25 ans plus tard : le zapatisme poursuit sa lutte


Texte inédit pour le site de Ballast

Le 1er jan­vier 2019, les zapa­tistes ont célé­bré les 25 ans de leur sou­lè­ve­ment. L’occasion de réaf­firmer leur enga­ge­ment dans la construc­tion, ici et main­te­nant, de leur auto­no­mie et la défense de leur ter­ri­toire au sud du Mexique. Leur mot d’ordre ? « Le peuple gou­verne et le gou­ver­ne­ment obéit. » Face à la pres­sion tou­jours crois­sante du capi­ta­lisme et des méga­pro­jets défen­dus par le nou­veau gou­ver­ne­ment « pro­gres­siste », de nom­breux sou­tiens natio­naux et inter­na­tio­naux se sont expri­més au cours de ces quatre der­niers mois. La répres­sion ne fai­blit pas ; la lutte non plus : récit, sur place, d’une com­mé­mo­ra­tion et d’un appel, lan­cé le 10 avril der­nier, « à lever un réseau mon­dial de rébel­lion et de résis­tance contre la guerre qui, si le capi­ta­lisme triomphe, signi­fie­ra la des­truc­tion de la pla­nète ». ☰ Par Julia Arnaud


Le 1er jan­vier 1994, sor­tis de la nuit, les zapa­tistes ont occu­pé cinq villes du Chiapas — dont la tou­ris­tique San Cristóbal de las Casas — et don­né à connaître au Mexique et au monde entier leurs reven­di­ca­tions : tra­vail, terre, loge­ment, ali­men­ta­tion, san­té, édu­ca­tion, indé­pen­dance, liber­té, démo­cra­tie, jus­tice et paix. Après plu­sieurs jours de com­bat et sous pres­sion de la socié­té civile, l’EZLN — l’or­ga­ni­sa­tion mili­taire du mou­ve­ment fon­dée en 1983 — et le gou­ver­ne­ment s’assoient à la table des négo­cia­tions : elles donnent nais­sance, en 1996, aux Accords de San Andrés. Ils ont pour but de per­mettre la recon­nais­sance de l’autonomie et du droit à l’autodétermination des peuples indi­gènes1 ; sans sur­prise, ils ne seront jamais res­pec­tés par les gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs. Dans une situa­tion de contre-insur­rec­tion per­ma­nente, dans un ter­ri­toire occu­pé par les mili­taires et les para­mi­li­taires, l’EZLN et les com­mu­nau­tés zapa­tistes choi­sissent alors la voie de la construc­tion de leur auto­no­mie et de la mise en pra­tique uni­la­té­rale de leurs exi­gences. En 2003, les cinq cara­coles — et avec eux les Conseils de bon gou­ver­ne­ment — sont fon­dés ; ils deviennent les centres poli­tiques et cultu­rels des cinq zones autonomes.

« Peu, même au sein des espaces mili­tants, savent ce qui se trame encore ici, en 2019, dans les mon­tagnes du sud-est mexicain. »

À mon arri­vée, en 2010, alors que les ques­tions me brû­laient les lèvres, la pre­mière réponse que l’on m’a don­née à Querétaro, au centre du pays, bien loin du Chiapas, fut : « Mais non seño­ri­ta, les zapa­tistes n’existent plus, c’était en 1994… » Tout le monde a enten­du par­ler de la lutte zapa­tiste. Peut-être du café rebelle. Sans doute du sous-com­man­dant insur­gé Marcos. Mais peu, même au sein des espaces mili­tants, savent ce qui se trame encore ici, en 2019, dans les mon­tagnes du sud-est mexi­cain. Si depuis bien long­temps les médias offi­ciels ont entre­pris un métho­dique tra­vail de dés­in­for­ma­tion, le silence public des zapa­tistes n’en a pas moins été volon­taire : entre 2009 et 2012, pas un seul com­mu­ni­qué n’a été publié alors qu’ils nous avaient habi­tués, par la plume dudit sous-com­man­dant, à une prose pro­li­fique depuis 1994. Ce mutisme était celui de la construc­tion, en interne, de leur auto­no­mie ; ils l’ont rom­pu avec fra­cas le 21 décembre 2012 — tan­dis que 50 000 membres des com­mu­nau­tés zapa­tistes (les « bases d’ap­pui ») rem­plis­saient sans le moindre bruit les rues de San Cristóbal, poing levé, visage cou­vert —, par la déto­na­tion d’un com­mu­ni­qué des plus brefs : « Vous avez enten­du ? / C’est le son de votre monde qui s’écroule, / C’est le son du nôtre qui resur­git. / Le jour qu’a été le jour, était la nuit, / Et la nuit sera le jour qui sera le jour. / DÉMOCRATIE / JUSTICE / LIBERTÉ. »

