André Léo : toutes avec tous

9 novembre 2022


Texte paru dans le n° 11 de la revue papier Ballast (juin 2021)

« [N]ous avons la République de l’é­ga­li­té à fon­der », lance André Léo en 1871. La native du Poitou a 46 ans et une œuvre recon­nue de roman­cière à son actif. Membre de la Première Internationale et fon­da­trice de Société de reven­di­ca­tion des droits de la femme, la mili­tante socia­liste, répu­bli­caine et fémi­niste s’en­gage alors aux côtés de la Commune de Paris. Elle appelle le monde rural à rejoindre la cause du pro­lé­ta­riat urbain et les femmes à être mieux inté­grées à la lutte pour la démo­cra­tie. « Il fau­drait cepen­dant rai­son­ner un peu : croit-on pou­voir faire la Révolution sans les femmes ? » André Léo dis­pa­raî­tra en 1900 : long­temps oubliée, elle appa­raît aujourd’­hui comme l’une des voix impor­tantes de son temps. Portrait. ☰ Par Élie Marek


Quelle que soit la pho­to­gra­phie que l’on observe, la pose est cer­taine. Qu’on l’emprunte à Daguerre ou à Talbot, c’est ce que veut la tech­nique de ce temps. Le pre­mier cli­ché date de 1860. La tête s’appuie sur une main cour­bée dans le pro­lon­ge­ment du coude, lui-même sou­te­nu par un livre posé sur une table. Le regard est ennuyé. Le corps se confond dans les tis­sus d’une robe qu’on devine rigides. André Léo compte une tren­taine d’années et a trop à faire pour res­ter ain­si inac­tive. Elle n’aime rien moins que l’oisiveté contrainte, et ne ces­se­ra de le cla­mer. Un autre tirage la montre avec quelques années de plus. Le coude, de nou­veau, forme pli autant que pilier. Il repose sur un sup­port que le temps a effa­cé. Le regard, plu­tôt qu’ennuyé, semble cette fois dans le vague et comme per­du. Dessus les yeux, le front est large et décou­vert, les che­veux tirés en arrière. Les traits sont affir­més. L’iconographie, pour­tant, ne fige aucun por­trait — à plus forte rai­son quand l’objet de l’image est insai­sis­sable. Ainsi de la figure de Léodile Béra, épouse Champseix, connue sous le nom de plume d’André Léo.

Édith Thomas, celle qui, la pre­mière et le mieux, par­la de la jour­na­liste, roman­cière et com­mu­narde, l’exprima à sa manière : « Aux yeux des mar­xistes ortho­doxes, André Léo est un « indi­vi­du » quelque peu sus­pect d’anarchisme et vague­ment inquié­tant. Aux yeux des révo­lu­tion­naires anar­chi­sants, elle est beau­coup trop rai­son­nable. Aux yeux de la bour­geoi­sie, elle est révo­lu­tion­naire. Bref, inclas­sable, et de ces gens qu’aucune cause ne peut vrai­ment tirer à soi1. » Aucune cause à soi, certes, mais plu­sieurs défen­dues tout au long de sa vie. Née fille dans une cam­pagne de l’Ouest, André Léo s’efforcera de sor­tir les femmes de leur mise sous tutelle, et les pay­sans de leur iso­le­ment ; éle­vée dans la libre pen­sée, elle choi­si­ra d’en par­ta­ger les fruits, dans ses livres comme dans la géné­ra­li­sa­tion de l’instruction, pour laquelle elle plaide ; actrice des révoltes de son siècle, elle en tire­ra de dures leçons, certes, mais ne ces­se­ra d’en célé­brer la spontanéité.

« Née fille dans une cam­pagne de l’Ouest, André Léo s’efforcera de sor­tir les femmes de leur mise sous tutelle, et les pay­sans de leur isolement. »

Pour se figu­rer son enfance, il convient d’imaginer un bourg du Haut-Poitou. Comme ailleurs, une rivière y coule avant de se jeter dans plus grande qu’elle. Celle-ci a pour nom la Vonne et s’en va rejoindre le Clain, dont les eaux se mêlent à la Vienne, à quelques kilo­mètres de Poitiers. Le vil­lage a tout de l’exemple : un mur d’enceinte, en par­tie main­te­nu ; une tour comme seule relique d’un châ­teau ancien ; des mai­sons cos­sues, d’autres un peu moins, d’autres pas du tout ; des champs, enfin, où l’on élève et cultive conjoin­te­ment. Ce bourg, c’est Lusignan, là où, un jour d’août 1824, naît Léodile Béra. La France d’alors a vu sa monar­chie res­tau­rée et deux Bourbons se suc­cèdent — Louis XVIII et Charles X, des rois dont peu se sou­viennent. Cette monar­chie, Léodile Béra la hon­ni­ra sa vie durant, quelles qu’en soient les formes — empire comme répu­blique bour­geoise2 — et quel que soit son nom : c’est en signant André Léo qu’elle en fera la critique.

