André Laude, poète anarchiste

5 octobre 2015


Texte inédit pour le site de Ballast

Le poète Tristan Cabral décla­ra un jour à son pro­pos : « Il était ter­rible, il n’a fait aucun com­pro­mis, il est mort dans la misère. » C’est le par­cours oblique et funeste de ce fils de mineur du Nord qu’un poète, un autre, André Chenet, nous conte ici — ces trois-là se connurent : le por­trait prend dès lors des airs de témoi­gnage. Pour Laude, la poé­sie devait accom­pa­gner le « déve­lop­pe­ment social et humain vers la jus­tice et le plus de liber­té pos­sible » ; elle pou­vait « créer de l’être ensemble ». L’homme, qui se décri­vait comme un écri­vain la corde au cou, fut oppo­sant à la guerre d’Algérie, empri­son­né durant un an, tor­tu­ré par des para­chu­tistes ; on le retrou­va ensuite à Cuba puis en Algérie, sous le nou­veau régime de Ben Bella. Il était anar­chiste, com­mu­niste liber­taire ; il jurait pis­ser de l’encre et du sang. ☰ Par André Chenet


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laude André Laude ne s’est jamais repen­ti de sa vio­lence vis­cé­rale à peine rete­nue, ne s’est jamais répan­du en jéré­miades sur la place publique dont la muti­té et la lâche­té ne cessent de m’é­pa­ter, de me confondre ! Il creuse encore son che­min par­mi nous, vers l’obscur qu’il éclaire de sa propre lumière inté­rieure ; il creuse pour révé­ler les visions que nos socié­tés de dupes conti­nuent d’étouffer sous les mate­las sor­dides des appa­rences, celles d’une sacro-sainte res­pec­ta­bi­li­té déjà bien com­pro­mise — une res­pec­ta­bi­li­té dont se délectent les truands et les gou­jats de la France dite d’en haut, ces bla­son­nés de la nécrose épi­dé­mique qui n’ont que le gris, la fadeur et le manque d’imagination poli­cé de leurs admi­nis­tra­tions à nous opposer.

André Laude paya un très lourd tri­but pour se frayer un che­min de sueur, de sang et de révolte sur les terres ingrates où la poé­sie a droit de cité, dans les tau­dis dorés de la culture offi­cielle. Jamais il ne renon­ça à pour­fendre l’ennemi, ce monstre bien-pen­sant qui prend pos­ses­sion des êtres humains de l’intérieur, qui assèche les cœurs, trans­for­mant l’instinct de vie en ter­reur et iner­tie chro­nique. Ses colères impré­vi­sibles lui valurent ran­cunes et haines tenaces. Je me sou­viens de sa sil­houette rétive dans les rues de Paris, à l’heure froide du crime, avant que l’aurore ne découvre l’horreur d’un quo­ti­dien d’esclavage et de fuite en avant géné­ra­li­sée. Maraudeur impré­gné du vin salubre de l’imagination, il façon­nait son sui­cide en pre­nant sur lui le far­deau de l’humaine tra­gé­die. Issu d’une famille très modeste, vivant à Aulnay-sous-Bois, il ne fut pas, bien qu’il l’écrivit à maintes reprises, le fils d’Olga Katz, morte, d’après lui, à Auschwitz. Cette mère qu’il s’inventa (lire 53 Polonaises, paru chez Actes Sud en 1982), comme il s’inventa mille et une autres vies pour voya­ger tou­jours plus loin et plus libre­ment à tra­vers les strates de l’Histoire, sym­bo­li­sait, au fond, cette détresse et cette déses­pé­rance fon­da­men­tales du dés­équi­libre exis­ten­tiel entre néant et clar­té. André Laude avait soif de jus­tice et de paix, soif d’un amour immo­dé­ré ren­du impos­sible par les condi­tions sor­dides d’une éco­no­mie en col blanc pié­ti­nant, sans états d’âme, les déshé­ri­tés de la terre. Il vivait à la pointe la plus aiguë de la poé­sie. Je me sou­viens de cet homme sau­vage juste avant qu’il ne suc­combe d’épuisement et de famine. Il se disait en tout et pour tout cou­pable, en ajou­tant : « J’avais la voca­tion de l’innocent. »

