Algérie : chronique d'un refus

6 mars 2019


Texte inédit pour le site de Ballast

Bientôt 20 ans qu’Abdelaziz Bouteflika, déjà ministre dans les années 1960 pour le compte du FLN, est au pou­voir en Algérie. L’annonce de sa can­di­da­ture à un cin­quième man­dat — impo­tent qu’il est, en prime — a jeté dans les rues un nombre incal­cu­lable de citoyens écœu­rés. L’une de nos auteures, algé­rienne, a par­ti­ci­pé aux der­nières mani­fes­ta­tions. Elle en fait ici le récit, celui de toute une géné­ra­tion, et revient sur deux décen­nies de luttes popu­laires pas­sées sous silence par trop de grands médias fran­co­phones : non, l’Algérie ne se « réveille » pas ; sa colère éclate seule­ment au grand jour. ☰ Par Awel Haouati


« Quand le pré­sent prend de l’intensité, tet­lef [c’est la confu­sion]. On est tous dans la même situa­tion. On est dans le grand huit », me dit un ami à mon retour de mani­fes­ta­tion. Depuis le ven­dre­di 22 février, nous sommes nom­breux, en Algérie, à par­ta­ger ce sen­ti­ment : être entré dans une toute autre tem­po­ra­li­té. Chacun exprime à sa manière cette étrange sen­sa­tion de déta­che­ment — de son quo­ti­dien, de la répé­ti­tion, de la rou­tine. « On est dans une autre dimen­sion », pré­ci­se­ra cet ami. Il y a cette exal­ta­tion, cette exci­ta­tion : quelque chose d’important, d’i­né­dit, est en train de prendre forme. Il y a aus­si l’appréhension, la peur que tout cela ne se ter­mine pas comme on le sou­hai­te­rait, la crainte d’emprunter la mau­vaise route. L’incertitude et l’attente.

« Il y a aus­si l’appréhension, la peur que tout cela ne se ter­mine pas comme on le sou­hai­te­rait, la crainte d’emprunter la mau­vaise route. »

Accrochée à des dizaines de comptes et de pages Facebook, je fais défi­ler les vidéos, j’écoute ce que racontent les copains dans une suc­ces­sion de clips vocaux sur Messenger, je croise les récits des uns et des autres. La jour­née du 1er mars a été excep­tion­nelle, autant pour celles et ceux de ma géné­ra­tion (nés entre les années 1980 et le début des années 2000) que pour nos aînés. Si nous n’avons jamais véri­ta­ble­ment mani­fes­té dans notre pays, eux disent n’avoir jamais assis­té à une telle marche — inat­ten­due tant par son impor­tance phy­sique que par sa forme. Bien que paci­fique, elle s’est fina­le­ment vue vio­lem­ment répri­mée : des affron­te­ments ont eu lieu entre une par­tie des mani­fes­tants et la police, qui a empê­ché la foule de gagner les hau­teurs d’Alger et le palais pré­si­den­tiel d’El-Mouradia. Plusieurs bles­sés, et un mort signa­lé : Hassan Benkhedda, fils de Benyoucef Benkhedda, le deuxième pré­sident du GPRA — le gou­ver­ne­ment pro­vi­soire de la République algé­rienne durant la guerre d’indépendance. Un dou­lou­reux sym­bole. L’espoir sou­le­vé par la marche s’est momen­ta­né­ment dis­si­pé face à l’a­hu­ris­se­ment col­lec­tif pro­vo­qué par les der­niers rebon­dis­se­ments de cette pré-cam­pagne élec­to­rale — notam­ment le main­tien de la can­di­da­ture de Bouteflika, et ce mal­gré la contes­ta­tion —, avant de reprendre de plus belle par les marches noc­turnes de la nuit du 3 au 4 mars et l’im­mense mobi­li­sa­tion étu­diante des jours suivants.

