Anjela Duval, la faux et les mots

7 avril 2024


Texte inédit | Ballast

Anjela Duval était pay­sanne. Le soir, après sa jour­née de tra­vail dans les champs, elle deve­nait poète. Celle qui a quit­té l’é­cole à 12 ans s’est mise à écrire en bre­ton dans les années 1960, une dizaine d’an­nées après avoir repris la ferme fami­liale, à la mort de sa mère. La décen­nie sui­vante braque ses pro­jec­teurs sur la culture bre­tonne qui, dit-on, se renou­velle : comme d’autres, Anjela Duval passe à la télé, puis est pas­sa­ble­ment oubliée. C’est à elle que l’é­cri­vaine Juliette Rousseau s’a­dresse dans ce texte, à écou­ter dans le pod­cast Les Parleuses. « La terre nous a taillées com­mune, com­plices », écri­vait-elle déjà, mais à quel­qu’un d’autre, dans La Vie têtue. Ç’aurait pu être à des­ti­na­tion de la poète. Puis ailleurs, avec une pointe d’in­cer­ti­tude : « Faut-il remuer la terre tas­sée qui nous a faites ? » Sans doute, sur­tout si la glaise est mélan­gée de pour­ri. Dans ce por­trait, Juliette Rousseau n’é­lude pas le côté sombre d’Anjela Duval, qui, à force d’exal­ter ses racines celtes et les lois de la nature, a fini par sou­te­nir des posi­tions réactionnaires.


Anjela, j’entends tes sabots cla­quer. La nuit tombe et tu reviens peut-être de l’étable ou des champs. La jour­née pèse lourd, endi­guée dans la jupe et les bas de laine. C’est le corps bien­tôt dépo­sé, devant l’âtre. Ici aus­si il fait nuit, la mai­son est silen­cieuse. Sous la seule lumière allu­mée, je déroule dou­ce­ment la repro­duc­tion du por­trait d’un vieil homme sous les yeux d’un autre vieil homme, atten­tif. Mon père vient d’aller fer­mer aux poules, tra­ver­sant le hameau pour la der­nière fois de la jour­née. Du réveil au cou­cher il y trouve à faire, sillon­nant ce même ter­rain depuis cin­quante ans. Quand je me repré­sente sa vie, je pense à ce mou­ve­ment conti­nu, d’un bout à l’autre du vil­lage, un outil en main ou une beu­rouette devant lui, les épaules tom­bant peu à peu, sur ses lèvres le mur­mure de ce qu’il pré­fère gar­der pour lui-même. Taiseux par héritage.

Sur la pho­to­gra­phie en noir et blanc, un vieil homme est assis sur des marches en pierre. Il a les jambes longues et menues, refer­mées pour accueillir le petit chien qui vient s’y lover. Derrière lui, une canne en bois sculp­té repose contre un mur. Les déliés et la dou­ceur de l’âge ren­du à la vul­né­ra­bi­li­té. Ses yeux se ferment sur un sou­rire tendre, sa tête penche légè­re­ment vers l’arrière, comme pour un der­nier départ. Une pho­to­gra­phie de vieux bre­ton. « Oh, des bou­tou coats ! », le visage de mon père se déplie tout à coup. Il se met à énu­mé­rer les sabots, le gilet, les culottes. « Tout », me dit-il joyeux, « je recon­nais tout ». C’est fou Anjela, comme la mémoire sou­daine de ce qui fut vivant avant d’être ter­ras­sé a quelque chose d’un pre­mier soleil. Tout s’éclaire, y com­pris ce qu’on ne savait pas être dans l’ombre. Et dans cette lumière vive, deux mots comme des galets.

Des bou­tou coats, Anjela. Comme ceux que tu portes, sur les pho­tos, et dans les quelques films où l’on t’aperçoit, à la fin de ta vie. Des bou­tou coats aus­si, aux pieds de mon arrière grand-mère Rosalie, qui est de ta géné­ra­tion, celle qui a connu les deux guerres, puis la fin de la pay­san­ne­rie, une troi­sième guerre sans nom ni mémoire. Elle effleure les rares pho­tos de cette époque comme un silence ému, ses che­villes maigres flot­tant dans ses sabots. Des bou­tou coats encore et mes pieds d’enfant, sous les­quels on m’avait appris à mettre de la paille pour sup­por­ter la rigi­di­té du bois. Des bou­tou coats, que mon père est inca­pable d’orthographier, sus­pen­du aux mots des siens, dont il n’a pas appris à reven­di­quer la mémoire. Mais des bou­tou coats tout de même, qu’il pro­nonce avec la ten­dresse que prend une langue qui se laisse être, mal­gré tout.

