Argentine : un syndicalisme de masse

12 mars 2019


Texte inédit pour le site de Ballast

Avec un taux de syn­di­ca­li­sa­tion à 40 % et des vic­toires sociales arra­chées au gou­ver­ne­ment néo­li­bé­ral de Mauricio Macri, le syn­di­ca­lisme argen­tin a de quoi sur­prendre. C’est qu’il jouit d’une implan­ta­tion consé­quente dans la vie des tra­vailleurs, fort de ses « œuvres sociales » (des sortes de mutuelles syn­di­cales) et d’une tra­di­tion de lutte ancrée dans l’histoire du pays du Rio Plata. Construit autour d’un modèle de syn­di­cat unique, le syn­di­ca­lisme argen­tin vogue en réa­li­té de divi­sions syn­di­cales en alliances poli­tiques au fil de l’actualité élec­to­rale. Une puis­sance de masse, donc, mais éga­le­ment des liens aux pou­voirs poli­tiques et éco­no­miques qui laissent dubi­ta­tifs. Le modèle argen­tin ques­tionne notre rap­port aux modes d’organisation et d’action des sala­riés ; nous pro­fi­tons d’un séjour à Buenos Aires pour creu­ser la ques­tion. ☰ Par Arthur Brault Moreau


Les ven­deurs ambu­lants se sont ins­tal­lés le long de la rue qui mène de la pla­za de Mayo jusqu’au Congrès. Ils pro­posent au pas­sant des asa­dos, les célèbres bar­be­cues argen­tins. Syndicats, par­tis poli­tiques et mou­ve­ments sociaux des quar­tiers popu­laires de Buenos Aires ont répon­du à l’appel syn­di­cal pour s’opposer à l’augmentation des tarifs — les tari­fa­zos — des res­sources de base (eau, élec­tri­ci­té, gaz…). Nous sommes le 10 jan­vier et la pre­mière mani­fes­ta­tion de l’année com­mence. Les orga­ni­sa­teurs encou­ragent les par­ti­ci­pants à bran­dir des torches pour sym­bo­li­ser les cou­pures d’électricité que les com­pa­gnies imposent aux foyers ne par­ve­nant pas à suivre les hausses de prix. Durant la marche, les pan­cartes et dis­cus­sions excèdent pour­tant très rapi­de­ment la ques­tion des tari­fa­zos pour dres­ser le bilan du man­dat de Mauricio Macri, à la tête du pays depuis 2015. Alors que la décen­nie des Kirchner déve­lop­pait une poli­tique de plus forte redis­tri­bu­tion et de sou­tien de la demande, le pro­jet défen­du par Macri favo­rise avant tout l’actionnariat inter­na­tio­nal à tra­vers d’importantes pri­va­ti­sa­tions. L’échec du modèle néo­li­bé­ral n’a pas atten­du long­temps pour se faire entendre : avec presque 30 % de pau­vre­té, 9 % de chô­mage et une infla­tion au plus haut niveau depuis 1991 (50 %), les trois années de macrisme laissent pen­ser à une pos­sible alter­nance poli­tique1. Nous ren­con­trons Hugo « Cachorro » Goboy, diri­geant du syn­di­cat du public ATE, qui tranche alors « l’Argentine est dans une situa­tion d’instabilité très forte. Dans le sec­teur natio­nal on compte plus de 35 000 licen­cie­ments depuis l’arrivée de Macri. Cette année, la lutte sociale va croître inévi­ta­ble­ment ». Entre février et octobre 2019, l’Argentine devra renou­ve­ler la presque tota­li­té de ses repré­sen­tants aux dif­fé­rents éche­lons du pou­voir (pro­vinces, par­le­ment, pré­si­dence). La marche des « torches » de ce début d’année sonne dès lors comme un aver­tis­se­ment : le mou­ve­ment social — avec à sa tête les syn­di­cats — est bel et bien présent.

