Afrin : histoire d'une occupation

11 septembre 2021


Texte inédit pour le site de Ballast

Depuis mars 2018, le can­ton d’Afrin, situé au nord-ouest de la Syrie, vit sous occu­pa­tion turque. Il comp­tait aupa­ra­vant comme l’un des prin­ci­paux ter­ri­toires auto-admi­nis­trés du Rojava. Les enlè­ve­ments, exé­cu­tions, tor­tures, pillages, des­truc­tions de tombes et dépla­ce­ments for­cés y désor­mais sont légion ; selon l’Organisation des droits humains d’Afrin, trente-sept civils ont été enle­vés durant le mois de juillet der­nier par les forces turques et leurs appuis isla­mistes locaux. Fin août, on appre­nait l’en­lè­ve­ment, par les ser­vices de ren­sei­gne­ment d’Erdoğan, de quatre des membres d’une même famille kurde. Tony Rublon, géo­graphe et pré­sident de l’as­so­cia­tion Amitiés kurdes de Bretagne, revient sur l’his­toire d’Afrin.


« On affirme en Orient que le meilleur moyen pour tra­ver­ser un car­ré est d’en par­cou­rir trois côtés », disait Lawrence d’Arabie en 1922, dans Les Sept piliers de la sagesse. Près d’un siècle plus tard, en avril 2019, la Turquie annonce la construc­tion d’un mur de sépa­ra­tion sur les rives est et sud de la ville d’Afrin. Le mur devrait mesu­rer à terme plus de 70 kilo­mètres de long — il vise à iso­ler le dis­trict kurde d’Afrin du reste du ter­ri­toire syrien. La seule fron­tière que les habi­tants du dis­trict pour­ront alors tra­ver­ser leur offri­ra un accès au ter­ri­toire hos­tile du voi­sin du nord : la Turquie. Un tel pro­jet d’i­so­le­ment est déjà mené par Ankara tout le long de la fron­tière syrienne, où un vaste mur est en construc­tion depuis 2016 pour, offi­ciel­le­ment, réduire le flux de réfu­giés syriens et conte­nir l’État isla­mique en Syrie. Sur les 911 kilo­mètres de fron­tière tur­co-syrienne, un mur de pro­tec­tion de 764 kilo­mètres a été éri­gé : 3,60 mètres de haut, pré­sence régu­lière de sol­dats, tours de contrôle et drones de sur­veillance. L’intense mili­ta­ri­sa­tion de la zone fron­ta­lière laisse dif­fi­ci­le­ment place au doute quant aux dési­dé­ra­tas de l’État turc et ses pro­jets d’expansion au nord de la Syrie et de l’Irak.

« L’intense mili­ta­ri­sa­tion de la zone fron­ta­lière laisse dif­fi­ci­le­ment place au doute quant aux dési­dé­ra­tas de l’État turc. »

Totalement iso­lé du ter­ri­toire syrien, au sud, et des ter­ri­toires de la Fédération démo­cra­tique du Nord de la Syrie, à l’ouest — plus connue sous sa déno­mi­na­tion kur­do­phone de Rojava —, le dis­trict d’Afrin est, depuis 2018, com­plè­te­ment encer­clé. Seule sa fron­tière nord reste acces­sible aux ONG et aux obser­va­teurs inter­na­tio­naux, les­quels doivent deman­der à la Turquie une auto­ri­sa­tion pour accé­der à l’enclave. Ankara ne s’est pas conten­tée de « net­toyer » le dis­trict d’Afrin de ses soi-disant « ter­ro­ristes » kurdes : elle a lan­cé une opé­ra­tion mili­taire visant une occu­pa­tion à long terme de la zone, la modi­fi­ca­tion de son équi­libre démo­gra­phique et l’imposition d’une nou­velle sou­ve­rai­ne­té politique.

Opération Rameau d’olivier : quand la Turquie impose sa « paix »