Je te regarde Anjela, mais je ne sais pas si je te vois. En fili­grane, c’est Rosalie. Une vie de labeur, sans rien lais­ser der­rière soi. Des silences, des inter­ro­ga­tions. Une éra­flure en héri­tage. Rosalie n’écrivait pas, ni ne lisait. Elle était pour ain­si dire anal­pha­bète, dépour­vue d’alphabet. Mais pas toi Anjela. Toi, tu as écrit dès que tu en as eu l’occasion : libé­rée du poids de tes parents, ren­due seule à ta ferme, tu t’es mise à écrire sans plus t’arrêter. Après ta jour­née de dix ou douze heures, quand tout était fait à la ferme, tu lais­sais deux heures au « papier ». Une pay­sanne poé­tesse, c’est presque une incon­grui­té dans un monde qui s’en est tel­le­ment pris à l’autonomie des femmes et à la pay­san­ne­rie. Comment t’es-tu extir­pée, toi, de la bouche noire et brû­lante qui a ava­lé toutes nos aïeules, pour nous accou­cher au silence ?

Je t’observe, et je liste les condi­tions de l’échappée. L’éducation, d’abord. Une édu­ca­tion pri­maire mini­male, comme c’était le cas des enfants de ta condi­tion au début du ving­tième siècle. Et puis une cer­taine pas­sion pour la lec­ture. Chez toi, on parle bre­ton, mais à l’école, c’est le fran­çais qu’il faut apprendre à par­ler, à lire et à écrire. L’écriture te vient donc d’abord par une dépos­ses­sion, un écar­tè­le­ment, que tu tra­vaille­ras à répa­rer par la suite, en lisant avec avi­di­té toutes les publi­ca­tions en bre­ton, puis en pri­vi­lé­giant d’écrire dans cette langue, que tu n’auras de cesse d’enrichir tout au long de ta vie. De la langue tu fais ton ter­rier, un amé­na­ge­ment per­pé­tuel, le labeur d’une existence.

Mais ton salut, tu le dois aus­si à la pers­pi­ca­ci­té qui t’a tenue loin du mariage, jusqu’à faire de toi une céli­ba­taire de condi­tion. « J’aimais trop ma liber­té et la terre », expliques-tu à Roger Laouenan, qui écrit ta bio­gra­phie au début des années 1970. Les hommes, la plu­part, sont des ivrognes qui ne t’inspirent que du mépris. Hors de ques­tion d’en lais­ser un reven­di­quer la pos­ses­sion de ce dont tu sais si bien t’occuper seule. La ferme dont tu hérites se trans­met de mère en fille dans ta famille, et c’est tant mieux. Fille unique, tu t’es occu­pée de tes parents jusqu’à leur mort, à laquelle tu as aus­si sur­vé­cu, mal­gré tes craintes. Ta mère, qui est la der­nière à par­tir, le fait pen­dant les mois­sons. Tu dis alors que la terre t’a sau­vée, t’empêchant de som­brer tout à fait dans le deuil. Le blé te récla­mait, tes bêtes devaient man­ger, la vie conti­nuait, même dans l’absence ter­rible de ton der­nier parent et la soli­tude qui s’ouvrait alors devant toi.

Enfin, et sur­tout, ton épine dor­sale, c’est ta rela­tion au lieu que tu habites, source de joies inta­ris­sables, et la volon­té qui peu à peu te sai­sit d’en trans­mettre à tout prix l’essence. Ton amour des bêtes, que tu te dis inca­pable de tuer ou de voir mou­rir, ta connais­sance des plantes autoch­tones et de leurs ver­tus médi­ci­nales, la contem­pla­tion qui te sai­sit en toute sai­son, alors que tu laboures ou que tu fauches, devant la beau­té sans cesse renou­ve­lée de tes terres.

Le 28 décembre 1971, la France te découvre à la télé­vi­sion. André Voisin, qui pré­sente alors sur la pre­mière chaîne une émis­sion appe­lée « Les conteurs », est venu à ta ren­contre, chez toi, dans ton hameau du Trégor. Pendant qua­rante minutes, on peut t’y voir et t’y entendre dis­pen­ser tes sagesses et ta poé­sie de pay­sanne bre­tonne. Tu y parles de tes champs comme des vers d’un poème, tu y défends la vie pay­sanne et ta langue, toutes deux mal­trai­tées par la moder­ni­té et l’État fran­çais. Subjugués, les spec­ta­teurs et spec­ta­trices tombent en amour pour ta pen­sée et ton mode de vie. Dans les semaines et les mois qui suivent, ils et elles t’écrivent et vont jusqu’à venir te rendre visite chez toi. Ce qui, rapi­de­ment, t’irrite. « Je me demande com­ment fait Brigitte Bardot », com­mentes-tu, facé­tieuse. Car tu ne cherches pas à ce qu’on t’admire, ce que tu vou­drais, avant tout, c’est qu’on par­tage ton amour de la vie pay­sanne et ton refus de la voir dis­pa­raître. Il faut dire aus­si que par­mi celles et ceux qui te visitent il y a beau­coup d’étrangers comme tu les appelles, des fran­çais qui aiment à venir pas­ser l’été en Bretagne, fer­vents consom­ma­teurs de folk­lore bre­ton, dont tu pres­sens que tu com­mences déjà à faire partie.

