Adèle, mettre au monde et lutter

7 décembre 2022


Texte paru dans le n° 11 de la revue papier Ballast (juin 2021)

Il y a eu des pro­messes : elles n’ont pas été tenues. Au plus fort de la pan­dé­mie de Covid-19, le gou­ver­ne­ment fédé­ral belge annon­çait une aug­men­ta­tion des inves­tis­se­ments publics en faveur du sys­tème de san­té natio­nal. En octobre der­nier, ce même gou­ver­ne­ment assu­mait le contraire : le bud­get des hôpi­taux ne sera fina­le­ment pas reva­lo­ri­sé. Dit autre­ment : mal­gré l’é­pui­se­ment des tra­vailleurs et des tra­vailleuses, les démis­sions en hausse et le constat d’une dégra­da­tion de la qua­li­té des soins, il fau­dra conti­nuer de faire avec, c’est-à-dire avec peu. Il y a bien­tôt deux ans, nous retrou­vions Adèle, alors sage-femme depuis 10 ans, à Bruxelles. La pre­mière ren­contre s’é­tait faite un dimanche d’hi­ver, lors d’une mobi­li­sa­tion orga­ni­sée par le col­lec­tif La san­té en lutte auquel elle par­ti­cipe. Une seconde entre­vue, cette fois-ci autour d’un thé, lui a per­mis de reve­nir sur son par­cours. Portrait d’une soi­gnante. ☰ Par Asya Meline


L’hiver a fait sienne la ville entière. C’est un dimanche au ciel gris, les rues de la capi­tale belge ne sont pas loin d’être désertes. J’ai ren­con­tré Adèle il y a quelques semaines au cours d’une assem­blée géné­rale de soi­gnants bataillant pour un meilleur sys­tème de san­té ; elle l’animait en par­tie. À l’appel du col­lec­tif La san­té en lutte, près d’une cen­taine de per­sonnes s’étaient réunies dans quelque han­gar de Bruxelles — d’anciens locaux du tri pos­tal aux abords de la gare du Midi. Le verbe était haut, mali­cieux. Sous son masque jetable, elle avait le souffle court et la voix qui trem­blait. « C’est tou­jours comme ça quand je suis inti­mi­dée : atten­dez, je vais me cal­mer. »

Adèle déborde d’énergie. C’est sans hési­ta­tion qu’elle a accep­té de me par­ler de son métier de sage-femme. Faute de pou­voir la retrou­ver sur son lieu de tra­vail ou dans un bis­trot, c’est autour d’un thé, chez moi, que nous pre­nons place. Je découvre, jusqu’alors cachés par son masque, son visage et ses expres­sions — cha­leu­reuses, mar­quées. « Ça a tou­jours été une pas­sion », dit-elle pour commencer.

Des débuts difficiles

« Adèle est née à Paris il y a trente-deux ans : sa mère est bruxel­loise, son père gre­no­blois. Son enfance se passe tou­te­fois aux quatre coins du monde. »

« Mon père nous a tou­jours dit, à mon frère et à moi, qu’il aurait aimé être une femme pour vivre une gros­sesse dans sa chair. » On peut aisé­ment parier que l’émotion avec laquelle ses parents parlent des gros­sesses qu’ils ont vécues n’est pas pour rien dans sa voca­tion. Adèle est née à Paris il y a trente-deux ans : sa mère est bruxel­loise, son père gre­no­blois. Son enfance se passe tou­te­fois aux quatre coins du monde : aux Maldives, au Sri Lanka, en Martinique. L’année de ses cinq ans, sa famille se rend sur l’île pour y vivre — Adèle n’est pas fille de mili­taires ni de diplo­mates, non : l’affaire de ses parents, c’est le théâtre et le ciné­ma. Mais, très vite, il faut gagner sa croûte et accep­ter les bou­lots qui se pré­sentent : dans le tou­risme et le bâti­ment — son père fera des chan­tiers pen­dant de nom­breuses années. Une vie « plu­tôt sys­tème D », résume-t-elle.

