Algérie : l’élection présidentielle a‑t-elle eu lieu ?


Texte inédit pour le site de Ballast

C’était le scé­na­rio que nombre d’Algériens et d’Algériennes redou­taient : la période de tran­si­tion poli­tique qui s’est ouverte suite à la démis­sion, en avril 2019, d’Abdelaziz Bouteflika s’est refer­mée le 12 décembre de la même année avec l’organisation de nou­velles élec­tions pré­si­den­tielles. Ce scru­tin, dénon­cé en bloc par les contes­ta­taires, n’a pas apai­sé la situa­tion. Pour cause : sous cou­vert de démo­cra­tie élec­to­rale, l’o­li­gar­chie a conser­vé le pou­voir. L’illusion du chan­ge­ment, ven­due par le nou­veau pré­sident Abdelmadjid Tebboune, n’a tou­te­fois pas aveu­glé la rue algé­rienne : inlas­sa­ble­ment, semaine après semaine, le Hirak — le Mouvement — se pour­suit. Alors que le sou­lè­ve­ment célèbre aujourd’­hui son pre­mier anni­ver­saire, de nou­veaux défis s’imposent à lui : conti­nuer sa route et obte­nir, en plus du déman­tè­le­ment de la « bande » au pou­voir, une véri­table démo­cra­ti­sa­tion de la socié­té. Nadir Djermoune, ensei­gnant-cher­cheur algé­rien, fait le point.


13 décembre 2019, 43e ven­dre­di de mobi­li­sa­tion : au len­de­main de l’élection pré­si­den­tielle, des dizaines de mani­fes­tants défilent dans les rues d’Alger, le nez cou­vert de farine — allu­sion à l’af­faire de tra­fic de cocaïne et de blan­chi­ment d’argent qui a écla­bous­sé le fils du nou­veau pré­sident Abdeldmadjid Tebboune en 2018, et qui se trouve depuis en déten­tion pro­vi­soire. Les mani­fes­tants entendent ain­si dénon­cer la com­pli­ci­té entre le nou­veau « patron » de l’Algérie et la « bande » (issa­ba1), tenue pour res­pon­sable d’a­voir pillé les richesses du pays. Mais c’est une tout autre image de Tebboune que la pro­pa­gande offi­cielle tente de vendre : celle d’un homme poli­tique qui s’est atta­qué à cette même « bande » durant le peu de temps qu’il a pas­sé à la tête du gou­ver­ne­ment en 2017. Devenu gênant, Tebboune a été écar­té moins de trois mois après sa prise de fonction2 puis rem­pla­cé par Ahmed Ouyahia, qui occu­pe­ra le poste de Premier ministre à quatre reprises entre 1995 et 20193.

« L’élection pré­si­den­tielle du 12 décembre 2019, ni démo­cra­tique, ni hon­nête (et encore moins trans­pa­rente), n’a pas répon­du aux exi­gences fon­da­men­tales for­mu­lées par la contestation. »

De ces deux faces du per­son­nage, laquelle la popu­la­tion retien­dra-t-elle ? celle d’un homme indi­rec­te­ment impli­qué dans une affaire de tra­fic de drogue ou celle de l’homme poli­tique qui a vou­lu mettre de l’ordre dans une mai­son livrée à une rapine illi­mi­tée ? Le régime a parié sur cette image d’intégrité, qui a valu à Tebboune d’être choi­si et dési­gné comme vain­queur de la der­nière élec­tion pré­si­den­tielle, et qu’il essaye­ra d’imprimer dans la mémoire des Algériens et des Algériennes qui vou­dront bien y croire.