Avec du recul, tu dis que tu n’aurais jamais consen­ti à par­ler devant « les engins des gars de la télé­vi­sion » si tu avais su le cham­bar­de­ment que cela amè­ne­rait dans ta vie. Et tu pré­cises : « si je le fais, ce n’est pas pour moi, croyez-le bien. Mais pour l’Emsav, pour faire connaître un tant soit peu la Bretagne et ses pro­blèmes. Et aus­si à cause des pay­sans. Nous avons été si mépri­sés, si domi­nés ! ». Voilà, Anjela, ce qui te mène. C’est d’abord par l’Emsav, le mou­ve­ment bre­ton, auquel tu par­ti­cipes en publiant des poèmes dans les nom­breux jour­naux en langue bre­tonne, que tu acquières une cer­taine noto­rié­té. Les jeunes épris de leur patrie voient en toi la muse d’une Bretagne éter­nelle. Car tu es une fer­vente défen­seuse de la Bretagne Libre, à cette époque où le FLB pose des bombes par dizaines, où le renou­veau cel­tique bat son plein, et où le pro­jet de faire de la Bretagne une grande région agri­cole au ser­vice de la France et du monde, et sur­tout au ser­vice du capi­ta­lisme, redé­fi­nit par­tout les ter­ri­toires, dans la plus grande violence.

Des vers ? — oui, j’en écris !
Mais il me déplait d’être sacrée barde !
Mon métier, de tous temps, a été de tran­cher les lombrics.
Et je parle à mes bêtes comme à des personnes…
Mon métier m’a tou­jours plu,
Comme l’eau plait au poisson.

Il est des choses cepen­dant qui me déplaisent,
Et je me dois de le dire :
Il me déplait de voir les cam­pagnes de mon pays
Retourner en friche, en refuge pour bêtes sauvages.
Il me déplait de voir les bâti­ments de mon pays
Passer, pour une poi­gnée de papier, entre les mains de l’étranger.
Je ne puis souf­frir, d’aucune façon,
Que soient ara­sés sans pitié ni raison
Les talus de mon pays — cadre et arma­ture des pays celtes,
Et que soient ven­dues à l’oppresseur goguenard
La force et la vie libre
De notre jeu­nesse accou­rant vers les villes.
Il me déplait de voir les anciens de mon pays
Pleurant leur peine per­due aux hos­pices de mort,
Et les pauvres mamans de mon pays
Parlant à leurs enfants la langue de l’oppresseur1

Anjela, sais-tu qu’aujourd’hui on trouve par­fois, dans ces lieux javé­li­sés où l’on confine la vieillesse, des per­sonnes ren­dues à leur prime enfance par une mala­die bien connue et qui, ne sachant plus par­ler que le bre­ton, la langue mater­nelle déchue, n’ont plus per­sonne avec qui conver­ser dans leur entou­rage ? Tu es la poé­tesse d’un monde qui meurt, Anjela, et tu le sais. Tu écris dans ce même geste pay­san qui consiste à mettre au tra­vail pour nour­rir, conser­ver, sub­sis­ter. Les mots ali­gnés comme autant de petits gestes quo­ti­diens qui tiennent le fort d’une exis­tence incor­po­rée à son monde. La terre t’a sau­vée autant qu’elle t’a tenue, et d’ailleurs, c’est tou­jours à par­tir d’elle que tu écris. Chez toi, les poèmes com­mencent à l’orée des champs, et lut­ter contre l’arasement du ter­ri­toire, c’est d’une cer­taine manière en défendre le texte.

Je repense à Rosalie, mon aïeule anal­pha­bète et j’imagine qu’elle ne man­quait pas du lan­gage sans lettres et de la poé­sie sans écrits des pay­sans que tu t’es don­né la charge de consi­gner, Anjela. À Roger Laouenan, tu décris la ferme de Traoñ-an-Dour, ses par­celles et leurs cultures, et c’est déjà un poème. Park loeiz : avoine ; Park al Leur : blé, pommes de terre, bet­te­raves, trèfle vio­let de Bretagne ; Park kreiz : avoine ; Park ar C’hoad : foin ter­rien ; Park an traon : pâture ; Poullankoù bihan : foin ter­rien ; Poullankoù bras : foin ter­rien ; Lanneg vihan : foin ter­rien ; Park an Drilh : foin ; Ogel ar C’hoad : foin ; Poullankoù ize­lan : genêts ; al Lanneg : ajoncs ; ar C’hoad : bois à feu et bois d’œuvre ; Prad ar Poullankoù : herbe de fauche ; ar Poulloù kreiz : bos­quet de saules ; Lanneg ar Pin : pins et châ­tai­gniers et herbe de fauche ; Prad an ti : herbe de fauche ; Prad an Hent : herbe de fauche ; ar Veurjez : le ver­ger avec arbres frui­tiers, pommes, poires, noix, cerises, pru­nelles, coings, gro­seilles, cas­sis, fram­boises, nèfles.