Le gou­ver­ne­ment turc annonce l’opération mili­taire Rameau d’olivier en jan­vier 2018. Brandissant l’étendard de la jus­tice, il file la méta­phore : les sym­boles paci­fistes du bou­clier et du rameau sont invo­qués pour euphé­mi­ser la nature des opé­ra­tions mili­taires et para­mi­li­taires menées en Syrie depuis 2016. Cette cam­pagne est tout sauf une sur­prise pour les chan­cel­le­ries occi­den­tales. Dès juillet 2017, lors du G20 à Hambourg — soit quelques mois après la fin de l’opé­ra­tion Bouclier de l’Euphrate, lan­cée en août 2016 pour évi­ter la jonc­tion ter­ri­to­riale des dif­fé­rents can­tons du Rojava —, Erdoğan annonce qu’« aus­si long­temps que [la menace kurde] per­du­re­ra, nous acti­ve­rons nos règles d’engagement et réagi­rons comme il convient à Afrin ». L’objectif est à peine voi­lé, la cible clai­re­ment annon­cée et la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale infor­mée que la Turquie s’apprête à lan­cer une opé­ra­tion mili­taire vio­lant de mul­tiples conven­tions inter­na­tio­nales. À com­men­cer par la réso­lu­tion n° 2254 des Nations unies sur la Syrie, qui exige la pro­tec­tion des civils, par­ti­cu­liè­re­ment les membres des com­mu­nau­tés eth­niques et reli­gieuses mino­ri­taires, et réaf­firme la néces­si­té pour l’ONU d’assurer la conti­nui­té des ins­ti­tu­tions de l’État syrien et d’œuvrer contre d’éventuelles volon­tés sécessionnistes.

[Prise d'Afrin, le 18 mars 2018, par les forces turques et leurs supplétifs syriens | AFP]

Mais la Turquie sait jouer de ses alliances et de la com­plexi­té de son posi­tion­ne­ment géo­po­li­tique. Multipliant les annonces et dif­fé­rant les actes, Ankara a conscience qu’aucune opé­ra­tion mili­taire en Syrie n’est réa­li­sable sans l’aval de la Russie, pom­pier pyro­mane deve­nu acteur diplo­ma­tique incon­tour­nable au Moyen-Orient. Le 18 jan­vier 2018, c’est donc à Moscou que se rendent Hakan Fidan, chef des ser­vices de ren­sei­gne­ment turcs, et Hulusi Akar, chef d’état-major turc. Pour Ankara, il s’agit de faire com­prendre aux Russes que l’offensive sur Afrin peut per­mettre de mettre en place une riposte gra­duée en réponse aux pro­pos du secré­taire d’État éta­su­nien, Rex Tillerson. La veille, ce der­nier détaillait en effet les axes de la stra­té­gie syrienne des États-Unis : elle impli­que­ra la pré­sence, pour une durée indé­fi­nie, des troupes amé­ri­caines auprès des FDS, les Forces démo­cra­tiques syriennes, et la consti­tu­tion d’une force de sécu­ri­té aux fron­tières (près de 30 000 membres des FDS for­més par les Étasuniens). Cette déci­sion appa­raît aux Russes comme allant à l’encontre d’un accord tacite pas­sé avec les États-Unis l’été 2017, divi­sant sym­bo­li­que­ment la Syrie en diverses zones d’influence et créant de mul­tiples ter­ri­toires aux contours mal défi­nis (dont l’Euphrate for­me­rait une ligne de démar­ca­tion naturelle).

« Quiconque en Turquie s’oppose à cette pro­pa­gande dif­fu­sée par les médias mains­tream, tous dans le giron du clan Erdoğan, se trouve inquiété. »

Plusieurs enjeux sont au cœur des dis­cus­sions entre les dif­fé­rents acteurs d’Astana1, mais la poche de rebelles sou­te­nue par Ankara dans la Ghouta orien­tale2 consti­tue une zone stra­té­gique que Moscou et Damas sou­haitent voir dis­pa­raître. Pour la Russie, l’enjeu est double : per­mettre au régime d’éliminer les der­niers espaces de rébel­lion et faire com­prendre aux Kurdes qu’elle peut mettre fin au sta­tu quo sur simple accord diplo­ma­tique avec la Turquie. Le 20 jan­vier 2018 au matin, le ministre russe de la Défense annonce le retrait des troupes russes d’Afrin. Le Premier ministre turc d’a­lors, Binali Yıldırım, lance immé­dia­te­ment l’opération Rameau d’olivier en expli­quant qu’elle vise à lut­ter contre « tous les ter­ro­ristes pré­sents à la fron­tière tur­co-syrienne, les YPG et l’EI, puisque ces deux groupes tra­vaillent main dans la main ». Quiconque en Turquie s’oppose à cette pro­pa­gande dif­fu­sée par les médias mains­tream, tous dans le giron du clan Erdoğan, se trouve inquié­té : entre le 20 et le 24 jan­vier, plus de cent cin­quante citoyens de Turquie sont ain­si arrê­tés pour avoir cri­ti­qué, sur les réseaux sociaux ou dans la sphère pri­vée, l’opération mili­taire turque.