La force de résistance du syndicalisme argentin

« Ici comme ailleurs, les syn­di­cats ont connu des échecs poli­tiques, c’est cer­tain. Mais nous n’avons pas connu de déroute sociale pro­fonde comme dans beau­coup de pays occidentaux. »

Le syn­di­ca­lisme argen­tin impres­sionne tout d’abord par sa taille. Dans le pri­vé, il orga­nise 35 % des tra­vailleurs, dont la moi­tié dans le trans­port et l’industrie, et pas moins de 46 % dans le public, l’éducation et la san­té en tête2. Ses quatre mil­lions d’affiliés le sin­gu­la­risent du reste du conti­nent, où le nombre de syn­di­qués dépasse rare­ment les 10 %, comme en Colombie — excep­tions faites du Chili et du Brésil (20 %). Mais ces chiffres sont à rela­ti­vi­ser. Les 40 % d’affiliés concernent les tra­vailleurs décla­rés et ne prennent pas en compte les tra­vailleurs du sec­teur de l’« éco­no­mie popu­laire », ou « éco­no­mie infor­melle », qui regrou­pe­rait à lui seul 37 % de l’ensemble des tra­vailleurs argen­tins. Une fois pon­dé­ré, le taux de syn­di­ca­li­sa­tion tombe à 25 ou 28 %3. Pas de quoi rou­gir pour autant : en com­pa­rai­son, les États-Unis comptent 10 % de syn­di­qués, et la France 8 %.

Au-delà des chiffres, le syn­di­ca­lisme argen­tin se dis­tingue par une forte capa­ci­té à mobi­li­ser et obte­nir d’importantes vic­toires. « Cachorro » Godoy nous dresse un bilan : « Ici comme ailleurs, les syn­di­cats ont connu des échecs poli­tiques, c’est cer­tain. Mais nous n’avons pas connu de déroute sociale pro­fonde comme dans beau­coup de pays occi­den­taux. À l’inverse, nous avons pu impo­ser d’importants échecs au néo­li­bé­ra­lisme. Cet état de fait explique en grande par­tie la vigueur de nos orga­ni­sa­tions, qui main­tiennent leur niveau d’affiliation mal­gré les vagues de licen­cie­ments.» En décembre 2016, les cen­trales par­viennent à faire voter au par­le­ment une « loi d’urgence sociale » qui pré­voit, entre autres choses, un bud­get de 30 mil­lions de pesos (envi­ron 630 000 euros) pour les orga­nismes d’assistance sociale auprès des tra­vailleurs de l’économie popu­laire. Lorsqu’en novembre 2017, le gou­ver­ne­ment de Macri tente de faire pas­ser une réforme du code du tra­vail — qui pré­voit, à la manière des deux lois Travail en France, une impor­tante réduc­tion des pro­tec­tions et garan­ties de la légis­la­tion natio­nale en termes de temps de tra­vail et de licen­cie­ments —, les syn­di­cats argen­tins sont par­ve­nus, eux, à faire recu­ler, pour un temps, le gou­ver­ne­ment. Et bien que la bataille ne soit pas finie, les syn­di­cats ont déjà démon­tré leur capa­ci­té à blo­quer le néo­li­bé­ra­lisme et à impo­ser des mesures d’urgence sociale. C’est ce qui fait la fier­té des cen­trales syn­di­cales du pays. A la fin de l’en­tre­tien, Hugo « Cachorro » Godoy conclut : « Ce qui défi­nit le syn­di­ca­lisme argen­tin à l’heure actuelle, c’est son incroyable force de résis­tance. »

Mauricio Macri (Reuters)

Féminisme et économie populaire : deux grands défis

Ce pano­ra­ma qua­si idyl­lique ne doit pas faire perdre de vue deux angles morts : la ques­tion fémi­niste et celle du secteur des tra­vailleurs infor­mels et pré­caires. Selon la fémi­niste Andrea D’Atri, fon­da­trice de l’organisation Pan y Rosas4, la résur­gence du mou­ve­ment fémi­niste s’est faite à tra­vers la lutte pour le droit à l’avortement en 2017 ou encore le mou­ve­ment contre les vio­lences machistes, « Ni una menos », né en 2015. Cette « vague fémi­niste » s’est alors éten­due à l’ensemble des sphères de la socié­té, syn­di­cats com­pris. « Le mariage entre fémi­nisme et syn­di­ca­lisme est révo­lu­tion­naire », lan­çait Tali Goldman, auteure du livre Marea sin­di­cal, lors de la troi­sième foire du Livre natio­nal et popu­laire orga­ni­sée par des syn­di­cats en novembre 2018, à Santa Fe. « On constate qu’encore aujourd’hui les femmes doivent tou­jours deman­der une vali­da­tion ou un per­mis aux hommes pour agir dans leur syn­di­cat. Mais la vague fémi­niste est arri­vée en Argentine et, depuis, les femmes ques­tionnent la répar­ti­tion des rôles et leur place dans les lieux de pou­voir. » Pour cette jour­na­liste, c’est « de la main des femmes que vien­dra le chan­ge­ment dans l’univers syn­di­cal ».