Une colère latente

Le der­nier grand sou­lè­ve­ment en Algérie remonte à 2001 : on le nomme le « prin­temps noir » en rai­son du nombre impor­tant de vic­times cau­sé par la répres­sion. Le point de départ de ce sou­lè­ve­ment avait été l’immense colère qui avait gagné la popu­la­tion suite à la mort de Massinissa Guermah, 18 ans, tué par balle dans la gen­dar­me­rie d’une petite com­mune de Kabylie. Cet assas­si­nat sur­ve­nait au len­de­main d’une décen­nie de guerre, dite « civile », d’une extrême vio­lence. Des émeutes avaient écla­té en Kabylie, sui­vies par d’autres régions du pays, dont celle des Aurès. Le sou­lè­ve­ment gran­dis­sant avait pris la forme d’un mou­ve­ment auto-orga­ni­sé, struc­tu­ré autour de comi­tés de vil­lages qui reje­taient l’ingérence des par­tis comme des syn­di­cats. Une pla­te­forme de reven­di­ca­tions avait été adop­tée par plu­sieurs wilayas1. Les marches en direc­tion de la capi­tale avaient été blo­quées à l’entrée de celle-ci : le pou­voir cher­chait ain­si à limi­ter le mou­ve­ment à de simples reven­di­ca­tions iden­ti­taires cir­cons­crites à la Kabylie. Le sou­lè­ve­ment de 2001 a fait plus de 120 morts ; le mou­ve­ment avait été bri­sé, et en par­tie récu­pé­ré, aspi­ré par le « sys­tème ». Pour autant, la socié­té algé­rienne ne s’é­tait pas « endor­mie », comme on a pu le lire dans plu­sieurs médias fran­çais depuis le début de l’ac­tuelle contes­ta­tion contre le cin­quième man­dat — ain­si du Monde ou de Marianne, fai­sant état d’un « réveil » des Algériens, d’un cœur qui se serait remis à battre… Ces for­mules hâtives oublient qu’au cours des 18 années qui séparent ces deux moments, de nom­breux mou­ve­ments de contes­ta­tion se sont for­més, notam­ment en 2011 et en 2014, même s’ils n’ont pas réus­si à fédé­rer une part aus­si impor­tante de la popu­la­tion — une mobi­li­sa­tion ras­sem­blant des mil­liers de chô­meurs avait ain­si vu le jour à Ouargla, dans le Sud algé­rien, en 2011 ; une autre, deman­dant l’arrêt de l’exploitation du gaz de schiste dans des villes du Sahara, s’é­tait dérou­lée à la fin de l’année 2015. De nom­breuses émeutes, dont il serait dif­fi­cile de retra­cer la chro­no­lo­gie ici, ont ryth­mé ces années en plu­sieurs points du ter­ri­toire natio­nal. Si ces mou­ve­ments de contes­ta­tion ont été dis­con­ti­nus et ponc­tuels, ils n’en disaient pas moins le ras-le-bol géné­ra­li­sé de la popu­la­tion, la colère latente, celle qui, aujourd’hui, éclate au grand jour.

["Lâchez-nous, bon Dieu ! », Oran, 1er mars 2019, par Walid Beghdadi]

Cette colère, c’est celle de toute une géné­ra­tion, née après la brève ouver­ture qu’a connue le pays entre fin 1988 et fin 1991 : une géné­ra­tion, celle des 20–30 ans, qui n’a jamais connu autre chose que ce sys­tème. Si celle-ci n’a pas le même bagage poli­tique que ses aînées, si elle n’a pas adhé­ré à des par­tis ou à des syn­di­cats — pour la plu­part affai­blis, cas­sés durant les années 1990 et les man­dats suc­ces­sifs de Bouteflika, ren­dus mar­gi­naux dans l’espace poli­tique —, elle semble néan­moins avoir plei­ne­ment conscience de ce qui se joue. Sa poli­ti­sa­tion s’est faite au sein d’autres espaces, sur d’autres ter­rains. Songeons à l’influence des stades de foot­ball depuis plu­sieurs années, aux chants contes­ta­taires des « ultras » des prin­ci­pales équipes locales, dont les mani­fes­ta­tions actuelles se font l’é­cho. 2019 paraît annon­cer la fin d’un cycle ; la can­di­da­ture d’un pré­sident gra­ba­taire à un cin­quième man­dat de la honte pousse des cen­taines de mil­liers d’Algériens à « bri­ser le silence », pour reprendre l’ex­pres­sion de la jour­na­liste Ghania Mouffok, à dire « non ». Non à un sys­tème, à ce que cer­tains appellent « l’ère Bouteflika », à l’en­semble de ce qui s’y rat­tache en matière d’abus de pou­voir, de cor­rup­tion, d’humiliations et d’affronts faits à la popu­la­tion, de dys­fonc­tion­ne­ment géné­ra­li­sé — d’un pays, d’un État, d’une socié­té. 20 ans ont pas­sé depuis l’investiture de ce pré­sident, en 1999. Presque une géné­ra­tion. « Etelgou rab­na » [« Lâchez-nous, bon Dieu ! »], dit la pan­carte d’un mani­fes­tant à Oran, ce 1er mars.