Ses parents se séparent ; sa mère rentre en métro­pole ; son père décide de res­ter. Adèle quitte la Martinique à l’âge de 16 ans. L’arrivée à Paris, se rap­pelle-t-elle, n’est pas si facile. Elle obtient son bac et s’oriente vers la psy­cho­lo­gie, « pour faire quelque chose avec les gens ». Bientôt, cepen­dant, elle com­prend « qu’il fal­lait que ça passe par [s]es mains ». Sa mère lui sug­gère le métier d’infirmière ; trop triste, songe-t-elle. Ce sera sage-femme. Mais elle rate l’année de méde­cine exi­gée et voit son humeur s’assombrir. De nou­veau, sa mère la conseille : pour­quoi ne pas tirer par­ti de sa double natio­na­li­té et aller étu­dier en Belgique1 ? Alors elle s’y ins­talle. C’était il y a dix ans.

La vie estu­dian­tine est joyeu­se­ment ani­mée : il faut dire que la ville de Bruxelles et son éner­gie s’y prêtent bien. En troi­sième année d’études, la sta­giaire qu’elle est, assiste à son pre­mier accou­che­ment. Elle ne l’oubliera pas. « Tout se pas­sait très bien : je m’étais for­te­ment inves­tie auprès de cette femme, la rela­tion de confiance et de sou­tien était bien ins­tal­lée. Elle n’avait pas de péri­du­rale, alors c’était très intense. La pre­mière fois, les étu­diantes sages-femmes font un accou­che­ment à quatre mains, avec leur maître de stage. Arrive le moment, et là, je panique, j’ai peur, je me dis que je ne vais pas y arri­ver. Je me désiste. » Sa réfé­rente se montre par­ti­cu­liè­re­ment dure avec elle, allant jusqu’à lui sug­gé­rer de chan­ger de pro­fes­sion. Écœurée, débous­so­lée, Adèle ne per­çoit plus que les aspects les plus révol­tants du métier : les accou­che­ments à la chaîne, les femmes qui ne sont pas écou­tées, les vio­lences obs­té­tri­cales. Elle décide d’arrêter ses études. Ses ensei­gnantes la convainquent de reprendre, lui expo­sant leurs rai­sons d’aimer ce métier, ce que cha­cune y trouve de beau et d’important. La pause n’aura duré que quelques mois.

Le mirage du privé

En der­nière année d’études, la jeune femme enchaîne les stages dans plu­sieurs éta­blis­se­ments de Bruxelles – publics comme pri­vés. Le pre­mier se déroule à l’hôpital Saint-Pierre, un impor­tant CHU de la capi­tale ; les sages-femmes y ont une très bonne répu­ta­tion. « J’ai pu faire mon pre­mier accou­che­ment. Je n’ai pas pani­qué. L’accueil était super : ce n’était pas grave de stres­ser. » Le sou­tien qu’on lui témoigne lui per­met de gagner en confiance, d’apprendre plus serei­ne­ment. L’expérience se révèle à ce point posi­tive qu’elle décide alors de tra­vailler dans cet hôpi­tal après ses quatre années d’études. « Le pri­vé, c’est ce qu’il y a de pire. Ils ont beau mettre de jolis fau­teuils en cuir, ce n’est que du vent. C’est là où j’ai vu le plus de vio­lences, d’ultramédicalisation, de césa­riennes non néces­saires. Tout ce qui peut faire aller plus vite pour faire entrer une autre patiente, ou pour libé­rer au plus tôt le chi­rur­gien qui a un ren­dez-vous qu’il ne veut pas man­quer… Il s’y trouve aus­si de bons méde­cins, mais je crois fran­che­ment qu’ils font excep­tion », pour­suit Adèle. Sans comp­ter la fac­ture, qui ne tarde jamais à tom­ber : dépas­se­ments d’honoraires obligent, elle atteint fré­quem­ment plu­sieurs mil­liers d’euros.

