber­tés et de pra­tiques phy­siques et psy­cho­lo­giques de coer­ci­tion. Les mou­kha­ba­rat pro­cèdent conti­nuel­le­ment à des arres­ta­tions arbi­traires et la pra­tique de la tor­ture est géné­ra­li­sée. La peur fait par­tie inté­grante du sys­tème Assad. Une Alépine témoigne : « Notre uni­vers était confi­né, pas seule­ment notre uni­vers phy­sique, mais aus­si men­tal. La peur habi­tait tout au fond de mon cœur comme une plante véné­neuse. J’avais peur de pen­ser du mal du régime, ma rai­son me disait de l’éviter de crainte de réveiller cette plante, qu’elle se mette à gran­dir et devienne visible à tous45» Humiliations, muti­la­tions et viols sont quo­ti­diens dans les pri­sons. Des mil­liers d’opposants poli­tiques, ou suspects de l’être, sont morts sous les coups et la tor­ture dans les ter­ribles pri­sons de Palmyre et de Saidnaya, véri­tables usines à fabri­quer de la ter­reur natio­nale46. Les enfants ne sont pas épar­gnés. Hamza al Khatlib, un enfant de Deraa de 13 ans ayant par­ti­ci­pé aux toutes pre­mières mani­fes­ta­tions de 2011 a ain­si été arrê­té et tor­tu­ré par les ser­vices de ren­sei­gne­ment. Son corps a été ren­du à ses parents cri­blé de balles, les rotules frac­tu­rées, la nuque bri­sée et le sexe cou­pé. C’est d’ailleurs la tor­ture — brû­lures, ongles arra­chés, coups — des enfants de Deraa suite à des graf­fi­tis anti-Assad qui aura été l’étincelle menant à la révolte popu­laire, et le visage de Hamza devien­dra le sym­bole de la lutte contre Assad sur les réseaux sociaux.

(DR)

Un rap­port d’Amnesty International rap­porte que dans les pri­sons, « les per­sonnes meurent de faim, n’ont pas accès aux soins les plus élé­men­taires et meurent de cou­pures infec­tées et d’ongles incar­nés. Nombreuses sont celles qui ont été frap­pées, vio­lées ou ont reçu des décharges élec­triques, entre autres sévices, sou­vent dans le but de leur extor­quer des aveux par la force ». Un autre rap­port pré­cise que dans la pri­son de Saidnaya, les déte­nus sont sou­mis à leur arri­vée à une « fête de bien­ve­nue » lors de laquelle ils sont sévè­re­ment bat­tus pen­dant des heures. Un ancien pri­son­nier rap­porte qu’un gar­dien a contraint deux hommes à se désha­biller avant d’or­don­ner à l’un d’entre eux de vio­ler l’autre, le mena­çant de mort s’il n’ob­tem­pé­rait pas. « Quand ils m’ont fait entrer dans la pri­son, j’ai sen­ti la tor­ture, raconte un avo­cat d’Alep qui a pas­sé plus de deux années à Saidnaya. C’est une odeur par­ti­cu­lière faite d’hu­mi­di­té, de sang et de sueur — l’o­deur de la tor­ture. » Il raconte com­ment des gar­diens ont bat­tu à mort un entraî­neur de kung-fu après avoir décou­vert qu’il s’en­traî­nait avec d’autres déte­nus dans sa cel­lule : « Ils ont immé­dia­te­ment roué de coups l’en­traî­neur et cinq autres déte­nus jus­qu’à ce qu’ils meurent. Puis ils ont pas­sé à tabac les 14 autres. Ils sont tous morts dans la semaine. On voyait le sang cou­ler de leur cel­lule. »

« Prétendre que la famille Assad repré­sente un moindre mal face au com­mu­nau­ta­risme ou qu’elle est un rem­part laïc ne peut être plus erroné. »