« Laisse le drapeau, enlève la photo »

« Cette colère, c’est celle de toute une géné­ra­tion, arri­vée après la brève ouver­ture qu’a connue le pays entre fin 1988 et fin 1991. »

Le FLN a expri­mé son inten­tion de pré­sen­ter Bouteflika comme can­di­dat à la pré­si­den­tielle le 9 février 2019, dans ce que les gens appellent désor­mais avec humour « l’incident de la Coupole », du nom de la salle omni­sports d’Alger où le mee­ting d’an­nonce a été orga­ni­sé, ou « l’incident du cadre ». Pour cause, Bouteflika n’y a été pré­sent que sous la forme d’un por­trait peint et enca­dré. Un clin d’œil, éga­le­ment, à l’histoire colo­niale — le fameux « inci­dent de l’éventail », qui pré­cède l’invasion et la conquête de l’Algérie par la France en 1830. Le cadre est, depuis le 22 février, l’un des sym­boles de la mobi­li­sa­tion : on le retrouve, vide, par­mi la foule, enca­drant les visages des mani­fes­tants eux-mêmes. « Le cadre, c’est nous ». Depuis presque six mois, des chants de stade, tou­jours à l’a­vant-garde, disaient déjà « Makanch raïs, kayen tess­wi­ra » [« Il n’y a pas de pré­sident, il y a une image »] ! Des mani­fes­tants, lors d’un ras­sem­ble­ment face à l’APC2 de Khenchela, à l’est du pays, crient à leur tour le 19 février : « Kheli la’lam, nehi la pho­to » [« Laisse le dra­peau, enlève la pho­to [de Bouteflika] »]. Le por­trait du pré­sident, impri­mé sur une bâche sus­pen­due à la façade du bâti­ment, est reti­ré sous les accla­ma­tions de la foule.

L’annonce offi­cielle de sa can­di­da­ture à la pré­si­den­tielle par Bouteflika lui-même, le 10 février, ne sur­prend pas grand-monde — même si l’es­poir de le voir se désis­ter sub­sis­tait encore. Autour de moi, les gens sont cho­qués, abat­tus. « Il a osé. Ils ont osé. Ils n’ont donc pas honte. ». Dès le len­de­main, des appels ano­nymes sont relayés sur les réseaux sociaux et sur cer­tains sites ; leurs auteurs demeurent incon­nus et sus­citent bien des sup­pu­ta­tions et rumeurs. Toujours est-il que ces appels poussent des cen­taines de mil­liers de mani­fes­tants à sor­tir une pre­mière fois, le ven­dre­di 22 février3. Cette marche, qui aurait ras­sem­blé plus de 100 000 mani­fes­tants à Alger et plu­sieurs mil­liers, voire cen­taines de milliers4, dans les autres villes du pays, comme Oran, Bouira ou Tlemcen, marque le début d’une suc­ces­sion de ras­sem­ble­ments, de marches et de sit-ins. Mardi 26 février, des cen­taines de mil­liers d’étudiants mani­festent au sein de leurs facs, dans plu­sieurs villes, et sortent pour mar­cher lorsqu’ils en ont eu la pos­si­bi­li­té, quand l’entrée des bâti­ments uni­ver­si­taires n’est pas blo­quée par les poli­ciers. Parallèlement, des ras­sem­ble­ments par cor­po­ra­tion s’or­ga­nisent, des avo­cats au per­son­nel de la radio puis de la télé­vi­sion natio­nale algé­rienne, dans la capi­tale, afin de contes­ter la cen­sure et la pro­pa­gande. Une jour­na­liste annonce sa démis­sion de son poste de rédac­trice en chef, en réac­tion à l’exigence for­mu­lée par la direc­tion de la radio : ne pas men­tion­ner les mani­fes­ta­tions du 22 février au jour­nal. Une par­tie de ses col­lègues la sou­tient ; « Nous sommes le ser­vice public, et non des jour­na­listes éta­tiques », affirme le com­mu­ni­qué des jour­na­listes en date du 23 février.