« Il condam­na au mépris défi­ni­tif la Russie de Staline qui, en 1936, a tra­hi la Révolution espa­gnole, en fai­sant ou lais­sant assas­si­ner des mil­liers d’anarchistes. »

D’errance en errance, André Laude a défri­ché les livres, les pay­sages, les terres de la cama­ra­de­rie, les flam­bées d’amour fou autant que son propre esprit, jusqu’à la dés­illu­sion la plus dépouillée, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Il se disait malade d’un monde où l’injustice frappe tou­jours plus fort les plus fra­giles, les plus expo­sés (« Plus jamais je n’aimerai la poé­sie poé­tique / tant qu’il y aura une lumière incar­cé­rée… », Vers le matin des cerises). André Laude fut un révol­té lucide, son maître-mot : le refus. Dans son œuvre, l’utopie et le lyrisme ré-accordent très natu­rel­le­ment les contra­dic­tions dont il fut la proie consciente, consen­tante. Un homme tel que lui ne pou­vait exis­ter que dans la pro­tes­ta­tion radi­cale contre l’ordre de l’uniformisation ambiante. Il avait une foi incor­rup­tible dans la figure de l’anarchiste liber­taire, qui repré­sen­tait à ses yeux le seul défi pos­sible : la res­pon­sa­bi­li­té de chaque homme, de chaque femme au sein de sa com­mu­nau­té, un regard ouvert et géné­reux vis-à-vis des autres. Il condam­na au mépris défi­ni­tif la Russie de Staline qui, en 1936, a tra­hi la Révolution espa­gnole, en fai­sant ou lais­sant assas­si­ner des mil­liers d’anarchistes dont l’erreur fatale avait été de démon­trer à la face du monde que les ouvriers pou­vaient s’autogérer et se pas­ser des cadres éta­tiques. Malgré cela, il n’a jamais renié les pos­tu­lats essen­tiels de l’économie mar­xiste — il s’intéressait au plus haut point à des théo­ri­ciens, socio­logues et phi­lo­sophes tels que Marcuse, Bloch, Debord

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Anarchistes espagnols (DR)

Sa poé­sie se nour­rit aux sources juvé­niles du sur­réa­lisme (« Le péril des oiseaux / Est si lan­ci­nant / Que les nuages / Remontent la ten­dresse végé­tale de mes yeux. / Alors les feuilles / Deviennent les assaillants / Sans pitié de cet uni­vers / De racines et de plumes. / Les vipères jouent à la mort / Lovées dans les ruelles / Mielleuses de l’été. / La salve du soleil me cru­ci­fie sur la pierre. », Nomades du soleil) et des révo­lu­tions mar­tyres des XIXe (1848, Commune) et XXe siècle (bol­che­vik, espa­gnole, cubaine, sud-amé­ri­caines…). Jusqu’à la fin, il demeu­ra fidèle à ses enga­ge­ments : chan­ger la vie, trans­for­mer le monde — telle fut la devise de ce prince « rêveur défi­ni­tif » dont la fière lignée se confon­dait à celle des poètes rebelles du monde entier. Comme André Breton, il cher­chait « l’or du Temps » et l’amour sublime (« Avec ces lèvres qui ne sont que dou­ceur et / trem­ble­ment / Je t’épouse dans un tumulte de fleurs rouges », Un Temps à s’ouvrir les veines). Les mots alchi­miques du poème étaient cet or qu’aucun mar­chan­dage ne sau­rait avi­lir, sous peine de démé­ri­ter à jamais de soi-même et de la poé­sie. S’il s’écarta sans coup férir du mou­ve­ment sur­réa­liste (« J’entends encore la voix de Breton affir­mant : « Mais vous êtes sur­réa­liste, André ». C’en était trop. Je pleu­rais presque dans l’écouteur… », Liberté cou­leur d’Homme) c’est que, sans hos­ti­li­té aucune, il n’était pas d’accord avec l’esthétisme et l’idéalisme qui ani­maient le groupe, lui, le mili­tant liber­taire. Il s’en explique dans son auto­bio­gra­phie fan­tas­mée : « J’étais pas­sa­ble­ment déchi­ré. Mais j’aimais retrou­ver Breton et les autres à Saint-Cirq Lapopie, dans ce vieux vil­lage sus­pen­du, comme sou­dain pétri­fié dans son inévi­table chute, au-des­sus du Lot. Là, loin de Paris, l’amitié se réchauf­fait au doux soleil… » Il dési­rait ardem­ment que la poé­sie par­lât le lan­gage de tous les hommes, qu’elle expri­mât immé­dia­te­ment la lutte quo­ti­dienne pour la fra­ter­ni­té, qu’elle eût été sau­vage et bar­bare ; il vou­lait des mots qui font l’amour, accom­pagnent « la marche des hommes libres nouée à la marche des astres ».