On sait peu de choses de l’enfance de Léo, si ce n’est qu’elle fut ins­truite, nour­rie de pro­me­nades agrestes et de confé­rences auprès de son père franc-maçon dans quelque salle de la pré­fec­ture toute proche. C’est là qu’elle aurait ren­con­tré Grégoire Champseix, dis­ciple du socia­liste Pierre Leroux et membre, un temps, de la com­mu­nau­té de Boussac3, dans la Creuse, où il contri­bua à ani­mer La Revue sociale. C’est dans ce même jour­nal qu’André Léo publie ses pre­mières nou­velles et billets d’opinion. Elle signe Victor Léo, ou Léo seule­ment. Nous sommes en 1850 et, bien­tôt, elle trou­ve­ra son nom de plume et n’hésitera plus sur la forme à don­ner à ses écrits et à ses convictions.

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Pour les répu­bli­cains qui n’ont pas eu à fuir à la suite des jour­nées insur­rec­tion­nelles de juin 1848, le plé­bis­cite de Louis Napoléon Bonaparte, en 1851, puis la pro­cla­ma­tion du Second Empire, l’année sui­vante, ren­dra l’exil inévi­table. C’est alors le cas pour André Léo, comme ce le sera vingt années plus tard. La vie de Léo fut, ain­si, double en bien des façons : deux exils qui firent suite, cha­cun, à un épi­sode révo­lu­tion­naire ; deux com­pa­gnons des plus socia­listes, Grégoire Champseix d’abord, puis Benoît Malon ; des jumeaux nés d’une union avec le pre­mier, André et Léo, qui bap­ti­sèrent inci­dem­ment leur écri­vaine de mère ; deux pays ruraux, le Poitou où elle revint si sou­vent et l’Italie où, une décen­nie durant, elle fit fruc­ti­fier un ver­ger. Et puis deux enga­ge­ments, qu’elle recon­dui­sit jusqu’à sa mort en 1900 : l’union libre et consen­tie entre des sexes dont on recon­naî­trait enfin l’égalité ; l’union poli­tique entre pay­sans et ouvriers qui, ensemble, triom­phe­raient du pou­voir qui défi­nit chaque jour leur conduite.

C’est d’abord par l’écrit qu’André Léo aborde les ques­tions por­tées par cha­cun de ses posi­tion­ne­ments poli­tiques. L’amour défait de ses car­cans héri­tés est le pre­mier objet auquel s’attache l’écrivaine. Il s’agit, tou­jours, de dénon­cer une morale sociale qu’elle désap­prouve. C’est le céli­bat fémi­nin qui offre à André Léo la trame de son pre­mier roman, Une vieille fille ; ce sera le désa­mour dans Un divorce. Ces deux œuvres, écrites entre la Suisse et Paris, ont pour décor la Confédération hel­vé­tique, qu’elle par­court durant son exil. Entre les deux, il convient d’aborder l’union.

« On s’enflamme à pro­pos de la révo­lu­tion espa­gnole de 1868 ou pour l’unification du mou­ve­ment ouvrier européen. »

