Amérique latine : les gauches dans l’impasse ?


Entretien inédit pour le site de Ballast

L’URSS effon­drée, on annonce sans tar­der la fin de l’Histoire. Rien ne semble pou­voir endi­guer la sub­mer­sion néo­li­bé­rale mon­diale, lorsque sur­git, en 1994, le sou­lè­ve­ment zapa­tiste au Mexique. Cinq ans plus tard, Chávez prend le pou­voir au Venezuela : le début d’un long pro­ces­sus de rup­ture, par les urnes, sur le conti­nent lati­no-amé­ri­cain — Lula au Brésil, Morales en Bolivie, Correa en Équateur, Mujica en Uruguay… Une par­tie de la gauche radi­cale occi­den­tale tourne alors son regard, non sans espoir, de l’autre côté de l’Atlantique Sud. Deux décen­nies plus tard, quel bilan effec­tuer ? Succès et limites, contra­dic­tions et spé­ci­fi­ci­tés : c’est à une lec­ture cri­tique, réso­lu­ment ancrée à gauche, qu’in­vitent les trois auteurs du livre Fin de par­tie ? Amérique latine : les expé­riences pro­gres­sistes dans l’im­passe (1998–2019). Nous en dis­cu­tons avec l’un d’entre eux, Franck Gaudichaud, pro­fes­seur en Histoire et civi­li­sa­tion des Amériques latines et membre de l’as­so­cia­tion France Amérique latine.


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Quelles lunettes faut-il por­ter pour appré­hen­der cor­rec­te­ment l’Amérique latine des der­nières décennies ?

Il faut se gar­der d’a­bor­der de manière uni­forme le sous-conti­nent : on est face à une très grande diver­si­té d’ex­pé­riences his­to­riques, cultu­relles, lin­guis­tiques… C’est là une évi­dence. Une ana­lyse glo­bale peut écra­ser ces spé­ci­fi­ci­tés d’un ensemble de plus de 600 mil­lions d’habitants et de 20 pays. Dans l’es­sai, on a essayé de navi­guer entre les deux : offrir une vision assez géné­ra­liste et s’ap­puyer sur cer­tains exemples spé­ci­fiques plus détaillés. Notre focale est celle des mou­ve­ments popu­laires, de leurs mobi­li­sa­tions et des conflits de classe dans la région. De ce point de vue socio­po­li­tique cri­tique, on peut déter­mi­ner trois périodes. La pre­mière com­mence à la fin des années 1990 avec l’é­mer­gence plé­béienne d’une remise en cause de l’a­gen­da de Washington, du néo­li­bé­ra­lisme, des oli­gar­chies en place : un moment des­ti­tuant très fort avec de grandes explo­sions sociales. La seconde, de 2002–2003 à 2011, est celle de l’as­cen­sion de gou­ver­ne­ments dits « progressistes ».

« Leur pré­ten­tion était de rompre avec le néo­li­bé­ra­lisme et le consen­sus de Washington, inves­tir dans l’é­du­ca­tion, l’al­pha­bé­ti­sa­tion, les infra­struc­tures, etc., mais sans rup­ture avec le capitalisme. »

Avec l’é­lec­tion de Chávez, de Lula, un cycle poli­tique s’ouvre, et pas seule­ment élec­to­ra­le­ment : il débouche sur des aspects ins­ti­tu­tion­nels, de nou­veaux par­tis, de pro­fondes réformes sociales et consti­tu­tion­nelles — tout en étant issu de mobi­li­sa­tions anté­rieures. Pour le dire vite, c’est « l’âge d’or » des pro­gres­sismes. La troi­sième période, par­fois nom­mée « fin de cycle », s’ouvre en 2011–2012 et n’est en fait tou­jours pas finie : c’est la phase régres­sive, mar­quée par des ten­sions tou­jours plus fortes entre les pro­gres­sismes et les classes popu­laires ain­si qu’a­vec une par­tie de la gauche intel­lec­tuelle et cri­tique. C’est le moment de la crise éco­no­mique aus­si et des coups d’États « par­le­men­taires » (Honduras dès 2009, Paraguay, Brésil) ou mili­taires (Venezuela, Bolivie), avec le sou­tien plus ou moins direct des États-Unis. Dans cette conjonc­ture en ten­sion, les droites et extrême droites avancent de plus en plus. On voit émer­ger toutes les limites d’un modèle néo­dé­ve­lop­pe­men­tiste et/ou néoex­trac­ti­viste — le poli­to­logue Jeffrery Webber parle de capi­ta­lisme d’État. Bolsonaro au Brésil serait le point ultime de cette régres­sion « à droite toute ».

Que recouvre exac­te­ment l’ex­pres­sion d’« expé­riences pro­gres­sistes » dans le contexte lati­no-amé­ri­cain de la fin du XXe et début XXIe siècle ?

C’est un vrai pro­blème — pas seule­ment aca­dé­mique mais poli­tique — d’ar­ri­ver à carac­té­ri­ser cette expres­sion. À leurs débuts, tous les gou­ver­ne­ments des expé­riences pro­gres­sistes reven­diquent un post-néo­li­bé­ra­lisme. Comme le disait Rafael Correa, « la région ne vit pas une époque de chan­ge­ments mais un chan­ge­ment d’é­poque ». Il y aurait donc les gou­ver­ne­ments de type « natio­naux-popu­laires », une grande tra­di­tion latino-américaine1 : Chávez (Venezuela), Morales (Bolivie), Correa (Équateur) sont le signe d’un retour de cette forme natio­nale-popu­laire « radi­cale », accom­pa­gnée ici par la reven­di­ca­tion de l’anti-impérialisme. Mais les pro­gres­sismes recouvrent aus­si des expé­riences davan­tage sociales-libé­rales ou de centre gauche, dans les­quelles on peut inclure le Parti des tra­vailleurs (PT) de Lula ou le Front large de l’Uruguay — le kir­che­né­risme en Argentine étant, lui, plus proche des pre­miers par son his­toire et des seconds par son orien­ta­tion éco­no­mique. Ces nou­veaux gou­ver­ne­ments ont pour traits com­muns de sur­gir sur la base de mou­ve­ments sociaux des années 1990–2000 ou, au moins, de se reven­di­quer en par­tie de l’ex­pé­rience syn­di­cale et des reven­di­ca­tions des mou­ve­ments popu­laires. Très sou­vent, on retrouve éga­le­ment au centre du dis­po­si­tif pro­gres­siste une figure cha­ris­ma­tique, « hyper-pré­si­den­tielle » — ce qui pose sur le long terme un vrai pro­blème poli­tique et démo­cra­tique. D’autre part, il y a sou­vent une visée néo­dé­ve­lop­pe­men­tiste, de retour de l’État (plus ou moins mar­qué selon les confi­gu­ra­tions), et une uti­li­sa­tion de la rente extrac­tive (pétro­lière, minière ou agro-indus­trielle par exemple) pour la redis­tri­buer au sein de pro­grammes sociaux, fai­sant bais­ser la pau­vre­té et les inéga­li­tés. Leur pré­ten­tion était de rompre avec le néo­li­bé­ra­lisme et le consen­sus de Washington, inves­tir dans l’é­du­ca­tion, l’al­pha­bé­ti­sa­tion, les infra­struc­tures, etc., mais sans rup­ture avec le capi­ta­lisme. Les « pro­gres­sismes », en ce sens, ne s’inscrivent pas dans la filia­tion des gauches révo­lu­tion­naires et anti­ca­pi­ta­listes lati­no-amé­ri­caines des années 1960 et 70.