Ce monde, ils en pour­suivent la créa­tion. Leur auto­no­mie se déve­loppe jour après jour : des écoles, des hôpi­taux, une autre jus­tice, des col­lec­tifs agri­coles et arti­sa­naux ont fleu­ri dans toute les zones. Nous sommes de plus en plus nom­breux à leur avoir ren­du visite, à avoir appris à leur côtés, notam­ment grâce à la « Petite école zapa­tiste » — plu­sieurs mil­liers de per­sonnes se sont alors ren­dues dans les com­mu­nau­tés afin d’ap­prendre de leur quo­ti­dien et d’é­tu­dier les quatre livres de cours réa­li­sés par des membres des dif­fé­rents cara­coles, ceci sous le regard atten­tif de leur votán, ces « gar­diens » et « gar­diennes » qui ont accom­pa­gné cha­cun d’entre nous et ont répon­du patiem­ment à nos ques­tions. « Ici, c’est le peuple qui dirige, il a sa propre poli­tique, il a sa propre idéo­lo­gie, il a sa propre culture, il crée, il amé­liore, il cor­rige, il ima­gine et il va conti­nuer de tra­vailler » : c’est là ce que nous rap­pelle le sous-com­man­dant Moisés, suc­ces­seur de Marcos en tant que porte-parole depuis 2013. Quand on leur demande com­bien de per­sonnes repré­sentent les zapa­tistes, la réponse est éva­sive, tou­jours, mais pour­tant claire : « Beaucoup ! »

[Léa Barrier]

Sur la route de la Realidad

« Demain, départ 6 heures, lever 4 heures. » Tels ont été les der­niers mots des com­pas2 zapa­tistes : la Rencontre de Réseaux, qui s’est tenue du 26 au 30 décembre 2018 en terres récu­pé­rées, près du vil­lage de Guadalupe Tepeyac, afin que se ren­contrent, se retrouvent et s’or­ga­nisent les dif­fé­rents « indi­vi­dus, groupes, col­lec­tifs, orga­ni­sa­tions » qui luttent pour un autre monde, s’est ter­mi­née après une assem­blée plé­nière de trois heures. Si au Mexique les horaires sont tou­jours assez flexibles et rela­tifs, ici, en ter­ri­toire zapa­tiste, l’autodiscipline est pri­mor­diale : sans elle, ils n’en seraient pas là. « Que vous votiez ou que vous ne votiez pas, orga­ni­sez-vous ! », nous ont-ils maintes fois répé­té. Comme dans de nom­breuses com­mu­nau­tés ori­gi­naires, le chan­ge­ment d’heure n’existe pas pour les zapa­tistes ; c’est « la hora de Dios », « l’heure de Dieu », celle du monde, du soleil et de la vie — 4 heures, c’est donc 3 heures.

« On nous inter­roge lon­gue­ment sur les gilets jaunes qui, vus d’i­ci, incarnent la révo­lu­tion en cours. »

Les lumières s’allument, le maté­riel a été char­gé dans des camion­nettes prêtes à par­tir ; des visages, fati­gués par ces der­niers jours de dis­cus­sions et ces der­nières nuits de musique autour du feu, émergent des tentes. Nous sommes tous prêts à embar­quer dans les bus, les bétaillères et les autres véhi­cules ; la longue cara­vane s’a­vance bien­tôt. De la Municipalité auto­nome rebelle zapa­tiste (MAREZ) San Pedro Michoacán, où s’est tenue la ren­contre, jusqu’au cara­col de la Realidad, dit « Mère des cara­coles de la mer de nos rêves », il faut une heure et demie de route sur un petit che­min de terre qui monte, des­cend, ser­pente. Les pas­sa­gers se ren­dorment tant bien que mal ; le convoi avance, s’arrête ; « Tiens, que se passe-t-il ? », « Rien, ce sont ceux de devant qui ont per­du les sacs sur le toit », « Ah », ça repart. Le soleil se lève, la forêt appa­raît et avec elle la brume mati­nale que percent les mon­tagnes — en contre­bas, se des­sinent la val­lée et la com­mu­nau­té. Nous arri­vons main­te­nant à l’entrée du vil­lage ; des hommes, des femmes, des enfants, des jeunes et des anciens accueillent la cara­vane par de francs sou­rires de bien­ve­nue. Les mai­sons, petites et en bois, sont pour cer­taines d’entre elles recou­vertes de pan­neaux solaires.

