À la rencontre des Éditions des Lisières

7 juillet 2021


Texte inédit pour le site de Ballast

Nous sommes allés à la ren­contre des Éditions des Lisières : une mai­son au sens pre­mier, qui accueille, recueille et abrite des voix uniques, trop rare­ment édi­tées. Les Lisières, c’est avant tout Maud Leroy, une édi­trice qui a lais­sé la facul­té de phi­lo­so­phie pour un petit ate­lier dans les Baronnies pro­ven­çales. Là, elle s’empare de textes de poé­sie contem­po­raine en espa­gnol, arabe, japo­nais, corse, pour leur don­ner vie dans des livres où la réflexion esthé­tique ali­mente ses par­tis pris poli­tiques. ☰ Par Camille Marie et Roméo Bondon


Dans le coin le moins visible d’une biblio­thèque où la poé­sie est en bonne place, on voit des livres qui se res­semblent. Ils sont hauts et leurs teintes donnent pour la plu­part dans les bruns, ocres, crèmes. La tranche fait ce qu’on attend d’elle, indique nom et titre, mais ce der­nier par­fois est double : en fran­çais et dans une autre langue, celle d’o­ri­gine. Une ini­tiale com­plète le tout, un L majus­cule et une étoile, l’emblème des édi­tions des Lisières fon­dées il y a cinq ans par Maud Leroy, dans un petit bureau atte­nant à son lieu de vie. Depuis, elle a publié vingt-sept ouvrages : de la poé­sie contem­po­raine, sur­tout, mais aus­si romans, nou­velles et mémoires sociales.

« Si on lit peu l’œuvre des femmes, que dire de l’œuvre des femmes qui vieillissent et de celles qui sont déjà vieilles ? »

On se sai­sit d’un titre : Rage / Rabia, de la poète gua­té­mal­tèque Regina José Galindo. Le papier car­ton­né est gris et légè­re­ment rugueux. Par endroits, il semble lis­sé par l’impression des aplats rouges qui com­posent la cou­ver­ture ; en d’autres, ces mêmes gra­vures font relief. C’est que Maud, un temps libraire et désor­mais édi­trice, réa­lise les lino­gra­vures, qui sont comme la signa­ture des livres qu’elle fabrique, et com­pose les cou­ver­tures en typo­gra­phie au plomb. Les formes sont simples ; elles sug­gèrent seule­ment, appellent à dépas­ser cette pre­mière ren­contre. Sur les rabats inté­rieurs, deux infor­ma­tions d’é­gale impor­tance. D’un côté, le nom du tra­duc­teur ou de la tra­duc­trice, trop sou­vent oublié. De l’autre, celui de la col­lec­tion — « Hêtraie », pour ce titre-ci. On se dit alors que ces livres tout en hau­teur sont à l’i­mage d’une futaie aux troncs droits, iso­lés les uns des autres mais soli­daires par les racines et le houp­pier. Quelques jours en com­pa­gnie de Maud nous ont offert la pos­si­bi­li­té de sai­sir de quoi est fait le quo­ti­dien d’une édi­trice qui publie volon­tai­re­ment peu : ce qu’elle n’aime que sin­cè­re­ment ou croit poli­ti­que­ment important.