[Alger, 1er mars 2019, par Lydia Saidi]

« Pacifique, pacifique ! »

Alger, ven­dre­di 1er mars. Rendez-vous à 14 heures, après la prière du ven­dre­di. Nous sor­tons du quar­tier d’une amie pour rejoindre une des artères prin­ci­pales de la ville. Un bar­rage de police bloque déjà la rue — nous n’en com­pre­nons pas l’organisation ni l’objectif puisqu’il laisse pas­ser les mani­fes­tants de part et d’autre. Dans le groupe de femmes qui m’accompagne, cer­taines se sont, pour l’oc­ca­sion, vêtues de vert et de rouge. Le dra­peau natio­nal est pré­sent sur les bal­cons et par­tout au sein des mani­fes­tants, por­té au bout d’un bâton, accro­ché au cou, impri­mé sur un t‑shirt ou fixé aux épaules pour for­mer des ailes. « Tahya el Djazaïr ! » [« Vive l’Algérie ! »] crie une vieille dame depuis un bal­con, son petit poing en l’air, lorsqu’elle nous voit, six femmes, des­cendre les esca­liers puis la ruelle qui nous mène à la rue Didouche Mourad — les mar­cheurs y afflue­ront sans dis­con­ti­nuer durant près de quatre heures. Des femmes lancent des youyous. Quelque chose de par­ti­cu­lier, d’unique, est en train de se pas­ser ; nous en pre­nons conscience. Une boule au ventre, déjà décrite par les mar­cheurs du 22 février, se fait res­sen­tir : exci­ta­tion ou légère appré­hen­sion ? Probablement les deux.

« Je n’ai jamais vu ça. Et Dieu sait qu’on en a fait des marches, à l’époque ! Je n’ai plus de voix, je n’ai pas arrê­té de pleu­rer quand je suis arri­vée et que j’ai vu ça. »

Les chiffres exacts de cette marche ne nous seront peut-être jamais trans­mis, mal­gré la pré­sence, constante, d’un, puis de trois héli­co­ptères au-des­sus de la ville, de 8 heures du matin jusque tard dans la nuit. L’un d’entre eux, au moins, est équi­pé d’une camé­ra, fixée à l’extérieur de l’appareil. Seules ses images per­met­traient de mesu­rer plei­ne­ment l’importance de la foule sur l’ensemble de la ville. Les mil­liers de pho­to­gra­phies et de vidéos pos­tées sur les réseaux sociaux n’en donnent pas moins un large aper­çu. Jamais, de mémoire de mani­fes­tant, une foule aus­si dense n’a occu­pé ces espaces. Un jour­nal algé­rien men­tionne une source de la police : 800 000 per­sonnes rien qu’à Alger. « Je n’ai jamais vu ça, même à l’époque du FIS [Front isla­mique du salut], je n’ai jamais vu ça ! » J’entends mal ce que dit ce parent au télé­phone, mais je le sens ému, exal­té. Le réseau est satu­ré, les appels ne pas­se­ront bien­tôt presque plus. Dans la foule, je croise une connais­sance de notre famille que je n’ai pas vue depuis près de 15 ans ; elle me confie à son tour : « Je n’ai jamais vu ça. Et Dieu sait qu’on en a fait des marches, à l’époque [années 1980 et début des années 1990, nldr] ! Je n’ai plus de voix, je n’ai pas arrê­té de pleu­rer quand je suis arri­vée et que j’ai vu ça. » Une de mes pro­fes­seures du pri­maire est pos­tée là, à l’entrée du tun­nel des facul­tés menant à la place Audin, et tourne sur elle-même, silen­cieuse, pour obser­ver la scène et la foule défi­lant au rythme de « Djibou el BRI ou zidou e’sa’iqa. Makanch el kham­ssa ya Bouteflika » [« Ramenez la BRI, rame­nez les com­man­dos. Il n’y aura pas de cin­quième man­dat, Bouteflika »], un chant de sup­por­ters, comme la plu­part des slo­gans enton­nés. Le tun­nel ampli­fie les voix, l’atmosphère est gri­sante. Un hom­mage est ren­du aux har­ra­gas, ces per­sonnes qui ont péri dans la Méditerranée en essayant de la tra­ver­ser : « Ellah yerham el har­ra­ga » [« Que les har­ra­gas reposent en paix »].