Il y a huit ans, en pleine période de silence, j’étais venue ici. J’avais deman­dé à ren­con­trer le Conseil de bon gou­ver­ne­ment : les com­pas m’avaient don­né de quoi man­ger et un endroit où dor­mir mais, à 4 heures du matin, ils m’a­vaient pré­ve­nu que le Conseil ne pour­rait pas me rece­voir et que le pro­chain bus pas­sait dans 30 minutes. L’un d’entre eux m’avait mur­mu­ré : « Aujourd’hui, ce n’est pas pos­sible, mais on te pro­met que la pro­chaine fois tu ren­tre­ras. » Cette pro­chaine fois arrive ce 31 décembre 2018. La jour­née se passe entre siestes et retrou­vailles. Les dis­cus­sions vont bon train : on nous inter­roge lon­gue­ment sur les gilets jaunes qui, vus d’i­ci, incarnent la révo­lu­tion en cours. La lumière du jour com­mence à fai­blir et nous rejoi­gnons le préau qui sur­plombe la place cen­trale du cara­col. La foule est dense, les bases d’appui zapa­tistes sont au pre­mier rang ; nous nous tas­sons à l’ar­rière ; par la porte prin­ci­pale, une par­tie des troupes fait son entrée ; un long défi­lé com­mence. Il dure­ra plus d’une heure. Conduits par le sous-com­man­dant Galeano (ancien­ne­ment Marcos), plus de 3 000 hommes et femmes, vêtus d’une che­mise mar­ron et d’un pan­ta­lon vert accor­dé à leur cas­quette, fou­lard rouge autour du cou, d’a­bord à che­val et à moto puis à pied, avancent et, déjà, s’a­lignent au rythme des bâtons qu’ils frappent à chaque pas. Ils sont la nou­velle géné­ra­tion, les enfants de celles et ceux qui, par­tis de ce même lieu, étaient allés com­battre et don­ner leur vie 25 ans plus tôt. Il n’y a pas d’armes, mais cette démons­tra­tion nous rap­pelle que l’Armée zapa­tiste de libé­ra­tion natio­nale n’a jamais bais­sé la garde.

[Léa Barrier]

« Nous sommes seuls »

L’assistance attend les tra­di­tion­nels dis­cours d’anniversaire. Le Conseil de bon gou­ver­ne­ment de La Realidad s’exprime par la voix d’une jeune com­man­dante, qui, comme beau­coup, est née après le sou­lè­ve­ment de 1994. Elle déclare : « Aujourd’hui, nous célé­brons nos déjà 25 ans de lutte, nous sommes les plus oubliés, les plus mar­gi­na­li­sés, les plus exploi­tés par le sys­tème capi­ta­liste néo­li­bé­ral. » Et pour­suit : « En tant que peuple en résis­tance et en rébel­lion, nous avons com­pris qu’il n’y a pas d’autre che­min que celui de nous orga­ni­ser, depuis n’importe quel recoin du monde. Chaque orga­ni­sa­tion a des manières et des habi­tudes dif­fé­rentes de s’organiser, mais oui, tous et toutes contre le même enne­mi qu’est le sys­tème capi­ta­liste néo­li­bé­ral. » Puis, par la voix du sous-com­man­dant insur­gé Moisés, com­bat­tant de la pre­mière heure et aujourd’­hui « gar­dien de la porte » qui inter­agit entre l’in­té­rieur et l’ex­té­rieur du mou­ve­ment (depuis que le sous-com­man­dant Marcos est par­ti ten­ter de répa­rer son ordi­na­teur, selon le com­mu­ni­qué envoyé à cette occa­sion…), ces mots : « Nous sommes seuls. » Même si quelques voix affirment le contraire, nous savons que c’est vrai. Nous, la Sexta3 et les sym­pa­thi­sants natio­naux et inter­na­tio­naux, sommes loin d’a­voir atteint le niveau d’or­ga­ni­sa­tion qu’il convien­drait pour affron­ter la guerre en cours.