Les forces mili­taires en pré­sence sont alors sen­si­ble­ment les mêmes que celles déjà déployées lors de l’opération Bouclier de l’Euphrate. Le nombre de sol­dats envoyés sur le front est, aujourd’hui encore, dif­fi­cile à déter­mi­ner, mais les com­bat­tants de l’Armée natio­nale syrienne, qui struc­turent la pre­mière et prin­ci­pale colonne de troupes au sol, repré­sentent, selon les chiffres de l’Observatoire syrien des droits de l’homme, plus de 20 000 sol­dats. L’armée turque, forte de 6 000 sol­dats, est consti­tuée de régu­liers, d’islamistes ayant com­bat­tu en Turquie lors des sou­lè­ve­ments kurdes de 2015–2016 et de bataillons mili­taires por­tant le sym­bole des Loups gris. On estime entre 8 et 10 000 le nombre de com­bat­tants et com­bat­tantes du côté des Forces démo­cra­tiques syriennes, pré­sents à Afrin en cette fin jan­vier 2018. Simultanément, les forces de Bachar el-Assad et les milices ira­niennes encerclent la Ghouta orien­tale, atten­dant le feu vert de la Russie pour lan­cer l’assaut final : il sera déclen­ché suite aux intenses bom­bar­de­ments de l’aviation russe du 5 février 2018. Moscou aura entre­temps accor­dé son blanc-seing à la Turquie, en annon­çant le 23 jan­vier qu’elle « n’interviendra pas contre l’opération mili­taire turque Rameau d’olivier ». Deux mois plus tard, la ville d’Afrin tombe entre les mains de l’armée turque et de ses milices dji­ha­distes islamistes.

[Bachar el-Assad auprès de ses forces armées, 2018 | Syrian Arab News Agency]

Afrin : la montagne des Kurdes

Si Afrin revêt une impor­tance cen­trale pour la Turquie en termes géos­tra­té­giques, elle l’est tout autant sur le plan sym­bo­lique et cultu­rel. La région tient son nom du fleuve qui scinde la ville d’Afrin en deux. Mais, en ancien otto­man, on la nomme Kurd Dagh : « la mon­tagne des Kurdes ». Dans sa trans­lit­té­ra­tion turque, la sym­bo­lique est consi­dé­ra­ble­ment modi­fiée. Transformant le « Kurd » en « Kurt », la mon­tagne des Kurdes devient alors « la mon­tagne des loups », en réfé­rence à la mytho­lo­gie natio­na­liste pan­turque. Historiquement, cette région est le refuge des mino­ri­tés eth­niques et reli­gieuses qui s’y sont cha­cune ins­tal­lées sur une mon­tagne : les Druzes, les alé­vis, les Kurdes et les Turkmènes. Au début du XXe siècle, la grande majo­ri­té des habi­tants de la région est kur­do­phone. Arabes, Kurdes ou Arméniens, il semble que tous uti­li­saient comme langue le kur­man­ji dans leur vie quo­ti­dienne, ou l’efrînî, une décli­nai­son locale. L’arabe et le turk­mène sont éga­le­ment pra­ti­qués ; mais, en 2010, sur les 350 000 habi­tants de la région, 98 % avaient le kur­man­jî comme langue mater­nelle. Contrairement à la majo­ri­té des Kurdes, les habi­tants d’Afrin sont sun­nites hana­fites et non cha­féites, héri­tage de l’influence cultu­relle d’Alep sur les tri­bus de la région qui ne se conver­tirent à l’islam qu’au XIIe siècle. Puisant jusqu’alors dans les cou­tumes et les tra­di­tions yézi­dies, les tri­bus conver­ties ne renient cepen­dant pas leurs racines et n’imposent pas l’islam comme reli­gion unique. Au contraire, cer­taines tri­bus kurdes, dont les Robariya, vont se char­ger pen­dant plu­sieurs siècles d’assurer la pro­tec­tion de cette mino­ri­té reli­gieuse qu’un grand nombre de Kurdes à tra­vers le Moyen-Orient consi­dère comme étant leur ancêtre.