Peut-être autant que le nombre de mani­fes­tants, c’est l’autodiscipline et l’absence de lea­ders poli­tiques et de par­tis qui marquent. L’opposition est absente de cette marche. Invisible. Certains par­tis ont appe­lé au boy­cott et au report des élec­tions pré­si­den­tielles, ou encore à l’application de l’article 102 de la Constitution sur l’état d’empêchement du pré­sident de la République à exer­cer ses fonc­tions, mais leur par­ti­ci­pa­tion aux marches se fait à titre indi­vi­duel, et reste anec­do­tique. Des hommes et des femmes d’un âge avan­cé marchent par­mi les jeunes mani­fes­tants ou se tiennent sur les trot­toirs pour regar­der pas­ser le cor­tège, stu­pé­faits. Des femmes lancent des bou­teilles d’eau depuis leur bal­con sous les accla­ma­tions de la foule. Et des slo­gans, encore, cette fois adres­sés aux forces de l’ordre : « Silmiya, sil­miya ! » [« Pacifique, paci­fique ! »], « Djeïch, chaâb, kha­wa, kha­wa » [« L’armée (ou la police) et le peuple sont frères »] ou encore « Nehi el cas­ki­ta ou arouah m’ana » [« Enlève ton casque et rejoins-nous »]. Pour beau­coup, ces mots d’ordre résonnent comme autant d’ap­pels à la non-vio­lence, à la fra­ter­ni­té : il s’a­git d’é­vi­ter que le mou­ve­ment, et le pays, ne bas­culent dans la vio­lence. Les sou­ve­nirs de la répres­sion san­glante de la révolte d’octobre 1988 et ceux de la guerre des années 1990 reviennent constam­ment dans les conver­sa­tions, dans les cafés, sur les réseaux sociaux ou, le soir, dans les familles. Les gens répètent inlas­sa­ble­ment qu’il ne faut sur­tout pas que l’Algérie, son peuple, revive ses plus sombres années, qu’il faut à tout prix évi­ter que le sang ne coule, qu’il ne faut pas tom­ber dans le piège. La crainte de vivre une expé­rience simi­laire à celle des sou­lè­ve­ments égyp­tiens, libyens et syriens est pré­sente : on ne veut pas de ce « scénario ».

[Alger, 1er mars 2019, par Amine Boumena]

La marche se déroule dans le calme, pas­sant par les prin­ci­pales places du centre-ville avant d’en gagner les hau­teurs. Les slo­gans se suivent, par­courent la foule, s’épuisent puis repartent de plus belle, par vagues. Les noms de Ouyahia, actuel Premier ministre, et ceux des frères Bouteflika res­sortent dis­tinc­te­ment. Si la pré­sence de la géné­ra­tion de nos parents est indé­niable, la majeure par­tie des indi­vi­dus pré­sents sont jeunes ; il appa­raît que la pola­ri­sa­tion de la socié­té entre « démocrates/républicains » et « isla­mistes », si pré­gnante dans les années 1990, n’est plus aus­si déter­mi­nante. C’est une popu­la­tion en phase avec sa com­plexi­té, et non ses « contra­dic­tions », comme on l’entend sou­vent, qui a mar­ché ven­dre­di et qui semble avoir dépas­sé les « assi­gna­tions à iden­ti­té », pour citer une proche, dans les­quelles a bai­gné, à son insu, la géné­ra­tion pré­cé­dente, celle de nos parents. Nous voi­ci blo­qués au niveau de l’École des Beaux-Arts par un bar­rage de camions anti-émeutes et d’URS [équi­valent des CRS, ndlr]. Les mar­cheurs conti­nuent d’affluer mais le mou­ve­ment s’arrête, stagne ; le risque d’un mou­ve­ment de foule est grand. On entend alors de petites explo­sions, puis par­fois de grands « boum », qui cor­res­pondent cer­tai­ne­ment à des tirs de gaz lacry­mo­gènes — ou peut-être à des gre­nades de désen­cer­cle­ment. Nos connais­sances dans le domaine de l’attirail répres­sif de la police algé­rienne sont limi­tées ; nous n’avons pas l’habitude. On aper­çoit les nuages des bombes lacry­mo­gènes. Nous sommes alors nom­breux à rebrous­ser che­min, après plus d’une demi-heure d’attente, pour nous échap­per par une ruelle des­cen­dante. Il devient dif­fi­cile d’avancer.