Les par­celles n’ont plus de noms à pré­sent, Anjela, leur cadence est mono­tone et réduite à une rota­tion menue. Chez moi : maïs, blé, col­za, prai­ries pour les vaches. Encore que, le plus sou­vent, les vaches occupent l’espace régle­men­taire qui sépare les champs dans les­quels on a recours à des intrants et les ruis­seaux, pré­ten­dant pro­té­ger ces der­niers du poi­son. Une bande de quelques mètres de lar­geur, un cor­ri­dor, le long duquel les vaches vont et viennent. Elles sont désor­mais des vaches-tam­pons, des vaches-buvards, sept cent kilos de chair tendre assi­gnée au tra­vail qui consiste à épon­ger les maux du monde. Et pour sai­sir tout à fait la par­ti­tion du ter­ri­toire, ajoutes‑y : camions, abat­toirs, camions, lai­te­ries, auto­routes, camions, parcs éoliens, ombrières pho­to­vol­taïques, métha­ni­seurs, camions. Entre tout cela Anjela, il faut res­pi­rer petit désor­mais, se glis­ser dans les failles et les fos­sés, pour se rap­pe­ler au monde qui fut le tien. Ma géné­ra­tion a gran­di comme ça, entre les monstres, dans les inter­stices. Avec la ciguë et les parelles, mémoires obs­ti­nées des fossés.

Ainsi Anjela, quant tu montes sur tes talus pour empê­cher les bull­do­zers de venir faire leur triste tra­vail de démem­bre­ment, tu ne t’y trompes pas, c’est la poé­sie que tu défends avant tout car, tu n’auras de cesse de le dire, la poé­sie et la terre vont ensemble. De toi-même, tu dis que tu t’efforces d’être l’interprète de la terre, qui est pour toi comme un grand livre, dont chaque jour est une nou­velle page. Tu devrais les voir aujourd’hui Anjela, la plu­part de ceux qui sont res­tés accro­chés à la terre : la poé­sie leur manque à en cre­ver. C’est peut-être là l’un des symp­tômes de la grande dégrin­go­lade du monde : la rup­ture entre la poé­sie et les tra­vailleurs et tra­vailleuses, une dépos­ses­sion. Les mains qui mani­pulent la terre ou la merde pour la plu­part n’écrivent pas. Les langues ne chantent plus, ne racontent plus. Ce qui se trans­met­tait par les contes et les légendes a dis­pa­ru. Et, les mots comme ils sont arti­cu­lés aujourd’hui, à l’extrême oppo­sé de ces endroits où l’on pro­duit le monde en silence et dans l’agonie, manquent cruel­le­ment du savoir de sub­sis­tance et de soin que la terre enseigne. Ils sont sans res­pon­sa­bi­li­té désormais.

Tu as vu les chan­ge­ments se faire, tu les as poin­tés du doigt dans tes textes, les as affron­tés avec tes outils : les mots et la faux. Tu avais bien com­pris la méca­nique de la dette, et ce qu’elle engen­dre­rait pour les pay­sans, qui n’ont eu d’autre choix que s’endetter pour acqué­rir les machines désor­mais néces­saires aux champs monu­men­taux qui nais­saient sur les cadavres des petites par­celles. Tu avais aus­si com­pris que cette pré­da­tion aggra­vée de la terre n’était pas de bonne augure, tu rap­pe­lais à qui vou­lait l’entendre qu’il ne fal­lait sur­tout pas trop lui prendre. Qu’il fal­lait conti­nuer à vivre avec elle, et que si la vie de pay­san était dure, elle était géné­reuse aus­si, comme la terre. Tu disais que « celui qui se voue tota­le­ment aux machines se rend esclave ». Je te crois Anjela. De ce point de vue, un monde, plu­sieurs, nous séparent toi et moi. Moi qui passe le plus clair de mon temps les yeux rivés à un écran, moi qui sou­lève des poids pour réveiller mon corps à ses capa­ci­tés et qui glose sur les petits pois ou les fèves que j’arrive mal­adroi­te­ment à faire pous­ser, mais qui ne suf­fi­ront jamais à nour­rir les miennes.

Je me sens moi aus­si comme une dépos­sé­dée : je n’ai pas héri­té des savoirs et des pra­tiques de l’autonomie pay­sanne, mais j’en ai conser­vé la conscience. C’est avec elle que j’écris. Chez moi, on a sou­vent racon­té l’histoire d’Eugène, le mari de Rosalie. Celui-ci lui a sur­vé­cu pen­dant quinze ans. Quinze années qu’il a pas­sé seul à la ferme, en com­pa­gnie de ses bêtes, refu­sant d’aller vivre chez ses filles ou pire, dans un hos­pice. Il a conti­nué à tout faire lui-même, le corps décli­nant, avec ses quelques bêtes et ses quelques hec­tares. Tout, plu­tôt que céder cette auto­no­mie-là, celle qui consiste à pro­duire soi-même les condi­tions de son exis­tence. Il a fini mal­heu­reux cepen­dant, témoin d’un monde à l’agonie, esseu­lé, et sans les mots pour le dire. De lui nous res­tent quelques lettres peu disertes, adres­sées à ma grand-mère, à la cal­li­gra­phie mal­adroite et semée de fautes. Le monde les voyait dis­pa­raître en se frot­tant les mains et jusqu’à l’absence de l’écriture chez eux, dans une socié­té qui en a fait un des ins­tru­ments du pou­voir, leur signi­fiait que leurs vies ne méri­taient pas d’être trans­mises. Je n’ai pas conser­vé l’autonomie, mais je porte la marque de son absence, elle a un goût fer­ru­gi­neux, celui de la honte, qui imbibe jusqu’à l’écriture, sur­tout l’écriture.