Un tournant pour le pouvoir

L’élection pré­si­den­tielle du 12 décembre 2019, ni démo­cra­tique, ni hon­nête (et encore moins trans­pa­rente), n’a pas répon­du aux exi­gences fon­da­men­tales for­mu­lées par la contes­ta­tion — à savoir l’ou­ver­ture d’un pro­ces­sus menant à une nou­velle ère, défi­nie par un peuple en lutte. Elle a cepen­dant mar­qué un tour­nant pour le pou­voir. Ses consé­quences ? pas tant l’avenir du Hirak que celui de l’en­semble de la socié­té algé­rienne. Le taux offi­ciel de par­ti­ci­pa­tion au vote (39,88 %), chiffre tout à fait arti­fi­ciel, en est un pre­mier mar­queur. En Algérie, vaste ter­ri­toire dont la plus grande par­tie est semi-déser­tique, les résul­tats d’une élec­tion au suf­frage uni­ver­sel, dans le cadre de l’or­ga­ni­sa­tion poli­tique et admi­nis­tra­tive ultra­cen­tra­li­sée qui pré­vaut aujourd’­hui, ne seront jamais tota­le­ment trans­pa­rents ni exempts de la moindre mani­pu­la­tion. La bataille des chiffres, biai­sée, s’a­vère donc inutile — un tel contexte néces­si­te­rait de recon­si­dé­rer les prin­cipes consti­tu­tion­nels du pays. Compte tenu de la pro­tes­ta­tion qui, depuis plus d’un an, touche les centres urbains — et c’est bien le seul baro­mètre qui vaille pour appré­cier la situa­tion poli­tique —, il s’a­git sans conteste d’un pas­sage en force des élec­tions pré­si­den­tielles. Indépendamment des mani­pu­la­tions que le régime exerce, les choix qu’il opère sont stra­té­giques : ain­si les scores com­pa­rés des cinq can­di­dats revêtent-ils le carac­tère d’un mes­sage poli­tique en tra­dui­sant les rap­ports de force en œuvre au sein même du pouvoir.

Un manifestant s'enduit le nez de farine, Alger, 13 décembre 2019 (Sabri Benalycherif)

Le score insi­gni­fiant (7,28 %) du can­di­dat choi­si par le chef d’État-Major Gaïd Salah, Azzedine Mihoubi — sou­te­nu par les prin­ci­paux appa­reils poli­tiques que sont le par­ti du Front de libé­ra­tion natio­nale (FLN) et le Rassemblement natio­nal démo­cra­tique (RND) — témoigne d’une volon­té d’affaiblir le FLN et le RND, voire de les livrer à la vin­dicte popu­laire afin de redo­rer le bla­son du régime. Le score de l’islamo-conservateur Abdelkader Bengrina (17,37 %), en seconde posi­tion mais loin der­rière le vain­queur, adresse un mes­sage fort à la socié­té conser­va­trice, consi­dé­rée comme cultu­rel­le­ment domi­nante. C’est éga­le­ment une manière de fra­gi­li­ser ce qui reste des Frères musul­mans dans le par­ti du Mouvement de la socié­té pour la paix (ancien Hamas). Enfin, en pla­çant Tebboune en tête (58,13 %), le pou­voir conserve la pos­ture adop­tée dès le début du Hirak, à savoir mettre la crise que tra­verse le pays sur le dos d’un groupe res­treint : la issa­ba. La cri­tique du libé­ra­lisme éco­no­mique telle que for­ma­li­sée par le régime algé­rien relève uni­que­ment de la morale : cette « bande » est avant tout le fruit de la libé­ra­li­sa­tion tous azi­muts dont ledit régime est direc­te­ment res­pon­sable. Pour Tebboune et le pou­voir qui l’a mis en place, il ne s’a­git dès lors en rien de chan­ger les règles du jeu éco­no­mique. Pourquoi, sinon, ses deux pre­miers dis­cours pré­si­den­tiels se seraient-ils expres­sé­ment adres­sés aux inves­tis­seurs « hon­nêtes », quand la majo­ri­té des mani­fes­tants des mar­dis et ven­dre­dis sont, pour l’es­sen­tiel, des étu­diants, des chô­meurs, des sala­riés, des petits entre­pre­neurs et commerçants ?

