Alliance électorale ou changement de société ?

21 février 2017


Tribune inédite des auteur.e.s d’Un Projet de Décroissance pour le site de Ballast

Les élec­tions pré­si­den­tielles approchent à grands pas et les gauches se ques­tionnent : faut-il s’al­lier, construire une large union pour envi­sa­ger la vic­toire ? Par cette tri­bune, Vincent Liegey, Stéphane Madelaine, Christophe Ondet et Anisabel Veillot, auteurs du Projet de Décroissance, tiennent à nous aler­ter : les cir­cons­tances ne doivent pas enterrer le débat fon­da­men­tal quant au projet com­mun, aux défis nom­breux — lut­ter contre une oli­gar­chie qui se déploie au-delà de nos fron­tières, faire le lien entre des ini­tia­tives épar­pillées sans les étouf­fer, pro­mou­voir une approche paci­fiste des rela­tions inter­na­tio­nales… Dans quelques mois, les élec­tions seront pas­sées et le cadre res­te­ra le même. Il fau­dra tou­jours répondre à cette ques­tion fon­da­men­tale : « Comment chan­ger la socié­té sans prendre le pou­voir, ni le lais­ser ? » Continuer à dis­cu­ter mal­gré les diver­gences, trou­ver de nou­veaux moyens de tra­vailler ensemble, tout cela n’est pos­sible, assurent les auteurs, qu’en dehors des que­relles poli­ti­ciennes : la trans­for­ma­tion de la socié­té pas­se­ra par l’i­dée qu’a­voir rai­son tout seul, c’est avoir tort.


Si la cam­pagne pré­si­den­tielle a débu­té sur fond de peur, de haine, de repli, celle-ci laisse tou­te­fois appa­raître un espoir. En effet, mal­gré l’importance média­tique des « affaires », cer­taines pro­blé­ma­tiques jus­qu’à pré­sent igno­rées ont émer­gé : reve­nu de base, cen­tra­li­té de la valeur tra­vail, non-rem­bour­se­ment de la dette publique, ou encore cri­tique de la Croissance et prise en compte des enjeux envi­ron­ne­men­taux. Ces débats sont riches et intenses mais pas tou­jours des plus construc­tifs. En décembre der­nier, nous évo­quions déjà le fait qu’avec le reve­nu de base, le risque était que cha­cun y pro­jette ses espoirs et ses craintes. Aujourd’hui, nous fai­sons face à une pro­blé­ma­tique simi­laire, aus­si confuse et faus­sée, autour de la recherche d’une large alliance à gauche. Cette ques­tion paraît vrai­ment d’actualité, suite à la per­cée de pro­po­si­tions radi­cales lors des pri­maires du Parti socia­liste (qui ont reçu un fort sou­tien). L’objectif est clair : construire une large union de la gauche, du PS aux décrois­sants, des Verts aux Insoumis, en allant jusqu’à la Primaire citoyenne. Sur le papier, l’enthousiasme semble de mise, sur­tout avec des son­dages qui laissent rêveurs en cas de coa­li­tion et inquiets en cas de can­di­da­tures mul­tiples. En consi­dé­rant la situa­tion poli­tique géné­rale, il sem­ble­rait irres­pon­sable de pas­ser à côté de cette occa­sion. Ainsi, on s’invective, on débat, les uns accu­sant les autres de naï­ve­té, les autres de purisme…

« Notre sys­tème démo­cra­tique, tou­jours plus dis­cré­di­té, se limite à un outil représentatif. »