« La vague fémi­niste est arri­vée en Argentine et, depuis, les femmes ques­tionnent la répar­ti­tion des rôles et leur place dans les lieux de pou­voir. »

Nous ren­con­trons la cher­cheuse en sciences sociales Ana Natalucci5, pour qui l’arrivée des femmes dans les sphères diri­geantes des syn­di­cats relè­ve­rait d’une évi­dence et serait un fac­teur de revi­ta­li­sa­tion. « Dans des syn­di­cats très mas­cu­lins et très virils comme l’Union des Ouvriers de la Métallurgie, ou bien le syn­di­cat des Chauffeurs de camion diri­gé par Hugo Moyano, se sont créés des secré­ta­riats de genre. Cette prise en compte s’explique en par­tie par la robo­ti­sa­tion de métiers dans ces branches, mais aus­si par une prise de conscience de la vague fémi­niste. Alors, bien sûr, un secré­ta­riat du genre n’est pas la solu­tion de fond mais c’est un moyen fort pour les femmes de mettre un pied dans les ins­ti­tu­tions, d’entrer dans la mili­tance syn­di­cale, de recru­ter et de par­ve­nir à impo­ser des femmes dans les autres secré­ta­riats syn­di­caux. Je ne sais pas si ce phé­no­mène est repré­sen­ta­tif de tout le monde syn­di­cal mais cela montre un mou­ve­ment pro­fond dans l’univers syn­di­cal », nous dit-elle.

Le second défi est sans doute celui du sec­teur de « l’économie popu­laire », qui regroupe les tra­vailleurs « infor­mels, pré­caires, exter­na­li­sés et en sur­vie », comme le défi­nit Juan Grabois, diri­geant de la Confédération des tra­vailleurs de l’économie popu­laire (CTEP) dans son ouvrage Travail et orga­ni­sa­tion dans l’éco­no­mie popu­laire. La CTEP reven­dique aujourd’hui plus de 50 000 affi­liés dans son œuvre sociale. Ce poids impres­sionne les autres orga­ni­sa­tions et notam­ment la Confédération géné­rale du tra­vail, pre­mière orga­ni­sa­tion du pays. L’inquiétude est telle que les appels lan­cés pour inté­grer la CGT sont res­tés sans réponse. En effet, si l’intégration d’un tel sec­teur ren­for­ce­rait la posi­tion hégé­mo­nique de la pre­mière cen­trale d’Argentine, elle ris­que­rait tout autant de désta­bi­li­ser les rela­tions de pou­voir qui existent entre ses fédé­ra­tions. L’initiative pour orga­ni­ser le sec­teur infor­mel n’est pas seule­ment d’origine syn­di­cale, elle est éga­le­ment issue de mou­ve­ments péro­nistes, à l’instar du mou­ve­ment Evita, sans oublier l’important sou­tien que l’Église catho­lique et l’actuel pape Francisco lui apportent. Lors d’une mobi­li­sa­tion de la CTEP en mars 20176, des jour­na­listes par­laient d’une marche convo­quée par le pape lui-même. Juan Grabois — diri­geant de la CTEP et conseiller du Vatican — a répon­du à ces allé­ga­tions : « Jamais le pape Francisco n’a télé­pho­né pour dire qu’une marche devait se faire ou non. C’est abso­lu­ment faux. Le pape est notre guide, notre ins­pi­ra­tion, mais jamais il ne nous donne d’ordre. » La CTEP par­vient à orga­ni­ser un sec­teur par défi­ni­tion pré­caire, frag­men­té et iso­lé. « La CTEP est orga­ni­sée en sept branches d’activités avec en plus une œuvre sociale, une branche pour les femmes et plus de 400 can­tines popu­laires sur l’ensemble du ter­ri­toire. On tra­vaille à l’organisation de ces tra­vailleurs, on délivre une assis­tance pour se soi­gner et pour se nour­rir et on réa­lise aus­si des actions de coges­tion avec l’État. Cela consiste à lut­ter pour obte­nir des aides, comme avec la loi d’urgence sociale, pour ensuite répar­tir le tra­vail entre nos coopé­ra­tives tout en assu­rant des ser­vices néces­saires au peuple », nous explique Guido, sala­rié de la Confédération, autour d’un maté la bois­son tra­di­tion­nelle argen­tine. Pour autant, la proxi­mi­té entre acteurs syn­di­caux et uni­vers clé­ri­cal n’est pas sans sur­prendre l’observateur fran­çais : Juan Grabois s’oppose publi­que­ment et clai­re­ment au droit à l’avortement.

Walter Monteros / AFP

La « colonne vertébrale » du péronisme ?