« Si Afrin revêt une impor­tance cen­trale pour la Turquie en termes géos­tra­té­giques, elle l’est tout autant sur le plan sym­bo­lique et culturel. »

Avant le début de la guerre civile en Syrie en 2011, on esti­mait à plus de 25 000 le nombre de Yézidis qui habi­taient l’enclave aux côtés de plus de 3 000 chré­tiens et de 7 000 alé­vis. Jusqu’à la par­ti­tion de l’empire otto­man, à la fin de la Première Guerre mon­diale, la « mon­tagne des Kurdes » appar­tient à la zone d’influence de la ville de Kilis, aujourd’hui en Turquie. Ce n’est qu’une fois les fron­tières des­si­nées par les puis­sances occi­den­tales que les terres fer­tiles de ces mon­tagnes se trouvent divi­sées entre Syrie et Turquie, figeant les iden­ti­tés dans des cadres natio­naux et impo­sant des fron­tières géo­gra­phiques là où l’espace était sans limites. Malgré ces contraintes géo­po­li­tiques, la région d’Afrin demeure une mosaïque reli­gieuse et eth­nique où les diverses com­mu­nau­tés coha­bitent — non sans ten­sions et conflits, mais où l’héritage de la struc­ture otto­mane des millets3 qui répar­tis­sait les non-musul­mans en « com­mu­nau­tés reli­gieuses » béné­fi­ciaires d’une cer­taine auto­no­mie supra­na­tio­nale, a su gar­der sa per­ti­nence et son orga­ni­sa­tion mul­tieth­nique et mul­ti­con­fes­sion­nelle son efficacité.

Dans les années 1980, c’est jus­te­ment dans la région d’Afrin et dans celle de Kobané que le PKK4 trou­ve­ra ses prin­ci­paux sou­tiens. La dimen­sion lin­guis­tique joue alors un rôle impor­tant du fait que ces régions, majo­ri­tai­re­ment kur­do­phones, n’ont été que peu péné­trées par les par­tis poli­tiques kurdes syriens, qui uti­li­saient l’arabe comme langue véhi­cu­laire. C’est éga­le­ment à cette période que les rela­tions entre les par­tis poli­tiques kurdes et le régime de Damas se sta­bi­lisent. Hafez el-Assad, père de Bachar, voit en eux un moyen d’affaiblir l’ennemi turc par le main­tien d’une pré­sence kurde à la fron­tière, tout en jouant avec les divi­sions internes des orga­ni­sa­tions poli­tiques, de façon à gar­der un contrôle sur les popu­la­tions kurdes syriennes. Les élec­tions par­le­men­taires de mai 1990 sont révé­la­trices des divers posi­tion­ne­ments poli­tiques qui frac­turent les régions kurdes de Syrie : la région de la Cizîrê envoie trois dépu­tés proches du PDK5 au par­le­ment syrien, alors que la région d’Afrin y envoie six dépu­tés proches du PKK. Cette irrup­tion sur la scène poli­tique natio­nale des par­tis kurdes ne met­tra pas fin aux poli­tiques natio­na­listes et à la répres­sion que Damas exerce à l’encontre des mino­ri­tés du nord de la Syrie. En revanche, cela pose les jalons d’une rela­tion de confiance entre la popu­la­tion et le PKK et per­met­tra une forte implan­ta­tion, durable, du par­ti dans la région.

[Manifestation, au Rojava, en faveur de la libération d'Öcalan, janvier 2016 | Delil Souleiman | AFP | Getty Images]

La révolution communaliste

Lorsque la Syrie s’embrase en 2011, les pre­mières mani­fes­ta­tions dans les régions kurdes ont lieu dans la Cizîrê, dès le 27 mars. Suite à des dis­cus­sions entre Damas et le PYD, l’aile syrienne du PKK, les troupes syriennes se retirent de Kobané le 19 juillet 2012, et d’Afrin dès le len­de­main. Alors que le régime main­tient une pré­sence dans cer­taines villes de la Cizîrê, comme à Qamishlo et Hassaké, il se retire tota­le­ment d’Afrin, pla­çant de fac­to l’enclave sous contrôle du PYD et de ses forces d’au­to­dé­fense YPG et YPJ. Pour la pre­mière fois, les Kurdes sont en posi­tion de s’auto-administrer et d’appliquer ain­si les prin­cipes du confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique déve­lop­pés par leur lea­der Abdullah Öcalan au début des années 2000. Des prin­cipes pour par­tie ins­pi­rés par les tra­vaux du théo­ri­cien éco­lo­giste Murray Bookchin. Le dis­trict d’Afrin est alors l’un des espaces les moins tou­chés par la guerre civile. On estime à près de 300 000 le nombre de dépla­cés kurdes, arabes et chré­tiens qui fuient Alep ou Damas et y trouvent refuge lors des pre­mières années de la guerre. Renommé « can­ton d’Afrin » par l’auto-administration kurde, il est divi­sé en trois régions — Afrin, Cindirês et Reco — et est offi­ciel­le­ment pro­cla­mé « can­ton auto­nome d’Afrin » le 2 jan­vier 2014. Un conseil légis­la­tif de 101 membres est nom­mé, incluant des repré­sen­tants des diverses mino­ri­tés reli­gieuses (alé­vis, yézi­dis…), des diverses tri­bus et mino­ri­tés eth­niques habi­tant le can­ton, et impo­sant un quo­ta de 40 % de femmes sié­geant au conseil.