Aujourd’hui, il est com­mu­né­ment accep­té que vos vies pay­sannes étaient dures, trop dures. Que la moder­ni­sa­tion nous en a délivré·es. On n’a pas les mots pour nom­mer ce à quoi il a fal­lu renon­cer en che­min : l’autonomie, et la poé­sie. Dame non, on n’y pense pas, ça vaut mieux. Pourtant, je crois que c’est ce qui a été le plus dur à vous arra­cher. Toi, Anjela, tu es le témoin de la géné­ra­tion de la rup­ture, celle à laquelle le fil, long­temps rogné, se rompt défi­ni­ti­ve­ment. Mais le tra­vail de sape com­mence bien avant.

Si j’écris à l’ombre de ma lampe
Des vers mal­adroits et creux
Avec ce petit outil mal assu­ré dans ma main lasse
Si j’écris le soir au dos d’enveloppes
Des poèmes humbles : camelote
Où l’on ne trouve que des fleurs sauvages…
Et quelques miettes d’amour.
Car tout cela je le fais pour ceux que j’aime.

Mais j’écris, moi, d’autres poèmes
Et ce n’est pas à l’ombre de ma lampe
Mais à la lumière du soleil
Ce n’est pas au dos d’enveloppes
Mais sur la poi­trine nue de Celui que j’aime
Sur la peau nue du Pays que j’aime
Ce n’est pas avec un outil que j’écris
Mais avec des ins­tru­ments d’acier.
— Je ne parle pas de lance ou d’épée
Mes ins­tru­ments sont de paix et de culture.

Je n’écris pas des vers de douze pieds
En comp­tant sur mes doigts
Mais de douze fois douze enjam­bées… et plus.
Mes vers, je les écris avec l’acier tran­chant de ma faux
Andain après andain dans les che­veux blonds de mon Pays
Le soleil en fait des poèmes aromatiques
Que mes vaches ruminent pen­dant les nuits d’hiver

Mes vers je les écris avec le soc de la charrue
Dans la chair vivante de ma Bretagne, sillon après sillon,
— J’y dis­si­mule des graines d’or -
Le prin­temps en fera des poèmes :
Mers d’émeraude ondu­lant dans la brise
L’été en fera des étangs d’épis
Le vent d’août les met­tra en musique
Et le chœur de la bat­teuse me chantera
Les jour­nées ardentes du hui­tième mois
Les jour­nées de peine de pous­sière de sueur.
Mes poèmes sacrés et… mépri­sés2 !

La poé­sie, chez toi, est un tra­vail phy­sique, une col­la­bo­ra­tion avec la terre et les sai­sons. Trancheuse de lom­bric, je me rap­pelle tes vers la fourche à la main, les lom­brics grouillant dans le fumier mûr, prêt à amen­der le futur champ de patates. Ma mal­adresse avec les outils m’irrite, nulle déli­ca­tesse du lan­gage ne sau­rait la com­pen­ser. Pire, je crois que les heures pas­sées à affi­ner ce der­nier alour­dissent encore la conscience de ma propre vani­té. Écrire des livres n’a jamais nour­ri per­sonne, voi­là la véri­té pre­mière. Comme beau­coup d’autres à la cam­pagne, Anjela, tu donnes au labeur, à l’effort, une valeur supé­rieure. Dans l’un de tes poèmes, tu t’en prends à un ivrogne ima­gi­naire, qui, pas­sant sa vie à boire plu­tôt qu’à tra­vailler, peut néan­moins être pris en charge par la san­té publique quand il en a besoin. Tu l’opposes au pay­san ver­tueux, qui se tue à la tâche et ne demande rien à l’État fran­çais, qui lui prend tout en retour. Si tu savais comme ce dis­cours m’est fami­lier. Un vrai dis­cours de chouan. Des valeurs pay­sannes qui nous sont res­tées, cer­taines font aus­si le lit de notre alié­na­tion. Ici, le mépris pour les « bons à rien », les chô­meurs et autres fai­néants est immense. On n’aime pas tel­le­ment non plus les gratte-papiers, les « macheurs de bâve », ceux de Paris ou de Bruxelles, ceux de la ville, qui ne savent rien faire de leur dix doigts. Et si jamais tu élèves la voix, on se dépê­che­ra de t’intimer au silence par un « retournes dont bos­ser ! ».