Savoir-faire

« Hêtraie », c’est une col­lec­tion dédiée à la poé­sie écrite par des femmes, en édi­tion bilingue. Les contextes géo­gra­phiques et sociaux ont par­fois peu en com­mun : Terre de femmes (Terre di donne) donne à lire douze poètes corses tan­dis qu’Aya Mansour relate dans Seule elle chante son enfance ira­kienne et son quo­ti­dien à Bagdad. Les langues dia­loguent, de la page de gauche à celle de droite, et la poé­sie revêt des gra­phies et des sono­ri­tés dif­fé­rentes. Et si les Brouillons amou­reux de la poète et tra­duc­trice Souad Labbize ont été écrits en fran­çais, le prin­cipe reste le même : une tra­duc­tion en arabe est pro­po­sée en vis-à-vis du texte d’o­ri­gine. Maud s’ex­plique de cette diver­si­té : « J’ai publié beau­coup de voix de femmes — c’est presque à la mode aujourd’hui, mais c’est impor­tant. Les poèmes de Jean Paira-Pemberton par exemple : c’est la voix d’une femme de 90 ans qui écrit depuis 70 années. C’est une écri­ture simple, plu­tôt clas­sique, mais très belle. Ce n’est pas une voix par­ti­cu­liè­re­ment sexy, mais ne pas la lais­ser dans l’ombre m’a paru impor­tant et presque résis­tant : on pour­rait dire que ce sont des écrits de vieille femme. » S’ils ne sont pas ceux de l’exil ou de la guerre, les vers de Jean Paira-Pemberton ont cela de pré­cieux qu’ils disent à la fois le temps pas­sé — celui de l’Histoire — et les années vécues par l’au­teure, qui ont fait d’elle une femme âgée à la voix dou­ble­ment tue. Si on lit peu l’œuvre des femmes, que dire de l’œuvre des femmes qui vieillissent et de celles qui sont déjà vieilles ? Ce serait réduire la por­tée de tels livres que de les consi­dé­rer seule­ment comme maté­riaux his­to­riques, comme archives. Ils n’ar­rêtent jamais de dire l’in­time, qui n’est pas l’a­pa­nage de la jeunesse.

[C.M.]

Des prises de posi­tion qui rejoignent celles de struc­tures amies, pour qui « édi­ter en fémi­niste » n’a rien de l’op­por­tu­nisme édi­to­rial. Maud a récem­ment cosi­gné une tri­bune enjoi­gnant les petites mai­sons d’é­di­tions réso­lu­ment fémi­nistes à dia­lo­guer afin que ces enga­ge­ments se tra­duisent dans les cata­logues comme dans les rela­tions au sein du domaine du livre. En effet, « com­ment agir face à des mai­sons d’édition mas­sives qui voient dans le fémi­nisme une façon de diver­si­fier leur cata­logue à peu de frais, alors qu’elles ne chan­ge­ront par ailleurs rien à leurs pra­tiques et pour­ront s’enrichir sur les pen­sées et les enga­ge­ments de celles et ceux qu’elles publient ? » On se dit que Maud répond à sa manière, en édi­tant ces femmes poètes, de tous âges et toutes natio­na­li­tés, en met­tant en valeur leur langue d’origine.

« Il faut trou­ver sa voix spé­ci­fique, sa manière de faire, de dire, qui exprime aus­si la sin­gu­la­ri­té de ce qu’on a à dire, de notre manière d’être au monde. C’est ça qui est poli­tique dans la poé­sie. »

Ainsi Les Lisières se dis­tingue par son atten­tion au contexte d’é­non­cia­tion et d’é­cri­ture de la poé­sie tra­duite. En ce sens, Maud inter­roge : « Je ne sais pas exac­te­ment com­bien il y a de locu­teurs et locu­trices arabes en France, par exemple, mais quand on voit le nombre de publi­ca­tions en langue arabe, il y a de quoi se poser des ques­tions. » Comment expli­quer, en effet, que si peu de textes en langue arabe soient tra­duits en fran­çais, et inver­se­ment ? La col­la­bo­ra­tion de Maud avec Souad Labbize lui a per­mis de pal­lier ce manque, à son échelle. La langue arabe, écrite depuis la Syrie ou l’Irak, trouve aux Lisières de farouches ambas­sa­drices. Et, à mesure que la dis­cus­sion s’étend, il revient sou­vent que son tra­vail consiste à tra­cer une voie autant qu’à don­ner voix. L’homonymie n’est pas for­tuite : chaque texte qui lui est adres­sé et qui résonne assez en elle trouve un che­min sûr pour deve­nir livre, par son tra­vail éditorial.