« En éli­mi­nant les par­tis, acteurs pour­tant incon­tour­nables de la vie poli­tique, l’organisation mili­taire comble le vide poli­tique qu’elle a elle-même créé. »

Il est illu­soire d’attendre de Tebboune une évo­lu­tion démo­cra­tique qui se tra­dui­rait par une répar­ti­tion juste et équi­table du tra­vail et des richesses natio­nales. Ces enjeux consti­tuent cepen­dant la par­tie cachée de l’iceberg ; ils feront sur­face dans les temps à venir. Pour l’heure, les enjeux ne sont pas éco­no­miques mais poli­tiques. En la matière, Tebboune — qui aspire à ren­voyer l’image d’un homme d’État « indé­pen­dant », au-des­sus des par­tis — adopte la pos­ture his­to­rique du régime consis­tant à dis­cré­di­ter toute repré­sen­ta­tion par­ti­sane : il cherche ain­si à per­pé­tuer la tra­di­tion bona­par­tiste qui puise ses ori­gines dans la poli­tique de Boumédiène (chef de l’État entre 1965 et 1978) au len­de­main de l’indépendance, mais éga­le­ment dans le FLN de 1954–1956. C’est que la réso­lu­tion pré­co­ni­sée en 1954 par les « six » [chefs du FLN, ndlr], à savoir mener un com­bat armé pour l’indépendance, théo­ri­sée et pro­gram­mée par Abane Ramdane et Larbi Ben M’hidi4 en 1956, a ins­tau­ré le mythe d’une orga­ni­sa­tion non par­ti­sane réa­li­sant l’u­ni­té contre les par­tis au sein du Front, les­quels étaient pré­sen­tés comme source de dis­corde. En éli­mi­nant ces acteurs pour­tant incon­tour­nables de la vie poli­tique, l’organisation mili­taire comble le vide poli­tique qu’elle a elle-même créé.

L’historien Mohamed Harbi rap­pelle à ce pro­pos dans une récente inter­view que « le FLN n’a jamais été un par­ti, c’était une orga­ni­sa­tion armée ». Mais si une telle orga­ni­sa­tion, par nature auto­ri­taire, trouve sa jus­ti­fi­ca­tion en temps de guerre au nom de la néces­si­té du com­bat pour l’indépendance, elle y par­vient dif­fi­ci­le­ment en temps de paix ; de fait : l’or­ga­ni­sa­tion du quo­ti­dien requiert une vie et une expres­sion poli­tiques plu­rielles. Le mythe de la néces­si­té du main­tien d’un pou­voir mili­taire de fer a mal­heu­reu­se­ment per­du­ré. C’est là que le slo­gan « Dawla mada­nia machi ‘aska­ria » (« Pour un État civil et non mili­taire »), mar­te­lé par le Hirak, prend tout son sens. Malgré son auto­ri­ta­risme et ses contra­dic­tions, le FLN des débuts, et par­ti­cu­liè­re­ment sous Boumédiène, offrait au moins des pro­jets clai­re­ment annon­cés ; Tebboune, lui, semble en panne de stra­té­gie. Sa vision pour l’Algérie se limite à garan­tir la sur­vie d’un régime par la ges­tion de la crise conjoncturelle.

Manifestation à Alger le 12 décembre 2019, jour de la tenue des élections présidentielles (Zoheïr Aberkane)

Un appel au dialogue ?