Brigada Ramona Parra, Chili | DR]

Vous por­tez d’ailleurs un regard cri­tique sur ces « pro­gres­sismes ». Passé l’en­goue­ment des pre­miers temps, une bonne par­tie de la gauche radi­cale semble regar­der ailleurs au moment d’en tirer le bilan : pour­quoi ça ?

C’est très clair : il n’y a pas l’en­vie d’ap­pro­fon­dir la vision cri­tique et de faire les bilans de ces 20 années de gou­ver­ne­ments. En France et en Europe, il y a eu un enthou­siasme cer­tain au sein de la gauche sociale et poli­tique pour l’Amérique latine dans les années 1990 et 2000. L’ouverture de ce grand cycle, qu’on a appe­lé par­fois le « tour­nant à gauche », a quand même redon­né du baume au cœur et du rose aux joues, et pas seule­ment en Amérique latine. Face au TINA2 de Thatcher, il y avait des alter­na­tives, y com­pris de type gou­ver­ne­men­tales ; on a recom­men­cé à par­ler de socia­lisme (du « XXIe siècle » ou « com­mu­nau­taire ») et la notion de « bien vivre » [Buen Vivir en espa­gnol, ndlr] s’est ins­tal­lée. Toute une par­tie de la gauche à visée ins­ti­tu­tion­nelle s’est engouf­frée là-dedans. Ils y ont lu la pos­si­bi­li­té de tra­duire en France ce qui se pas­sait là-bas au plan gou­ver­ne­men­tal. Face à la dyna­mique popu­laire, les gauches radi­cales ont aus­si sui­vi le mou­ve­ment, mais avec davan­tage de dis­tance cri­tique et d’autonomie. Pour une par­tie des orga­ni­sa­tions, on sent main­te­nant une sorte de mau­vaise conscience, comme s’il ne fal­lait pas remuer le cou­teau dans la plaie, comme s’il fal­lait évi­ter de débattre col­lec­ti­ve­ment de ce qui n’a pas mar­ché. C’est pour­tant néces­saire. Non pas pour faire « la leçon » aux peuples lati­no-amé­ri­cains, pas du tout !, mais parce que ce sont pré­ci­sé­ment les dis­cus­sions qui se mènent dans le champ de la pen­sée cri­tique lati­no-amé­ri­caine aujourd’­hui et des espaces poli­tiques à gauche3.

« Détourner le regard revien­drait à dire Quand vous faites des choses qui nous plaisent, on est soli­daires, et quand ça com­mence à mal tour­ner, on s’in­té­resse à autre chose. »

Détourner le regard revien­drait à dire « Quand vous faites des choses qui nous plaisent, on est soli­daires, et quand ça com­mence à mal tour­ner, on s’in­té­resse à autre chose ». Il y a là un vrai pro­blème. Aujourd’hui il serait bien, y com­pris au sein de La France insou­mise, par exemple, qu’il y ait une lec­ture et des bilans cri­tiques : ça serait même indis­pen­sable. On nous reproche par­fois d’avoir nous-mêmes trop long­temps accom­pa­gné ces pro­ces­sus. Personnellement, j’assume et je conti­nue à pen­ser que les pre­miers temps de l’ex­pé­rience cha­viste, ou encore l’expérience boli­vienne, sont mar­qués par une impul­sion popu­laire mas­sive pour sor­tir du néo­li­bé­ra­lisme, une volon­té de recons­truire de la sou­ve­rai­ne­té face aux impé­ria­lismes, de s’af­fron­ter aux domi­nants, et qu’il était légi­time de sou­te­nir « en bas, à gauche4 ». Cela n’empêche pas de voir après 20 ans d’ex­pé­rience les obs­tacles, les limites, les invo­lu­tions et les impasses stra­té­giques, et tout ce qui a en interne été un frein à l’au­to-orga­ni­sa­tion et à la démo­cra­ti­sa­tion réelle.

Parmi ces limites, vous écri­vez que « le grand capi­tal en géné­ral a su béné­fi­cier de l’âge d’or pro­gres­siste » : de quelle façon ?