De l’exaltation du labeur à celle des racines, de la détes­ta­tion des fai­néants à celle des étran­gers, il n’y a qu’un pas et il est vite fran­chi. Alors venons-en à ce qui fait mal Anjela. Dans tes mots, je retrouve une par­tie de ce qui nous dévore, notre fond bilieux. Tu pen­sais que notre salut rési­dait dans la pure­té de nos racines et le main­tien d’une foi abso­lue. Que le pas­sé, le grand pas­sé des Celtes, conte­nait toute la sagesse à laquelle nous devions nous tenir. Qu’importe qu’il fut le fruit d’un fan­tasme racia­liste propre au XXe siècle. Feiz a Breizh Anjela, Foi et Bretagne, d’après le nom du jour­nal de l’abbé Perrot, que tu aimes d’ailleurs à citer. L’abbé Perrot, issu comme toi d’une famille de pay­san, prêtre catho­lique et fervent par­ti­san de la cause bre­tonne, dans son ver­sant col­la­bo­ra­tion­niste et pro­fon­dé­ment anti­sé­mite. Dès 1940, dans cette publi­ca­tion que tu dis lire avec assi­dui­té, il y rap­pelle d’ailleurs que la Bretagne, sous l’impulsion de Jean Le Roux, fut la pre­mière en France à expul­ser les Juifs, en 1240, et il en réaf­firme la légis­la­tion atte­nante, selon laquelle « nul ne doit être accu­sé ou trai­né en jus­tice pour les Juifs tués ». L’abbé Perrot prend les jeunes des Bagadoù Stourm, la milice du Parti National Breton, sous son aile. Il dénonce et incite à la déla­tion, s’en prend aus­si aux com­mu­nistes et résis­tants bre­tons, les­quels fini­ront par l’assassiner, en 1943. Mais son héri­tage per­dure, dès l’année de sa mort se crée la Bezenn Perrot, une uni­té de com­bat bre­tonne qui rejoint les nazis.

Qu’avons-nous fait de tout cela quand, à la fin des années 1960, tu cites l’abbé Perrot, Anjela ? Qu’avons-nous fait de notre his­toire ? Comme par­tout ailleurs, ses aspects les plus hon­teux sont déjà recou­verts d’une bonne dose de merde, sous laquelle on espère les voir se désa­gré­ger, quand en réa­li­té, on en nour­rit les fer­ments. Ce sont eux qui poussent à nou­veau sous la forme de croix gam­mées et de croix cel­tiques peintes ici et là, de lieux d’accueil de réfugié·es empê­chés d’ouvrir ou encore d’un tract, récem­ment dis­tri­bué dans les boites aux lettres centre-bre­tonnes et qui assène : « Homme blanc, tu en as assez de voir les Juifs détruire ton pays par l’immigration, la dégé­né­res­cence pédo-LGBT et la guerre ? ».

Faut-il s’en éton­ner ? C’est tou­jours la même affaire, par­tout où l’on exalte les racines, on opprime celles et ceux à qui l’on consi­dère qu’elles font défaut. Celles et ceux dont on consi­dère qu’ielles appar­tiennent à un ailleurs, et qu’il s’agira de ren­voyer là-bas, ou celles et ceux dont on consi­dère qu’ielles n’appartiennent à nulle part, dont il s’agira alors de débar­ras­ser le monde pour le puri­fier. Mais d’autres his­toires ont sur­vé­cu. Je pense à tout ce qui suinte entres les lignes du Gwenn-Ha-Du, le dra­peau bre­ton, et je regarde la beu­luette, mon enfant-étin­celle, dan­ser sur l’herbe devant la mai­son. Cette der­nière recouvre ce qui fut long­temps une cour de bat­tage. On n’y peut rien plan­ter dont les racines deman­de­raient à creu­ser plus pro­fond, elles auraient tôt fait de mordre les cailloux. Habillée d’une robe de fée, l’enfant joue à trans­por­ter des bou­teilles de cidre dans son trac­teur à pédales. Les racines de ses aïeux et aïeules ont été empê­chées de creu­ser la plu­part des terres qu’elles ont fou­lées. Elles se sont construites autre­ment, dans l’exil, mal­gré les per­sé­cu­tions, en Lituanie, au Portugal, au Maroc, en Égypte. Petite fille juive et bre­tonne, n’en déplaise à la soi-disant pure­té de tes racines celtes Anjela. Autant d’identités avec les­quelles elle rentre peu à peu en relation.

« Mais si on est Bretonnes maman, pour­quoi tu ne parles pas bre­ton ? » m’a‑t-elle deman­dé récem­ment alors que je lui par­lais de toi. Me voi­là embar­quée dans une expli­ca­tion sur les langues et l’identité. C’est que moi, tu vois Anjela, je ne suis pas une Bretonne de ta langue. Je suis de l’autre, le gal­lo, la langue bâtarde, mêlée de fran­çais et de latin, deux langues d’oppresseur qui fécondent un curieux bara­tin de benêts, une lita­nie de ploucs qui n’inspirent aucune fier­té, pas même celle de la résis­tance à la domi­na­tion. C’est peut-être pour­quoi ton exal­ta­tion des racines celtes me laisse de marbre.