Stimulés poli­ti­que­ment par le Hirak, les Algériens et les Algériennes attendent davan­tage de clar­té et de luci­di­té, tant de la part des diri­geants que de la classe poli­tique. Pour ce faire, il faut dès à pré­sent dépas­ser les contra­dic­tions géné­rées par l’histoire du pays. La pre­mière réside dans l’illusion, héri­tée de la Révolution (1954–1962) puis dûment entre­te­nue par le pou­voir, selon laquelle les conflits qui sur­gissent au sein de la socié­té ne peuvent venir que de l’étranger (à savoir l’an­cienne puis­sance colo­niale) ou de « traîtres à la nation » (essen­tia­li­sant par là même la notion d’u­ni­té du peuple). La deuxième relève de la pro­pa­gande, sour­noi­se­ment entre­te­nue par le pou­voir et ses relais média­tiques, qui pré­sente toute action ou expres­sion par­ti­sane comme source de dis­corde et de mani­pu­la­tion. Certes, si les par­tis poli­tiques n’ont guère de poids dans l’ac­tuel sou­lè­ve­ment popu­laire, la socié­té civile ne remet tou­te­fois pas en cause leur exis­tence. Nous n’avons jamais assis­té à une quel­conque vio­lence à l’endroit des diri­geants de par­tis connus ou de leur sigle : aucun slo­gan hos­tile à leur endroit n’a été scan­dé, à l’ex­cep­tion de « FLN au musée » ou encore « FLN dégage ». Ce que l’on peut sou­li­gner, c’est la place et le rôle nou­veaux attri­bués aux par­tis poli­tiques par le mou­ve­ment de pro­tes­ta­tion dans sa reven­di­ca­tion d’au­to­no­mie vis-à-vis des pro­grammes poli­tiques ou idéologiques.

« Les élec­tions pré­si­den­tielles adve­nues, la mobi­li­sa­tion des mar­dis et ven­dre­dis a été mar­quée par un cer­tain recul. »

Après que le FLN a diri­gé mili­tai­re­ment et auto­ri­tai­re­ment le peuple vers son indé­pen­dance, ce n’est qu’au len­de­main des mobi­li­sa­tions d’oc­tobre 1988 qu’une ouver­ture du champ poli­tique, alors ver­rouillé par un seul et unique par­ti, s’est opé­rée : s’en­sui­vit l’éclosion de par­tis. Longtemps étouf­fée, la socié­té n’a donc pu s’ex­pri­mer qu’au tra­vers de ces der­niers, carac­té­ri­sés par une sur­dé­ter­mi­na­tion doc­tri­naire et idéo­lo­gique. Le drame de la guerre civile des années 1990, consé­quence d’une impasse poli­tique, a été attri­bué à l’in­ca­pa­ci­té de gérer les contra­dic­tions inhé­rentes à la diver­si­té poli­tique. Aujourd’hui, le fait que la popu­la­tion pro­teste et agisse de manière auto­nome est signe de matu­ri­té. La socié­té des « ven­dre­dis et mar­dis » s’est affran­chie du trau­ma­tisme des « années noires » ; elle a libé­ré l’espace public cade­nas­sé depuis 20015 par un élan col­lec­tif et spon­ta­né — une forme de « matu­ra­tion psy­cho­lo­gique, reje­tant toute ingé­rence vécue comme du pater­na­lisme », sou­ligne la psy­cho­logue Dalila Samai Haddadi.

Les par­tis se voient bel et bien relé­gués au rôle d’accompagnateurs cri­tiques du sou­lè­ve­ment, non de diri­geants ou d’organisateurs de l’action — et ils semblent l’avoir com­pris. S’ils évitent de se mettre en avant le temps des mani­fes­ta­tions, ils apportent, en fonc­tion de leurs moyens, des cri­tiques qui, pour contra­dic­toires et sujettes à polé­miques qu’elles puissent être, demeurent néces­saires à la pro­gres­sion du Hirak. Les élec­tions pré­si­den­tielles de décembre 2019 adve­nues, la mobi­li­sa­tion des mar­dis et ven­dre­dis a été mar­quée par un cer­tain recul. Certes — il semble qu’un pro­ces­sus de décan­ta­tion poli­tique soit à l’œuvre. Ce sont d’ailleurs les par­tis, asso­cia­tions et syn­di­cats qui tentent de for­mu­ler, en fonc­tion de leurs orien­ta­tions res­pec­tives, des pro­jets d’alternative.