« L’identité et les tra­di­tions de nos orga­ni­sa­tions viennent sur­tout de l’époque du colo­nel Perón. Aujourd’hui encore, nos bases ne sont pas for­cé­ment péro­nistes mais elles demandent du péro­nisme », tranche Gustavo Quinteiro, syn­di­ca­liste de la CGT aéro­nau­tique lorsque nous le ren­con­trons dans les locaux de son orga­ni­sa­tion. Si le syn­di­ca­lisme argen­tin est issu d’une longue tra­di­tion anar­chiste et socia­liste, impor­tée par les vagues de migra­tions euro­péennes, les années du diri­geant Perón sont carac­té­ri­sées par un essor consi­dé­rable de ce mode d’organisation. Militaire de pro­fes­sion, Juan Domingo Perón acquiert le sou­tien des classes popu­laires argen­tines alors qu’il est secré­taire au Travail et à la pré­voyance d’un gou­ver­ne­ment issu d’un coup d’État mili­taire. Terrorisée par les mesures sociales comme la mise en place de conven­tions col­lec­tives, la recon­nais­sance de sta­tuts pro­fes­sion­nels ou bien la créa­tion de tri­bu­naux des prud’hommes, l’élite du pays orga­nise un coup d’État pour des­ti­tuer Perón. Le 17 octobre 1946, un raz-de-marée popu­laire, CGT en tête, défile dans la capi­tale argen­tine et obtient la libé­ra­tion de son lea­der. Renforcé par la figure sociale et popu­laire de son épouse, Eva Duarte, il gou­verne le pays durant trois man­dats suc­ces­sifs7, avec pour mot d’ordre une poli­tique de la « troi­sième voie », entre capi­ta­lisme et com­mu­nisme. Droit de vote pour les femmes (1947), amé­lio­ra­tion des droits syn­di­caux, consti­tu­tion d’une Déclaration des droits du tra­vail (1947) pour com­bler les manques de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, aug­men­ta­tion des salaires : la période du couple Perón a bou­le­ver­sé l’échiquier poli­tique du pays. Depuis lors, le cli­vage droite/gauche a presque lais­sé place à un cli­vage péro­nis­te/an­ti-péro­nistes8. Ce bou­le­ver­se­ment s’est avant tout fon­dé sur une rela­tion très étroite avec le monde syn­di­cal, que le colo­nel lui-même nom­mait la « colonne ver­té­brale » du péronisme.

« Perón a fait du syn­di­cat le pre­mier béné­fi­ciaire de son mou­ve­ment et, ain­si, son pre­mier sou­tien. Subordination du syn­di­cat à l’appareil d’État ou recon­nais­sance de son rôle d’intermédiaire ? »

Pourtant, les débats res­tent nom­breux sur la rela­tion entre le mou­ve­ment péro­niste et le champ syn­di­cal — rame­né à la prin­ci­pale cen­trale de l’époque, la CGT. Perón a fait du syn­di­cat le pre­mier béné­fi­ciaire de son mou­ve­ment et, ain­si, son pre­mier sou­tien. Subordination du syn­di­cat à l’appareil d’État ou recon­nais­sance de son rôle d’intermédiaire ? Pour Juan Carlos Torre9, la rela­tion du péro­nisme au mou­ve­ment ouvrier se carac­té­rise par un pro­ces­sus d’intégration et d’exclusion — « exclu­sion poli­tique et cen­tra­li­té éco­no­mique » résume-t-il. Intégration, tout d’abord, puisque le péro­nisme confère à la classe des tra­vailleurs indus­triels orga­ni­sés un rôle cen­tral dans la vie poli­tique du pays et maté­ria­lise sa recon­nais­sance par des mesures éco­no­miques fortes. L’historien des mou­ve­ments sociaux parle même d’une « sur­di­men­sion­na­li­té » don­née aux ouvriers en réfé­rence à son poids très rela­tif dans la popu­la­tion natio­nale. Exclusion, ensuite, puisque cette recon­nais­sance s’accompagne d’un fort auto­ri­ta­risme, notam­ment via l’encadrement de la popu­la­tion et la cen­tra­li­sa­tion du mou­ve­ment ouvrier dans son par­ti, le Parti jus­ti­cia­liste. Cette rela­tion n’est pour­tant pas uni­voque : l’historien parle d’une « rené­go­cia­tion constante de son hégé­mo­nie », géné­rant un inté­res­sant jeu de va-et-vient entre Perón et la CGT. Ezeqiel Adamovsky10, éga­le­ment his­to­rien, sou­ligne le trait et affirme que « le coût qu’il devait payer pour avoir le contrôle poli­tique était celui d’une inca­pa­ci­té à frei­ner les reven­di­ca­tions éco­no­miques des tra­vailleurs ».