Jeffrery Webber montre que cette période est sur­dé­ter­mi­née par un prix des matières pre­mières très éle­vé : leurs courbes des prix sont extrê­me­ment liées à l’as­cen­sion des pro­gres­sismes. Le capi­tal étran­ger et inter­na­tio­nal a gagné des parts de mar­ché : on parle de « soja­ti­sa­tion » de l’Argentine sous Kirchner, de la conso­li­da­tion de l’empire de Monsanto au Brésil sous Lula et Rousseff, de l’extension des conces­sions pétro­lières dans la frange de l’Orénoque5 avec Maduro, etc. Il y a eu repro­duc­tion de l’in­ser­tion péri­phé­rique (inégale et com­bi­née) de ces pays dans l’é­co­no­mie mon­diale au sein de la divi­sion inter­na­tio­nale du tra­vail, avec une dépen­dance néo­co­lo­niale liée au prix des matières pre­mières. L’idée des gou­ver­ne­ments était que face à l’im­men­si­té de l’urgence sociale, il fal­lait faire feu de tout bois pour pou­voir finan­cer de nou­velles poli­tiques publiques et trans­ferts condi­tion­nés d’espèces, qui ont sui­vi les prin­cipes du mar­ché et ont sou­vent eu un carac­tère « assistencialiste6 ». Mais en l’absence de trans­for­ma­tion struc­tu­relle ou de ponc­tion directe sur les hauts reve­nus, l’amélioration réelle et très rapide (bien que sou­vent mal­heu­reu­se­ment tem­po­rai­re­ment) du sort des plus pauvres s’est aus­si faite en paral­lèle avec un extrac­ti­visme for­ce­né, l’ouverture aux capi­taux étran­gers, et para­doxa­le­ment la conso­li­da­tion de cer­taines frac­tions des classes domi­nantes. Ces gou­ver­ne­ments n’ont pra­ti­qué aucune poli­tique fis­cale un peu auda­cieuse (alors que les impôts sur le reve­nu et le patri­moine sont ridi­cu­le­ment bas en Amérique latine) — pour­tant même la gauche sociale-démo­crate a, d’habitude, une visée d’im­pôt pro­gres­siste sur le capi­tal ! Correa est le seul à avoir un peu essayé, mais il a recu­lé face à la mobi­li­sa­tion du patro­nat et des classes moyennes. Plus glo­ba­le­ment, il n’y a pas eu de trans­for­ma­tion des rela­tions sociales de pro­duc­tion : les salaires mini­mums ont été for­te­ment aug­men­tés dans plu­sieurs pays mais les droits des tra­vailleurs ont fina­le­ment peu été éten­dus et, sur­tout, les rap­ports sala­riaux n’ont pas été bou­le­ver­sés. Du fait de cette absence de trans­for­ma­tions struc­tu­relles, dès que la crise arrive c’est l’en­semble de ces équi­libres entre les classes ins­tal­lées par les pro­gres­sismes qui s’ef­fondre ; seuls les domi­nants tirent leur épingle du jeu.

Apitatán, Équateur | DR]

Pétrole, mine­rais, bois, bio-car­bu­rants : bon nombre de ces pays ont un modèle éco­no­mique basé sur l’extractivisme, l’exploitation des terres. Vous men­tion­nez la forte dépen­dance éco­no­mique à l’exportation et aux cours mon­diaux, mais cela pose aus­si des sou­cis éco­lo­giques et a entrai­né des conflits avec des peuples indigènes…

Vous avez rai­son : les ques­tions du « megaextractivisme7 » sont à la base de la cris­tal­li­sa­tion des ten­sions entre les pro­gres­sistes, les mou­ve­ments sociaux-éco­lo­gistes et cer­taines com­mu­nau­tés indi­gènes. Alors qu’il y avait encore des fortes capa­ci­tés éco­no­miques (la Bolivie était même louée par la Banque mon­diale pour ses résul­tats), ce modèle « néoex­trac­ti­viste progressiste8 » a mul­ti­plié les « zones de sacri­fices », les conflits sociaux-envi­ron­ne­men­taux et le rejet de com­mu­nau­tés défen­dant leurs ter­ri­toires. L’extension de la fron­tière extrac­tive, agro-indus­trielle, pétro­lière, a englou­ti des mil­lions de kilo­mètres car­rés pen­dant ces années-là.

Où, par exemple ?

Je vais vous en don­ner deux. En Bolivie, durant le conflit Tipnis, une par­tie du mou­ve­ment indi­gène s’op­pose à la construc­tion d’une grande route qui devait tra­ver­ser l’Amazonie boli­vienne depuis le Brésil — Evo Morales se retrouve en oppo­si­tion avec une par­tie de sa base indigène9. En Équateur, le pro­jet Yasuni était en quelque sorte la grande vitrine inter­na­tio­nale éco­lo­giste de Correa10. Il a recu­lé et aujourd’­hui une par­tie du parc Yasuni, l’une des zones les plus bio­di­ver­si­fiées au monde, est exploi­tée. Les rap­ports entre Correa et la Confédération des natio­na­li­tés indi­gènes de l’Équateur (CONAIE) ont été éga­le­ment viru­lents : il les trai­tait par médias inter­po­sés « d’é­co­lo­gistes infan­tiles », voire de ter­ro­ristes éco­lo­gistes, et les mou­ve­ments indi­gènes lui répon­daient qu’il était auto­ri­taire et un des­truc­teur de la Terre-Mère… Le vice-pré­sident García Linera a aus­si accu­sé les éco­lo­gistes et les ONG du Nord de vou­loir trans­for­mer les Boliviens en gar­diens de parcs des pays du Sud. Sa posi­tion était de dire : « Vous vou­lez qu’on conti­nue à être pauvres sans exploi­ter nos richesses ? »

« Leur carac­tère par­fois ultra-mino­ri­taire, dog­ma­tique ou éloi­gné d’autres sec­teurs des classes popu­laires, reste un frein pour pen­ser des pro­jets démo­cra­tiques éco­so­ciaux radicaux. »

Il faut entendre cette argu­men­ta­tion, bien enten­du, d’au­tant que ce sont les pays du Nord qui sont les prin­ci­paux res­pon­sables de la crise éco­lo­gique mon­diale. Mais c’était éga­le­ment une manière habile pour le pou­voir boli­vien de réduire au silence les mou­ve­ments et les col­lec­tifs de son pays qui récla­maient une réflexion sur un autre modèle de déve­lop­pe­ment. L’extractivisme est aujourd’­hui au cœur des grands affron­te­ments sociaux et envi­ron­ne­men­taux dans toute l’Amérique latine. Dans le der­nier cha­pitre de notre livre, l’his­to­rien et socio­logue Massimo Modonesi s’in­ter­roge : quelles sont les alter­na­tives ? Un des drames de la période pro­gres­siste est de ne pas avoir répon­du à cette ques­tion. Mais si les diverses com­po­santes des gauches sociales et poli­tiques anti­ca­pi­ta­listes, auto­no­mistes, liber­taires, anti-extrac­ti­vistes, indi­gènes, fémi­nistes, déco­lo­niales, etc., ont pu réus­sir à construire çà ou là des expé­riences locales très riches, fon­da­men­tales pour la suite, elles n’ont pas tou­jours démon­tré qu’elles pou­vaient débou­cher sur une échelle plus large, en par­tie à cause des bâtons dans les roues que les gou­ver­ne­ments pro­gres­sistes leur ont mis. Mais pas seule­ment : leur carac­tère par­fois ultra-mino­ri­taire, dog­ma­tique ou éloi­gné d’autres sec­teurs des classes popu­laires, reste un frein pour pen­ser des pro­jets démo­cra­tiques éco­so­ciaux radi­caux, du « bien vivre » (aus­si bien en alter­na­tive aux pro­gres­sismes en crise qu’aux droites à l’offensive).