« Le confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique est donc basé sur un prin­cipe d’autonomie ter­ri­to­riale, et non sur une défi­ni­tion eth­nique ou reli­gieuse du pouvoir. »

Des « com­munes » sont ins­ti­tuées au sein des­quelles s’appliquent les bases du confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique : elles consti­tuent le centre de l’organisation sociale et poli­tique et s’organisent en comi­tés qui sont res­pon­sables loca­le­ment des prises de déci­sion et de leur appli­ca­tion. Le sys­tème est donc basé sur un prin­cipe d’autonomie ter­ri­to­riale, et non sur une défi­ni­tion eth­nique ou reli­gieuse du pou­voir. Malgré un contexte de guerre civile et de siège, blo­qués entre la Turquie au nord et à l’ouest, l’État isla­mique au sud et les sou­tiens du régime à l’est, les habi­tants d’Afrin ont réus­si à pré­ser­ver un espace rela­ti­ve­ment paci­fié jusqu’en 2018. Une zone dans laquelle les mino­ri­tés pou­vaient s’exprimer sans se trou­ver confron­tées à l’autoritarisme d’un État cen­tral por­teur d’un natio­na­lisme agres­sif aux pra­tiques répres­sives. L’offensive turque sur Afrin consti­tue une attaque contre ce modèle poli­tique, contre une socié­té mul­ti­cul­tu­relle aux diverses orien­ta­tions reli­gieuses. L’histoire d’Afrin est, pour la Turquie, l’illustration par l’exemple d’un modèle socié­tal qui pour­rait faire vaciller une République fon­dée sur les bases viciées d’un natio­na­lisme auto­ri­taire et d’une iden­ti­té cultu­relle et reli­gieuse uni­for­mi­sée et impo­sée par la force aux diverses minorités.

« Pas d’autres amis que les montagnes »

Les pre­miers jours de l’opération Rameau d’o­li­vier ne se déroulent pas comme Erdoğan l’avait pré­vu. Les troupes au sol pénètrent dif­fi­ci­le­ment dans l’enclave d’Afrin ; ce n’est qu’au bout d’une semaine de com­bat que le pre­mier vil­lage est cap­tu­ré. À la fin du mois de jan­vier 2018, sur les 366 vil­lages de la région, seuls onze sont tom­bés entre les mains des forces turques et de leurs alliés dji­ha­distes, entraî­nant de vastes dépla­ce­ments de popu­la­tions vers la ville d’Afrin. La maî­trise du ter­ri­toire, la connais­sance du ter­rain et la déter­mi­na­tion des YPG/J leur per­mettent de recon­qué­rir des vil­lages occu­pés par l’armée turque et de ralen­tir consi­dé­ra­ble­ment l’avancée des forces au sol. Si les habi­tants des vil­lages atta­qués ont rapi­de­ment rejoint les forces kurdes pour défendre leurs terres et lut­ter contre les enva­his­seurs, de l’autre côté il n’y a pas de cohé­sion entre les uni­tés turques et les forces de l’Armée natio­nale syrienne.

[Recep Tayyip Erdoğan | DR]

Les pre­mières escar­mouches oppo­sant l’armée turque aux milices syriennes éclatent dès la fin jan­vier, illus­trant les dif­fi­cul­tés pour Ankara de coor­don­ner dif­fé­rents groupes armés ne ser­vant pas les mêmes inté­rêts. En un mois, l’armée turque et ses sup­plé­tifs, béné­fi­ciant de l’armement tech­no­lo­gique de pointe des armées de l’OTAN, ne par­viennent à péné­trer qu’à six kilo­mètres à l’intérieur du ter­ri­toire syrien. Un pre­mier accord est pas­sé au début du mois de février entre les YPG/J et le régime syrien, per­met­tant aux com­bat­tants pré­sents à Kobané et dans la Cizîrê de rejoindre Afrin en tra­ver­sant des zones sous contrôle de Damas. Les YBŞ/YJE, uni­tés de résis­tance de Sinjar consti­tuées de Yézidis d’Irak for­més par les YPG/J après l’offensive de Daech en août 2014, rejoignent éga­le­ment Afrin en nombre. Mais, mal­gré ces ren­forts et l’annonce par le régime syrien de l’envoi de troupes pour sou­te­nir les YPG — sou­tien qui ne se concré­ti­se­ra jamais —, la pres­sion exer­cée par l’aviation turque et la situa­tion de siège affai­blit for­te­ment les capa­ci­tés de défense des YPG/J. Dès mi-février, les gains ter­ri­to­riaux des forces turques deviennent consi­dé­rables, tan­dis que les pre­mières accu­sa­tions d’utilisation de gaz de com­bat par l’aviation turque et de net­toyage eth­nique par­viennent en Europe.