« Il dési­rait ardem­ment que la poé­sie par­lât le lan­gage de tous les hommes, qu’elle expri­mât immé­dia­te­ment la lutte quo­ti­dienne pour la fraternité. »

En mai 1968, il par­ti­ci­pa à l’insurrection de la rue, mais le cœur n’y était plus. Avant l’heure, il a dénon­cé la mol­lesse bour­geoise d’une gauche qui était davan­tage aiman­tée par les pres­tiges du pou­voir qu’animée par la volon­té d’accomplir les réformes et les trans­for­ma­tions dra­co­niennes qui s’imposaient pour, dans un pre­mier temps, affai­blir et court-cir­cui­ter la main mise d’un capi­ta­lisme en plein essor, cette foire d’empoigne où un petit nombre s’enrichit sur le dos de ceux qui créent les richesses des nations. Constat clair­voyant. Et, dès 1978, il pré­vit la mon­tée cri­mi­nelle des inté­grismes reli­gieux (« Il suf­fit aujourd’hui de tour­ner les yeux du côté de l’Iran en proie aux mol­lahs fana­ti­sés et rétro­grades pour éprou­ver l’envie de vomir. »). Au caphar­naüm de la pen­sée moderne asep­ti­sée, faite de « ratio­ci­na­tions média­ti­santes », il oppo­sa les « innom­brables bles­sures » de sa nuit pro­fonde et inven­ta une « voix qui coule comme une balle/ le long des veines jusqu’au centre de l’animal ».

« Qu’il vienne le temps dont on s’éprenne »

Si je per­siste encore et encore à en reve­nir à l’œuvre poé­tique d’André Laude, c’est que, aujourd’­hui, bien qu’elle s’offre et soit dif­fu­sée plus lar­ge­ment qu’il y a, disons, cinq ou vingt ans, il per­siste une incom­pré­hen­sion majeure quant à son conte­nu et à son expres­sion même. À chaque fois que je lis des choix de poèmes issus du pre­mier tome de ses œuvres com­plètes, je reste sur ma faim. Ce sont peu ou prou tou­jours les mêmes, et pas for­cé­ment du meilleur cru, qui sont mis en cir­cu­la­tion. Il faut gar­der l’œil sau­vage pour pou­voir lire entre les signes, là où la poé­sie opère au sens défi­ni­tif et irré­cu­pé­rable de l’ac­tion en train de se faire, pour réha­bi­li­ter vrai­ment l’es­prit des écrits de n’im­porte quel poète de cette trempe. Un poète qui n’a jamais ces­sé de tendre vers l’a­mour, tel que le pro­je­tait André Breton — qui le confon­dait à coup sûr à la beau­té convul­sive-explo­sante-fixe qui sera ou non… Après la paru­tion de son Œuvre poé­tique, il m’a été don­né de lire beau­coup trop de cri­tiques hypo­crites, bâclées, écrites sur un ton de com­mi­sé­ra­tion sen­ten­cieuse, de manière à relé­guer au plus vite un des poètes fran­çais des plus déran­geants qui soit aux oubliettes de la lit­té­ra­ture. Je me suis pro­mis de remettre un jour les pen­dules à l’heure, à l’heure d’un temps à s’ou­vrir les veines, selon l’ex­pres­sion de Federico Garcia Lorca dont André Laude a fait le titre tra­gique de l’un de ses recueils les plus oppres­sant d’é­mo­tions vécues (« J’avoue avoir un faible par­ti­cu­lier pour ce petit livre », m’a-t-il mur­mu­ré une fin d’a­près-midi, dans un bar qui était son Cabaret Vert, sa bonne auberge). Lorsque je reviens sur les lieux du crime, dans le centre d’un Paris d’une époque pas si loin­taine (1980/1995) et presque aus­si mal en point que la nôtre, je retrouve en moi-même intact l’hé­roïsme cal­ci­né de ce fabu­leux poète du quar­tier du Marais, acteur autant que témoin des fêtes pré­cé­dant l’é­crou­le­ment conti­nuel des uto­pies réser­vées à l’u­sage exclu­sif des len­de­mains de gueule de bois. En nous quit­tant, il n’a pas omis de nous res­ti­tuer un héri­tage flam­boyant de poé­sie universelle.