Si cer­taines avan­cées éco­no­miques et sociales ont per­mis une hausse du niveau de vie des classes popu­laires, d’au­cuns pointent qu’é­lec­to­ra­le­ment, cela n’a pas tou­jours béné­fi­cié aux diri­geants pro­gres­sistes. La jour­na­liste Maëlle Mariette s’est ain­si deman­dée : « La gauche boli­vienne a‑t-elle enfan­té ses fos­soyeurs ? » Cette dyna­mique qui pousse les classes popu­laires à se détour­ner des poli­tiques ayant œuvré en leur faveur était-elle évitable ?

Il y a une dis­cus­sion, depuis 2010, au sein de la pen­sée cri­tique lati­no-amé­ri­caine entre celles et ceux qui étaient ali­gnés der­rière les gou­ver­ne­ments pro­gres­sistes et celles et ceux qui poin­taient les contra­dic­tions internes de ces pro­ces­sus. García Linera, qui a un rôle d’in­tel­lec­tuel organique11 des pro­gres­sismes (puis­qu’il est à la fois un socio­logue brillant et a été vice-pré­sident de la Bolivie durant 13 ans), déve­lop­pait l’ar­gu­men­taire sui­vant : la Bolivie est dans une phase révo­lu­tion­naire, faite d’a­van­cées et de reculs. Dans ce pro­ces­sus sinueux, « par vague », on a per­mis à des classes popu­laires, métisses et indi­gènes, d’é­mer­ger, de deve­nir des « classes moyennes », d’a­voir accès à un nou­veau mode de consom­ma­tion, d’être insé­rés dans le nou­veau modèle éco­no­mique et poli­tique plu­ri­na­tio­nal, et une par­tie d’entre elles se retourne « contre nous ». Le papier de Maëlle Mariette relaie une par­tie de cette argu­men­ta­tion — qu’il faut prendre en compte. Mais la cri­tique que l’on peut en faire, c’est de se deman­der quel type d’« inser­tion » les pro­gres­sistes ont pro­po­sé aux classes popu­laires ? Or cette « émer­gence » s’est faite par la consom­ma­tion et des pro­grammes d’as­sis­tance sui­vant les méca­nismes du marché.

Rogério Pedro, Brésil | DR]

Je pré­cise : il était bien enten­du urgent et néces­saire de mul­ti­plier — enfin ! — les poli­tiques publiques de com­bat de la pau­vre­té après des décen­nies d’ajustement struc­tu­rel du FMI. Mais, bien sou­vent ces poli­tiques sont res­tées enfer­mées dans les logiques proches de celles pro­po­sées par la Banque mon­diale dans le com­bat de la pau­vre­té. Et, en termes de par­ti­ci­pa­tion poli­tique, de capa­ci­té à agir sur l’en­semble du gou­ver­ne­ment et de ses orien­ta­tions, on a vu une forme de « trans­for­misme », de démo­bi­li­sa­tion et de coop­ta­tion « par en haut » s’installer, comme le sou­ligne Massimo Modonesi à par­tir de caté­go­ries de Gramsci. Il y a eu incor­po­ra­tion des orga­ni­sa­tions popu­laires et de leurs diri­geants, en par­tie par l’ap­pa­reil d’État, dans une forme de « pas­si­vi­sa­tion » de ces orga­ni­sa­tions et des grandes cen­trales syn­di­cales, au lieu de favo­ri­ser l’au­to-orga­ni­sa­tion. C’est for­te­ment le cas avec le PT et la Central unique des tra­vailleurs (CUT) au Brésil. En Bolivie et en Argentine, cer­tains lea­ders sociaux de poids pas­saient dans les cabi­nets minis­té­riels. Une par­tie des orga­ni­sa­tions popu­laires vou­laient effec­ti­ve­ment voir leurs lea­ders influen­cer ces ins­ti­tu­tions, mais le prix a été celui du désar­me­ment de l’au­to­no­mie popu­laire. Dès qu’il y avait des formes d’au­to-orga­ni­sa­tion un peu visibles, elles étaient mêmes dési­gnées comme fai­sant le tra­vail de l’en­ne­mi, voire étant au ser­vice de l’impérialisme…

Il y a donc eu une « domes­ti­ca­tion » de cer­taines classes en leur don­nant davan­tage accès au sec­teur mar­chand, sans pour autant les inté­grer dans un pro­ces­sus démo­cra­tique — pris au sens large, y com­pris sur le champ pro­duc­tif et celui du travail ?

« Sans la capa­ci­té d’in­ter­ve­nir dans les moyens de pro­duc­tion, de faire ren­trer la démo­cra­tie dans le champ éco­no­mique, il manque évi­dem­ment tout un pan de la trans­for­ma­tion sociale. »

Les ques­tions du tra­vail et du sala­riat sont effec­ti­ve­ment cen­trales dans un pro­ces­sus de trans­for­ma­tion sociale12. Ce n’est certes pas une petite affaire qui peut se régler d’un coup de baguette magique, même en contrô­lant l’exécutif — sur­tout lorsque les médias, les acteurs éco­no­miques et une par­tie de l’appareil d’État vous sont hos­tiles. Mais c’est tout de même un noyau cen­tral, il me semble. Les expé­riences de contrôle ouvrier, ou de coges­tion, ont toutes été anni­hi­lées par la bureau­cra­tie, au Venezuela par exemple. Il y avait un grand mou­ve­ment coopé­ra­ti­viste dans ce pays, avec des dizaines de mil­liers de coopé­ra­tives, mais cela a été uti­li­sé essen­tiel­le­ment de manière clien­té­liste. Même chose pour les conseils com­mu­naux, un des aspects les plus vivants du pro­ces­sus boli­va­rien, ense­ve­lis sous la crise et la cor­rup­tion de masse. Les ten­ta­tives ont soit été étouf­fées, soit répri­mées. En Argentine il y avait un mou­ve­ment de reprise des entreprises13, mais Kirchner et Fernández ne sont pas du tout dans une posi­tion de sou­tien : au contraire. Sans la capa­ci­té d’in­ter­ve­nir dans les moyens de pro­duc­tion, de faire ren­trer la démo­cra­tie dans le champ éco­no­mique, il manque évi­dem­ment tout un pan de la trans­for­ma­tion sociale.

En octobre 2019, l’Organisation des États amé­ri­cains (OEA) consi­dère que l’élection d’Evo Morales en Bolivie repo­sait sur une fraude, et il se voit éjec­té du pou­voir. On appren­dra plus tard qu’il n’y avait vrai­sem­bla­ble­ment eu aucune fraude : l’élection était régle­men­taire et Morales a donc été vic­time d’un coup d’État. Vous confirmez ?