Dans les rues syriennes, l’humiliation par des membres du Parti, de l’armée ou un chab­bi­ha est aus­si cou­rante. Il serait incom­plet de ten­ter de dres­ser un por­trait de la Syrie d’el-Assad sans évo­quer le phé­no­mène des chab­bi­ha. Ce terme désigne des mili­ciens civils à la solde du régime. Il serait déri­vé du terme ashbah, signi­fiant « appa­ri­tion » ou « fan­tôme »47. On ne sait si cette déno­mi­na­tion pro­vient du fait que les chab­bi­ha agissent dans l’ombre ou si cela fait réfé­rence aux Mercedes « fan­tôme » car dépour­vues de plaques d’immatriculation, dont les chab­bi­ha seraient friands, ces véhi­cules dis­po­sants d’un très large coffre. En effet, le phé­no­mène des chab­bi­ha appa­raît dans les années 1970 dans le contexte de la contre­bande qui se déve­loppe entre la Syrie et le Liban. Ils pra­tiquent le racket et sont impli­qués dans toutes sortes de tra­fics — notam­ment ceux pilo­tés par les proches de la famille Assad (dont Rifaat, le frère du pré­sident) qui s’enrichissent par la contre­bande grâce aux ports qu’ils pos­sèdent dans la région de Lattaquié. Les chab­bi­has sont carac­té­ri­sés par leur consan­gui­ni­té avec les diri­geants, une hos­ti­li­té à l’égard de la socié­té qui les incite à sévir avec une extrême vio­lence, leur allé­geance au pou­voir et l’intérêt finan­cier qui les guide. Issus d’un milieu social sou­vent pauvre et mar­gi­na­li­sés, ils jouissent de pri­vi­lèges finan­ciers et de la pos­si­bi­li­té d’exercer des vio­lences impu­né­ment dans la socié­té syrienne. En échange, ils font preuve d’une loyau­té sans faille à l’égard du pré­sident et ren­seignent les mou­kha­ba­rat. Il s’agit à cet égard d’un type de vio­lence orga­ni­sée et légale qui par­ti­cipe à la ter­ro­ri­sa­tion de la popu­la­tion. Ainsi que le rap­porte Yassin al Haj Saleh : « En finir avec les Chabbiha néces­site impé­ra­ti­ve­ment de venir à bout de ce régime infâme. C’est ce que résume par­fai­te­ment une ban­de­role por­tée par des mani­fes­tants de la com­mune de Talbisé, près de Homs, en août 2011 : « Nous vou­lons un état sécu­lier qui nous gou­verne, et pas un État de Chabbiha qui nous tue ». » Dans le contexte de la révolte de 2011, le phé­no­mène des chab­bi­ha s’est consi­dé­ra­ble­ment déve­lop­pé et désigne désor­mais des milices civiles tra­quant, dénon­çant et mas­sa­crant les oppo­sants au régime.

Carte blanche

L’État syrien ne sau­rait être consi­dé­ré comme tel que dans la mesure où il pré­tend au mono­pole de la vio­lence légi­time — même s’il la sous-traite par­tiel­le­ment en la délé­guant aux chab­bi­ha. La famille Assad ne gou­verne pas : elle divise, tor­ture, ter­ro­rise et pille. Prétendre qu’elle repré­sente un moindre mal face au com­mu­nau­ta­risme ou qu’elle est un rem­part laïc ne peut être plus erro­né. On ne peut être à la fois la cause et le remède à une même mala­die. Fort de ses effets, le régime a misé à nou­veau, dans le conflit qu’il connaît depuis 2011, sur une stra­té­gie de divi­sion et d’instrumentalisation des com­mu­nau­tés. L’objectif, via la libé­ra­tion de cen­taines de dji­ha­distes de sa pri­son de Saidnaya, d’accélérer la mili­ta­ri­sa­tion du conflit et de par­ti­ci­per à sa confes­sion­na­li­sa­tion afin de légi­ti­mer une répres­sion dans le sang, semble avoir été atteint. Qui veut noyer son chien l’ac­cuse de la rage. Bachar el-Assad sera allé plus loin, en ino­cu­lant lui-même la mala­die aux Syriens avant de les abattre à bout por­tant. Cette stra­té­gie aura éga­le­ment offert l’avantage consi­dé­rable de para­ly­ser un Occident ter­rorisé par le dji­ha­disme. Servi par une rhé­to­rique bien rodée, se posant désor­mais comme seul rem­part vis-à-vis des groupes sala­fistes armés et comme pro­tec­teur des chré­tiens et des Alaouites confron­tés à une éven­tuelle répres­sion san­glante — hypo­cri­sie de la part de celui qui n’a fait qu’at­ti­ser les ten­sions com­mu­nau­taires —, le chef d’État dis­pose d’une carte blanche afin de meur­trir son peuple. 