C’est peut-être aus­si parce que, bien que vous ayez vécu des vies simi­laires, à la même période et dans des lieux peu éloi­gnés, mes aïeux se sont tenus loin des fan­tasmes natio­na­listes. Communiste, bouf­feur de curé, mon arrière-grand-père ne s’est jamais sen­ti concer­né par la gran­deur de la Bretagne. Ni par celle de la France, pour laquelle il avait connu les tran­chées en 14–18, consti­tuant, avec le reste des Bretons mobi­li­sés, un des contin­gents les plus tués. D’eux, l’adjudant et his­to­rien Marc Bloch, futur résis­tant, dit qu’ils font de bien piètres sol­dats, inca­pables de se com­prendre les uns les autres tant leurs dia­lectes dif­fèrent. « Doux et résigné[s], on eût dit qu’il[s] vivai[en]t en dehors de notre monde », écrit-il. Inapte à la guerre, mon aïeul en est reve­nu amer, et quand celle-ci a de nou­veau frap­pé à leur porte, en 1940, il a eu tôt fait de choi­sir son camp en accueillant les fuyards du STO et en ravi­taillant le maquis le plus proche, qu’avaient consti­tué ses neveux.

Je n’aime pas les his­toires de héros. Elles servent trop les prises de pou­voir, dépos­sé­dant les puis­sances col­lec­tives. Je crois au sens d’une vie plei­ne­ment res­pon­sable du lieu qu’elle habite, en réci­pro­ci­té avec tout ce qui le com­pose. Mais les pay­sans et les pay­sannes, quoiqu’ils et elles aiment à en pen­ser, ne sont pas imper­méables aux affres du monde. Il n’y a de pure­té ni dans les racines ni dans l’héritage pay­san, Anjela. Tu as défen­du la pay­san­ne­rie et l’essence de la race celte, nous avons per­du la pay­san­ne­rie et gar­dé les fan­tasmes racia­listes. Ce sont mêmes eux qui, fina­le­ment, ont per­mis d’achever le monde qui était le tien et auquel tu as don­né ta vie. Dès la prise en main de la moder­ni­sa­tion du modèle agri­cole par la vieille noblesse bre­tonne, laquelle adhère plei­ne­ment au pro­jet pétai­niste. C’est depuis la Bretagne que se posent les bases de la poli­tique agri­cole de Vichy, le gou­ver­ne­ment col­la­bo­ra­tion­niste offrant en retour une pre­mière loi sur l’uniformisation du breton.

Bien des années plus tard, alors que les mas­to­dontes de l’agro-industrie bre­tonne que sont Intermarché ou Leclerc com­mencent à s’imposer sur tous les ter­ri­toires, tan­dis que le remem­bre­ment déroule son impla­cable rou­leau, c’est encore cette période qui leur donne sa béné­dic­tion. En jan­vier 1976, une lettre du Syndicat de Défense et de Promotion pay­sanne au ministre de l’Agriculture le rap­pelle : « Ce remem­bre­ment rural, auto­ri­taire et dévas­ta­teur, se fait de force, contre la majo­ri­té des culti­va­teurs de la com­mune. Imposé par la Direction Départementale de l’Agriculture qui se réfère à la loi du 9 mars 1941, datant de l’occupation nazie, ce remem­bre­ment anti­dé­mo­cra­tique détruit non seule­ment nos fermes, mais aus­si les gens qui y vivent et ne peuvent être que révol­tés devant les injus­tices et des­truc­tions de toutes sortes com­mises par l’Administration qui, elle, touche des pour­cen­tages ou rému­né­ra­tions acces­soires sur tous ces tra­vaux. » La fabri­ca­tion d’une iden­ti­té uni­fiée et fan­tas­mée, à laquelle a tra­vaillé une par­tie du mou­ve­ment bre­ton, est allée de pair avec la dis­pa­ri­tion des formes de vie ancrées, mul­tiples et indis­ci­pli­nées, qui fai­saient les cultures pay­sannes bretonnes.

Comment appar­tient-on, Anjela ? Sommes-nous seule­ment défini·es par un rap­port d’héritage du pas­sé, et de nos aïeux ? Selon la Halakha — la loi juive, on hérite de la judéi­té par la mère. Voilà sans doute une loi que tu ne contre­di­rais pas, toi qui as héri­té de ta ferme, la colonne ver­té­brale de ton exis­tence, par ta propre mère. Mais ce que la menace de la dis­pa­ri­tion, comme le joug de la domi­na­tion, mettent en mou­ve­ment, c’est aus­si l’hypothèse du futur, sa néces­si­té. Qui mieux que toi le savais, lorsque tu grim­pais sur tes talus, faux à la main, pour empê­cher les bull­do­zers de se livrer à leur sinistre tra­vail d’arasement ? Nous sommes autant agis par les impé­ra­tifs du pas­sé que par ceux de l’avenir. Notre res­pon­sa­bi­li­té se joue à l’endroit de leur ren­contre, et dans les lieux que nous habi­tons. A for­tio­ri dans un monde à l’agonie, où notre sur­vie dépen­dra de notre façon d’habiter et d’appartenir. De ma fille, j’hérite donc de la judéi­té, parce que son exis­tence d’enfant juive sur une terre bre­tonne n’est pas et ne sera jamais négociable.