Elle en connaît les rudi­ments pour s’être mariée libre­ment en 1851 avec Grégoire Champseix. Son acti­visme répu­bli­cain a contraint ce der­nier à fuir jusqu’à Lausanne où elle l’y a rejoint. Le couple est de la même trempe et du même milieu. Une rela­tion qui ne souffre pas de contra­dic­teurs, dirions-nous. Tout autre est le genre d’union qu’André Léo aborde dans son deuxième roman, Un mariage scan­da­leux. Lucie est une bour­geoise et Michel un pay­san. Ils s’aiment dans une cam­pagne simi­laire à celle que Léo a connue durant sa jeu­nesse. La roman­cière en sait toutes les sub­ti­li­tés, tous les angles morts. Et, par­mi ceux-là, des injus­tices qu’elle condamne, comme celle qui inter­dit l’amour par-delà les classes. La cri­tique de l’union, subie de même que désa­vouée, appa­raît comme une pre­mière ten­ta­tive de trans­gres­ser les fron­tières que la socié­té bour­geoise bâtit par­tout où elle s’épand. C’est à l’occasion de la paru­tion de ce roman que Léo entre en contact avec la famille Reclus, avec laquelle elle affi­ne­ra ses rai­son­ne­ments poli­tiques. Élie, l’aîné, pas­sion­né d’ethnologie, fait une recen­sion de son ouvrage : voi­là qu’une ami­tié com­mence. Les liens qu’André Léo noue avec nombre des membres de la famille vont gran­dis­sant. Sa cor­res­pon­dance avec Élie puis avec son frère le géo­graphe liber­taire Élisée, ain­si qu’avec leurs com­pagnes res­pec­tives, Noémie Reclus et Fanny L’Herminez, est d’importance. Elle ne s’arrête pas, alors même que Léo et ces quatre cama­rades se retrouvent voi­sins de palier, dans un immeuble du quar­tier des Batignolles à Paris, où sont reve­nus s’installer André Léo et Grégoire Champseix, lequel meurt en 1863.

Selon l’historien Federico Ferretti, ce réseau s’élargit, par-delà le voi­si­nage, aux repré­sen­tants des alter­na­tives poli­tiques pari­siennes : dans les années 1860 « cette adresse est fami­lière à nombre de socia­listes fran­çais comme étran­gers et aux autres oppo­sants au régime de Napoléon III4 ». S’il peut sem­bler futile de s’étendre sur les rela­tions mon­daines d’une poi­gnée de socia­listes, il n’en est rien, en véri­té, tant ces der­niers influen­cèrent leur temps : on y trouve, entre autres, Blanqui, Bakounine et Louise Michel. Les exi­lés d’hier que sont Élisée Reclus et André Léo accueillent dans leur salon celles et ceux d’aujourd’hui. On y condamne la per­pé­tua­tion de l’esclavage aux États-Unis et on s’organise pour com­mé­mo­rer la mort de John Brown5. On s’invective sur les causes de l’atonie poli­tique fran­çaise, étouf­fée dans la richesse impé­riale à laquelle s’opposera, plus tard, un luxe tout — « com­mu­nal » celui-là, comme le dira l’auteur des paroles de L’Internationale Eugène Pottier6. On s’enflamme, enfin, à pro­pos de la révo­lu­tion espa­gnole de 1868, évé­ne­ment qui voit se brouiller Élie Reclus et Bakounine, ou pour l’unification du mou­ve­ment ouvrier euro­péen. Aussi, c’est dans ce même quar­tier que se forme la pre­mière sec­tion de l’Association inter­na­tio­nale des tra­vailleurs, fon­dée à Londres l’année 1864. Un bouillon­ne­ment inter­na­tio­na­liste et urbain, dirait-on.

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S’affirme éga­le­ment chez cer­tains la convic­tion selon laquelle cam­pagne et ville se doivent de com­mu­ni­quer pour qu’une révo­lu­tion advienne. André Léo, Élisée Reclus et Benoît Malon sont les prin­ci­paux tenants de cette idée. Ainsi les deux pre­miers esquissent-ils un pério­dique à même d’assurer un lien qui, à l’époque, est inexis­tant. Ils assemblent quelques feuilles en un pros­pec­tus dis­tri­bué dans la rue ou insé­ré dans un jour­nal. Son titre : À tous les démo­crates. Son but : trou­ver des fonds pour sou­te­nir la publi­ca­tion d’un heb­do­ma­daire à des­ti­na­tion des cam­pagnes qui s’intitulerait L’Agriculteur, jour­nal du dimanche. L’initiative n’aura pas de suite. Le ton est quelque peu mora­liste, il est vrai. « Voici plus de dix-huit ans que les pay­sans gou­vernent la France — par délé­ga­tion », lit-on dans le mani­feste inau­gu­ral. Autant d’élus choi­sis par des masses qu’il convien­drait d’élever : « [L]a tâche de la démo­cra­tie [est] évi­dente : éclai­rer le peuple, et par­ti­cu­liè­re­ment celui des cam­pagnes, plus igno­rant et plus nom­breux. » Les appels en ce sens, sou­vent, ne ren­con­tre­ront rien d’autre que le silence. On peut tou­te­fois sou­li­gner l’originalité de celui-ci : on tente de créer un jour­nal qui s’intéresse à son public plu­tôt que de cher­cher à l’attirer à des idées lui étant étran­gères. Pour André Léo, c’est là une néces­si­té. L’éducation serait le moyen le plus sûr pour conduire à l’émancipation. Les contin­gences his­to­riques ne man­que­ront pas d’y ajou­ter la révolte.