« La télé­vi­sion natio­nale mon­tre­ra des images des mani­fes­ta­tions au cours de la semaine mais cou­pe­ra sys­té­ma­ti­que­ment tous les slo­gans en réfé­rence au départ de Bouteflika. »

La rumeur de la foule se réper­cute sur les façades des bâti­ments ; impres­sion­née, je fais une vidéo de l’écho de ces mil­liers de voix sur les murs blancs. Dans cette ruelle que nous avons choi­sie pour notre halte, nous avons une vue sur ce qui se passe en face de l’École des Beaux-Arts : un mou­ve­ment de foule et de panique, peut-être le début d’affrontements entre les mani­fes­tants et la police. Les récits nous par­vien­dront plus tard : cer­tains mani­fes­tants ont per­du connais­sance tant la pres­sion était forte et l’air irres­pi­rable. Je regagne l’artère prin­ci­pale et la redes­cends une seconde fois. La mani­fes­ta­tion forme alors une boucle et chan­ge­ra de direc­tion en fonc­tion des bar­rages de police et de leur avan­cée. Il est 16 h 30 ; cer­tains aban­donnent la marche ; le flux n’en reste pas moins très impor­tant, constam­ment en mou­ve­ment. J’entre dans l’immeuble d’une amie, aux côtés d’un groupe de femmes, des voi­sines : de retour chez elles, elles chantent, eupho­riques, les slo­gans de la marche à celles et ceux qui ont choi­si de ne pas sor­tir mani­fes­ter. Depuis le bal­con, on aper­çoit un nuage de fumée qui gran­di­ra au fil des heures, non loin du palais pré­si­den­tiel d’El-Mouradia, pen­dant qu’un des héli­co­ptères sta­tionne au-des­sus. Dans le bour­don­ne­ment inces­sant de ces appa­reils, des sirènes de police ou d’ambulances s’élèvent.

Les évé­ne­ments semblent prendre une autre tour­nure à la fin de cette jour­née, pour­tant mer­veilleuse. La boule au ventre revient. Nous appre­nons qu’il y a des affron­te­ments sur la route qui mène vers le palais pré­si­den­tiel et sur la place du 1er Mai, point de départ de la marche pour un grand nombre de mani­fes­tants. Une amie, au télé­phone, me raconte, cho­quée, ce qu’elle voit depuis la fenêtre de son appar­te­ment sur ladite place. « C’est hyper violent. Les flics n’arrêtent pas de gazer. Ils gazent, et les jeunes ripostent en tirant des pierres. Je suis sûre qu’il y a des morts. » Il y aura de nom­breux bles­sés, mais pas de morts. Au der­nier bar­rage de police, avant la mon­tée qui mène au palais pré­si­den­tiel, la police, fil­mée, lance des bombes lacry­mo­gènes et des pierres sur les mani­fes­tants. Des jeunes hommes ripostent par des jets de pierres. Une voi­ture prend feu. Les mani­fes­tants, diront les rumeurs, ont été infil­trés par des bal­ta­giyas, ces indi­vi­dus payés par les auto­ri­tés pour pro­vo­quer des débor­de­ments. On raconte que des pou­belles rem­plies de pierres ont été vues, dis­po­sées en amont pour pous­ser les jeunes à s’en ser­vir contre les poli­ciers ; on raconte aus­si que ces pou­belles ont été rem­plies par des jeunes qui ont net­toyé la rue après la pre­mière vague d’affrontements. La confu­sion est aus­si grande quant aux cir­cons­tances de la mort de Hassan Benkhedda — une enquête a été ouverte et un appel à témoin lan­cé sur Facebook par son frère. Ce soir, le jour­nal de 20 heures s’ouvre sur les mani­fes­ta­tions et les échauf­fou­rées entre mani­fes­tants et poli­ciers, mais n’y consacre que quelques minutes pour enchaî­ner sur l’a­gri­cul­ture dans le Sahara. La télé­vi­sion natio­nale mon­tre­ra des images des mani­fes­ta­tions au cours de la semaine mais cou­pe­ra sys­té­ma­ti­que­ment tous les slo­gans en réfé­rence au départ de Bouteflika.