« Le chan­tage aux migrants qu’exerce Erdoğan sur l’Union euro­péenne para­lyse autant qu’il jus­ti­fie l’i­nac­tion des ins­tances inter­na­tio­nales depuis 2015. »

Le 28 février, le conseil de sécu­ri­té de l’ONU adopte una­ni­me­ment la réso­lu­tion n° 2401, exi­geant l’arrêt immé­diat des com­bats en Syrie et l’établissement d’une trêve d’au moins 30 jours pour que l’aide huma­ni­taire puisse atteindre l’enclave. La réac­tion d’Ankara est sans appel : le ces­sez-le-feu ne sera pas res­pec­té à Afrin. Les opé­ra­tions mili­taires conti­nue­ront puisqu’il s’agit de lut­ter contre des orga­ni­sa­tions « ter­ro­ristes », ce que la réso­lu­tion per­met : elle pré­cise en effet que les opé­ra­tions contre les orga­ni­sa­tions consi­dé­rées comme ter­ro­ristes sont exemptes de l’obligation de ces­sez-le-feu. Or, les YPG/J ne figurent pas sur la liste des orga­ni­sa­tions ter­ro­ristes dres­sée par l’ONU. Pourquoi le Conseil de sécu­ri­té a‑t-il fina­le­ment tolé­ré la pour­suite d’une inter­ven­tion qu’il avait lui-même désa­vouée ? La ques­tion migra­toire et le pacte signé entre la Turquie et l’Union euro­péenne en 2016 ne sont pas étran­gers à ce qui se joue autour de l’invasion d’Afrin. En fer­mant tota­le­ment la fron­tière entre la Turquie et l’Union euro­péenne, c’est plus de quatre mil­lions de réfu­giés syriens qui se sont retrou­vés blo­qués en ter­ri­toire turc, deve­nant de fait un pro­blème éco­no­mique et social pour l’AKP, le par­ti d’Erdoğan.

L’objectif d’Erdoğan, une fois Afrin tom­bée, est bien de dépla­cer une par­tie des réfu­giés syriens pré­sents sur le ter­ri­toire turc en Syrie, dans la pro­vince d’Afrin. Emine Erdoğan, femme du Reis, annonce le 18 février 2018 que près de 500 000 Syriens réfu­giés en Turquie seront réins­tal­lés à Afrin dès la fin des com­bats. Quelques semaines après le retrait des YPG/J, Erdoğan deman­de­ra même la coopé­ra­tion de l’Union euro­péenne pour finan­cer la réins­tal­la­tion des réfu­giés, cher­chant ain­si la recon­nais­sance légale par les ins­tances inter­na­tio­nales d’une opé­ra­tion de net­toyage eth­nique. Le chan­tage aux migrants qu’exerce Erdoğan sur l’Union euro­péenne para­lyse autant qu’il jus­ti­fie l’i­nac­tion des ins­tances inter­na­tio­nales depuis 2015. La crainte de voir les réfu­giés syriens péné­trer en Europe ; le retour des natio­na­lismes dans une Europe assié­gée par le dogme de l’ultralibéralisme éco­no­mique : ces fac­teurs conju­gués offrent à la Turquie une forme d’impunité diplo­ma­tique sur la scène inter­na­tio­nale lorsqu’elle agite le spectre de l’ouverture de la fron­tière tur­co-grecque. En mars 2018, la ville d’Afrin voit sa popu­la­tion tri­pler, des dizaines de mil­liers de dépla­cés y trou­vant refuge. Plus de 250 000 habi­tants de la région sont contraints de fuir la ville le 17 mars 2018 pour ne pas périr dans les com­bats. Afin d’éviter un mas­sacre, les YPG/J annoncent le même jour leur repli de la ville et leur retrait du can­ton d’Afrin. Les affron­te­ments prennent fin : Afrin est tom­bée aux mains des Loups gris et des djihadistes.