« On croit que le sec­teur pri­vé va offrir un ser­vice de meilleure qua­li­té, mais on se trompe. »

Au mois de sep­tembre 2013, elle sort diplô­mée. C’est par l’intérim qu’elle débute — il lui fau­dra neuf mois avant de trou­ver un emploi stable « le temps d’une gros­sesse », ce qui l’amuse encore. À l’hôpital Saint-Pierre, où elle tra­vaille encore aujourd’hui, il y a plu­sieurs uni­tés : deux de mater­ni­té, un ser­vice pour les gros­sesses à haut risque, et le pla­teau qui compte neuf salles d’accouchement et une pour les césa­riennes. « Quand tu es enga­gée là-bas, tu vas dans un ser­vice, mais tous les ans tu tournes. Comme ça, tout le monde est assez poly­va­lent. Au bout d’un cer­tain temps, tu peux deman­der à être fixée dans un ser­vice quand il y a des ouver­tures de poste. Moi, ça fait près de quatre ans que je suis fixe en salle d’accouchement. » Bien loin d’elle le sen­ti­ment de panique de sa toute pre­mière expérience.

Le thé fume encore. Je nous res­sers deux tasses tan­dis que, dehors, la lumière com­mence à décli­ner. Adèle affiche un visage concen­tré : elle cherche à rendre compte pré­ci­sé­ment de ce qu’elle veut et ne veut pas, à témoi­gner de ce qui compte à ses yeux. Créé en 2019, avant même la crise du Covid-19, le col­lec­tif La san­té en lutte réunit des soignant·es et des usager·es qui défendent un sys­tème de san­té de qua­li­té, gra­tuit et acces­sible à toute la popu­la­tion sans dis­cri­mi­na­tion, où les professionnel·les auraient enfin les condi­tions de tra­vail requises pour pro­di­guer des soins humains et dignes. Très vite, elle les rejoint. C’est lors de la seconde assem­blée géné­rale de ce col­lec­tif que je l’ai ren­con­trée, quelques semaines après une grande mani­fes­ta­tion à leur ini­tia­tive, qui avait réuni près de 7 000 per­sonnes dans les rues de Bruxelles. Me revient à l’esprit son humour, qui n’a pas man­qué de séduire les quelques cen­taines de per­sonnes pré­sentes ce soir-là. Aujourd’hui, le ton est bien dif­fé­rent. « Les dif­fé­rences de prise en charge d’une struc­ture à l’autre sont cho­quantes. Il y a des endroits où c’est fran­che­ment dan­ge­reux d’accoucher ! », m’avoue-t-elle.

À ses débuts, elle raconte ne pas s’être sen­tie concer­née par la ques­tion du finan­ce­ment des hôpi­taux et de son impact sur les soins. « Mais j’ai rapi­de­ment consta­té ce que pro­duit la logique mar­chande sur la qua­li­té des soins. On croit que le sec­teur pri­vé va offrir un ser­vice de meilleure qua­li­té, mais on se trompe gran­de­ment. »

Une réalité plurielle

Alors que les sages-femmes sont en mesure de suivre un accou­che­ment du début à la fin, en toute auto­no­mie, beau­coup de gens per­çoivent encore l’accouchement comme un acte qui exige l’intervention d’un·e gyné­co­logue obstétricien·ne, et il est encore fré­quent qu’elles se voient relé­guées au rôle d’assistantes. « Tant que ce n’est pas patho­lo­gique, il n’y a aucune rai­son qu’un méde­cin inter­vienne. Une fois qu’il y a patho­lo­gie, oui. Là, il faut tra­vailler en col­la­bo­ra­tion. La sage-femme est pré­sente depuis le début du tra­vail, elle a pu par­ler avec la femme, savoir un peu qui elle est et ce qu’elle sou­haite, comme ce dont elle ne veut abso­lu­ment pas. » C’est aus­si la logique finan­cière des éta­blis­se­ments de soins qui amène à invi­si­bi­li­ser leur inter­ven­tion. Et pour cause : les actes accom­plis par les sages-femmes rap­portent moins d’argent à l’hôpital que ceux des gyné­co­logues. Ainsi, sur le papier, ce sont ces dernier·es qui font les accou­che­ments, même dans le cas d’accouchements phy­sio­lo­giques qui n’ont pas néces­si­té leur inter­ven­tion. « Pour ne pas cou­ler, l’hôpital est contraint de pro­cé­der ain­si puisque son finan­ce­ment dépend des actes qui seront fac­tu­rés à la caisse de sécu­ri­té sociale. »