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  1. Entretien avec Bachar Al-Assad, Russia Today, 9 novembre 2012.[]
  2. Zakaria Taha, Syrie, De Boeck Supérieur, coll. « Monde arabe/Monde musul­man », 2016.[]
  3. Anne-Laure Dupont, « Nahda, la renais­sance arabe »Le Monde diplo­ma­tique, août 2009.[]
  4. Zakaria Taha, Syrieop. cit.[]
  5. Gérard D. Khoury, Une tutelle colo­niale, le man­dat fran­çais en Syrie et au Liban : écrits poli­tiques de Robert de Caix, Belin, 2006.[]
  6. « La poli­tique radi­cale et le Parti social natio­na­liste syrien (PSNS) », tra­duc­tion en fran­çais de « Radical Politics and the Syrian Social Nationalist Party », International Journal of Middle East Studies, 1988[]
  7. Olivier Carré et Michel Seurat, Les Frères musul­mans (1928–1982), L’Harmattan, coll. « Comprendre le Moyen-Orient », 2001.[]
  8. Zakaria Taha, Syrieop. cit.[]
  9. Pierre Guingamp, Hafez el Assad et le par­ti Baath en Syrie, Éditions L’Harmattan, coll. « Comprendre le Moyen-Orient », 1996.[]
  10. Olivier Carré, Le Nationalisme arabe, Payot, 2004.[]
  11. Pierre Guingamp, Hafez El Assad et le Parti Baath en Syrie, op. cit.[]
  12. Yassin Al-Haj Saleh, La Question syrienne, Actes Sud, coll. « Sindbad », 2016.[]
  13. Michel Seurat, L’État de bar­ba­rie, Presses uni­ver­si­taires de France, 2012.[]
  14. Sylvia Chiffoleau, « La Syrie au quo­ti­dien : cultures et pra­tiques du chan­ge­ment », Revue des mondes musul­mans et de la Méditerranée, no 115–116, 2006.[]
  15. Yassin Al-Haj Saleh, La Question syrienneop.cit.[]
  16. Lina Saigol, « Assad cou­sin accu­sed of favou­ring fami­ly »Financial Time, avril 2011.[]
  17. Michel Seurat, « Les Populations, l’État et la socié­té » dans La Syrie d’au­jourd’­hui, André Raymond (direc­tion), CNRS Éditions, 1980.[]
  18. Yassin Al-Haj Saleh, La Question syrienne, op.cit.[]
  19. Yassin Al-Haj Saleh, La Question syrienne, op. cit.[]
  20. Saado Rafeh, « Les Druzes dans la révo­lu­tion syrienne, entre peur et rôle his­to­rique ».[]
  21. Aram Kabaret, Treize ans dans les pri­sons syriennes, Actes Sud, 2013.[]
  22. Jordi Tejel Gorgas, « Les Kurdes de Syrie, de la dis­si­mu­la­tion à la visi­bi­li­té ? », Revue des mondes musul­mans et de la Méditerranée, nos 115–116, 112–133.[]
  23. Eberhard Kienle, « Entre Jama’a et classe. Le pou­voir poli­tique en Syrie contem­po­raine », Revue du monde musul­man et de la Méditerranée, nos 59–60, 211–239, 1991.[]
  24. Caroline Donati, The Economics of Authoritarian Upgrading in Syria : Liberalization and the Reconfiguration of Economic Networks.[]
  25. Yassin Al-Haj Saleh, La Question syrienne, op. cit.[][]
  26. Eberhard Kienle,« Entre Jama’a et classe. Le pou­voir poli­tique en Syrie contem­po­raine », op. cit.[]
  27. Ibid.[]
  28. Adam Baczko, Gilles Dorronsoro et Arthur Quesnay, Syrie, ana­to­mie d’une guerre civile, CNRS Éditions, 2016.[]
  29. Ibid.[]
  30. Adam Baczko, Gilles Dorronsoro et Arthur Quesnay, Syrie, ana­to­mie d’une guerre civile, op. cit.[]
  31. Zakaria Taha, Syrieop. cit.[]
  32. Martin Kramer, « Sh’ism, resis­tance and revo­lu­tion », Westview press, 1987.[]
  33. Jean Baubérot, Les 7 laï­ci­tés fran­çaises, Maison des Sciences de l’Homme, coll. « inter­ven­tions », 2015.[]
  34. Constitution syrienne de 1973, article 3.[]
  35. « Syria – International Religious Freedom Report for 2007 », U.S. Department of State, Bureau of Democracy, Human Rights and Labor.[]
  36. Quiades Ismael, « Le mas­sacre de Hama – février 1982″, Violence de masse et Résistance – Réseau de recherche, 2009.[]
  37. « Syria : An Amnesty International Briefing », Amnesty International, 1983.[]
  38. Yusef Khalil et Yasser Munif, « Syria and the left », Jacobinmag, jan­vier 2017.[]
  39. Hedi Aouidj et Mathieu Palain, « Le Nazi de Damas », revue21.fr,‎ 2017.[]
  40. Eberhard Kienle, « Entre Jama’a et classe. Le pou­voir poli­tique en Syrie contem­po­raine », op. cit.[]
  41. « Entre Jama’a et classe. Le pou­voir poli­tique en Syrie contem­po­raine », Eberhard Kienle, op. cit.[]
  42. Yassin Al-Haj Saleh, La Question syrienne, op. cit.[]
  43. Lénine, « Stolypine et la révo­lu­tion », Oeuvres, 18 octobre 1911.[]
  44. Zakaria Taha, Syrie, op. cit.[]
  45. Bassma Kodmani, « La peur », La Revue des deux Mondes, sep­tembre 2016.[]
  46. Amnesty International, « Halte à la tor­ture des déte­nus en Syrie », cam­pagne lan­cée en 2016.[]
  47. Yassin Al-Haj Saleh, La Question syrienne, op. cit.[]

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