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Federico Garcia Lorca (DR)

Il suf­fit du choix d’un seul, de trois ou de cinq poèmes, pour don­ner une parole et un visage durables à un poète (exemple : « L’Invitation au voyage », « Sous le pont Mirabeau »…). Il n’y a pas si long­temps, André Laude fai­sait peur. Sa pré­sence défiait les consen­sus des parcs à huîtres pari­siens. La grande majo­ri­té des lec­teurs de poé­sie ne le connais­sait pas mal­gré le sang noir qu’il fit cou­ler sur cette terre. Il fau­drait poin­ter quelques poèmes déci­sifs, et les lan­cer sur la place publique comme une décla­ra­tion de guerre. « Je suis tou­jours vivant », s’obs­ti­nait à répé­ter André Laude, déjà en très mau­vais état phy­sique, dans les der­nières années de sa vie. La cer­ti­tude d’une recon­nais­sance « popu­laire » ne l’a­ban­don­na pour­tant jamais — ses der­niers écrits à ses amis en font foi. Il se confon­dait aux déshé­ri­tés parce qu’il ne pou­vait en aller autre­ment ; il n’a jamais été ques­tion de renier ses ori­gines comme le font tant de lit­té­ra­teurs arri­vistes afin d’ob­te­nir les faveurs du prince. En dépit de ses tares pro­fon­dé­ment assu­mées, il ne s’a­voua vain­cu qu’à son der­nier souffle. La névrose n’est-elle pas notre point d’an­crage à une réa­li­té impo­sée ? Lire André Laude, c’est se défaire de soi-même sans renier ni le Je ni l’Autre. Le poème devient simple signa­ture com­mune, témoi­gnage sans paroles inutiles. Mort ? Vivant ? Ça semble bien vivant, écrit du jour d’au­jourd’­hui eu égard à l’é­tat de décom­po­si­tion avan­cée de la civi­li­sa­tion judéo-chré­tienne, amal­ga­mée dans la masse mor­ti­fère de ce qu’il est conve­nu d’ap­pe­ler le Nouvel Ordre Mondial capi­ta­liste, dont les mul­tiples masques mul­ti­na­tio­naux évoquent une danse apo­ca­lyp­tique à l’é­chelle planétaire.

« Ça semble bien vivant, écrit du jour d’au­jourd’­hui eu égard à l’é­tat de décom­po­si­tion avan­cée de la civi­li­sa­tion judéo-chrétienne. »

André Laude tire sans som­ma­tion. Il braque le pro­jec­teur de ténèbres illu­mi­nantes juste à l’en­droit pré­cis « d’un opé­ra fabu­leux », cor­pus de la voyance dont Arthur Rimbaud se fit le chantre en son temps, figeant du même coup cinq mille ans de poé­sie. Une défla­gra­tion gigan­tesque se pro­dui­sit, qui nous sub­merge tou­jours, même si nous n’en avons pas vrai­ment conscience. Il y a ceux qui se mettent en posi­tion de fœtus, croyant par là échap­per aux éma­na­tions radio­ac­tives, et ceux qui se débinent en cou­rant, dans le sillage pro­phé­tique de « l’homme aux semelles de vent ». Enfin, il y a ceux qui ne pre­nant pas la proie pour l’ombre, se font pas­seurs, por­teurs de valises, guet­teurs. André Laude se fit relais, fil conduc­teur à haute ten­sion, zélé révo­lu­tion­naire. Du rêve à la réa­li­té, il titu­bait sur le fil de l’a­bîme. Il fal­lait abso­lu­ment mettre en rela­tion les deux cou­rants si on vou­lait trou­ver des solu­tions éthiques à une vie salubre, favo­ri­sant l’har­mo­ni­sa­tion des com­mu­nau­tés humaines. André Laude fut juif et pales­ti­nien ; André Laude fut tête de turc et bouc émis­saire des nan­tis ; André Laude dénon­ça l’hy­po­cri­sie cri­mi­nelle des normes bour­geoises, l’é­nor­mi­té de l’in­jus­tice accep­tée par ses conci­toyens dociles. Journaliste, il prit la défense des parias, des soi-disant ter­ro­ristes, des inno­cents aux mains cou­pées, des sans-cous et des vic­times « qui ne renon­çaient pas » à faire de l’or avec le plomb qu’ils avaient pris dans l’aile. Il exi­geait la « lumière sur la terre ». Il était le per­son­nage prin­ci­pal de ses poèmes. Il faut dire à sa décharge qu’il ne se fon­dait pas dans le moule ; il connais­sait les ver­tus de la méta­phore, les pro­vo­ca­tions jubi­la­toires de Lautréamont. Il connais­sait Carco, Apollinaire, Cendrars, Maïakovski, Hikmet, Breton, Desnos, Ritsos, Césaire… Il connais­sait la Bible, la Torah et le Coran, sur les­quels il dégueu­lait son déses­poir d’homme éter­nel­le­ment insou­mis. Il connais­sait aus­si Cioran et Adamov.