Comme les entrées d’argent géné­rées par les ser­vices de mater­ni­té s’avèrent impor­tantes pour un hôpi­tal — puisqu’elles incluent un séjour —, il est atten­du des équipes qu’elles pro­cèdent à autant d’actes que pos­sible. « On va ouvrir plus de cré­neaux de consul­ta­tion en espé­rant que davan­tage de femmes vien­dront accou­cher chez nous, ce qui nous per­met­tra d’obtenir un finan­ce­ment pour agran­dir l’équipe. On four­nit d’abord l’effort pour avoir le bud­get ensuite. C’est débile. Mais c’est comme ça que ça se passe par­tout. C’est une course sans fin qui, for­cé­ment, te pousse à rac­cour­cir les consul­ta­tions pour en caser plus. » Une logique de finan­ce­ment fon­dée sur la tari­fi­ca­tion à l’acte pro­duit dès lors un cercle infer­nal : elle contraint les équipes à tra­vailler en flux ten­du et en sous-effec­tif permanent.

« Plusieurs hôpi­taux s’étaient mis en grève afin de dénon­cer la dégra­da­tion des condi­tions de soin et de travail. »

« Si une per­sonne n’a pas d’argent ou de papiers, c’est vers mon hôpi­tal qu’elle sera orien­tée. Elle sera sûre d’y être reçue et soi­gnée. C’est ce qui me plaît. Je vais y ren­con­trer autant de femmes sans cou­ver­ture sociale que de femmes qui peuvent se payer une assu­rance com­plé­men­taire. Ça me confronte à une réa­li­té plu­rielle qui enseigne mieux que tout. » Toutes les femmes n’arrivent pas pré­pa­rées à l’accouchement. « Certaines, pré­cise Adèle, n’ont jamais regar­dé leur sexe, elles ne savent pas ce qu’est un cli­to­ris. » L’hôpital Saint-Pierre accueille régu­liè­re­ment des femmes sans-papiers et d’autres souf­frant d’addiction. Adèle me confie voir plus sou­vent qu’à son tour des femmes arri­ver en tram­way ou en métro après avoir été refu­sées ailleurs, bien que cela soit illé­gal — et contraire à toute éthique du soin. « La moi­tié de celles qu’on va ren­con­trer ont vécu des choses dif­fi­ciles, des vio­lences de toutes sortes. Souvent, leur rela­tion au corps en est affec­tée. » Aider une femme à accou­cher est ce qu’il existe de poten­tiel­le­ment le plus intru­sif, tant phy­si­que­ment que psy­chi­que­ment. S’appliquer dans cet acte, évi­ter de faire effrac­tion ou vio­lence, exige du temps et de bonnes condi­tions d’accueil et d’accompagnement.

Une passion à l’épreuve d’un manque d’effectifs

Adèle semble n’être jamais fati­guée : elle est de toutes les actions. À la prise ou à la fin de son ser­vice, de nuit comme de jour, elle répond pré­sente pour trac­ter devant un éta­blis­se­ment pour per­sonnes âgées, rédi­ger un com­mu­ni­qué, pré­pa­rer une ban­de­role. Son rythme de tra­vail peut pour­tant être érein­tant. Chaque jour consti­tue une sur­prise : impos­sible de savoir com­bien de femmes vien­dront accou­cher. Les jours les plus dif­fi­ciles, neuf femmes sont en tra­vail en même temps — pour quatre sages-femmes pré­sentes. « Ces jours-là, c’est vrai­ment très, très com­pli­qué. » Elle insiste sur chaque mot.