Il y a d’a­bord le dédale des épreuves typo­gra­phiques et des ten­ta­tives de gra­vures, que Maud réa­lise chez elle. Dans une pièce exi­guë, une table porte une presse. Tout autour, des car­tons rem­plis de livres à expé­dier, de plaques de lino­gra­vure tra­vaillées ou neuves encore, de papiers aux teintes et gram­mages dif­fé­rents pour les essais. Ceux-là effec­tués, la com­po­si­tion finale part non loin, pour le vil­lage de Visan et l’im­pri­me­rie Harpo & tenue par l’é­di­teur et typo­graphe Pierre Mréjen. Vient ensuite la dif­fu­sion, dont Maud prend la charge sans sous-trai­ter avec un pro­fes­sion­nel — une visi­bi­li­té moindre et autant de tra­vail sup­plé­men­taire pour exis­ter. Il faut ren­con­trer les libraires sus­cep­tibles d’ac­cueillir ses ouvrages, les tenir au cou­rant des paru­tions afin que les livres finissent sur une table bien en vue, plu­tôt qu’­hors de por­tée des curieuses et curieux. Alors seule­ment une voix peut reten­tir dans un appar­te­ment tout autre que le sien, dans la tête d’autres lec­teurs et lec­trices. « C’était l’idée des Lisières, depuis le début. Il y a beau­coup de choses dans ce mot, lisières : il y a le tis­su, la nature et aus­si tout ce qui se trouve dans un entre-deux. » À l’interface pour­rait-on dire : inter­face des langues, des géo­gra­phies, des genres. Des écrits à la limite de soi et qui vont à la ren­contre — à l’orée, donc. Ce qui les ras­semble, aus­si, c’est leur explo­ra­tion de l’intime, thème sur lequel Maud ne tran­sige pas. Si elle regrette que cer­tains de ses pro­jets n’aient pas abou­ti — elle n’a pas pu, par exemple, obte­nir la tra­duc­tion des poèmes d’Audre Lorde —, l’é­di­trice reste fidèle à cette ligne et à l’ex­pé­rience sen­sible qu’elle fait des textes. Elle a dû en refu­ser cer­tains qu’elle avait pour­tant deman­dés à des auteurs qui lui sont chers. Elle s’en explique : « Il faut trou­ver sa voix spé­ci­fique, sa manière de faire, de dire, qui exprime aus­si la sin­gu­la­ri­té de ce qu’on a à dire, de notre manière d’être au monde. C’est ça qui est poli­tique dans la poé­sie. »

[Olivier Sybillin | photographie-sybillin.fr

Du poétique au politique

L’association est assu­mée : l’é­di­trice a décou­vert la poé­sie alors qu’elle était au col­lège, avec les poètes de la Résistance — depuis, le désir de tra­vailler ce lien entre poé­sie et poli­tique ne la quitte plus. Une quin­zaine d’an­nées plus tard, c’est deve­nu le cœur de son pro­jet édi­to­rial. Le livre maté­ria­lise cette parole : de lui, les voix, enfin, sourdent. Il ne les fige pas, mais les rend vivantes, lisibles, audibles. À mesure que son cata­logue s’é­toffe, la ligne poli­tique de la mai­son se des­sine. En 2016, alors qu’elle est en train de créer la mai­son d’é­di­tion, Maud ren­contre l’intellectuelle et mili­tante turque en exil en France, Pιnar Selek, et publie son pre­mier conte, Verte et les oiseaux1. Plusieurs tirages en font le livre qui a obte­nu le plus d’é­cho jus­qu’à pré­sent au sein du cata­logue. De quoi sou­te­nir des pro­jets dont les auteur·es sont moins reconnu·es. En 2020, la col­lec­tion de témoi­gnages ras­sem­blés par Mathieu Gabard dans CRA2 — 115 pro­pos d’hommes séques­trés — obtient le prix René Leynaud : un joli hasard pense-t-on, ce prix ayant été fon­dé en hom­mage au poète et résis­tant dont il porte le nom. Comme une manière pour Maud de faire une boucle entre ses pre­mières émo­tions poé­tiques et ses enga­ge­ments actuels.