Alors, main­te­nant, quand je vois l’i­cône qu’il est en passe de deve­nir (une légende dorée pour poètes sub­ven­tion­nés par l’État), je pousse des hauts cris de rage. Les uni­ver­si­taires l’i­gnorent tou­jours du haut de leurs chaires. Aucune étude, aucun col­loque ne lui a été dédié depuis sa dis­pa­ri­tion en 1995. La plu­part des plu­mi­tifs qui l’en­censent n’au­raient pas sup­por­té sa pré­sence nau­séa­bonde en ses mau­vais jours, pas plus que son irra­diante gaî­té lors­qu’il était éper­du­ment amou­reux d’une nuit en com­pa­gnie de Shéhérazade. André Laude ne fut pas un gars ordi­naire. Il bri­sait le code des conve­nances à tout bout de champ. Shéhérazade s’é­mer­veillait de ses his­toires tout en étant dégoû­tée par cer­tains aspects de son com­por­te­ment pour le moins étranges. André Laude était un cra­cheur de feu, son sang était feu étoi­lé, son cœur une chau­dière de paque­bot au bord de l’ex­plo­sion. Un vol­can dont on ne pou­vait pré­voir les dates d’é­rup­tions. Sa poé­sie se tient au plus près de son par­cours en dent-de-scie vers l’a­bîme. Cet ange des ténèbres, avec cette mys­té­rieuse lettre M gra­vée entre ses épaules, s’est lais­sé cou­ler à pic vers le centre névral­gique de l’exis­tence où, à tra­vers le jeu tra­gique des contraires et des paroxysmes, une mince chance de récon­ci­lia­tion sub­siste. « Faites l’Amour, pas la guerre », telle aurait pu être sa devise s’il n’a­vait pré­fé­ré la révo­lu­tion aux fleurs de rhé­to­rique des hymnes patrio­tiques. Mais il ne se fai­sait guère d’illu­sions quant aux fina­li­tés des pro­grammes révo­lu­tion­naires, pour la bonne et unique rai­son que l’ex­pé­rience en actes de la trans­for­ma­tion du monde enseigne un réta­blis­se­ment du pire après chaque émeute san­glante et que les pou­voirs prennent racine du côté de la cor­rup­tion et des coups de force san­glants (« alors écou­tez les cent fleuves de sang / qui font une unique plaie d’un seul pays »…). Les uto­pies, à de très rares excep­tions près, furent tou­jours reje­tées dans les pou­belles de l’Histoire. Il n’a ces­sé de mettre en évi­dence cette consta­ta­tion d’un désastre tou­jours en deve­nir avec lequel il faut bien nous arran­ger si nous vou­lons sur­vivre et ten­ter d’ai­mer en équi­libre pro­vi­soire au bord du char­nier des inno­cents où se pra­tique reli­gieu­se­ment la tor­ture (Travail-Famille-Patrie), où le bon­heur n’est que l’a­li­bi du chef du bureau de pro­pa­gande de la Société Anonyme de l’Enfer. De sa colère, il a créé une terre fer­tile de fra­ter­ni­té et de peuples cha­mar­rés. Dans sa bouche de for­çat, le miel des mots d’a­mour détruit toutes les haines.