Pour autant, il ne faut pas se leur­rer. Les règles du jeu sont biai­sées : notre sys­tème démo­cra­tique, tou­jours plus dis­cré­di­té, se limite à un outil repré­sen­ta­tif — et donc au jeu des appa­reils. L’élection pré­si­den­tielle en ampli­fie les tra­vers en enfer­mant les débats dans un culte de la per­son­na­li­té, quand ce n’est pas l’attente du sau­veur rédemp­teur. C’est pour cela que la recherche d’une alliance à gauche ne doit pas occul­ter les ques­tions essen­tielles. L’important n’est pas de savoir s’il faut être pour ou contre une telle alliance ou sous quelle forme elle doit se faire, mais plu­tôt une alliance pour quoi faire, com­ment, pour quelles échéances et quels pro­jets ? Aujourd’hui, nous iden­ti­fions plu­sieurs défis majeurs à rele­ver et à assu­mer afin d’es­sayer d’envisager demain sous un autre jour, afin de se don­ner un peu d’espoir en dehors des cercles de pen­sée et d’action dominants.

Lutter contre l’oligarchie pour contrer les replis identitaires

L’émergence, non sans dif­fi­cul­tés, de nou­velles forces éman­ci­pa­trices et éco­lo­gistes n’est pas une spé­ci­fi­ci­té fran­çaise, comme nous le rap­pellent des mou­ve­ments comme Syriza en Grèce ou Podemos et les listes citoyennes des Indignés en Espagne. Quand elles ne font pas face à des dilemmes internes ou aux tenants du sys­tème, elles se heurtent à la mon­tée de forces réac­tion­naires et déma­go­giques qui prônent des solu­tions sim­plistes, construites autour du repli sur soi et du rejet de l’autre. C’est bien connu : l’enfer, c’est les autres, comme nous l’ont mon­tré les der­nières élec­tions amé­ri­caines ou bri­tan­niques, bien que l’es­poir y revienne aus­si avec la cam­pagne sur­prise de Sanders ou la prise en main com­plexe du par­ti tra­vailliste par Corbyn. Aujourd’hui, la métro­po­li­sa­tion de notre monde, la mon­tée des inéga­li­tés éco­no­miques et cultu­relles, mais éga­le­ment le sen­ti­ment d’insécurité, doivent être ques­tion­nés. Comme le montrent les cartes élec­to­rales des der­nières élec­tions aux États-Unis, en Grande Bretagne, en Autriche ou en Hongrie, nos socié­tés sont divi­sées. L’enjeu n’est pas de ren­for­cer ces cli­vages en oppo­sant des par­ties de la popu­la­tions les unes contre les autres mais, au contraire, de créer des dyna­miques de dia­logue : dans nos quar­tiers, nos zones rurales sou­vent aban­don­nées, nos zones urbaines sur-connec­tées, entre classes popu­laires, classes moyennes et bobos.

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De même, l’aventure Syriza a mon­tré com­ment un sou­tien popu­laire fort au niveau natio­nal a été insuf­fi­sant pour s’opposer à la Troïka, d’où la néces­si­té de créer des alliances et des dyna­miques larges et ouvertes. Les com­bats poli­tiques n’ont plus de fron­tières et l’idée de bâtir une nou­velle inter­na­tio­nale, ouverte, diverse et décen­tra­li­sée, est encore plus qu’hier d’actualité et néces­saire. Il faut créer des liens entre ces hyper-lieux et les « déserts de la socié­té de crois­sance », pour tendre vers une relo­ca­li­sa­tion ouverte et sou­hai­table. C’est la condi­tion sine qua non pour évi­ter la mon­tée de cli­vages vio­lents et pour être suf­fi­sam­ment forts et soli­daires face à l’o­li­gar­chie finan­cière qui, elle, n’a pas de frontières.

Jongler entre des institutions inadaptées et des aspirations en construction

« Il n’y aura pas d’espoir de paix sans remise en ques­tion de nos consom­ma­tions deve­nues insoutenables ! »