[Forces d'autodéfense YPJ | DR]

La 82e province turque

À la fin du mois d’avril 2018, les Nations unies esti­maient à 70 000 le nombre d’habitants tou­jours pré­sents dans la ville d’Afrin, vivant sous le joug des milices isla­mistes qui ont consi­dé­ra­ble­ment res­treint les liber­tés des femmes et inter­dit aux mino­ri­tés reli­gieuses de pra­ti­quer leur reli­gion. Les uni­tés spé­ciales et les ser­vices secrets turcs ont immé­dia­te­ment inves­ti les bureaux des YPG et des Assayech6, pre­nant pos­ses­sion des docu­ments admi­nis­tra­tifs et des états civils de la popu­la­tion. De nom­breux postes mili­taires turcs ont été éta­blis à tra­vers la pro­vince, contrô­lant les dépla­ce­ments, éla­bo­rant dif­fé­rentes zones, toutes pla­cées sous le contrôle de la « Syrian Task Forces », connue éga­le­ment comme les « com­man­dos turcs », sous les ordres de la Direction géné­rale de la sécu­ri­té turque. Constituée de douze uni­tés, elle est appuyée par les Forces spé­ciales syriennes, inté­grées aux forces de police syrienne, elles-mêmes pla­cées sous le com­man­de­ment des ser­vices secrets turcs.

« Les exac­tions, les arres­ta­tions et les dis­pa­ri­tions visent sur­tout les popu­la­tions kurdes de la région, sus­pec­tées d’entretenir des liens avec les YPG ou d’être membre du PKK. »

Les fac­tions de l’Armée natio­nale syrienne ayant par­ti­ci­pé à l’opération mili­taire ont été inté­grées à ces forces armées et consti­tuent un appa­reil sécu­ri­taire dense, aux ordres d’Ankara. Une par­tie de ces milices, dont Sultan Murad et Sultan Suleyman Shah, est éga­le­ment uti­li­sée comme proxy de l’État turc dans les conflits en Libye, ou der­niè­re­ment au Haut-Karabagh. De nom­breuses exac­tions ont été com­mises par ces fac­tions pen­dant les pre­mières semaines de l’invasion : des­truc­tions, expul­sions, pillages, vols et assas­si­nats. Un véri­table réseau d’exportation des biens volés et de la pro­duc­tion agri­cole d’Afrin a par la suite été mis en place en direc­tion des zones pré­cé­dem­ment occu­pées par la Turquie en Syrie, suite à l’opération Bouclier de l’Euphrate. De nom­breux sites cultu­rels et reli­gieux ont été détruits ou pro­fa­nés, de nom­breux temples yézi­dis et des cime­tières sac­ca­gés. Selon la com­mis­sion d’enquête de l’ONU de sep­tembre 2020, l’Armée natio­nale syrienne s’est ren­due cou­pable de viols et d’agressions sexuelles sur les femmes et les jeunes filles, de déten­tions arbi­traires, d’enlèvements et de tor­ture dans les centres péni­ten­ciers. Les exac­tions, les arres­ta­tions et les dis­pa­ri­tions visent sur­tout les popu­la­tions kurdes de la région, sus­pec­tées d’entretenir des liens avec les YPG ou d’être membre du PKK.

Les struc­tures de gou­ver­nance locale ont éga­le­ment été modi­fiées, dès avril. Des conseils locaux ont été ins­tau­rés dans diverses villes de l’enclave. On en compte dix, dont des décli­nai­sons en conseils de quar­tier pour les grandes villes comme Afrin, Azaz ou Albab. Chaque conseil est consti­tué de quinze à vingt membres élus, res­pec­tant les quo­tas eth­niques. Mais leur champ d’action est for­te­ment res­treint puisque, comme l’explique un membre du conseil de Cînderes, « notre rôle est stric­te­ment enca­dré par le Gouverneur turc local, nous ne pou­vons rien faire sans leur auto­ri­sa­tion ». Dans les faits, la pro­vince est comme inté­grée au sys­tème admi­nis­tra­tif, poli­tique et éco­no­mique de l’État turc. Depuis l’invasion, plus de 400 000 Arabes et Turkmènes ont été ins­tal­lés par la Turquie dans le can­ton d’Afrin, où les Kurdes ne repré­sen­te­raient plus qu’un quart de la popu­la­tion. Le can­ton est admi­nis­tra­ti­ve­ment rat­ta­ché au gou­ver­no­rat de Hatay, en Turquie, et le dra­peau turc flotte sur tous les bâti­ments admi­nis­tra­tifs et les écoles. Les réseaux d’électricité et de télé­phone sont connec­tés à ceux de la Turquie ; les imams, nom­més et payés par la direc­tion des Affaires reli­gieuses turques ; les pro­grammes sco­laires, impo­sés par le minis­tère de l’Éducation turque ; des pho­tos d’Erdoğan sont accro­chées sur les murs des écoles, et la lire turque est impo­sée comme mon­naie d’échange commerciale.