Avant même la crise sociale et sani­taire du Covid-19 et son lot de mobi­li­sa­tions, plu­sieurs hôpi­taux bruxel­lois s’étaient mis en grève afin de dénon­cer la dégra­da­tion des condi­tions de soin et de tra­vail à l’hôpital. Chaque semaine, ils menaient une action inti­tu­lée « le mar­di des blouses blanches ». C’est à cette occa­sion qu’Adèle a décou­vert l’engagement mili­tant. Un jour, avec ses col­lègues, elles décident de fer­mer cer­taines salles d’accouchement. La réac­tion est immé­diate ; elles obtiennent l’ouverture d’un cin­quième poste par garde. « Il peut arri­ver que l’équipe d’un jour don­né ait à gérer dix accou­che­ments en vingt-quatre heures. Un accou­che­ment, ce n’est pas juste la sor­tie du bébé : il y a tout un tra­vail avant et après. Chacune peut se retrou­ver à devoir suivre deux à trois femmes en tra­vail actif, qui peuvent connaître une urgence vitale pour elles ou leur bébé. Tu passes ton temps à t’excuser et à dire que tu dois par­tir mais que tu vas vite reve­nir. Toutes les femmes sont frus­trées, voire tristes, de ne pas avoir l’attention et la pré­sence qu’elles auraient sou­hai­tées et qu’elles méritent. Et toi, tu ne te sens pas mieux. » Ces jours-là, impos­sible de prendre une pause, de man­ger, « ni même d’aller aux toi­lettes ». Adèle se sou­vient avoir dû aider une femme à accou­cher sur une chaise, dans un cou­loir, faute de place. Il faut par­fois aller jusqu’à dédou­bler les salles d’accouchement en créant une sépa­ra­tion avec un paravent.

« Il m’est arri­vé d’évaluer qu’une femme devait pas­ser en prio­ri­té et, dans les minutes qui suivent, déce­ler un cas d’urgence vitale chez une autre : alors j’appelle mes col­lègues, je leur dis qu’il faut abso­lu­ment prendre cette femme-ci — dont je n’ai pas encore fait le dos­sier d’admission — et je vais m’excuser auprès de l’autre – que je fais fina­le­ment attendre. Sans par­ler des trois autres qui patientent der­rière… » Elle sou­pire. Parmi les quatre sages-femmes en poste, l’une d’elles tient l’accueil — l’équivalent des urgences en obs­té­trique. Elle éva­lue l’état des arri­vantes, juge des cas prio­ri­taires et dirige les femmes vers une des salles d’accouchement ou le ser­vice d’hospitalisation des gros­sesses à haut risque, quand elle ne leur demande pas de ren­trer chez elles et de reve­nir plus tard. La charge de tra­vail qui incombe aux trois autres sages-femmes peut pro­vo­quer de la ten­sion entre les équipes, les jours de forte affluence : « On tombe dans la sur­en­chère de qui est dans la situa­tion la plus dif­fi­cile… Moi j’ai une patiente qui pisse le sang ! Viens au plus vite ! » Ce sont là les consé­quences inévi­tables de l’insuffisance des moyens et des effec­tifs. Les hôpi­taux de la taille de celui au sein duquel tra­vaille Adèle comp­ta­bi­lisent 3 500 accou­che­ments par an en moyenne.

« Tu passes ta vie à essayer de t’endormir ou de te réveiller ! »

L’an pas­sé, elle avait déci­dé de tra­vailler à temps plein, pour finan­cer un voyage au Mexique. L’actualité mon­diale aura eu rai­son de ce pro­jet, pour l’instant du moins. Elle ajoute qu’avant cela, elle a tou­jours tra­vaillé à 80 %. « Personne ne veut tra­vailler à temps plein dans ces condi­tions : ce n’est pas pos­sible. Généralement, ce sont les débu­tantes qui acceptent le temps plein. Puis, dès qu’elles signent un CDI, elles demandent une réduc­tion de leur temps de tra­vail. » Le coût phy­sique et psy­cho­lo­gique est éle­vé pour les sala­riées. Sans comp­ter qu’elles offi­cient à horaires tour­nants dans ce CHU : un mois en horaire de nuit et deux en horaire de jour — pour une moyenne de 38 heures heb­do­ma­daires. Ainsi, une sage-femme peut pas­ser d’une semaine de 60 heures à une de 20 heures, et doit tra­vailler deux week-ends par mois. « Tu passes ta vie à essayer de t’endormir ou de te réveiller ! » Afin de conci­lier vie pro­fes­sion­nelle et vie pri­vée, sur­tout lorsqu’elles sont mères, il n’est pas rare qu’elles choi­sissent de ne tra­vailler que de nuit, me raconte-t-elle. « C’est rageant de voir que ce sont tou­jours les femmes qui réduisent leur temps de tra­vail. On entend beau­coup moins de pères le faire… Elles ont beau dire que c’est parce qu’elles aiment pas­ser du temps avec leurs enfants, ce n’est pas la ques­tion. » En Belgique, les hommes sont très peu nom­breux à exer­cer cette pro­fes­sion — moins encore qu’en France. « Ça paraît une évi­dence pour tout le monde, la pro­por­tion de femmes dans ce métier. Contrairement aux gyné­co­logues. Là, on ne se dit pas : Tiens, c’est sur­pre­nant un homme gyné­co­logue. Drôle, n’est-ce pas ? »