L’aventure Nuit Debout, comme ses pré­dé­ces­seures des Indignés ou d’Occupy, se heurte à la ques­tion de la gou­ver­nance, inter­roge le fonc­tion­ne­ment de nos démo­cra­ties et notre rap­port au pou­voir. Certes, cette ques­tion n’est pas nou­velle, mais elle n’a tou­jours pas été réso­lue. Comment construire de nou­velles pra­tiques poli­tiques décen­tra­li­sées et par­ti­ci­pa­tives dans des ins­ti­tu­tions qui limitent l’espace démo­cra­tique aux élec­tions ain­si qu’au sys­tème de par­ti, tota­le­ment dis­cré­di­té et incom­pa­tible avec les aspi­ra­tions et pra­tiques nou­velles : dia­logue, écoute, com­mu­ni­ca­tion non-vio­lente, socio­cra­tie, auto­ges­tion et prise de déci­sion au consen­sus ? Ces expé­ri­men­ta­tions sont por­teuses d’espoir, comme le prouvent les listes citoyennes en Espagne ou l’idée de la Primaire en France. En paral­lèle émergent par­tout à tra­vers le monde des dyna­miques de repo­li­ti­sa­tion au niveau local par le faire : jar­dins com­mu­nau­taire, villes en tran­si­tion, mon­naies locales, etc. Malheureusement, ces ini­tia­tives locales et/ou poli­tiques, bien que néces­saires, s’a­vèrent loin d’être suf­fi­santes pour ren­ver­ser le sys­tème et le pou­voir oli­gar­chique. Alors, com­ment trou­ver un équi­libre entre les expé­ri­men­ta­tions à l’extérieur du sys­tème et la néces­si­té d’être dans celui-ci afin d’é­vi­ter un entre-soi dan­ge­reux ? Nous ne pou­vons attendre et espé­rer qu’un pou­voir pro­vi­den­tiel apporte les solu­tions. Au contraire, nous devons nous ques­tion­ner afin que les ins­ti­tu­tions puissent ser­vir de relais et de cata­ly­seur pour une accé­lé­ra­tion de cette trans­for­ma­tion par le bas : quelles inter­ac­tions, quels rap­port de forces, quelles réformes ins­ti­tu­tion­nelles et quelles (re)distributions ?

Éteindre la poudrière internationale en assumant la transparence de nos modes de vie

L’absence de vision paci­fiste au niveau inter­na­tio­nal est une constante depuis des décen­nies. La paix est per­mise si elle per­met à la socié­té de Croissance de se main­te­nir. Il est temps d’avoir une pen­sée juste et res­pon­sable concer­nant la situa­tion géo­po­li­tique mon­diale. Afin de rompre avec le mili­ta­risme ram­pant, le post-colo­nia­lisme, mais aus­si l’arrogant impé­ria­lisme cultu­rel qu’est le déve­lop­pe­ment, nous ne pou­vons plus élu­der les ques­tions de la dette éco­lo­gique et de notre dépen­dance aux res­sources pro­ve­nant de régions stra­té­giques. Ainsi, une réponse géo­po­li­tique effi­cace par­tant d’Europe doit s’appuyer d’une part sur une ana­lyse claire du pas­sé et des res­pon­sa­bi­li­tés, des forces au pou­voir (l’OTAN reste la force mili­taire la plus puis­sante au monde), et d’autre part sur une stra­té­gie qui remet une ONU réfor­mée au cœur des réso­lu­tions des conflits, sur la base d’un dia­logue ouvert. Depuis trop long­temps les forces en pré­sence ont avan­cé en cachant leurs inté­rêts, avec en pre­mier lieu la ques­tion du pétrole et, plus glo­ba­le­ment, des res­sources utiles au capi­ta­lisme. Il n’y aura pas d’espoir de paix sans remise en ques­tion de nos consom­ma­tions deve­nues insou­te­nables ! À par­tir de là, il est pos­sible, en toute trans­pa­rence, de mettre sur la table les véri­tables enjeux géo­po­li­tiques : com­ment orga­ni­ser de manière paci­fique une répar­ti­tion juste des res­sources vers un post-extrac­ti­visme et un arrêt de l’ac­ca­pa­re­ment des terres vers une agri­cul­ture sou­te­nable de proximité ?