Une école transformée en bureau de vote pendant les élections, Béjaïa, 12 décembre 2019 (Sami Maouche/collectif Imal)

L’écart qui existe entre le mou­ve­ment de pro­tes­ta­tion et l’ac­tion des par­tis repré­sente pour le régime une oppor­tu­ni­té : il peut ten­ter d’isoler toute expres­sion par­ti­sane, syn­di­cale ou asso­cia­tive, allant jusqu’à empri­son­ner cer­tains diri­geants. Dans le même temps, il ouvre l’en­semble des espaces média­tiques qu’il contrôle à ses propres « experts » et épi­gones. C’est dans ces condi­tions que le nou­veau pré­sident a lan­cé, timi­de­ment et non sans ambi­guï­té, un appel au dia­logue avec le mou­ve­ment alors que sa dyna­mique, confron­tée à un cli­mat répres­sif d’ar­res­ta­tions arbi­traires et de pro­cès, ren­dait qua­si­ment impos­sible la dési­gna­tion d’in­ter­mé­diaires avec les­quels dialoguer.

« Les deux enti­tés sont tra­ver­sées par des contra­dic­tions, cha­cune évo­luant au rythme de la lutte politique. »

En face, les appels à l’au­to-orga­ni­sa­tion manquent de clar­té. Il n’est en effet pas cer­tain que celle-ci soit en mesure de faire émer­ger des repré­sen­tants des dif­fé­rents seg­ments du mou­ve­ment ; en outre, elle pour­rait dif­fi­ci­le­ment offrir des garan­ties sur les condi­tions d’un dénoue­ment démo­cra­tique sans l’intervention des par­tis, asso­cia­tions et syn­di­cats. Le refus par le Hirak de toute délé­ga­tion de pou­voir et de toute repré­sen­ta­tion par les par­tis poli­tiques est l’une de ses carac­té­ris­tiques fon­da­men­tales. Si c’est pour cer­tains une force, empê­chant de la sorte le pou­voir de bri­der la contes­ta­tion par une négo­cia­tion directe via des repré­sen­tants poten­tiel­le­ment cor­rup­tibles, pour d’autres, cela repré­sente une fai­blesse : blo­cage de tout réso­lu­tion rapide de la « crise », porte ouverte aux dérives comme aux mani­pu­la­tions. Seule l’expression des dif­fé­rentes com­po­santes de la socié­té peut sor­tir l’Algérie de cette situa­tion cri­tique. Et la réso­lu­tion de cette contra­dic­tion de dépendre de la légi­ti­mi­té, de la clair­voyance, du cha­risme et de la consis­tance du pro­jet que défen­dront les repré­sen­tants qui pour­raient émer­ger — ce qu’on retrouve dans l’histoire de toutes les révo­lu­tions, à l’exemple de celle menée par le FLN de 1954 à 1962.

La portée du Hirak

Pour sor­tir de la pré­sente impasse, il convient donc d’ou­vrir incon­di­tion­nel­le­ment les espaces d’expression poli­tique à toutes les forces en pré­sence et de les élar­gir aux nou­velles voix et formes d’or­ga­ni­sa­tion qui s’af­firment depuis plus d’un an. D’ouvrir un dia­logue hori­zon­tal, le plus large pos­sible, et non une négo­cia­tion ver­ti­cale. Il serait erro­né de pen­ser qu’il y a d’un côté un bloc homo­gène, le Hirak, atten­dant de se struc­tu­rer, et de l’autre un pou­voir à prendre. Les deux enti­tés sont tra­ver­sées par des contra­dic­tions, cha­cune évo­luant au rythme de la lutte poli­tique. Le Hirak est une forme de lutte popu­laire et col­lec­tive qui per­met aux diverses com­po­santes de la socié­té de gagner en liber­té. Tout au long de la mobi­li­sa­tion, le mou­ve­ment n’a ces­sé, dans la rue, de réaf­fir­mer sa capa­ci­té à por­ter les reven­di­ca­tions de la socié­té tout en s’a­dap­tant à l’é­vo­lu­tion des enjeux. Quoique l’on en dise, les par­tis et cer­taines per­son­na­li­tés poli­tiques l’y aident : ain­si de la ques­tion de l’assemblée consti­tuante, intro­duite dans le débat par la cri­tique poli­tique. La spon­ta­néi­té a, elle aus­si, ses limites.