Adèle marque une pause. Puis reprend, enthou­siaste : « Le shoot d’adrénaline que tu as quand tu sors d’un accou­che­ment ! C’est un métier pas­sion­nant où tu vou­drais pou­voir tenir sur la durée, inven­ter des choses pour amé­lio­rer le vécu des femmes. » Combien de temps une pro­fes­sion­nelle peut-elle tenir dans ces condi­tions ? Il n’existe pour l’heure aucune sta­tis­tique sur le nombre moyen d’années d’activité d’une sage-femme.

Les violences médicales

Nos tasses sont vides ; notre entre­vue paraît tou­cher à sa fin. Quand elle m’aura quit­tée, Adèle s’en ira aider à la cou­ture d’une gigan­tesque ban­de­role, d’un pas rapide, déci­dé, non sans avoir retrou­vé son ton plai­san­tin et jovial. Mais, pour le moment, il m’est impos­sible de ne pas reve­nir avec elle sur la ques­tion des vio­lences obs­té­tri­cales — c’est qu’Adèle donne des cours aux pompiers-ambulancier·es. Dans leurs inter­ven­tions, il n’est pas rare qu’ils et elles se retrouvent face à une femme sur le point d’accoucher. « Je leur explique que l’épisiotomie, si elle est pra­ti­quée sans réflexion et à la fré­quence à laquelle on l’utilise aujourd’hui, c’est une muti­la­tion géni­tale. Ils sai­sissent alors ce qui se joue. Je leur explique quels sont les cas, très par­ti­cu­liers et rares, qui peuvent la requé­rir et où elle est qua­li­fiée d’acte médi­cal. Je leur démontre, preuve scien­ti­fique à l’appui, que ça n’améliore en rien le tra­vail d’accouchement, la nais­sance, la vita­li­té du bébé. En sept ans d’exercice, je n’ai pra­ti­qué que trois épi­sio­to­mies. C’est dire. Je connais des hôpi­taux en Belgique où c’est qua­si sys­té­ma­tique ! » Ces trois inter­ven­tions étaient jus­ti­fiées par des péri­nées cica­tri­ciels qui, du fait d’une exci­sion, ne s’assouplissaient pas durant l’expulsion : le péri­née était à ce point muti­lé que la chair cica­tri­cielle entra­vait toute pos­si­bi­li­té de sor­tie du bébé. « Mais, atten­tion, ce n’est pas le cas de toutes les femmes ayant subi une exci­sion ! »

Adèle ne voit aucune expli­ca­tion scien­ti­fique à la fré­quence de l’épisiotomie. Seulement une « stu­pide croyance ». Ou bien le désir d’ascendant qu’auraient cer­tains méde­cins sur le corps des femmes et leur vagin — « qu’ils vont bien res­ser­rer pour la suite2 »… « Il ne faut pas avoir peur de par­ler de vio­lences en obs­té­trique : c’est un domaine médi­cal qui peut être ultra­violent. Il suf­fit de pen­ser aux cas d’urgence vitale où les inter­ven­tions médi­cales sont pos­si­ble­ment trau­ma­tiques, même quand elles sont néces­saires ou bien­veillantes. »