Après le coup d’État de 1955 contre le colo­nel, qui ne réap­pa­raî­tra que très briè­ve­ment en 1973 avant de s’éteindre en 1974, l’Argentine entre dans une longue période de dic­ta­ture mili­taire. Dans ce contexte, péro­nisme et syn­di­ca­lisme souffrent de la répres­sion et doivent pas­ser, pour par­tie, à la clan­des­ti­ni­té. Au retour de la démo­cra­tie en 1983, les syn­di­cats retrouvent leur vigueur. Alliance stra­té­gique ou subor­di­na­tion, la rela­tion avec le péro­nisme a, quoi qu’il en soit, for­gé le modèle syn­di­cal argen­tin et ancré ses orga­ni­sa­tions dans la vie des tra­vailleurs et sur la scène poli­tique du pays.

Juan Perón (DR)

Un syndicalisme mutualiste

À côté du taux de syn­di­ca­li­sa­tion et des luttes sociales, le syn­di­ca­lisme argen­tin s’appuie sur une forte tra­di­tion mutua­liste. Les œuvres sociales gérées par les syn­di­cats sont en effet de véri­tables mutuelles ouvrières qui couvrent les soins de san­té de près de 48 % des Argentins, assurent des ser­vices d’aide juri­dique, d’agence de voyage ou de loi­sirs, et délivrent des cré­dits pour l’achat de loge­ment. Pourtant, il semble dif­fi­cile de rame­ner le modèle argen­tin à l’exemple de pays de l’Europe du Nord, où le fort taux de syn­di­ca­li­sa­tion s’explique en par­tie par des avan­tages directs liés à l’affiliation11, avec par exemple le ver­se­ment du chô­mage et des pres­ta­tions sociales par les syn­di­cats12. Ici, l’accès aux œuvres sociales n’est pas uni­que­ment réser­vé aux adhé­rents du syn­di­cat et, comme en France, les conven­tions col­lec­tives signées par les orga­ni­sa­tions s’appliquent à tous les sala­riés. Historiquement, ces der­nières ont été créées par les com­mu­nau­tés d’immigrés afin de répondre aux manques de ser­vices publics. Si la période péro­niste a ten­té d’étatiser la sécu­ri­té sociale, la plu­part des gou­ver­ne­ments sui­vants ont lais­sé aux syn­di­cats la ges­tion de véri­tables com­plexes hos­pi­ta­liers. En outre, les lois des années 1970 ont ren­du obli­ga­toire l’affiliation à une sécu­ri­té sociale, ren­for­çant le mono­pole syndical.

« Si la période péro­niste a ten­té d’étatiser la sécu­ri­té sociale, la plu­part des gou­ver­ne­ments sui­vants ont lais­sé aux syn­di­cats la ges­tion de véri­tables com­plexes hospitaliers. »

Pour la cher­cheuse Laura Perelman, la ges­tion de la san­té et d’autres ser­vices a joué un rôle de « sou­tien aux pra­tiques de syn­di­ca­li­sa­tion » notam­ment en « faci­li­tant la com­mu­ni­ca­tion entre les syn­di­cats et leur base ». De fait, cette der­nière constate que les muta­tions du tra­vail (frag­men­ta­tion et pré­ca­ri­sa­tion des emplois) n’ont pas eu pour consé­quence une baisse dras­tique de la syn­di­ca­li­sa­tion, contrai­re­ment aux pays occi­den­taux ; le syn­di­ca­lisme argen­tin s’est, à ses yeux, déve­lop­pé et a main­te­nu un fort taux de syn­di­ca­li­sa­tion à par­tir de deux ins­tru­ments : « la struc­ture syn­di­cale de base » — à savoir les délé­gués et leur pré­sence au sein des entre­prises — et le « sys­tème d’œuvres sociales » qui per­met­tait de com­pen­ser, en fonc­tion du sec­teur ou de la période, les phases d’affaiblissement des struc­tures syn­di­cales de base. Bien que l’affiliation au syn­di­cat ne soit plus néces­saire depuis les années 1990 pour béné­fi­cier d’une œuvre sociale, elle note que les sala­riés asso­cient très for­te­ment l’action sociale et de san­té au syn­di­cat qui en assure la ges­tion. Les œuvres favo­risent un sen­ti­ment d’appartenance au syn­di­cat, lui donnent une légi­ti­mi­té, tout en garan­tis­sant un espace de dis­cus­sion avec les sala­riés. Pas de baguette magique ni d’arme secrète, donc ; il s’agit bien plu­tôt d’un « sup­port » ou d’un « sou­tien » pour les stra­té­gies de syn­di­ca­li­sa­tion des dif­fé­rentes orga­ni­sa­tions. Laure Perelman prend alors l’exemple d’un syn­di­cat du sec­teur des ser­vices qui enre­gis­trait des baisses de syn­di­ca­li­sa­tion depuis le milieu des années 1990 et qui, au début du nou­veau mil­lé­naire, a enga­gé trois cam­pagnes d’affiliation en seule­ment cinq années, per­met­tant de retrou­ver une évo­lu­tion stable. Dans le champ syn­di­cal fran­çais, le syn­di­ca­lisme de ser­vice appa­raît fré­quem­ment comme syno­nyme de réfor­misme, en oppo­si­tion à un syn­di­ca­lisme de lutte défen­du notam­ment par la CGT et Solidaires. Dans le cas argen­tin, le syn­di­ca­lisme de ser­vice est un appui aux stra­té­gies de recru­te­ment et de mobilisation.