J’en suis per­sua­dé depuis le début : il ne fait aucun doute que c’est un coup d’État. Rappelons d’ailleurs que l’his­toire boli­vienne a été mar­quée par des coups d’États civi­co-mili­taires tout au long du XXe siècle. L’intervention des forces armées et de la police a été déter­mi­nante dans la chute de Morales. Il y a eu une confu­sion, for­te­ment ali­men­tée par l’OEA, avec un rap­port com­plè­te­ment mani­pu­la­teur et inexact sur le scru­tin. On sait aujourd’­hui qu’il n’y a pas eu de fraude mas­sive, et Evo Morales a été élu sur le fil du rasoir, preuve d’une popu­la­ri­té en baisse. La Bolivie était jusque-là l’ex­pé­rience natio­nale-popu­laire radi­cale la plus sta­bi­li­sée, conso­li­dée sur le plan éco­no­mique. Sous Evo, la Bolivie a plus que tri­plé la richesse natio­nale, c’est his­to­rique ! Il dis­po­sait d’une forte légi­ti­mi­té per­son­nelle, de même que le Mouvement vers le socialisme14 (MAS) a main­te­nu des liens forts avec des orga­ni­sa­tions popu­laires, indi­gènes et pay­sannes. Malgré cela, il y a eu une désaf­fec­tion tou­jours plus grande des sou­tiens de la base popu­laire du MAS (et pas seule­ment des fameuses « classes moyennes »). Quand le coup d’État arrive, il n’y a pas de grande mobi­li­sa­tion du peuple en sou­tien à Morales : la mobi­li­sa­tion popu­laire qu’il y a eu a même plu­tôt dénon­cé ce qui été pré­sen­té par les médias comme une « fraude », et elle a été immé­dia­te­ment cana­li­sée par les sec­teurs de la droite la plus dure, évan­gé­liste, raciste, autour du Comité civique de Santa Cruz, mais aus­si de celui de Potosi.

[Bolivie | DR]

Cette non-mobi­li­sa­tion montre aus­si que le sou­tien popu­laire envers Morales s’est éro­dé, signe d’un engoue­ment qui n’est plus là après 14 ans au pouvoir…

Qu’il y ait eu une amé­lio­ra­tion concrète et maté­rielle des condi­tions de vie sous Evo Morales, c’est cer­tain, les chiffres sont là. Il a même réus­si à construire une image inter­na­tio­nale, notam­ment dans la gauche euro­péenne, où il est presque l’in­car­na­tion à lui seul de la Pachamama, de la révo­lu­tion com­mu­nau­taire et indi­gène ; c’est par­fois même un peu cho­quant, ça en devient presque le « bon révo­lu­tion­naire » vu par les Européens. Mais il faut regar­der ce qu’il se passe dans le pays, com­prendre les ten­sions sociales, entendre les cri­tiques face au cau­dillisme, au clien­té­lisme et à la volon­té de se main­te­nir coûte que coûte comme can­di­dat pré­si­den­tiel. Quand cette gauche boli­vienne arrive au pou­voir, la ges­tion même de l’État capi­ta­liste-oli­gar­chique boli­vien bien que par­tiel­le­ment réfor­mé par une Assemblée consti­tuante auda­cieuse a un tel coût que cette gauche-là se trans­forme, s’ins­ti­tu­tion­na­lise, se bureau­cra­tise ; elle perd cette capa­ci­té cri­tique et d’ancrage dans les luttes. C’est une grande leçon qui remet en jeu la dis­cus­sion qu’il y avait au début des années 2000 autour de l’ex­pé­rience zapa­tiste : trans­for­mer le monde sans prendre le pou­voir d’État. L’arrivée des gou­ver­ne­ments pro­gres­sistes a dépla­cé cette ques­tion, puis­qu’ils ont pro­po­sé de trans­for­mer la socié­té en pre­nant la tête des gou­ver­ne­ments et depuis une posi­tion « sta­to­cen­trée ». Cette posi­tion a eu des coûts très forts pour les mili­tants et les mou­ve­ments popu­laires. Le débat se trouve aujourd’hui relan­cé entre autonomisme/zapatisme, stra­té­gies anti­ca­pi­ta­listes et gauche élec­to­rale éta­tiste. Sur cette ques­tion, nous pen­sons qu’il faut réin­tro­duire la pos­si­bi­li­té de main­te­nir des auto­no­mies cri­tiques, popu­laires sans perdre de vue la ques­tion de l’État — car si on aban­donne l’État, lui ne nous aban­donne pas, comme le disait Daniel Bensaïd.

Parlons du Venezuela : pour sché­ma­ti­ser, deux inter­pré­ta­tions pré­do­minent lors­qu’il s’a­git d’ex­pli­quer la crise qui per­dure. D’un côté, les franges libé­rales et réac­tion­naires consi­dèrent que c’est là l’échec écla­tant des années Chávez, et de son « héri­tier » Nicolás Maduro, donc du socia­lisme ; de l’autre, les sou­tiens de Maduro affirment que le pou­voir est vic­time d’un com­plot du patro­nat et de la droite, appuyés par des puis­sances étran­gères (Washington en tête) qui s’acharnent à désta­bi­li­ser le pays. Une autre lec­ture est-elle possible ?

« Peut-on dis­cu­ter de manière cri­tique, à gauche, de ce qu’il se passe en Amérique latine sans se faire qua­li­fier immé­dia­te­ment d’être pro-impérialiste ? »

C’était tout l’ob­jet de ce petit essai : peut-on dis­cu­ter de manière cri­tique, à gauche, de ce qu’il se passe en Amérique latine sans se faire qua­li­fier immé­dia­te­ment d’être pro-impé­ria­liste par une par­tie de la gauche « bien pen­sante » ? On ne débat pas ici avec la droite, mais avec les sec­teurs de la gauche qui refusent une ana­lyse cri­tique. Avec ce qu’on a sous les yeux, c’est plus qu’urgent : même les sou­tiens les plus dog­ma­tiques de Maduro ont de plus en plus de mal à défendre une vision uni­la­té­rale, « campiste15 ». Il y a effec­ti­ve­ment une agres­sion impé­riale contre le Venezuela qui est tout à fait illé­gale, et même l’ONU la dénonce. Le blo­cus cri­mi­nel de la part des États-Unis, les actions désta­bi­li­sa­trices de la CIA, Guaidó auto­pro­cla­mé « pré­sident » avec la béné­dic­tion impé­riale…, tout cela est évi­dem­ment détes­table et a des effets dévas­ta­teurs. Un think tank pro­gres­siste éta­su­nien a cal­cu­lé que le blo­cus (qui touche aus­si les médi­ca­ments) aurait fait plu­sieurs dizaines de mil­liers de morts dans le sys­tème de san­té véné­zue­lien… On ne dit pas qu’il ne se passe rien de ce côté-là. Mais résu­mer cette crise à des fac­teurs externes, c’est se moquer du peuple véné­zue­lien et de ses souf­frances — tout d’abord parce qu’il fait sa propre his­toire, et parce que l’ex­pé­rience boli­va­rienne a aus­si été com­plé­te­ment dévoyée de l’intérieur.