C’est lors de la Commune de Paris que Léo exprime le plus clai­re­ment son désir de voir s’unir sala­riés des usines et des champs. Ainsi paraît le 3 mai 1871 « Le socia­lisme aux pay­sans », appel conçu à quatre mais rédi­gé presque entiè­re­ment par la roman­cière7. La signa­ture est élo­quente : les « tra­vailleurs de Paris » s’adressent aux « tra­vailleurs des cam­pagnes » pour faire front contre un com­mun exploi­teur. « Frère, on te trompe. Nos inté­rêts sont les mêmes. Ce que nous deman­dons, tu le veux aus­si ; l’affranchissement que nous récla­mons, c’est le tien. […] Qu’importe que l’oppresseur ait nom : gros pro­prié­taire ou indus­triel ? » Prenant la res­pon­sa­bi­li­té de par­ler pour le sou­lè­ve­ment, André Léo conclut : « Ce que Paris veut […] c’est la terre au pay­san, l’outil à l’ouvrier, le tra­vail pour tous. » Tentative salu­taire, aurait-on pu dire. Tentative infruc­tueuse, se serait-on enten­du répondre.

« Fédérer les ouvriers et les pay­sans en une même grande inter­na­tio­nale des tra­vailleurs. »

Contemporains et his­to­riens s’accordent en effet pour nuan­cer l’audience qu’a reçue ce texte. Il aurait été tiré à 100 000 exem­plaires, certes, mais « balan­cé en vain depuis des bal­lons diri­geables aux alen­tours de Paris8 » ; ou même, selon Louise Michel, été soi­gneu­se­ment détruit par les Versaillais avant d’atteindre la pro­vince. Si elle salue la démarche, Élisabeth Dmitrieff, ani­ma­trice de l’Union des femmes pen­dant la Commune, en déplore la modes­tie et le carac­tère tar­dif. Marx ne man­que­ra pas d’en faire l’analyse quelques semaines après la répres­sion : Versailles ne pou­vait se per­mettre que l’information cir­cule entre Paris et le reste du pays. « Les ruraux9 […] savaient que trois mois de libre com­mu­ni­ca­tion entre le Paris de la Commune et les pro­vinces amè­ne­raient un sou­lè­ve­ment géné­ral des pay­sans ; de là leur hâte anxieuse à éta­blir un blo­cus de police autour de Paris comme pour arrê­ter la pro­pa­ga­tion de la peste bovine10. » André Léo le rejoint sur ce point au moment de tirer les leçons de l’événement : « C’est ain­si qu’on exci­tait la France contre Paris, qui avait fait la République et la vou­lait main­te­nir11. »

Cent ans après les faits, les juge­ments n’ont guère chan­gé. L’historien spé­cia­liste de la Commune Jacques Rougerie argue, défi­ni­tif, que « le com­mu­nard est un cita­din, un urbain ; il a tout le mépris du civi­li­sé pour le pay­san attar­dé ». Et si les mots d’André Léo sont sin­cères, « le plai­doyer reste rhé­to­rique12 ». L’historienne états-unienne Kristin Ross, pour sa part, recon­duit ces cri­tiques, mais montre, à rai­son, quelque inté­rêt pour les posi­tions défen­dues par André Léo. Ainsi affirme-t-elle « qu’il suf­fi­sait cer­tai­ne­ment d’avoir assis­té à la fin de la Commune de Paris pen­dant la Semaine san­glante pour être convain­cu de la néces­si­té de pen­ser le rap­port entre ville et cam­pagne13 » — ce que Marx, acerbe de cou­tume envers les pay­sans, s’efforcera de faire les années sui­vantes. Ce que défen­dra aus­si à la fin du siècle Élisée Reclus, dans une bro­chure qu’il adresse À mon frère le pay­san14. Les mots, alors, seront sen­si­ble­ment les mêmes : l’historien Mathieu Léonard va jusqu’à par­ler de l’appel aux pay­sans comme d’un « genre à suc­cès dans la pro­pa­gande anar­chiste de la fin du XIXe siècle15 ». Près de trois décen­nies séparent ce texte de la ten­ta­tive avor­tée de L’Agriculteur ; il semble que Reclus comme Léo n’aient en rien renon­cé à leur volon­té de fédé­rer les ouvriers et les pay­sans en une même « grande inter­na­tio­nale des tra­vailleurs ». On ne peut tou­te­fois réduire les agis­se­ments d’André Léo durant la Commune à cet appel. Elle y prit sa part, et fit même bien plus.