[Forces étasuniennes présentes en Syrie | Delil Souleiman | AFP | Getty Images]

Les jour­na­listes et les orga­ni­sa­tions huma­ni­taires ne peuvent péné­trer dans l’enclave sans auto­ri­sa­tion de l’administration turque, qui ver­rouille tota­le­ment l’accès à la région. Des camps de réfu­giés ont été construits par l’AFAD, l’Agence turque de ges­tion des catas­trophes et des situa­tions d’ur­gence, pour accueillir les dépla­cés d’Idlib et de la Ghouta orien­tale. Les membres de l’Armée natio­nale syrienne se sont appro­priés les habi­ta­tions des familles ayant fui l’offensive ; les terres agri­coles et les oli­ve­raies, prin­ci­pales res­sources éco­no­miques de la région, ont été confis­quées et don­nées à des com­mer­çants turcs. Les der­niers rap­ports de mars 2021 évoquent éga­le­ment des taxes impo­sées par les milices sur les récoltes et l’extraction d’huile d’olive domes­tique, leur mon­tant variant selon les milices qui contrôlent la région dans laquelle se trouve l’exploitation.

« Aujourd’hui, Afrin est deve­nu la 82e pro­vince turque, en vio­la­tion de toutes les conven­tions inter­na­tio­nales pro­té­geant l’intégrité du ter­ri­toire et de l’État syrien. »

Le 13 octobre 2014, alors que la Turquie lais­sait les dji­ha­distes de l’État isla­mique enva­hir Kobané, le HDP7 appe­lait à mani­fes­ter à tra­vers toute la Turquie pour dénon­cer l’inaction du gou­ver­ne­ment. La répres­sion fut vio­lente. 37 per­sonnes trou­vèrent la mort pen­dant qu’Erdoğan dénon­çait les mani­fes­tants, les qua­li­fiant « de nou­veaux Lawrence d’Arabie dégui­sés en jour­na­listes, en reli­gieux, en écri­vains et en ter­ro­ristes qui se cachent der­rière la liber­té de la presse, la guerre d’indépendance ou le dji­had ». Demain, ces « Lawrence d’Arabie turcs », citoyens ou ter­ro­ristes, seront pour­sui­vis par la jus­tice turque pour avoir por­té atteinte à l’intégrité de l’État en orga­ni­sant ces mani­fes­ta­tions de sou­tien au can­ton de Kobané.

Aujourd’hui, Afrin est deve­nu la 82e pro­vince turque, en vio­la­tion de toutes les conven­tions inter­na­tio­nales pro­té­geant l’intégrité du ter­ri­toire et de l’État syrien. C’est bien en bâtis­sant des murailles sym­bo­liques et maté­rielles qu’Erdoğan exporte et nour­rit une idéo­lo­gie mor­ti­fère en dehors de ses fron­tières. C’est sur ce point que le Reis a sur­pas­sé les pro­pos de l’espion anglais : il ne s’agit pas de tra­ver­ser des espaces, mais de s’y ancrer pour y semer les graines du chaos.


Photographie de ban­nière : occu­pa­tion d’Afrin | DR
Photographie de vignette : ate­lier de cou­ture au Rojava | Janet Biehl


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  1. Accord mul­ti­par­tite signé entre l’Iran, la Russie et la Turquie le 4 mai 2017, por­tant sur la mise en place de quatre zones de ces­sez-le-feu en Syrie.[]
  2. Partie est du ter­ri­toire for­mé par les terres irri­guées et culti­vées autour de Damas.[]
  3. Découpage admi­nis­tra­tif et ter­ri­to­rial de l’empire otto­man.[]
  4. Parti des tra­vailleurs du Kurdistan, dont le lea­der Abdullah Öcalan est empri­son­né en Turquie depuis 1999.[]
  5. Parti affi­lié à la famille Barzani, au pou­voir dans la région auto­nome kurde d’Irak.[]
  6. Les forces de police du Rojava.[]
  7. Parti démo­cra­tique des peuples : coa­li­tion de par­tis de la gauche turque et kurde pro­gres­siste, par­mi les­quels le par­ti pro-kurde DBP, dont le pro­gramme s’inspire du confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique.[]

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