À quoi pen­sez-vous, en par­lant de dévoiement ?

Toutes les expres­sions cri­tiques qui ont long­temps exis­té au sein du cha­visme popu­laire, avec des formes inté­res­santes dans les quar­tiers, les conseils com­mu­naux, cer­taines com­munes rurales, etc., ont été sys­té­ma­ti­que­ment mises de côté, voire répri­mées. Le PSUV au pou­voir reste un par­ti immense, avec plu­sieurs mil­lions de membres — avoir sa carte est sou­vent une néces­si­té pour avoir du tra­vail —, mais il n’a jamais été un espace d’é­la­bo­ra­tion démo­cra­tique. Bien au contraire. Sous Chávez, des cou­rants socia­listes, mar­xistes, anti­ca­pi­ta­listes ont cher­ché à exis­ter au sein du pro­ces­sus boli­va­rien, aux côtés du peuple cha­viste. Mais la manière civi­co-mili­taire de gou­ver­ner, les ten­dances césa­ristes et ver­ti­cales, la cor­rup­tion ont étouf­fé ces voix et pris le pas sur la par­ti­ci­pa­tion tous azi­muts et les expé­riences démo­cra­tiques « par en bas ». Notre ana­lyse n’est pas d’opposer de manière binaire un moment cha­viste « héroïque » à un prag­ma­tisme madu­riste. Non, on pense qu’il y a eu des hauts et des bas, au rythme de la lutte des classes et des affron­te­ments avec Washington et l’opposition, et un phé­no­mène de décom­po­si­tion de 15 ans par rap­port à ce qu’a été l’im­pul­sion ini­tiale post-néo­li­bé­rale et popu­laire. Le madu­risme est l’a­bou­tis­se­ment de cette « dégé­né­res­cence » bona­par­tiste. Dans la der­nière période, on assiste à explo­sion de la vio­lence d’État, à une mili­ta­ri­sa­tion des quar­tiers popu­laires et une cri­mi­na­li­sa­tion des dis­si­dences, y com­pris de gauche ou syn­di­cales. Il y a aus­si eu des pra­tiques ins­ti­tu­tion­nelles auto­ri­taires en cas­cade : si aujourd’­hui, dans n’im­porte quel pays euro­péen, un pré­sident annu­lait le pou­voir du par­le­ment (aux mains de l’opposition) et auto-nom­mait une Assemblée consti­tuante « fan­toche » sans même res­pec­ter la Constitution (cha­viste) en se sub­sti­tuant au pou­voir légis­la­tif, toute la gauche hur­le­rait. Pourtant, c’est ce qu’il s’est pas­sé au Venezuela, et une par­tie d’entre elle se tait…

Kalaka, Venezuela | DR]

Que le pou­voir ait à affron­ter un sec­teur de l’op­po­si­tion put­schiste, désta­bi­li­sa­trice, ali­men­té par la CIA, c’est vrai et c’est une don­née impor­tante du rap­port de force. Mais du point de vue de l’é­man­ci­pa­tion, et de ce fameux « socia­lisme du XXIe siècle », il faut évi­dem­ment dénon­cer la nou­velle caste au pou­voir, la « boli­bour­geoi­sie » qui a cap­té des mil­liards de dol­lars et cette pous­sée auto­ri­taire. De même sur le sujet de la pétro-dépen­dance : dans la frange de l’Orénoque, sont déve­lop­pées par le pou­voir des zones éco­no­miques spé­ciales qui léga­lisent — à l’échelle d’un ter­ri­toire aus­si grand que la Belgique — la déré­gu­la­tion du droit du tra­vail, de la pro­tec­tion de la bio­di­ver­si­té et des droits des peuples ! Il s’agit d’une exten­sion de l’ex­trac­tion pétro­lière qui affecte des com­mu­nau­tés indi­gènes his­to­riques et des zones de bio­sphère pro­té­gées, sur la base d’une alliance entre les mili­taires boli­va­riens et la Chine, la Russie, ou encore des com­pa­gnies comme Total…

La liste est donc longue…

« La seule voie pos­sible est de reve­nir vers des formes d’or­ga­ni­sa­tions popu­laires, de recons­ti­tuer un tis­su social et poli­tique qui per­mette de pen­ser une alter­na­tive à ce binôme mortel. »

On pour­rait mul­ti­plier les exemples. Le plus dra­ma­tique aujourd’hui est la crise huma­ni­taire en cours, avec quelques cinq mil­lions de per­sonnes qui sont sor­ties du Venezuela (la plus grande migra­tion de l’Amérique latine sur un temps aus­si court !) ; l’ef­fon­dre­ment du PIB qui s’est réduit de moi­tié depuis 2013 ; le salaire mini­mum miné par l’hyperinflation et qui est équi­valent à trois dol­lars : on peut vivre moins de cinq jours avec ça au Venezuela… Ce grand pays pétro­lier doit désor­mais impor­ter du brut. Il faut pour­suivre la soli­da­ri­té avec le peuple véné­zue­lien, c’est cer­tain et urgent : une soli­da­ri­té inter­na­tio­nale qui conti­nue à dénon­cer haut et fort le blo­cus des États-Unis et la posi­tion de l’Union euro­péenne. Ces grandes puis­sances qui dénoncent hypo­cri­te­ment les atteintes aux droits humains au Venezuela, mais font mine de rien lorsqu’il s’agit de la mul­ti­pli­ca­tion des mas­sacres en Colombie ou de la situa­tion atroce en Haïti, sans comp­ter ce qu’il se passe dans leur propre pays. Ceci sans élu­der que le régime de Maduro fait désor­mais par­tie du pro­blème plus que de la solu­tion. En tout cas, c’est au peuple véné­zué­lien d’en déci­der, sans ingé­rences extérieures.

Y a‑t-il des pistes qui per­met­traient d’en­ga­ger une sor­tie démo­cra­tique et socia­liste de ce chaos ?