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Il a été dit que, excep­tion faite de quelques figures bien connues, « tous les […] écri­vains notables prirent posi­tion ouver­te­ment contre la Commune, les uns de façon modé­rée, la plu­part avec une viru­lence qui sur­prend aujourd’hui16 ». Les excep­tions se nomment Rimbaud, Vallès, Verlaine, Villiers de L’Isle-Adam et, après la Semaine san­glante, Hugo. Aucune femme dans cette liste. George Sand était aux côtés de Zola et de Flaubert, qui n’ont pas su accueillir une once de désordre dans leur quo­ti­dien lus­tré. Alors qu’on la com­pa­rait à Sand, jus­te­ment, pour ses romans, André Léo n’est que rare­ment asso­ciée à cette der­nière à pro­pos de la séquence com­mu­narde. Voilà pour­tant une écri­vaine qui s’est inves­tie ! Elle a don­né de la voix et de ses forces, sans comp­ter. Il faut dire qu’en termes d’agitation, elle n’en est pas à son pre­mier essai.

Oratrice, elle l’est déjà et se sait recon­nue comme telle. Dans la salle de Vaux-Hall, sise dans le Xe arron­dis­se­ment, elle a fait ses armes sous le Second Empire à pro­pos du tra­vail des femmes aux côtés de Louise Michel, Paule Minck et Maria Deraismes. Tandis que cette der­nière fonde avec le jour­na­liste Léon Richer l’Association pour le droit des femmes, Léo convie à son domi­cile amies et amis pour lan­cer une ini­tia­tive simi­laire. La Société de reven­di­ca­tion des droits de la femme voit ain­si le jour ; un mani­feste deman­dant une réforme du Code civil pour une éga­li­té com­plète est publié quelques mois plus tard.

« La roman­cière s’en était prise à l’antiféminisme latent dans les rangs répu­bli­cains, et en par­ti­cu­lier à la miso­gy­nie de celui qui ins­pi­rait alors nombre de socia­listes fran­çais : Proudhon. »

Comme sou­vent avec André Léo, les écrits ont pré­cé­dé les actes. Dans La Femme et les mœurs17, la roman­cière s’en était prise à l’antiféminisme latent dans les rangs répu­bli­cains, et en par­ti­cu­lier à la miso­gy­nie de celui qui ins­pi­rait alors nombre de socia­listes fran­çais : Proudhon. Si l’esclavage a été abo­li et si l’on se bat pour que les tra­vailleurs de tous les pays s’émancipent, un groupe social a été oublié ; pire, « on n’y son­gea pas », ajoute Léo, amère. Comme Virginia Woolf sept décen­nies plus tard dans Trois Guinées, c’est par le ver­sant éco­no­mique qu’André Léo aborde les droits de son sexe à exis­ter socia­le­ment et poli­ti­que­ment : « Car la reven­di­ca­tion de la femme pour la liber­té et l’égalité se com­plique d’une ques­tion maté­rielle immense. » Aussi faut-il s’organiser, mul­ti­plier les prises de parole et les articles de jour­naux, en dehors du camp pro­gres­siste comme en son sein ; car il en est des femmes comme de tout groupe amoin­dri, rabais­sé, oppri­mé : « sans vou­loir […] trai­ter [la femme] en égale, on la traite déjà en adver­saire. »

Ces mêmes années, André Léo se découvre aus­si mili­tante de rue. Le 12 jan­vier 1870, ce sont les funé­railles du jour­na­liste Victor Noir, tué en duel par un cou­sin de l’empereur. La dépouille du défunt est trans­por­tée à tra­vers Paris et ce sont 200 000 Parisiens et Parisiennes qui défilent à sa suite. Certains croient l’insurrection iné­luc­table. Louise Michel en fait par­tie. On la dit habillée en homme, de même que Léo, qui se tient à ses côtés, fon­dues toutes deux dans la foule. À la cein­ture de la pre­mière, un poi­gnard. À celle de la seconde, on ne sait. Louise Michel dira dans ses Mémoires : « Presque tous ceux qui se ren­dirent aux funé­railles pen­saient ren­trer chez eux en répu­blique ou n’y pas ren­trer du tout. » Mais les jour­na­listes et futurs com­mu­nards que sont Rochefort et Vallès tem­pèrent le cor­tège : la Révolution sera pour plus tard.