Breton, par Man Ray

Un poète sans dieu ni maître

« Orages désirés, levez-vous ! »
Arthur Rimbaud, cité par André Laude
dans « Les tribus de la dissidence » (1980)

André Laude, poète sans dieu ni maître, se récla­mait de l’es­prit dis­si­dent com­mu­niste-liber­taire. Très jeune, sous la férule de son aîné Michel Donnet, ins­ti­tu­teur et mili­tant révo­lu­tion­naire, il rejoi­gnit la Fédération com­mu­niste liber­taire nou­vel­le­ment créée (1953), fut l’un des pre­miers rédac­teurs, « très pro­li­fique », disait-il, de son organe de presse Le Libertaire, jus­qu’en 1956, date de sa dis­so­lu­tion for­cée due à la répres­sion éta­tique contre les mili­tants pro-indé­pen­dan­tistes de l’Algérie fran­çaise : « C’était l’époque aus­si où André Breton et ses amis, qui ne renon­çaient pas à « chan­ger le monde », selon le mot d’ordre célèbre, col­la­bo­rèrent avec nous. Je gar­de­rai tou­jours le sou­ve­nir de ces heures brû­lantes où dans un local étroit, bour­ré de livres, nous confec­tion­nons avec de maigres res­sources, ava­tar de notre totale indé­pen­dance, Le Libertaire. » Il a sou­te­nu les peuples (pales­ti­niens, viet­na­miens, chi­liens, argen­tins, tché­co­slo­vaques…) et les cultures oppri­mées (bre­tonnes, occi­tanes, amé­rin­diennes, afri­caines…) ; ses poèmes et articles en témoignent tout au long de son œuvre en rouge et noir. Il se vou­lait « un enfant de Marx et de Rimbaud ». Bien avant l’é­lec­tion de Mitterrand, en 1981, il dénon­çait déjà le carac­tère bour­geois du Parti socia­liste fran­çais, ses com­pro­mis­sions à répé­ti­tions, sa défense du jaco­bi­nisme, le carac­tère oppor­tu­niste, sinon arri­viste de ses lea­ders. Il voyait en l’a­nar­chie et la poé­sie, qu’il ne dis­so­cia jamais, puisque pour lui un poète digne de ce nom se doit de prendre par­ti pour les sans-par­tis, les lais­sés pour compte, les sup­pli­ciés et les vic­times d’un sys­tème impi­toyable, les seules issues pos­sibles pour réin­ven­ter l’exis­tence indi­vi­duelle et col­lec­tive, pour trans­for­mer le monde : « Le poète est dis­si­dent en ce qu’il réfute l’ordre éta­bli sur la terre dou­lou­reuse, l’ordre qui veut que l’un puisse faire bom­bance pen­dant que l’autre crève de faim… »

« J’ai tou­jours com­pris la poé­sie comme s’ac­com­pa­gnant du déve­lop­pe­ment social et humain vers la jus­tice et le plus de liber­té pos­sible. »