« Maud s’est for­mée seule à la lino­gra­vure et à l’u­ti­li­sa­tion de la presse à épreuve : elle achète il y a cinq ans un peu de maté­riel d’oc­ca­sion et se lance. »

Dans le salon, par­mi des manus­crits, des livres en cours et d’autres à lire, plu­sieurs sur la Syrie. Le pro­chain titre à paraître est Lettres à Samira de Yassin Al-Haj Saleh, intel­lec­tuel syrien oppo­sant au régime Assad. La com­pagne de ce der­nier, la mili­tante com­mu­niste Samira Khalil, est por­tée dis­pa­rue depuis son enlè­ve­ment en 2013, com­man­di­té par un groupe armé sala­fiste — son mari sou­tient, pour sa part, que c’est le régime en place qui s’en est char­gé. C’est là une cor­res­pon­dance qui ne peut attendre de réponse. 

Sammour, le monde est en pleine déca­dence et devient de plus en plus syrien. Je ne suis pas le seul à le dire et je n’exa­gère pas. Partout existe un sen­ti­ment assez par­ta­gé que le monde s’ef­fondre à tous les niveaux. La démo­cra­tie est en crise, la jus­tice et la place de la loi aus­si. Les réserves d’es­poir du monde sont au plus bas depuis des géné­ra­tions. Je pour­sui­vrais dans ma pro­chaine lettre. Je t’en prie, prends soin de ta san­té, c’est tout ce qui compte à mes yeux. Je t’embrasse, Yassin3.

On peut aus­si lire la poé­sie d’Ali Thareb, poète ira­kien, membre de la Milice de la Culture4, qui ébauche le por­trait d’un pays en guerre et illustre les dif­fi­cul­tés à l’habiter, quand le sang fait tache dans les rues, que la mort est tou­jours immi­nente. Les Brouillons Amoureux, de Souad Labbize tracent les contours des corps qui s’aiment, se séparent et par­fois, seule­ment, se réparent.

J’ai pis­té tes traces
quelques indices
sur la neige d’une nuit
le désir cou­rait plus vite
que mes jambes
mon haleine fiévreuse
fai­sait fondre
l’empreinte de tes pas5.

[Maud Leroy]

Des corps de nou­veau, mais ceux-là déchi­rés. On lit dans Rage / Rabia les poèmes de la Guatémaltèque Regina José Galindo, dépei­gnant « notre triste Guatemala / notre Guatemala malade, malade », où les femmes sont quo­ti­dien­ne­ment exploi­tées, domi­nées, vio­lées. Le titre du recueil est un indice : la poé­sie est un com­bat et un lan­gage pour se battre lorsque les corps sont contraints, souillés, muti­lés, dépe­cés. « Le monde m’a mor­du le cœur / et m’a trans­mis sa rage », écrit ain­si l’auteure. Ces poèmes sont des éclairs de vio­lence, des manières de sur­vie — peut-être — dans un monde tris­te­ment banal où cha­cune se demande chaque jour com­ment échap­per au meurtre, pièce de viande à por­tée de toutes les mains. Pas de lyrisme enle­vé ou de contem­pla­tion dépouillée. C’est d’une poé­sie aus­si vio­lente que ce qui est subi qu’a besoin Galindo pour par­ler de sa vie, du des­tin de ses sœurs, de la froide cru­di­té de son pays.

Sortons dans les rues pour vio­ler des gamines
C’est jour de fête
Attrapez celle que vous préférez
La plus tendre
Ouvrez-lui les jambes, vous gênez pas
Et jouis­sez de ce fes­tin de dou­leur6.