C’est le grand pro­blème que décrivent nombre de mili­tants et mili­tantes sur place : la situa­tion est dans une « impasse catas­tro­phique » qui paraît sans fond, car aujourd’­hui l’al­ter­na­tive réel­le­ment exis­tante, c’est la droite néo­li­bé­rale et/ou pro-impé­riale. Son arri­vée au pou­voir par les urnes, et plus encore par la force, signi­fie­rait s’enfoncer encore un peu plus dans l’ornière. La seule voie pos­sible est de reve­nir vers des formes d’or­ga­ni­sa­tions popu­laires, de recons­ti­tuer un tis­su social et poli­tique qui per­mette de pen­ser une alter­na­tive à ce binôme mor­tel. Mais la gauche « alter­na­tive » est dans une posi­tion ultra mino­ri­taire et d’ex­trême fra­gi­li­té. Par exemple, le groupe Marea Socialista16 (main­te­nant sor­ti du cha­visme cri­tique et popu­laire dans lequel il s’est long­temps ins­crit) est vent debout contre l’au­to­ri­ta­risme et le mili­ta­risme cha­vistes, mais sans capa­ci­té réelle de peser dans le pay­sage poli­tique. D’autant que l’é­tat de déla­bre­ment de l’é­co­no­mie fait que les gens n’ont pas le temps de pen­ser à ça : quand on en parle avec des amis là-bas, ils nous disent « Il faut qu’on bouffe, trou­ver de quoi man­ger pour la semaine ». C’est tota­le­ment impos­sible de créer une alter­na­tive démo­cra­tique stable dans ce contexte. Il faut espé­rer une réac­ti­va­tion éco­no­mique (mais avec la pan­dé­mie, dif­fi­cile…), que le pro­ces­sus de négo­cia­tion paci­fique et concer­té entre les forces en pré­sence se fasse et que dans cet espace puisse émer­ger peu à peu des forces popu­laires et auto­nomes. Ceci, au-delà de la seule échéance élec­to­rale légis­la­tive du 6 décembre 2020, qui s’annonce déjà comme pola­ri­sée entre une par­tie de l’opposition « guai­diste » une nou­velle fois prête à la vio­lence avec le sou­tien de Trump, et le madu­risme, favo­ri des son­dages, cher­chant à se refaire une légi­ti­mi­té mais sans recon­naitre ses res­pon­sa­bi­li­tés dans la crise.

[Brigada Ramona Parra, Chili | DR]

Malgré la « fin de cycle » mar­quée par le reflux de pou­voirs de droite réac­tion­naire et conser­va­trice, on voit au Chili que le mou­ve­ment fémi­niste a fait preuve de sa vigueur. Le renou­veau des mou­ve­ments sociaux lati­no-amé­ri­cains pas­se­rait-il par ce genre de mobilisation ?

Je suis très réser­vé sur la notion de « fin de cycle », même si cer­tains de mes coau­teurs le sont beau­coup moins. Cela me semble trop « méca­nique ». Je pré­fère dire que depuis 2012, nous sommes entrés dans une « zone de tur­bu­lences », avec une phase régres­sive, plus ou moins avan­cée, où les droites et les extrêmes droites reprennent la main — bien que par­tiel­le­ment (si l’on pense au Mexique ou à l’Argentine, où le centre gauche est au pouvoir17). Dans le cadre de la crise capi­ta­liste mon­diale, les bour­geoi­sies locales ont vou­lu mettre fin aux coa­li­tions de classes de l’ère pro­gres­siste, pour reve­nir à du néo­li­bé­ra­lisme « dur », aus­té­ri­taire, voire à des régimes fas­ci­sants comme au Brésil. Dans cette zone de tur­bu­lences, la bonne nou­velle c’est que les mou­ve­ments popu­laires « anta­go­niques » conti­nuent leurs résis­tances, les réac­tivent même avec l’apparition de nou­veaux et nom­breux acteurs sociaux. Et, en effet, qui est à l’of­fen­sive aujourd’­hui ? Le mou­ve­ment fémi­niste tout d’abord, un des acteurs cen­traux de la lutte des classes au Chili, en Argentine, au Mexique. Qui a été capable de mettre deux mil­lions de per­sonnes dans la rue dans la der­nière période en Amérique latine ? Le mou­ve­ment fémi­niste chi­lien, argen­tin, pas la gauche révo­lu­tion­naire ! Ceux qui ont une vision stric­te­ment ouvrié­riste du chan­ge­ment social ne peuvent pas com­prendre l’Amérique latine ! La gauche trots­kyste argen­tine, qui est une des plus actives à l’ex­trême gauche, peut mettre 100 000 per­sonnes dans la rue, mais pas un million !

Rappelons aus­si la mul­ti­pli­ca­tion des révoltes col­lec­tives face à l’austérité, à l’autoritarisme, au néo­li­bé­ra­lisme au deuxième semestre 2019 : à Haïti, au Chili, en Colombie, au Guatemala, au Brésil. Les débats demeurent quant au type de pro­jec­tion poli­tique : par­ti ou non, auto­no­misme ver­sus orga­ni­sa­tion, quels fronts uni­taires, etc. Sans par­ler de l’im­pact de la pan­dé­mie de Covid sur tous les champs sociaux, alors que le sous-conti­nent est l’une des zones au monde les plus tou­chées, avec 250 000 morts. La Commission éco­no­mique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL) cal­cule que le PIB de la région va chu­ter de 9 % en moyenne pour 2020 et que plus de 45 mil­lions de per­sonnes devraient (re)devenir pauvres — la pau­vre­té attei­gnant les 220 mil­lions de per­sonnes. Ceci sans comp­ter l’explosion des licen­cie­ments et du tra­vail infor­mel (déjà omni­pré­sent). C’est ter­rible. En paral­lèle, l’État d’exception, la mili­ta­ri­sa­tion de l’espace public, les assas­si­nats de lea­ders sociaux gagnent du ter­rain par­tout dans la région (à com­men­cer par la Colombie). Malgré tout, les fémi­nistes, les com­mu­nau­tés indi­gènes, la jeu­nesse pré­ca­ri­sée, les syn­di­cats et tra­vailleurs com­ba­tifs, les intel­lec­tuels et étu­diants cri­tiques, la pay­san­ne­rie de la Via Campesina, etc., réac­tivent des luttes mul­tiples et la pos­si­bi­li­té même de pen­ser les alter­na­tives au modèle capi­ta­liste extrac­ti­viste et dépen­dant, au néo­li­bé­ra­lisme, au mili­ta­risme, au patriar­cat et à l’ef­fon­dre­ment cli­ma­tique. Les mou­ve­ments des sans terre, des sans toit, des afro-des­cen­dants, des LGBQTI+, sont aus­si actifs, mal­gré les dif­fi­cul­tés, le nar­co­tra­fic et la vio­lence du quo­ti­dien. C’est ce qui per­met de conti­nuer à espé­rer, y com­pris face à Bolsonaro, Piñera, Añez et leur monde. La « fin de l’Histoire » n’est pas pour demain, et sur­tout pas en Amérique latine…