[Alger, 1er mars 2019, par Lydia Saidi]

Ouvrir le présent

Le 3 mars, la mobi­li­sa­tion se pour­suit par des ras­sem­ble­ments d’étudiants dans plu­sieurs villes. À Alger, les étu­diants des dif­fé­rentes facs, dont cer­taines sont situées au bord des prin­ci­paux axes rou­tiers, arrivent à for­cer les bar­rages poli­ciers et sortent sur la route. Les auto­mo­bi­listes poussent leurs véhi­cules pour les lais­ser pas­ser, klaxonnent en signe de sou­tien. L’accès à Alger est blo­qué à l’ouest comme à l’est. Une par­tie de la marche des étu­diants se pour­suit autour du siège du Conseil consti­tu­tion­nel, où les can­di­dats à la pré­si­den­tielle sont atten­dus pour dépo­ser leurs dos­siers : elle est repous­sée par la police. Des infor­ma­tions cir­culent sur les réseaux sociaux sur le fait que le nom de Bouteflika ne serait pas sur la liste des­dits can­di­dats, puis que ses signa­tures seraient fina­le­ment arri­vées dans pas moins de cinq four­gons. La jour­née s’étire. Le soir, nous sommes bran­chés sur les réseaux et la télé­vi­sion natio­nale dans l’at­tente de la décla­ra­tion, annon­cée plus tôt, d’un pré­sident absent depuis près d’une dizaine de jours — on ne sait s’il est ren­tré en Algérie ou s’il se trouve tou­jours à Genève… Vers 19 heures, on apprend que Bouteflika adresse une lettre au peuple algé­rien, lue à la télé­vi­sion natio­nale. L’homme dit prendre en consi­dé­ra­tion les mani­fes­ta­tions, com­prendre la colère et l’inquiétude légi­time des « jeunes », puis réitère son enga­ge­ment vis-à-vis du peuple algé­rien, dont il pré­tend res­pec­ter la volon­té. Il pour­suit en deman­dant à ce der­nier de « lui renou­ve­ler sa confiance » en votant pour lui et pro­met d’organiser une « confé­rence natio­nale inclu­sive et indé­pen­dante » en vue de chan­ger le sys­tème en place, dont il feint, sans duper per­sonne, de ne pas faire plei­ne­ment par­tie. Cette confé­rence natio­nale, qui n’est pas sans rap­pe­ler le grand débat natio­nal orga­ni­sé par Macron de l’autre côté de la Méditerranée, sera, pré­cise-t-il, sui­vie par une « élec­tion pré­si­den­tielle anti­ci­pée » et trans­pa­rente (à laquelle il ne sera pas can­di­dat) et par l’adoption, par réfé­ren­dum, d’une nou­velle Constitution (qui mar­que­ra la nais­sance de la « nou­velle République » et du « nou­veau sys­tème algé­rien »).

« Le soir, nous sommes bran­chés sur les réseaux et la télé­vi­sion natio­nale dans l’at­tente de la décla­ra­tion, annon­cée plus tôt, d’un pré­sident absent depuis près d’une dizaine de jours. »

Cette lettre, dif­fi­ci­le­ment intel­li­gible (même pour qui serait fami­lier de l’opacité du sys­tème algé­rien et aurait le bagage néces­saire pour ten­ter de lire entre les lignes), est vécue comme un énième affront par une grande par­tie de la popu­la­tion, cer­taine que le pou­voir essaie de gagner du temps. Confusion, colère. Le soir même, des mil­liers de per­sonnes sortent dans la rue, à Alger, à Skikda, à Guelma… Des mes­sages cir­culent sur Facebook pour mettre en garde contre le risque de déra­page — l’angoisse des années noires refait sur­face, une fois de plus. Des prières sont for­mu­lées sur Facebook. Des rumeurs, démen­ties le len­de­main, racontent que l’armée a occu­pé la ville d’Alger. Quelques échauf­fou­rées ont lieu dans un quar­tier des hau­teurs de la ville, d’autres à Skikda, mais les marches se déroulent glo­ba­le­ment dans le calme. Les slo­gans du jour sont pré­sents la nuit : « Pacifique, paci­fique ! » et « Enlève ton casque et rejoins-nous ». Des vidéos sont pos­tées, où l’on peut voir que mal­gré la colère, mal­gré le rejet caté­go­rique d’un cin­quième man­dat signi­fié par cette sor­tie des corps dans la nuit, l’ambiance reste sereine, par­fois eupho­rique, confiante. Le len­de­main, le sou­la­ge­ment est grand lorsque nous appre­nons qu’il n’y a pas eu de heurts, ni de sang.