« Une lit­té­ra­ture écrite par une mino­ri­té en une langue qui n’est pas la sienne, mais qui est la seule à même de se raconter. »

Si Maud explore le quo­ti­dien et le loin­tain, elle s’at­tache éga­le­ment à se faire l’é­cho des langues peu audibles ou des peuples étouf­fés. La poé­sie de Michael Wasson, membre de la tri­bu nimíi­puu, et celle de Kimberly Blaeser, membre de la tri­bu chip­pe­wa, écrites en anglais, donnent à voir ce que cela implique de gran­dir dans une réserve aux États-Unis lorsque l’on est natif amé­ri­cain — « ta gorge / a peur / de sa propre langue7 », relate ain­si le pre­mier. Les haï­kus d’Iboshi Hokuto, poète aïnou du début du XXe siècle, jamais tra­duits en fran­çais, racontent un peuple colo­ni­sé par le Japon, la misère sociale et éco­no­mique qu’a­mène inévi­ta­ble­ment la domi­na­tion, les petits bou­lots pour sur­vivre péni­ble­ment, oublié·es du monde, agrippé·es à une langue et une culture que la puis­sance natio­nale s’applique à dis­soudre. À l’i­mage de Kafka avec l’al­le­mand, c’est là œuvre de « lit­té­ra­ture mineure8 », au sens d’une lit­té­ra­ture écrite par une mino­ri­té en une langue qui n’est pas la sienne, mais qui est la seule à même de se raconter.

La petite voix
De cet insecte qui crie
Ne serait-ce pas
Ma propre voix qui s’élève
Lorsque je songe à mon peuple9.

Hors les villes

Comment se faire le relais de voix si loin­taines lorsqu’on parle soi-même depuis un espace éloi­gné des grands centres de pro­duc­tion et de dif­fu­sion des livres ? Les édi­tions des Lisières logent dans la Drôme, dans le vil­lage de Curnier. Un bourg de 200 habi­tants au bord de la val­lée de l’Eygues, des mai­sons de pierres, des toits de tuiles, le blanc du cal­caire qui fait relief et des pins pour en sur­mon­ter les formes. Une val­lée à dix minutes de Nyons, une heure de Montélimar, deux heures de Marseille et de Lyon. La démarche esthé­tique et la démarche poli­tique semblent pour­tant s’y retrou­ver : c’est là une confluence que l’on n’avait pas ima­gi­née. Maud vient elle-même d’une région indus­trielle, aux alen­tours de Saint-Étienne. Elle a étu­dié la phi­lo­so­phie puis s’est tour­née vers le milieu de la librai­rie et de l’é­di­tion. En s’ins­tal­lant dans la Drôme pro­ven­çale, elle retrouve le « sens des choses qui prennent du temps ». Maud s’est for­mée avec quelques stages auprès de typo­graphes à la lino­gra­vure et à l’u­ti­li­sa­tion de la presse à épreuve : elle achète il y a cinq ans un peu de maté­riel d’oc­ca­sion — un meuble ancien d’im­pri­meur typo­graphe, des carac­tères, une presse — et se lance.

[Olivier Sybillin | photographie-sybillin.fr

Mais com­ment trou­ver une place tan­dis que 70 000 nou­veaux livres sont réfé­ren­cés chaque année en France ? Les Lisières, c’est cinq ouvrages par an à quelques cen­taines d’exem­plaires, un peu plus de mille pour cer­tains titres. Si Maud publie peu, ça n’est pas seule­ment parce qu’elle tra­vaille seule, mais aus­si parce qu’elle sait le temps que néces­sitent la lec­ture et les relec­tures des écrits qu’elle aime, la fabri­ca­tion, la com­mu­ni­ca­tion, la dif­fu­sion, étapes toutes néces­saires pour faire vivre les textes. « Si je fais le choix de ne publier que cinq livres par an, c’est parce que je ne veux pas faire plus. C’est de la micro-édi­tion, tout prend du temps. Et ce n’est pas grave, c’est un savoir-faire. C’est ce qui me plaît aus­si dans les tem­po­ra­li­tés qui sont celles de la cam­pagne : les choses bonnes, l’a­li­men­ta­tion, l’ar­ti­sa­nat, sont des choses qui prennent du temps, et qui ne sont pas immé­diates. »