Photographie de ban­nière : fresque réa­li­sée pour les dix ans de la guerre de l’eau, Bolivie | DR


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  1. Note de l’interviewé : pen­sons au Péronisme en Argentine, à Vargas au Brésil ou à Cardenas au Mexique dans les années 1930–1940.
  2. « There is no alter­na­tive », idée selon laquelle il n’y avait pas d’alternative au néo­li­bé­ra­lisme, au mar­ché et à la mon­dia­li­sa­tion capi­ta­liste.
  3. Note de l’in­ter­viewé : Ce livre a d’ailleurs d’abord été publié en espa­gnol et par l’UNAM (Université natio­nale du Mexique).
  4. Note de l’in­ter­viewé : on retrouve d’ailleurs cet enthou­siasme par exemple dans « Le vol­can lati­no-amé­ri­cain », publié en France en 2008 : F. Gaudichaud (dir.), Le Volcan lati­no-amé­ri­cain. Gauches, mou­ve­ments sociaux et néo­li­bé­ra­lisme, Textuel, 2008.
  5. Fleuve tra­ver­sant la Colombie et le Venezuela, avec une faune et une flore d’une extrême richesse.
  6. Sur ces ques­tions, voir « Néolibéralisme et poli­tiques de réduc­tion de la pau­vre­té en Amérique latine » d’Hugo Goeury.
  7. Extraction de bien com­muns natu­rels essen­tiel­le­ment des­ti­nés à l’exportation et, la plu­part du temps en alliance avec des capi­taux étran­gers.
  8. L’expression est du cher­cheur Eduardo Gudynas.
  9. Pour en savoir plus : « Le conflit du Tipnis et la Bolivie d’Evo Morales face à ses contra­dic­tions : ana­lyse d’un conflit socio-envi­ron­ne­men­tal », Laetitia Perrier-Bruslé, ÉchoGéo, 2012.
  10. En 2007, Rafael Correa pro­pose que l’Équateur renonce à exploi­ter des gise­ments pétro­liers au cœur du parc natio­nal Yasuni, en échange d’un fonds finan­cier ver­sé par la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale pour com­pen­ser le manque à gagner. N’ayant pas réus­si à récol­ter plus de 1 % des fonds, Correa auto­rise en 2013 l’ex­ploi­ta­tion d’une par­tie des gise­ments. On peut lire à ce sujet « La tra­jec­toire poli­tique de l’initiative Yasuní-ITT en Équateur : entre capi­ta­lisme vert et éco­so­cia­lisme », Matthieu Le Quang, Les Cahiers d’Histoire, n° 130, 2016.
  11. Concept déve­lop­pé par Gramsci, que Razmig Keucheyan a résu­mé ain­si : « Un intel­lec­tuel orga­nique est orga­ni­que­ment lié à une classe sociale domi­nante ou ascen­dante : il est issu de ses rangs, il a pour fonc­tion de sys­té­ma­ti­ser la conscience qu’elle a d’elle-même, et de prendre part à l’or­ga­ni­sa­tion de la pro­duc­tion. », dans Guerre de mou­ve­ment et guerre de posi­tion, Antonio Gramsci – Textes choi­sis et pré­sen­tés par Razmig Keucheyan, p. 133, La Fabrique, 2011.
  12. Note de l’in­ter­viewé : Et cette ques­tion repré­sente d’ailleurs un angle mort de l’analyse des bilans du pro­gres­sisme lati­no-amé­ri­cain. Patrick Guillaudat est reve­nu là-des­sus récem­ment pour Contretemps, il note même que dans les trois pays long­temps consi­dé­rés comme plus « radi­caux » (Bolivie, Venezuela, Équateur), et mal­gré les évo­lu­tions du code du tra­vail ou les assem­blées consti­tuantes : « l’entreprise et son orga­ni­sa­tion pyra­mi­dale, pilier de l’économie capi­ta­liste, a été lar­ge­ment épar­gnée dans ces pays. Certes, il y a eu des ten­ta­tives d’encadrement des entre­prises par l’État concer­nant les inves­tis­se­ments, les prises de par­ti­ci­pa­tion, etc., voire de contour­ne­ment du sec­teur pri­vé en sti­mu­lant le déve­lop­pe­ment de coopé­ra­tives, mais jamais le cœur même de l’exploitation n’a été bou­le­ver­sé ».
  13. Voir le docu­men­taire The Take de Naomi Klein à ce sujet.
  14. Parti poli­tique fon­dé et diri­gé par Evo Morales.
  15. Le cam­pisme est un réduc­tion­nisme de toute situa­tion poli­tique en un affron­te­ment entre deux camps, for­çant par là l’alignement sur l’une des deux par­ties.
  16. Organisation poli­tique de gauche fon­dée en 2007, et se recon­nais­sant dans « l’in­ter­na­tio­na­lisme, le socia­lisme, l’an­ti­ca­pi­ta­lisme, le fémi­nisme et l’é­co­co­sia­lisme », « Quiénes somos », Marea Socialista.
  17. Fin 2018, Andrés Manuel López Obrador est élu pré­sident du Mexique, et en Argentine Alberto Fernández suc­cède au très droi­tier Mauricio Macri en décembre 2019.

REBONDS

☰ Lire notre tra­duc­tion d’un entre­tien avec Mônica Francisco : « Bolsonaro et la bar­ba­rie capi­ta­liste », octobre 2019
☰ Lire notre repor­tage « 25 ans plus tard : le zapa­tisme pour­suit sa lutte », Julia Arnaud, mai 2019
☰ Lire notre repor­tage « Argentine : un syn­di­ca­lisme de masse », Arthur Brault Moreau, mars 2019
☰ Lire notre article « Mariátegui ou le socia­lisme indi­gène », Jean Ganesh, jan­vier 2018
☰ Lire notre entre­tien avec Arnulfo Vásquez : « Les riches ne le sont pas parce que Dieu l’a vou­lu », décembre 2018
☰ Lire « Si on m’assassine… » — par Salvador Allende (Memento), sep­tembre 2017

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