Unité institutionnelle et divisions politiques

Pour la cher­cheuse Ana Natalucci, le syn­di­ca­lisme argen­tin tire en grande par­tie sa force de « son modèle très uni­fié autour de la CGT ». La loi sur les Associations et les syn­di­cats13 pré­voit deux types d’inscription d’un syn­di­cat : l’inscription de base et celle qui per­met d’obtenir ce qu’on appelle alors « la per­son­na­li­té syn­di­cale ». Cette der­nière est exclu­si­ve­ment réser­vée à la CGT, qui jouit donc d’un sta­tut pri­vi­lé­gié pour les négo­cia­tions tant au niveau local que natio­nal — ce mono­pole ins­ti­tu­tion­na­li­sé a d’ailleurs fait l’objet de nom­breuses remises en cause par l’Organisation inter­na­tio­nale du tra­vail (OIT) depuis 1988. Toujours est-il que ce modèle assure une CGT très forte qui, une fois mise en marche, « per­met de faire plier un gou­ver­ne­ment, à tel point que par­fois la simple menace d’une action aide à gagner les pre­mières négo­cia­tions », nous dit Ana Natalucci. Cette situa­tion pousse le champ syn­di­cal à mêler actions de mobi­li­sa­tion (grèves, blo­cages) et négo­cia­tions avec le patro­nat et la classe poli­tique. C’est la tac­tique du « frap­per et négo­cier », comme le résume le slo­gan de Auguste Timoteo Vandor, dit « El Lobo », le diri­geant his­to­rique de l’Union ouvrière métal­lur­gique, qui riva­li­sait à l’époque avec Juan Perón en per­sonne. « Les der­nières mesures du gou­ver­ne­ment visent pré­ci­sé­ment à cas­ser ce bloc syn­di­cal. Macri déplace la recon­nais­sance syn­di­cale du niveau natio­nal ou sec­to­riel au niveau local de chaque entre­prise. Il s’inspire en cela du Chili, où les syn­di­cats sont iso­lés éta­blis­se­ment par éta­blis­se­ment. En clair, il veut des syn­di­cats mai­son, voire jaunes14 » conclut-elle à la fin de notre échange.

Ignacio Coló

Pourtant, l’unité impo­sée par la loi ne s’est pas main­te­nue dans la réa­li­té du champ syn­di­cal. En 1991, le syn­di­cat ATE, regrou­pant les tra­vailleurs du sec­teur public, rompt avec la CGT pour fon­der avec d’autres orga­ni­sa­tions, un an plus tard, la Centrale des tra­vailleurs d’Argentine (CTA). Ce syn­di­ca­lisme se dis­tingue du pre­mier syn­di­cat natio­nal par une vision plus démo­cra­tique et moins ver­ti­cale : chaque tra­vailleur ou chô­meur peut adhé­rer direc­te­ment à la Centrale et chaque affi­lié équi­vaut à une voix pour élire ses repré­sen­tants natio­naux au vote direct. L’autre point de diver­gence est davan­tage poli­tique : à cette époque, l’Argentine connaît une vague de pri­va­ti­sa­tion de la part du gou­ver­ne­ment de Carlos Menem, qui pro­fite du silence com­plai­sant d’une CGT qui n’ose haus­ser le ton face au diri­geant péro­niste. Le refus de ces pri­va­ti­sa­tions pré­ci­pite la rup­ture avec la CGT et la fon­da­tion d’une autre cen­trale. Quelques années plus tard, la CTA connaî­tra une divi­sion en son propre sein ; en 2010, à la suite d’un affron­te­ment entre deux lignes dans des élec­tions pro­fes­sion­nelles, la Centrale se divise en deux : la CTA-Trabajadores, diri­gée par le lea­der syn­di­cal Hugo Yasky, et la CTA-Autonoma, elle-même divi­sée actuel­le­ment entre les diri­geants Ricardo Peidro et Pablo Micheli. « Les divi­sions autour des lea­ders syn­di­caux sont assez cou­rantes en période élec­to­rale. Tous les syn­di­ca­listes font de la poli­tique mais ils ne vont pas tous dans la même direc­tion », nous explique Ana Natalucci.