On peine à ima­gi­ner Les Lisières — et Maud — dans le brou­ha­ha d’une grande ville quel­conque. Le cadre du hameau, les tech­niques gra­phiques employées, l’at­ten­tion por­tée aux détails, le petit ate­lier per­son­nel dans un loge­ment com­mu­nal, au-des­sus de la Mairie : un hasard, peut-être, mais qui est sur­tout l’ex­pres­sion de choix tech­niques et esthé­tiques qui font la cohé­rence lit­té­raire et poli­tique de la mai­son. Des choix qui trouvent écho dans l’un des pre­miers titres publiés, au sta­tut un peu à part dans le cata­logue des Lisières : Être pay­sans ensemble, un recueil de récits à pro­pos du syn­di­ca­lisme pay­san dans la Drôme entre 1960 et 1990. Une manière de s’ins­crire dans le ter­ri­toire où elle vit et d’ho­no­rer des liens qui ont pu s’y tisser.

« Les mini­ma sociaux m’as­surent un petit reve­nu, qui me per­met, là encore, de prendre mon temps, de ne pas publier dans l’empressement, comme si je devais ou vou­lais en vivre. »

Si Maud cherche à s’an­crer, elle n’est en rien décon­nec­tée des mai­sons d’é­di­tions, typo­graphes et poètes qui se trouvent dans une situa­tion proche de la sienne. À peine s’est-on ren­con­trés qu’elle sort de sa biblio­thèque les livres qu’elle aime et qui l’ont ins­pi­rée dans son tra­vail. Sur la table s’a­mon­cellent peu à peu les ouvrages. On se sai­sit de quelques-uns, étu­die le soin appor­té à la com­po­si­tion, jette un œil sur quelques mots dans la hâte de trou­ver le temps pour lire plus avant. Maud évoque alors d’autres ini­tia­tives sem­blables, tout à coup à nos yeux comme une constel­la­tion de fabriques de livres : l’Atelier du Hanneton situé de l’autre côté du dépar­te­ment ain­si qu’Harpo & et leur inven­ti­vi­té typo­gra­phique ; les édi­tions la Boucherie lit­té­raire, sises non loin dans le Lubéron, et la viva­ci­té du poète et édi­teur, Antoine Gallardo ; L’Archa des Carmes, une librai­rie à Arles où la poé­sie est enfin mise en avant — et nous de rêver d’un tour de France de la micro-édi­tion, de la poé­sie et de la typo­gra­phie, en visite auprès de celles et ceux qui font exis­ter autre­ment, avec soin et pas­sion des livres uniques.

[Maud Leroy]