« L’épisiotomie, si elle est pra­ti­quée sans réflexion et à la fré­quence à laquelle on l’utilise aujourd’hui, c’est une muti­la­tion géni­tale. »

En obs­té­trique, qui juge de la meilleure chose à faire et, sur­tout, quelle place est faite à la parole de la femme, au couple paren­tal ? « C’est très déli­cat. La limite est vite fran­chis­sable. Qu’est-ce qui doit peser ? Ce que je vais conseiller à telle femme en situa­tion dif­fi­cile, forte de mes années d’expérience, ou ce qu’elle sou­haite, elle ? » Adèle se sou­vient ain­si d’une femme qui, dès son arri­vée, avait insis­té sur le fait de ne pas vou­loir recou­rir à la ven­touse3 — au motif que l’un de ses cou­sins, souf­frant d’un han­di­cap men­tal, serait né, pré­ci­sé­ment, au moyen de cet ins­tru­ment d’extraction. Et pour elle, ces deux faits étaient liés. « Cette dame pous­sait, le col était suf­fi­sam­ment ouvert, mais l’enfant ne des­cen­dait pas du tout. » Deux heures passent. La gyné­co­logue inter­vient ; Adèle se sou­vient l’avoir aidée à convaincre la par­tu­riente d’essayer la ven­touse — « juste deux ou trois ten­ta­tives, pro­mis ». La sage-femme savait que dans un tel cas cela pou­vait « tout déblo­quer ». Mais l’opération échoue, contrai­gnant l’équipe médi­cale à pro­cé­der à une césa­rienne. « Je me suis sen­tie vrai­ment mal. J’ai été voir la femme le len­de­main, lui par­ler de mon malaise et lui pré­sen­ter toutes mes excuses. Je n’arrêtais pas de repen­ser à la scène et je me disais qu’elle m’avait pour­tant dit dès son arri­vée qu’elle ne vou­lait pas… Pourquoi est-ce que je le lui avais quand même pro­po­sé ? Est-ce que j’avais abu­sé de mon ascen­dant sur elle ? »

Silence. Le doute paraît la ron­ger encore. « Elle m’a dit qu’elle était vrai­ment contente que je sois pas­sée la voir. Et que comme j’avais pris le temps de lui en par­ler, ça l’avait ame­née à me faire confiance et à accep­ter. Que si c’était à refaire, elle ferait pareil. » Adèle ne semble pas pour autant com­plè­te­ment convaincue…

Comme nombre de soignant·es de l’hôpital, Adèle a choi­si d’aller prê­ter main forte à ses col­lègues infir­mières dans les ser­vices dédiés à la pan­dé­mie en cours. Quelques jours plus tard, je me rends à un ras­sem­ble­ment orga­ni­sé devant le Parlement fédé­ral belge pour dénon­cer la ges­tion de la crise du Covid-19 et, sur­tout, les attaques struc­tu­relles dont est vic­time le sys­tème de san­té public. Il y a là quelques cen­taines de per­sonnes, sous la pluie, entou­rées d’une escorte poli­cière presque aus­si nom­breuse que les manifestant·es. Au milieu d’elles, Adèle. Chapka sur la tête, méga­phone en main, elle entonne : « Bon, on aurait presque chaud d’être autant entou­rés. Alors on va leur chan­ter une petite chan­son, d’accord ? »


Illustration de vignette : Ben Lamare
Photographie de ban­nière : Collectif Krasnyi


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  1. De nombreux·ses étudiant·es français·es ayant raté la pre­mière année de méde­cine, exi­gée avant toute for­ma­tion don­nant accès à une pro­fes­sion para­mé­di­cale, partent étu­dier en Belgique. Avec le temps, pour gérer l’afflux de ces étudiant·es étranger·es, la Belgique a mis en place un sys­tème de tirage au sort, auquel échappent les jeunes ayant la natio­na­li­té belge.[]
  2. Allusion au « point du mari », qui consiste à faire plus de points de suture que néces­saires après une épi­sio­to­mie.[]
  3. Dispositif médi­cal pla­cé sur la tête d’un bébé pour favo­ri­ser un accou­che­ment par aspi­ra­tion.[]

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