Élections : la pomme de la discorde

« Le rôle d’un syn­di­cat comme d’un mou­ve­ment social ne doit pas être d’appuyer tel ou tel can­di­dat mais de construire le pou­voir du peuple, d’approfondir la démo­cra­tie. »

« Un pro­ces­sus d’unification des dif­fé­rentes cen­trales est en cours, d’ici la fin des élec­tions natio­nales », c’est peu ou prou cette même phrase que nous avons enten­due de la bouche des diri­geants et mili­tants des dif­fé­rentes for­ma­tions syn­di­cales du pays. L’avenir dira s’il ne s’agit pas d’un simple vœu pieu. On peut d’ores et déjà consta­ter que cette phrase relève du dis­cours typique d’une période élec­to­rale : chaque can­di­dat dit prê­cher l’unité, la sou­hai­ter et la construire. Ce dis­cours illustre l’importance de la ques­tion élec­to­rale dans le champ syn­di­cal argen­tin — qu’il s’agisse des élec­tions pro­fes­sion­nelles et syn­di­cales ou des élec­tions poli­tiques, légis­la­tives et exé­cu­tives. L’implication de syn­di­ca­listes dans la vie poli­tique ne peut se réduire à un oppor­tu­nisme indi­vi­duel ; ces pra­tiques illus­trent plu­tôt « le para­doxe argen­tin selon lequel, pour être sûr de la ligne poli­tique d’un gou­ver­ne­ment, il faut en faire par­tie. On ne regarde donc presque pas la voca­tion idéo­lo­gique ni le pro­gramme d’un can­di­dat avant de s’allier, on regarde le rap­port de force que sa vic­toire per­met­tra et les chances pour que celui-ci soit favo­rable à ton orga­ni­sa­tion », nous explique Ana Natalucci. L’introduction de l’enjeu élec­to­ra­liste dans le champ syn­di­cal explique en par­tie les divi­sions syn­di­cales du pays.

C’était d’ailleurs pour sou­te­nir offi­ciel­le­ment la can­di­date Cristina Kirchner qu’un sec­teur de la CTA décide de fon­der une autre cen­trale, en 2010, alors que le reste de la CTA refuse par prin­cipe de s’aligner sur une can­di­da­ture et choi­sit de s’autoproclamer CTA « Autonome ». « Autonomes vis-à-vis des patrons, de l’État et bien sûr des par­tis poli­tiques », résume Ricardo Piedro, diri­geant de la CTA-Autonome, lorsque nous le ren­con­trons au siège du syn­di­cat. « Nous sommes pour l’autonomie mais pas pour la neu­tra­li­té. Nous par­lons de tout ce qui touche le peuple. Sous le gou­ver­ne­ment des Kirchner, nous étions dans la rue, comme nous le sommes aujourd’hui sous Macri dès lors qu’on attaque les droits des tra­vailleurs. Pour nous c’est impor­tant de res­ter vigi­lant, strict et cri­tique même lorsqu’il s’agit d’un gou­ver­ne­ment dit pro­gres­siste ». Il conclut : « Comprendre ça nous amène à avoir un regard cri­tique sur la déroute des gou­ver­ne­ments pro­gres­sistes aus­si bien en Argentine que dans le reste du conti­nent. Le rôle d’un syn­di­cat comme d’un mou­ve­ment social ne doit pas être d’appuyer tel ou tel can­di­dat mais de construire le pou­voir du peuple, d’approfondir la démo­cra­tie. Que des res­pon­sables syn­di­caux aient des pro­jets élec­to­raux est une chose mais que les élec­tions deviennent le moteur de l’action syn­di­cale et de scis­sions, c’en est une autre. »