Dire qu’é­di­ter de la poé­sie contem­po­raine ou des mémoires sociales est une tâche dif­fi­cile dans la masse de publi­ca­tions actuelles est un euphé­misme. D’autant plus lorsque la plu­part des librai­ries portent une atten­tion limi­tée à la poé­sie, ne met­tant en évi­dence que des mai­sons d’é­di­tion bien iden­ti­fiées et dura­ble­ment ins­tal­lées. Depuis le début de son explo­ra­tion des lisières poé­tiques, Maud tra­vaille béné­vo­le­ment. Elle « rentre dans ses frais », nous dit-elle avec un sou­rire. Pas de salaire pour ce tra­vail, donc. Elle ne peut pour l’ins­tant s’y consa­crer que grâce aux mini­ma sociaux : « Ils m’as­surent un petit reve­nu, qui me per­met, là encore, de prendre mon temps, de ne pas publier dans l’empressement, comme si je devais ou vou­lais en vivre. » C’est là une réa­li­té qu’on ima­gine aisé­ment pour les auteur⋅es, moins pour celles et ceux qui les éditent. Si les salons et fes­ti­vals, les ren­contres en librai­rie ou en média­thèque et les inter­ven­tions sco­laires sont pour Maud autant d’oc­ca­sions de défendre ses auteur·es, ce temps pas­sé n’est pas recon­nu par les orga­ni­sa­tions comme du temps de tra­vail. Bien rares sont les cas où l’é­di­trice est ne serait-ce que défrayée. C’est pour­tant le moyen de faire connaître un cata­logue dont elle a seule la charge de dif­fu­ser. Les dépla­ce­ments sont fré­quents : une soi­rée à Paris où la poé­sie de l’au­teur ira­kien Fadhil Al-Azzawi est à l’hon­neur, un fes­ti­val de poé­sie à Nice, quelques jours en Bretagne en com­pa­gnie de l’ar­tiste mexi­caine Citlali. Des kilo­mètres de train à effec­tuer afin d’ho­no­rer ces auteur⋅es qui par­fois viennent des États-Unis ou d’Irak pour don­ner chair à leurs mots devant quelques dizaines de lec­teurs et lectrices.

*

À quelques mois de dis­tance, c’est dans un lieu tout autre que l’on croise de nou­veau la route des édi­tions des Lisières. On arpente cette fois les rues d’une ville moyenne de l’ouest de la France, rues dont les com­merces sont pour la plu­part fer­més — la faute à la délo­ca­li­sa­tion d’une usine dont la ville ne se remet pas, ain­si qu’à une inter­mi­nable asphyxie sani­taire. On entre dans l’u­nique librai­rie du centre. Le choix est néces­sai­re­ment éclec­tique et pri­vi­lé­gie la nou­veau­té. Pourtant, à gauche de l’en­trée, une table bien char­gée attire l’œil. C’est habi­tuel­le­ment l’en­droit où se situe le maigre rayon poé­sie. On s’é­tonne de le voir ain­si inves­ti. On s’é­tonne plus encore de recon­naître la plu­part des titres expo­sés. Il y a là bon nombre de mai­sons d’é­di­tion pré­sen­tées par Maud lors des quelques jours pas­sés en sa com­pa­gnie. Et par­mi celles-ci, une qui nous est fami­lière : des cou­ver­tures au papier rugueux, des gra­vures sin­gu­lières. De la poé­sie qu’on ne sau­rait trop recom­man­der et qu’on se plai­ra désor­mais à gar­der à por­tée d’œil et de main.


Photographie de ban­nière : Maud Leroy
Photographie de vignette : C.M.


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  1. Voir à ce sujet notre entre­tien avec Pιnar Selek, Ballast, n° 10, 2020.[]
  2. Centre de Rétention Administrative.[]
  3. Extrait de la lettre du 16 juillet 2017 de Yassin Al Haj Saleh, Lettres à Samira, tra­duc­tion de Souad Labbize, édi­tions Les Lisières, 2021.[]
  4. Groupe de poètes per­for­meurs ira­kiens qui dénoncent la guerre en cla­mant leurs poèmes dans des lieux dévas­tés et en fil­mant ces lec­tures.[]
  5. Extrait de Souad Labbize, Brouillons Amoureux, édi­tions Les Lisières, 2017.[]
  6. Extrait de Regina José Galindo, Rage / Rabia, tra­duc­tion de Laurent Bouisset, édi­tions Les Lisières, 2020.[]
  7. Extrait de Michael Wasson, Autoportrait aux siècles souillés, tra­duc­tion de Béatrice Machet, édi­tions Les Lisières, 2018.[]
  8. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka, pour une lit­té­ra­ture mineure, Minuit, 1975.[]
  9. Extrait de Iboshi Hokuto, Chant de L’étoile du Nord, tra­duc­tion de Fumi Tsukahara et Patrick Blanche, édi­tions Les Lisières, 2018.[]

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