Récemment, pour l’anniversaire de sa créa­tion, un maga­zine bre­ton met­tait en cou­ver­ture un enfant métis vêtu d’un habit tra­di­tion­nel et por­tant un Gwenn-Ha-Du. La paru­tion du maga­zine a été sui­vie d’une ava­lanche d’insultes et de menaces, les héri­tiers de l’abbé Perrot croyant tou­jours pou­voir reven­di­quer un quel­conque droit sur l’identité bre­tonne. Y réagis­sant, le rédac­teur en chef du maga­zine, Gaël Briand, affir­mait qu’être bre­ton, c’est avant tout un sen­ti­ment d’appartenance, pas une affaire de sang. Cette expli­ca­tion me per­met de pen­ser un rap­port à la terre qui ne s’inscrive pas dans une reven­di­ca­tion des racines. Les tra­di­tions se fichent du sang, ça j’en suis convain­cue. Pour l’historien Fransez Favereau, en Bretagne « le sen­ti­ment d’appartenance se réfère d’abord à l’attachement à un lieu, avant d’être une réfé­rence à une culture, une his­toire, une eth­ni­ci­té, une langue ». On peut alors se deman­der qui habite le lieu, et com­ment prendre soin, ensemble, de notre milieu de vie : à l’inclusion de tout ce, de toutes celles et ceux, qui le partagent.

Le feu sans doute a délais­sé sa cible rouge
L’eau sa robe de cou­leur du temps
S’embrassant sous la terre dure
Ils se sont fécon­dés en se battant
Pour qu’éclate de la lumière terne
Un fils adul­té­rin dans le ciel du printemps
Corps cou­vert de nuages virils comme un mont
Trou fait par l’oiseau par où s’ouvre le souffle
L’été souffle dans ses énormes poumons
Le grand soleil brise mille nuits en mille morceaux
Folle de lunes bleues, d’étoiles noires
Dans ses bas-fonds, visage cou­pé en deux
Le bleu du ciel dans la tor­peur du lac
Où jouent une source et son murmure
Dans ces grottes de vie de res­sac silencieux
Avec un rêve liquide qui res­sus­cite les cimes.
Lui cou­ron­né de paix et de verdure
Lui, bon­heur d’oiseaux, lui blanc de fleurs
Lui nour­ri de colère et fort de cahots
Tant que dure en lui le com­bat des éléments
Le tronc rude dans le pic de sa cime
Dresse ses nœuds, ses fourches, ses torsions
Qui en pous­sant de cas­sure en cassure
Reste vic­to­rieux, ingé­nieux édifice
Pour que dorme dans l’automne de sa couleur
Le feu qui le consti­tue, sem­blable à celui
De l’homme qui saigne et du soleil qui meurt3.

Nous ne sommes pro­prié­taires de rien, nous avons seule­ment l’usage des lieux qui sont les nôtres. Comme tu avais le tien de la ferme où tu as vécu toute ta vie Anjela. Que tu fusses Bretonne depuis des géné­ra­tions n’y chan­geait rien, quoique tu aies pu en pen­ser. C’est ta capa­ci­té à prendre soin du lieu, à écou­ter la terre, à hono­rer tout ce qui l’habite, qui te donne toute ta légi­ti­mi­té et ta puis­sance. C’est là qu’est la poé­sie. De toi et du pas­sé, je vou­drais apprendre l’amour de la terre et les gestes qui lui sont néces­saires. Ce qui rend tou­jours le nom « bre­ton » dési­rable, lui donne sa qua­li­té d’âtre accueillant. De ma fille et du futur hypo­thé­tique que j’aimerais lui don­ner, je veux apprendre à tis­ser les mots d’une poé­sie-habi­tacle, d’un monde par­ta­gé où les racines sont ce qui vient de nos pos­si­bi­li­tés d’habiter plei­ne­ment les lieux qui sont les nôtres à par­tir de la mul­ti­tude des héri­tages qui les com­posent. Une poé­sie de parelle, de fleur des fos­sés, aux racines pro­fondes et aux fleurs fécondes, à l’existence sans cesse renou­ve­lée, irrup­tive. Envers et contre tout, là où naît l’amour, à l’opposé de ce qui pré­tend nous admi­nis­trer, nous trier, nous ordonner.


Ce texte a ini­tia­le­ment été enre­gis­tré pour le compte du pod­cast Les par­leuses, un pro­jet à l’i­ni­tia­tive de l’asso­cia­tion Littérature, etc. Pour en finir avec une his­toire de la lit­té­ra­ture sexiste qui nuit à la lit­té­ra­ture elle-même, chaque séance invite un·e auteu­rice contem­po­raine à par­ler d’une autrice historique.
Photographies : Loez


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  1. Anjela Duval, « Dismantroù breizh », dans Roger Laouenan, Anjela Duval, Nature et Bretagne, Quimper, 1974, p. 135.[]
  2. Anjela Duval, Paol Keineg (trad.), « Poèmes de nuit, poèmes de jour », dans Quatre poires, Peder berenn, éd. Coop Breizh, Spézet, 2021, p. 94.[]
  3. Anjela Duval, Paol Keineg (trad.), « Le com­bat des élé­ments », dans Quatre poires, Peder berenn, éd. Coop Breizh, Spézet, 2021, p. 92.[]

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