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Il n’est dès lors pas éton­nant de retrou­ver Michel et Léo ensemble dans quelque club ou comi­té, pen­dant le siège de Paris d’abord, puis durant la Commune. De même les voit-on à l’avant des mani­fes­ta­tions s’opposant à la red­di­tion du pays, comme de celles appor­tant leur sou­tien aux hommes qui se battent contre la Prusse puis contre Versailles. Elles les rejoignent comme tant d’autres alors, tan­tôt ambu­lan­cières, can­ti­nières ou sol­dates. Car si André Léo rabroue dans un pre­mier temps ces femmes qui sou­haitent s’engager contre les Prussiens, son dis­cours change tout à fait lorsque la guerre devient civile. « Il ne s’agit plus aujourd’hui de la défense natio­nale ; mais — au lieu de se rétré­cir, le champ de bataille s’est agran­di, il s’agit de défense huma­ni­taire, des droits de la liber­té. […] Maintenant le sort du droit en ce monde est lié au sort de Paris. Maintenant le concours des femmes devient néces­saire18 ».

Si les femmes ont été jusqu’alors tenues éloi­gnées de la poli­tique, « la démo­cra­tie ne triom­phe­ra qu’avec elles ». Or ce ne sont pas les tâches à accom­plir qui manquent, mais leur orga­ni­sa­tion. Et André Léo de som­mer Cluseret, géné­ral de la Commune, d’ouvrir des registres dans les­quels les femmes pour­ront s’inscrire sous les fonc­tions sui­vantes : « Action armée, Postes de secours aux bles­sés, Fourneaux ambu­lants. » Mais la pré­sence des femmes aux avant-postes, quand il ne s’agit pas d’intendance, ne fait pas l’unanimité. Comme l’écrit Édith Thomas, « les offi­ciers, les chi­rur­giens, leur sont net­te­ment hos­tiles, les hommes de troupe, favo­rables19 ». André Léo aura un bon mot pour dénon­cer ces impor­tants qui rechignent à com­battre auprès de femmes alors que la situa­tion l’impose : « tan­dis que la plu­part des chefs ne sont encore que des mili­taires, les sol­dats sont bien des citoyens20 ».

« Dans les sous-sols de l’église Saint-Lambert, des femmes parlent entre elles de reli­gion et pas un homme n’est admis pour don­ner son avis ; à Saint-Germain‑l’Auxerrois, on prend par accla­ma­tion une réso­lu­tion en faveur du divorce. »

Si la défense de la ville et son appro­vi­sion­ne­ment néces­sitent des mesures d’urgence, la Commune paraît à beau­coup devoir durer tou­jours. On pense en consé­quence. Les clubs bruissent d’idées nou­velles : dans les sous-sols de l’église Saint-Lambert de Vaugirard, des femmes parlent entre elles de reli­gion et pas un homme n’est admis pour don­ner son avis ; à Saint-Germain‑l’Auxerrois, on prend par accla­ma­tion une réso­lu­tion en faveur du divorce ; au club de la Révolution, que pré­side régu­liè­re­ment Louise Michel, on décide de remettre les objets dépo­sés au mont-de-pié­té à celles et ceux qui en ont le plus besoin, on ren­verse la magis­tra­ture, on sup­prime les cultes ; ailleurs, on abo­lit la peine de mort, et ailleurs encore on croit pou­voir don­ner la mort pour réta­blir la jus­tice, dans un simu­lacre de 1793. Des ins­ti­tu­tions, aus­si, voient spon­ta­né­ment le jour. Édouard Vaillant se trouve ain­si en charge de l’instruction et demande à une com­mis­sion pari­taire — trois hommes et trois femmes — de pré­sen­ter sous peu une réforme de l’enseignement. On sou­haite rendre laïque l’éducation, déve­lop­per les écoles tech­niques et pro­fes­sion­nelles, en par­ti­cu­lier en faveur des filles. Pour la pre­mière fois, on réclame l’égalité des salaires entre les ensei­gnantes et les ensei­gnants. L’effervescence ne dure point, cependant.