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Pour leurs confrères de la CTA-Trabajadores l’engagement poli­tique est clai­re­ment assu­mé : « la CTA‑T est l’unique syn­di­cat qui a clai­re­ment sou­te­nu la can­di­da­ture de Cristina Kirchner en 2015. D’ailleurs, notre secré­taire géné­ral, Hugo Yasky, est aus­si dépu­té ins­crit à l’Unité Citoyenne, le mou­ve­ment de Cristina. L’idée étant de mener la bataille hégé­mo­nique et de par­ve­nir à impo­ser des repré­sen­tants ouvriers dans les ins­ti­tu­tions. Cette bataille se mène dans les deux sens mais repose tou­jours sur les aspi­ra­tions de la base. Pour l’heure, l’enjeu est de construire un man­dat popu­laire depuis la rue », nous raconte Carlos Alberto Girotti, res­pon­sable de la com­mu­ni­ca­tion dans la CTA – Trabajadores. Pas de Charte d’Amiens ni de fron­tière claire avec le monde poli­tique : le modèle argen­tin se rap­proche du trade-unio­nisme bri­tan­ni­que au sein duquel syn­dicalisme et poli­tique se mêlent. À la dif­fé­rence de la Grande-Bretagne, les orga­ni­sa­tions argen­tines ne se contentent tou­te­fois pas des ques­tions éco­no­miques mais inves­tissent direc­te­ment la scène poli­tique et élec­to­rale, par­fois pour le pire. En majo­ri­té gou­ver­nées par des vété­rans de la lutte ayant fait leurs armes durant la dic­ta­ture, les orga­ni­sa­tions argen­tines peuvent appa­raître comme de véri­tables dynas­ties où his­toires de famille et accu­sa­tions de cor­rup­tion ne sont jamais très loin. On songe au cas de la famille Moyano — le père, Hugo Antonio, est l’ancien diri­geant de la CGT et le fils, Pablo, l’actuel diri­geant du très puis­sant syn­di­cat des chauf­feurs —, accu­sée de cor­rup­tion dans sa ges­tion du club de foot­ball Atletico Independiente.

L’ancrage du syn­di­ca­lisme argen­tin dans les ins­ti­tu­tions comme dans la vie poli­tique du pays est sou­vent sujet à cri­tiques. Sans perdre de vue ces zones d’ombres, la vigueur de ses orga­ni­sa­tions reste une excep­tion dans un contexte de frag­men­ta­tion et de pré­ca­ri­sa­tion du tra­vail qui ont coû­té très cher aux syn­di­cats des autres régions éga­le­ment tou­chées. Si l’histoire sin­gu­lière de ce pays explique en bonne par­tie la situa­tion, les efforts de mobi­li­sa­tion et de diver­si­fi­ca­tion de l’activité syn­di­cale sont sans doute les prin­ci­paux ingré­dients d’un syn­di­ca­lisme de masse.


Photographie de ban­nière : fresque de Bernard Vaquer, par Kaja Šeruga


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  1. Données de 2018 issues de l’Institut natio­nal des sta­tis­tiques, l’INDEC.[]
  2. C. Tomada, D. Schleser, M. Maito, Radiografia de la sin­di­ca­li­sa­zion en la Argentina, Université Nationale de San Martin, octobre 2018.[]
  3. Ibid.[]
  4. Une orga­ni­sa­tion fémi­niste proche du Parti des tra­vailleurs socia­listes, prin­ci­pale for­ma­tion trots­kyste du pays.[]
  5. Docteure en sciences sociales et cher­cheuse au CONICET[]
  6. « Se regla­mentó la Emergencia Social pero las orga­ni­za­ciones anun­cia­ron un plan de lucha », Télam, 10 mars 2019.[]
  7. De 1946 à 1955.[]
  8. Ou gorillas, comme cer­tains les nomment encore aujourd’hui.[]
  9. Juan Carlos Torre, Ensayos sobre movi­mien­to obre­ro y per­onis­mo, Siglo Veintiuno Editores, 2012.[]
  10. Ezequiel Adamovsky, Historia de las clases popu­lares en la Argentina, desde 1880 has­ta 2003, Sudamericana, 2012.[]
  11. Laura Perelman, « Sindicalizacion y obras sociales », IDES, 2016.[]
  12. On compte, sur ce modèle, près de 80 % d’affiliés en Islande et 50 % en Belgique[]
  13. Loi 23.551.[]
  14. Surnom péjo­ra­tif don­né aux syn­di­cats qui refusent la grève et la confron­ta­tion avec le patro­nat.[]

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