La mobi­li­sa­tion se pour­suit à l’heure où j’é­cris ces lignes, avec, pra­ti­que­ment chaque jour, un ras­sem­ble­ment ou une marche dans des villes tou­jours plus nom­breuses. Des assem­blées géné­rales se consti­tuent au sein des uni­ver­si­tés, en pré­sence des ensei­gnants. Un désir d’organiser des débats citoyens émerge ici et là ; quelques ini­tia­tives voient le jour. Des Algériens de la dia­spo­ra, notam­ment de France ou de Tunisie, et dont cer­tains étaient déjà pré­sents le 1er mars, font le voyage du retour pour assis­ter à ce moment excep­tion­nel. S’il est encore tôt pour par­ler de révo­lu­tion ou de pro­ces­sus révo­lu­tion­naire, ces mots sont sur de nom­breuses lèvres, à com­men­cer par celles des com­men­ta­teurs et des ana­lystes. On se demande aus­si, bien sûr, si l’Algérie va connaître le même sort que les autres « prin­temps ». Cet élan semble pour­tant s’éloigner de ce qui s’est pas­sé en 2011. Aujourd’hui, les Algériens, du moins une grande par­tie d’entre eux, donnent le sen­ti­ment d’être d’ac­cord sur ce qu’ils ne veulent pas. Mais il fau­dra du temps pour déter­mi­ner ce que nous vou­lons, dans l’hy­po­thèse du départ d’une par­tie de la classe gou­ver­nante — celle de l’ère Bouteflika au moins. Des repré­sen­ta­tions domi­nantes au sein des pro­tes­ta­taires et dans les médias, par­fois roman­tiques, por­tées sans doute par un espoir irré­sis­tible qui vou­drait que l’on s’oublie, juste pour un moment, ima­ginent ce sys­tème s’en aller du jour au len­de­main. Mais nom­breuses sont les voix qui mettent en garde contre sa puis­sance et ce dont il est capable pour se main­te­nir en place. « Ce sys­tème n’est pas res­té au pou­voir près de 70 ans pour rien », nous soufflent-elles. L’heure est aux inter­ro­ga­tions, à la réflexion, plu­tôt qu’aux conclu­sions impa­tientes. Si le « champ des pos­sibles5 » semble s’être lar­ge­ment éten­du, il faut néan­moins gar­der en tête les enjeux qui sont ceux de notre époque, de la situa­tion sin­gu­lière de l’Algérie en tant qu’État, des expé­riences pas­sées de cette socié­té, des socié­tés voi­sines. Tous ces élé­ments à l’es­prit, nous pour­rons, por­tés par l’espoir et l’élan vital qui explosent depuis près de 10 jours en des cen­taines de mil­liers de corps dans les rues, construire une base réel­le­ment solide et conti­nuer à « ouvrir le pré­sent6 ».


Photographie de ban­nière : Alger, 1er mars 2019, par Fethi Sahraoui 
Photographie de vignette : Alger, 1er mars 2019, par Amine Boumena 


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  1. L’Algérie est divi­sée en 48 col­lec­ti­vi­tés publiques ter­ri­to­riales, dites « wilayas ».
  2. Assemblée popu­laire com­mu­nale : l’équivalent d’un conseil muni­ci­pal en Algérie, dont le pré­sident est le maire de la com­mune.
  3. L’incertitude des moments pré­cé­dant cette marche a été décrite par Salah Badis, dans un article inti­tu­lé « Extension du domaine des pos­sibles », tra­duit de l’arabe et publié sur le Huffington Post Maghreb.
  4. Les chiffres res­tent encore impré­cis.
  5. Salah Badis, art. cit.
  6. Malika Rahal, « Dans ces espoirs que l’on veut conte­nus se lit toute une expé­rience his­to­rique », Le Monde, 4 mars 2019.

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