Le 21 mai, André Léo est nom­mée pré­si­dente de la Commission fémi­nine de l’enseignement ; ce même 21 mai, débute une semaine que l’on dira « san­glante ». Paris, alors, devient « un immense abat­toir humain11 ». Peu d’informations nous res­tent de ce que fit André Léo durant ces quelques jours. Certains jour­naux la disent arrê­tée, déte­nue à Versailles. Elle est recher­chée, certes, mais a su res­ter cachée à Montmartre chez son amie Pauline Prins jusqu’en juillet21. De là, elle prend la fuite pour la Suisse. À Bâle, elle retrouve Benoît Malon avant qu’ils soient tous deux accueillis à Neuchâtel par le péda­gogue et exé­gète de la Première Internationale James Guillaume.

De nou­veau, c’est l’exil.

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Trois mois après la répres­sion, André Léo est invi­tée au Congrès de la paix de Lausanne. On entend y dis­cu­ter des évé­ne­ments récents. Les ora­teurs et ora­trices se doivent de répondre au sujet posé — la « ques­tion sociale ». C’est en tron­quant quelque peu l’énoncé que Léo prend la parole : la ques­tion sociale, en effet, s’est révé­lée une lutte san­glante entre deux camps enne­mis. Elle par­le­ra donc, pour sa part, de « guerre sociale ». « [I]l n’y a en réa­li­té que deux par­tis en ce monde : celui de la lumière et de la paix par l’égalité et la liber­té ; celui du pri­vi­lège par la guerre et par l’ignorance. Il n’y a pas, il ne peut pas y avoir de par­ti inter­mé­diaire. » Il convient de se posi­tion­ner, et si aucun com­pro­mis ne peut être fait avec le camp adverse, il importe d’en pas­ser avec le sien. Or la cri­tique qu’adresse l’oratrice à une par­tie de l’assistance ne plaît pas. Ainsi avance-t-elle que « la révo­lu­tion du 18 mars [1871] n’a point été aux mains du socia­lisme, comme on l’affirme avec inten­tion ; mais encore et tou­jours aux mains du Jacobinisme, du Jacobinisme bour­geois, par sa majo­ri­té, com­po­sée sur­tout de jour­na­listes, d’hommes de 1848, d’étudiants, de clu­bistes. La mino­ri­té, ouvrière et socia­liste, empê­cha quelques fois, pro­tes­ta presque tou­jours, mais ne put jamais impri­mer aux affaires sa direc­tion. »

L’autoritarisme de cer­tains déten­teurs du pou­voir lors de la Commune doit, dès lors, être dénon­cé. Mais un brou­ha­ha s’élève dans la salle et le dis­cours d’André Léo se trouve tron­qué. Elle écri­ra par la suite être venue à la tri­bune dans l’espoir d’unir les démo­crates, socia­listes ou non, et que cet espoir fut déçu. Ses cri­tiques ne s’arrêteront pas là. Cette même année, elle s’en prend à Marx dans les colonnes de La Révolution sociale, défen­dant une ligne anti-auto­ri­taire. C’est que le com­mu­nisme lui semble aus­si néces­saire en cer­tains cas que contes­table en d’autres. Elle l’a for­mu­lé, déjà, dans une bro­chure en 1868 : la pro­prié­té indi­vi­duelle est un droit à conser­ver, mais sur­tout à cir­cons­crire ; plu­tôt que de décla­rer com­mun tout patri­moine, il convien­drait de trou­ver « un moyen, fon­dé en droit, qui conci­lie l’individualisme et le com­mu­nisme, l’égalité et la liber­té, le droit com­plet de cha­cun et de tous22 ».

« Égalité et liber­té, voi­là les termes sur les­quels repose la pen­sée sociale de Léo. »

Égalité et liber­té, voi­là les termes sur les­quels repose la pen­sée sociale de Léo. Jusqu’à sa mort, elle ne dévie­ra pas de l’idée selon laquelle l’une et l’autre ne peuvent s’envisager que de manière conjointe. Ainsi son tes­ta­ment livre-t-il un der­nier sur­saut mêlant inté­rêt pour la terre et désir d’émancipation pour celles et ceux qui y aspirent : Léo y lègue « une petite rente à la pre­mière com­mune qui vou­drait essayer le sys­tème col­lec­ti­viste par l’achat d’un ter­rain tra­vaillé en com­mun, avec par­tage des fruits23 ».

Deux ans après la mort d’André Léo, un mani­feste « pour la créa­tion et le déve­lop­pe­ment d’un milieu libre24 » paraît dans la presse liber­taire. Un appel en faveur d’un milieu où l’on s’aime libre­ment, où la terre est culti­vée par et pour toutes et tous ; où, en somme, le com­mu­nisme s’élabore loca­le­ment et au quo­ti­dien. Les obser­va­tions d’André Léo à son pro­pos auraient, sans doute aucun, été d’un inté­rêt certain.