Pancarte en référence aux élections présidentielles du 12 décembre, Alger, 10 décembre 2019 (Sabri Benalycherif)

La socié­té repré­sen­tée par le Hirak est, par essence autant qu’­his­to­ri­que­ment, tra­ver­sée par des contra­dic­tions. Construire un deve­nir poli­tique et social, c’est tra­vailler à une orga­ni­sa­tion capable de les prendre en charge. Les par­tis, asso­cia­tions et syn­di­cats devront en être par­tie inté­grante, de même que l’en­semble des struc­tures de base émer­gentes : col­lec­tifs étu­diants, comi­tés de libé­ra­tion de déte­nus, noyaux d’auto-organisation… Un cap reste à main­te­nir : la néces­si­té d’un chan­ge­ment poli­tique. Croire qu’il se fera sans inter­ven­tion popu­laire dans la sphère de l’État et le champ poli­tique en géné­ral est illu­soire : la démo­cra­tie tant reven­di­quée dépend donc de la manière d’envisager la struc­ture poli­tique éta­tique. Actuellement, l’édifice du régime est struc­tu­ré, de la base au som­met, par les assem­blées popu­laires com­mu­nales (APC), l’Assemblée popu­laire de wilaya (APW) et enfin par l’Assemblée popu­laire natio­nale (APN) — la pré­si­dence de la République cha­peaute l’en­semble. Le mode de dési­gna­tion des membres de ces assem­blées se fait au suf­frage uni­ver­sel : un suf­frage pure­ment for­mel, dénué de toute consis­tance poli­tique. C’est ici que la démo­cra­tie est bafouée, et ce à deux niveaux fon­da­men­taux : par le suf­frage lui-même, qui, on l’a dit, n’est pas trans­pa­rent et échappe à tout contrôle popu­laire ; par les moda­li­tés de déci­sion qui impliquent jus­qu’au moindre détail la ges­tion de la Cité et du pays. Ces déci­sions sont concen­trées entre les mains des wali (les wilayas sont des col­lec­ti­vi­tés publiques ter­ri­to­riales) et des chefs de daï­ra (sub­di­vi­sion des wilayas regrou­pant plu­sieurs com­munes), repré­sen­tants directs du pou­voir cen­tral. Wilayas et daï­ras sont aus­si des espaces et lieux de trac­ta­tion de leurs dif­fé­rentes clientèles.

Poursuivre le processus

Faut-il révi­ser le mode opé­ra­toire de ces ins­ti­tu­tions pour les rendre plus trans­pa­rentes et démo­cra­tiques — en ins­tau­rant un contrôle popu­laire repré­sen­ta­tif sur le suf­frage uni­ver­sel qui les régit, par exemple ? Ou faut-il mettre à bas l’en­semble de ces ins­ti­tu­tions pour les rem­pla­cer par quelque chose de tota­le­ment nou­veau, avec un sys­tème de démo­cra­tie directe, ou dite telle, à la base, par le biais de comi­tés popu­laires ? Il ne faut pas perdre de vue qu’il s’agit avant tout, et comme dans tout chan­ge­ment révo­lu­tion­naire, d’un pro­ces­sus — avec des moments forts et des reculs. Qu’entend-on par ce terme ? Celui de « rup­ture », qu’il s’a­gisse d’une rup­ture de tran­si­tion, de pro­ces­sus consti­tuant ou de conti­nui­té, est fré­quem­ment uti­li­sé. Mais, dans les condi­tions actuelles, il n’est pas cer­tain qu’une rup­ture radi­cale puisse avoir lieu du jour au len­de­main, ni même à court terme. Reste donc à main­te­nir le cap vers une tran­si­tion qui pour­rait prendre la forme d’une série de rup­tures, qu’elles se pro­duisent suc­ces­si­ve­ment ou de manière inin­ter­rom­pue : l’enjeu, c’est de main­te­nir l’idée d’un pro­ces­sus per­ma­nent6.