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Façonner des projets, mais aussi des chemins et des méthodes

Comment par­ve­nir à unir des forces poli­tiques pour les­quelles l’obtention d’un consen­sus semble dif­fi­cile, non pas à cause de désac­cords de fond, mais sur­tout en rai­son de cultures et de tra­di­tions poli­tiques dif­fé­rentes ? Il y a même de nom­breux points pro­gram­ma­tiques simi­laires et com­plé­men­taires. L’enjeu le plus impor­tant est donc de réus­sir à dia­lo­guer : com­ment invi­ter cha­cune et cha­cun à faire des pas-de-côté et à prendre le temps de l’écoute, sans invec­tive ni pro­cès d’intention ? L’expérience nous montre que les désac­cords sur le pro­jet ne sont pas les plus insur­mon­tables : c’est sou­vent autour de diver­gences, de mal­en­ten­dus sur le che­min et la méthode que se construisent les scis­sions et les clashs ! Ainsi, c’est à nous de nous appro­prier et de déve­lop­per l’idée d’une Constituante, de créer les condi­tions d’un débat construc­tif sur le reve­nu de base. Pour ce faire, il faut dépas­ser ces cli­vages sté­riles et poli­ti­ciens qui nous font pas­ser à côté des vrais enjeux et de la construc­tion d’une réelle stra­té­gie de trans­for­ma­tion à court, moyen et long terme.

Avoir raison tout seul, c’est avoir tort

« Créer une dyna­mique pour une nou­velle Internationale, diverse et décentralisée. »

Finalement, cher­cher une alliance à gauche n’est pas for­cé­ment la ques­tion cen­trale. L’enjeu prin­ci­pal est de conti­nuer à construire les bases d’une trans­for­ma­tion cultu­relle pro­fonde de notre socié­té sur les­quelles peuvent émer­ger ces nou­veaux mondes, de créer une dyna­mique pour une nou­velle Internationale, diverse et décen­tra­li­sée. Les enjeux et défis à rele­ver vont bien au-delà de cette union pos­sible et de l’élection qui sui­vra. Mais cette alliance doit être un moment pour se poser la ques­tion sur les chan­ge­ments à envi­sa­ger et à réa­li­ser, en posant la ques­tion : com­ment chan­ger la socié­té sans prendre le pou­voir, ni le lais­ser ? Nous devons dépas­sion­ner ce dilemme de l’alliance pour l’insérer dans un cadre plus com­plexe et regar­der au-delà de l’élection pré­si­den­tielle. Il faut com­prendre et accep­ter qu’il n’y aura pas de Grand Soir mais que chaque levier de trans­for­ma­tion a un rôle à jouer, sans illu­sion ni naï­ve­té. Ces conver­gences en cours, en construc­tion autour d’un pro­jet radi­cal et cohé­rent sont déjà un évé­ne­ment remar­quable, mais un chan­ge­ment de para­digme demande du temps et ne se décrète pas. C’est ce que nous enseigne la vie au sein de ces expé­ri­men­ta­tions concrètes locales, pro­gres­si­ve­ment, pas à pas mais dans l’ouverture à l’autre, non sans radi­ca­li­té et sans oublier nos objectifs.

Alors, ren­con­trons-nous, dans le res­pect de la diver­si­té de nos cultures poli­tiques, de nos réseaux, de nos visions, de nos expé­riences et de nos com­pé­tences. Si cette diver­si­té com­plique les coopé­ra­tions dans le cadre d’une élec­tion pré­si­den­tielle, elle est pour­tant fon­da­men­tale pour trans­for­mer paral­lè­le­ment nos socié­tés com­plexes et espé­rer évi­ter ou mini­mi­ser les bar­ba­ries en cours et à venir. Soyons aus­si humbles que pos­sible face à l’im­men­si­té de la tâche, et ne per­dons pas de vue qu’a­voir rai­son tout seul, c’est avoir tort !


Projet de Décroissance – Manifeste pour une Dotation incon­di­tion­nelle d’autonomie, édi­tions Utopia, 2013


Photographie de cou­ver­ture : Chantelle D’mello


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