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  1. Édith Thomas, Les « Pétroleuses » (1963), L’Amourier, 2019.[]
  2. « L’histoire de la IIIe République, telles que la République fran­çaise actuelle, res­semble beau­coup, mal­heu­reu­se­ment, à celle des empires », dira André Léo de la IIIe nais­sante dans son dis­cours « La guerre sociale », pro­non­cé à Lausanne le 27 sep­tembre 1871 et publié sous le même titre en 2011 aux édi­tions Le Passager clan­des­tin.[]
  3. Une colo­nie éga­li­taire fon­dée à la suite de l’installation de Leroux et de sa famille dans le vil­lage de Boussac, en 1843. Avec le sou­tien finan­cier de George Sand, qui réside non loin, un fonc­tion­ne­ment com­mu­nau­taire se met en place : la colo­nie comp­te­ra jusqu’à 80 com­pa­gnons, tra­vaillant à salaire égal dans un but com­mun.[]
  4. Federico Ferretti, « Anarchist geo­gra­phers and femi­nism in late 19th cen­tu­ry in France : the contri­bu­tions of Élisée and Élie Reclus », Historical Geography, vol. 44, 2016.[]
  5. Ce mili­tant anti-escla­va­giste attaque en 1859 un arse­nal mili­taire fédé­ral, accom­pa­gné de vingt cama­rades, pour pré­pa­rer l’insurrection de tous les Noirs escla­va­gi­sés. Capturé, il sera pen­du. André Léo lan­ce­ra une sous­crip­tion pour venir en aide à sa veuve.[]
  6. Durant la Commune, la Fédération des artistes de Paris, pré­si­dée par Pottier, en appelle à « l’inauguration du luxe com­mu­nal ». Il s’agit de pro­mou­voir un art public à même de redé­fi­nir les mani­fes­ta­tions esthé­tiques, qu’elles soient écrites, chan­tées ou peintes, en faveur de toutes et tous.[]
  7. « Le socia­lisme aux pay­sans », La Sociale, 3 mai 1871.[]
  8. Mathieu Léonard, L’Émancipation des tra­vailleurs. Une his­toire de la Première Internationale, La Fabrique, 2011.[]
  9. Entendre les par­le­men­taires élus en février 1871 à la suite de l’amnistie accor­dée par la Prusse, appe­lés ain­si car choi­sis par une popu­la­tion majo­ri­tai­re­ment rurale et conser­va­trice.[]
  10. Karl Marx, La Commune de Paris (1871), Le Temps des cerises, 2002.[]
  11. André Léo, La Guerre sociale, 1871.[][]
  12. Jacques Rougerie, La Commune et les Communards, Gallimard, 2018.[]
  13. Kristin Ross, L’Imaginaire de la Commune, La Fabrique, 2015.[]
  14. Élisée Reclus, À mon frère le pay­san, impri­me­rie des Eaux vives, 1894, repro­duite dans Les Temps nou­veaux en 1899.[]
  15. Mathieu Léonard, op. cit.[]
  16. Paul Lidsky, Les Écrivains contre la Commune (1970), La Découverte, 2010.[]
  17. André Léo, La Femme et les mœurs. Liberté ou Monarchie (1869), Du Lérot édi­teur, 1990.[]
  18. « Toutes avec tous », Le Rappel, 13 avril 1871.[]
  19. Édith Thomas, op. cit.[]
  20. André Léo, La Sociale, 6 mai, cité dans Édith Thomas, op. cit.[]
  21. Voir Claude Latta, « André Léo et Pauline Prins : his­toire d’une ami­tié née pen­dant la répres­sion de la Commune », in Frédéric Chauvaud, François Dubasque, Pierre Rossignol et Louis Vibrac (dir.), Les Vies d’André Léo, Presses uni­ver­si­taires de Rennes, 2015.[]
  22. André Léo, Communisme et Propriété, 1868.[]
  23. Reproduit par sa pre­mière bio­graphe, Fernanda Gastaldello, dans « André Léo : sa ges­tion agri­cole en Italie et l’humanisme de son tes­ta­ment », in Frédéric Chauvaud et al., op. cit.[]
  24. « Manifeste de la Société ins­ti­tuée pour la créa­tion et le déve­lop­pe­ment d’un milieu libre, 1902 », in Céline Beaudet, Les Milieux libres. Vivre en anar­chiste à la Belle Époque en France, Les Éditions liber­taires, 2006.[]

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