À la fin de son exis­tence, il déses­pé­rait de la tour­nure sinistre que pre­nait le monde, et sur­tout le milieu pari­sien qui conti­nuait à ron­ron­ner autour de lui, poète sans-le-sou qui n’exis­tait déjà presque plus : « À croire que dada, les « situs », Rosa Luxemburg, Barcelone anar­chiste… n’ont jamais exis­té. Je ne sup­porte plus la poé­sie. Avec un P majus­cule comme « Pet de lapin dans un champ de luzerne ». » Il rêvait d’at­ten­tats intel­lec­tuels, d’une révo­lu­tion per­ma­nente haute en lyrisme popu­laire, la vie, quoi ! Il pro­je­tait, quelque temps avant de mou­rir, d’en­re­gis­trer quelques-uns de ses textes avec des rap­peurs dont il appré­ciait la force de frappe contes­ta­taire. En 1989, dans le pre­mier numé­ro de la revue HORS JEU, il confiait à Jean-Michel Fossey, le fon­da­teur de cette publi­ca­tion : « Je suis un poète de la déchi­rure. À l’âge des grands choix et des grandes confron­ta­tions avec le monde, j’ai vécu à fond l’u­to­pie révo­lu­tion­naire. Pour moi, la poé­sie et la révo­lu­tion ont vrai­ment été une seule et même chose à un moment don­né. C’est à André Breton, dont j’ai été très proche durant une quin­zaine d’an­née, que je le dois. J’ai tou­jours com­pris la poé­sie comme s’ac­com­pa­gnant du déve­lop­pe­ment social et humain vers la jus­tice et le plus de liber­té pos­sible. Mais la vie, mon métier, mes repor­tages, m’ont fait décou­vrir l’hor­reur. Et peu à peu j’en suis arri­vé à me dire que le monde n’é­tait pas chan­geable et qu’au fond les réfor­mistes avaient peut-être rai­son, qu’il valait mieux une démo­cra­tie bour­geoise en Argentine, au Chili, que la fameuse Révolution, le fameux Grand Soir… Alors je suis deve­nu déses­pé­ré ; ce déses­poir se mêlant à celui d’être né, à cette souf­france, quelque part en moi, de vivre. Vivre, c’est tra­hir sans cesse, c’est ne jamais être à la hau­teur du moment, c’est créer tou­jours la décep­tion chez l’autre (et Dieu sait si les autres en créent chez vous), c’est être à côté de la plaque, c’est rater, tou­jours rater… De toute façon, nous ne sommes qu’un par­cours entre deux néants, sauf pour ceux qui ont la chance de croire sin­cè­re­ment en un dieu quel­conque. Pour les autres, c’est vrai­ment le désert… »

Et, plus loin, lors de cet entre­tien, lui qui pro­ve­nait d’un milieu pro­lé­taire (père cou­vreur-zin­gueur sou­vent au chô­mage, mère ména­gère), il pré­ci­sait : « Aujourd’hui encore, peu de poètes encore sont d’o­ri­gine ouvrière ou d’o­ri­gine modeste. La plu­part font par­tie des couches moyennes. La dif­fi­cul­té réside dans le fait que le poète doit assu­mer un tra­vail, son gagne-pain, et que sa res­pon­sa­bi­li­té inté­rieure s’en trouve enta­mée. Et puis, il y a, bien sûr, la réa­li­té qui a chan­gé pour deve­nir ter­ri­fiante. Il y a un siècle, per­sonne ne par­lait du gou­lag, nous n’é­tions pas au cou­rant des dic­ta­tures sau­vages, de toutes les formes de des­truc­tion de l’homme par l’homme. Cela s’in­filtre pro­fon­dé­ment dans l’é­cri­ture. Il n’est plus aisé d’é­crire à par­tir de l’a­mour dès lors que reviennent sans cesse des images de pri­sons, de tor­tu­rés du Chili, de dis­pa­rus d’Argentine, de mas­sacres du Guatemala… Au moment où il écrit, le poète est un avec le monde entier pour être soli­daire. Il faut qu’il soit soli­taire, qu’il ait un peu de silence, des pos­si­bi­li­tés de recueille­ment, et s’il habite une cité ouvrière ou un quar­tier ani­mé, il lui est bien dif­fi­cile de trou­ver cet équi­libre, cette paix… » Et lorsque Jean-Michel Fossey le ques­tion­na à pro­pos d’un ave­nir pos­sible de la poé­sie, il répon­dit : « Les faits his­to­riques révèlent un besoin de poé­sie. Je pense, bien sûr, à Mai 68, où l’on a effec­ti­ve­ment vu sur­gir une sorte de poé­sie sau­vage, pas for­cé­ment extra­or­di­naire mais en tout cas por­teuse d’une cer­taine fièvre. Elle s’est écrite sur les murs, dans des jour­naux qui pour la plu­part ont duré peu de temps ou sim­ple­ment sur des feuilles ronéo­tées. La poé­sie aurait peut-être une chance dans le cadre d’un grand bou­le­ver­se­ment his­to­ri­co-social mais nous n’en sommes pas là. Monsieur Lang fait son tra­vail, mais il n’est que le Ministre de la Culture que d’un régime qui n’a rien chan­gé en pro­fon­deur. Nous ne sommes pas en train de faire du socia­lisme et ceux qui sont lucides le savent bien. Dans le cadre actuel, je ne pense pas que la poé­sie ait la moindre chance. Elle res­te­ra tou­jours, je le crains, le ghet­to dans lequel se retrouvent ceux qui sont dif­fé­rents, ceux qui ne fonc­tionnent pas comme les autres, et puis aus­si… Elle res­te­ra ce petit sup­plé­ment d’âme qu’on s’offre dans cer­tains milieux un peu argen­tés où l’on adore les poètes tout en se fou­tant com­plè­te­ment du mes­sage conte­nu dans le poème. »