« Nous sommes seuls. Même si quelques voix affirment le contraire, nous savons que c’est vrai. »

Fin 2018, le peuple mexi­cain a élu à sa tête Andrés Manuel López Obrador : un homme qui se réclame de la « gauche pro­gres­siste » et entend mener à bien les méga­pro­jets chers aux néo­li­bé­raux — le Train Maya, le Projet inté­gral Morelos (PIM4). Le nou­veau pré­sident avait pro­mis d’a­ban­don­ner ce der­nier pro­jet, avant de le remettre à l’ordre du jour ; il vient de faire sa pre­mière vic­time, Samir Flores — 100 ans après Emiliano Zapata, et ce pour défendre la même cause, celle de la terre et de la liber­té. Figure de l’op­po­si­tion au PIM et membre du Congrès natio­nal indi­gène, il a été assas­si­né le 20 février 2019 après s’être expri­mé, la veille, contre la « consul­ta­tion popu­laire » à venir lors d’un forum orga­ni­sé par le gou­ver­ne­ment. Ces consul­ta­tions ont pour but de légi­ti­mer les méga­pro­jets alors que les prin­ci­paux concer­nés — les habi­tants de ces terres — ont déjà expri­mé clai­re­ment et ouver­te­ment leur refus…

« Et nous ne vous avons pas men­ti, com­pañe­ras et com­pañe­ros, pour­suit Moisés. Il y a cinq ans, nous l’avons dit au peuple du Mexique et au monde entier, que quelque chose d’encore pire allait arri­ver. Dans les langues que parlent celles et ceux de l’extérieur, ils l’appellent crise, hydre, monstre, mur. Nous le leur avons dit en essayant d’utiliser leurs mots, la manière dont ils parlent, mais même comme ça, ils ne nous ont pas écou­té. Et, du coup, ils croient que nous leur men­tons parce qu’ils écoutent celui dont je ne veux même pas pro­non­cer le nom, celui qui est au pou­voir, je pré­fère l’ap­pe­ler l’escroc, le fourbe. » En vue des der­nières élec­tions, les « peuples, tri­bus, nations et quar­tiers » com­po­sant le Congrès natio­nal indi­gène (CNI5) ont dési­gné une femme indi­gène en tant que repré­sen­tante du CNI et de l’EZLN à la pré­si­den­tielle de 2018. Marichuy et le Conseil indi­gène de gou­ver­ne­ment (CIG6) ont été nom­més avant d’en­ta­mer une tour­née dans tout le pays pour récol­ter les signa­tures néces­saires ; en rai­son d’un nombre insuf­fi­sant, Marichuy n’a pu se pré­sen­ter mais elle a mis en évi­dence les vices du sys­tème élec­to­ral. Elle était la seule à repré­sen­ter le Mexique d’en bas, à gauche.

[Léa Barrier]

Depuis plu­sieurs années, les zapa­tistes ont orga­ni­sé un grand nombre d’événements afin que nous nous connais­sions, que nous nous recon­nais­sions et que nous nous orga­ni­sions. Car il y a urgence. Les vic­times de la Quatrième Guerre mon­diale, celle du capi­ta­lisme contre l’humanité, ne se comptent plus. Ce concept a été lon­gue­ment déve­lop­pé par le sous-com­man­dant Marcos dans un com­mu­ni­qué en date de l’an­née 2003 : « À la fin de ce que nous osons appe­ler la Troisième Guerre mon­diale et que d’autres appellent la Guerre froide, il y a eu une conquête de ter­ri­toire et une réor­ga­ni­sa­tion. […] À par­tir de là, on voit se des­si­ner ce que nous appe­lons la Quatrième Guerre mon­diale. […] La concep­tion théo­rique qui donne des bases à la glo­ba­li­sa­tion c’est ce que nous appe­lons néo­li­bé­ra­lisme, une nou­velle reli­gion qui va per­mettre de mener à bien le pro­ces­sus. Avec cette Quatrième Guerre mon­diale, une nou­velle fois, les ter­ri­toires sont conquis, les enne­mis sont détruits et la conquête de ces ter­ri­toires est admi­nis­trée. […] Puisque l’en­ne­mi anté­rieur a dis­pa­ru, nous, nous disons que l’en­ne­mi c’est l’hu­ma­ni­té. La Quatrième Guerre mon­diale détruit l’hu­ma­ni­té dans la mesure où la glo­ba­li­sa­tion est une uni­ver­sa­li­sa­tion du mar­ché, et tout humain s’op­po­sant à la logique du mar­ché est un enne­mi et il doit être détruit. En ce sens, nous sommes tous l’en­ne­mi à vaincre : indi­gènes, non-indi­gènes, obser­va­teurs des droits humains, ensei­gnants, intel­lec­tuels, artistes. N’importe qui se croyant libre alors qu’il ne l’est pas. »