Photographie de ban­nière : Alger, 10 décembre 2019, par Sabri Benalycherif 
Photographie de vignette : au len­de­main des élec­tions, Alger, 13 décembre 2019, par Sabri Benalycherif


image_pdf
  1. « Issaba » est un terme d’a­bord employé par l’ex-chef d’État-major Ahmed Gaïd Salah (qui décé­de­ra le 23 décembre 2019) pour dési­gner un ensemble d’acteurs — proches d’Abdelaziz Bouteflika comme de son frère Saïd, oli­garques, ministres, offi­ciers géné­raux, patrons des ren­sei­gne­ments, affai­ristes et escrocs — au pou­voir pen­dant toute la période Bouteflika. Il sera repris dans les slo­gans des contes­ta­taires. Une par­tie de cette « bande » est aujourd’­hui en pri­son à la suite du sou­lè­ve­ment et des pro­cès enclen­chés par Gaïd Salah après le départ de Bouteflika.
  2. Au cours de l’année 2017, où il a été nom­mé Premier ministre, Tebboune a créé une ins­pec­tion géné­rale dans ses ser­vices afin de « contrô­ler les finances publiques » et ain­si confé­rer plus de « trans­pa­rence dans le finan­ce­ment et la réa­li­sa­tion des pro­jets publics ». Il gênait donc les pré­da­teurs qui, au sein des rouages de l’État, amas­saient d’im­pres­sion­nantes for­tunes. Tebboune n’a, alors, pas été char­gé par le pré­sident qui l’a nom­mé à ce poste de faire la chasse aux cor­rup­teurs et aux cor­rom­pus, mais de ren­flouer les caisses de l’État en récu­pé­rant l’argent qui se trou­vait, sous forme de cré­dit, pré­ci­sé­ment aux mains de ces opé­ra­teurs éco­no­miques tout-puis­sants.
  3. Ahmed Ouyahia purge actuel­le­ment une peine de 15 ans de pri­son pour mal­ver­sa­tion dans le cadre des pro­cès de la issa­ba.
  4. Abane Ramdane et Larbi Ben M’hidi sont consi­dé­rés par l’historiographie du mou­ve­ment natio­nal algé­rien et du FLN comme les prin­ci­paux arti­sans du congrès de la Soummam en 1956, lequel a four­ni une matrice pro­gram­ma­tique au FLN et à la guerre de libé­ra­tion.
  5. L’interdiction des marches ou de toute forme de mani­fes­ta­tion publique dans la capi­tale a été ins­tau­rée le 18 juin 2001 sous le gou­ver­ne­ment d’Ali Benflis. Cette déci­sion a été prise par le gou­ver­ne­ment à la suite de la marche his­to­rique du 14 juin 2001, ini­tiée par le mou­ve­ment citoyen de la région de Kabylie.
  6. La ques­tion des révo­lu­tions et de la démo­cra­tie est un enjeu mon­dial et his­to­rique, qui ne concerne pas seule­ment l’Algérie. Elle est trai­tée théo­ri­que­ment à dif­fé­rents moments tout le long du XXe siècle. À ce pro­pos, voir le débat entre l’homme poli­tique fran­çais Henri Weber et le phi­lo­sophe grec Nicos Poulantzas.

REBONDS

☰ Lire notre repor­tage « Algérie — 57 ans après la libé­ra­tion du ter­ri­toire, libé­rer enfin le peuple », Laurent Perpigna Iban, juillet 2019
☰ Lire notre article « Algérie : chro­nique d’un refus », Awel Haouati, mars 2019
☰ Lire notre article « Algérie : appel à un Mouvement pour l’autogestion sociale », Kadour Naimi, jan­vier 2018

Nadir Djermoune

Architecte-urbaniste et enseignant au département d'architecture à l'université de Blida.

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.