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André Laude (DR)

Dans les der­nières pages de Liberté Couleur d’Homme, son « auto­bio­gra­phie fan­tas­mée », André Laude fait le bilan sévère de ses der­nières années de lutte : « Mais — et com­ment pou­vait-il en être autre­ment après une aus­si longue gla­cia­tion de l’Esprit — tout cela s’est fait dans la dis­per­sion, dans la confu­sion, avec nombre de mal­en­ten­dus de part et d’autre. L’unification de ces « sen­si­bi­li­tés nou­velles » qui abou­tissent toutes, en toute logique, à la mise en ques­tion du modèle « bureau­cra­tique sovié­tique » — toutes nuances confon­dues — n’a pas été véri­ta­ble­ment réa­li­sée. Nul « pro­jet » cré­dible n’a ren­con­tré l’o­reille des « masses ». » Enfin, il conclut son récit par un sou­pir d’es­pé­rance : « Il y aura un jour… »

In Memoriam André Laude (témoignage)

André Laude était un homme secret creu­sé par le regret ; il por­tait son enfer dans sa chair comme pro­messe d’un para­dis ter­restre. Dès la fin des années 1970, je croi­sais sou­vent son che­min noc­turne dans le Marais, rue des Rosiers, rue Sainte Croix de la Bretonnerie, rue Nicolas Flamel… Les épaules ren­trées, les poches bour­rées de jour­naux, de bou­lettes de papier qu’il tri­tu­rait com­pul­si­ve­ment tel un enfant angois­sé du bout de ses doigts maigres et de poèmes grif­fon­nés à la hâte, il avan­çait en lui-même entre les reflets assas­sins qui tra­quaient cha­cun de ces pas dans le laby­rinthe pari­sien qui se refer­mait sur lui juste avant qu’il n’atteigne le Point du Jour. Ses rades, ses havres d’amitié s’appelaient alors La Tartine, Le Rendez-vous des Amis, Le Fer à Cheval, Le Volcan du Roi de Sicile… Je me sou­viens d’un homme tenaillé par la faim inapai­sable d’un monde plus juste, un homme qui endos­sait la res­pon­sa­bi­li­té du meilleur et du pire, un homme cou­ron­né de poé­sie qui por­tait le deuil de la révo­lu­tion fra­ter­nelle à laquelle il s’était voué jusqu’à l’incandescence, jus­qu’à s’auto-incinérer.

« Il s’était effon­dré, dans une man­sarde de la rue de Belleville, où il avait trou­vé un refuge provisoire. »

Le 24 juin 1995, sur Le Marché de la Poésie où je m’étais ren­du dans le seul but de le retrou­ver (j’habitais Nice depuis 1991), la nou­velle de sa mort s’abattit sur ma nuque alors que je venais à peine d’arriver : il s’était effon­dré, dans une man­sarde de la rue de Belleville, où il avait trou­vé un refuge pro­vi­soire. Sur sa table de tra­vail, son ultime poème, enca­dré par deux oiseaux tra­cés à l’encre rouge. Un adieu aus­si bou­le­ver­sant que définitif :

Ne comp­tez pas sur moi
je ne revien­drai jamais
Je siège déjà là-haut
par­mi les Élus
près des astres froids

Ce que je quitte n’a pas de nom
Ce qui m’attend n’en a pas non plus
Du sombre au sombre j’ai fait
un che­min de pèlerin
Je m’éloigne tota­le­ment sans voix
le vécu mille et mille fois
m’a bri­sé, vaincu.

Moi le fils des rois.

André Laude aura connu, durant ses cin­quante neuf années sur cette pla­nète « bleue comme une orange », le mar­tyr de ceux qui ne renoncent jamais à la beau­té folle de l’amour sur la terre. Il est mort les yeux ouverts, en écrivant.


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