« Ce n’est pas facile d’affronter les para­mi­li­taires, ce n’est pas facile d’affronter les petits lea­ders qui ont aujourd’hui ache­té tous les par­tis poli­tiques. »

L’heure n’est plus à la contem­pla­tion du désastre pla­né­taire. Si les zapa­tistes l’ont com­pris depuis long­temps, et ont agi en consé­quence dans leurs ter­ri­toires, nous ne pou­vons en dire autant. Moisés, debout à la tri­bune aux côtés des com­man­dants et com­man­dantes de l’EZLN ain­si que des repré­sen­tants des Conseils de bon gou­ver­ne­ment, pour­suit : « Nous sommes seuls. Nous sommes seuls comme il y a 25 ans », mais « nous allons faire face », « nous allons défendre ce que nous avons construit ». Les zapa­tistes ont déjà don­né leurs vies, celle du sous-com­man­dant insur­gé Pedro7 — et de bien d’autres. « Ce n’est pas facile d’affronter depuis 25 ans ces mil­liers de sol­dats, pro­tec­teurs du capi­ta­lisme, qui sont ici, là où nous nous trou­vons, nous sommes pas­sés sous leur nez ces jours-ci. Ce n’est pas facile d’affronter les para­mi­li­taires, ce n’est pas facile d’affronter les petits lea­ders qui ont aujourd’hui ache­té tous les par­tis poli­tiques, en par­ti­cu­lier la per­sonne et le par­ti qui sont au pou­voir. Mais ils ne nous font pas peur. Ou bien si ? Ils nous font peur, com­pañe­ras et com­pañe­ros ? » L’assemblée répond d’une seule voix : « Non ! »

« Compañeros, com­pañe­ras, celui qui est au pou­voir va détruire le peuple du Mexique mais prin­ci­pa­le­ment les peuples ori­gi­naires, il vient pour nous, et spé­cia­le­ment pour nous l’Armée zapa­tiste de libé­ra­tion natio­nale. » Mais cette déci­sion, ils la prennent seuls, sans enga­ger celles et ceux qui les sou­tiennent et marchent à leurs côtés. La réponse du CNI-CIG ne s’est pour­tant pas faite attendre : par un com­mu­ni­qué publié le jour sui­vant, ils déclarent : « Nous aver­tis­sons les mau­vais gou­ver­ne­ments que n’importe quelle agres­sion [contre l’EZLN] est aus­si une agres­sion contre le CNI-CIG » — et d’ap­pe­ler, par la même occa­sion, « les réseaux de sou­tien dans tout le pays ain­si que les réseaux de résis­tance et de rébel­lion au Mexique et dans le monde entier à être atten­tifs et orga­ni­sés pour agir ensemble et construire un monde dans lequel nous pour­rons toutes et tous vivre ». Bien d’autres mes­sages de sou­tien ont sui­vi. L’un d’eux a notam­ment été signé par des cen­taines de femmes ; il fait suite à la « Première ren­contre inter­na­tio­nale poli­tique, artis­tique, spor­tive et cultu­relle de femmes qui luttent », convo­quée par les femmes zapa­tistes le 8 mars 2018 au cara­col de Morelia (la seconde édi­tion a du être annu­lée cette année en rai­son des condi­tions de sécu­ri­té et de pres­sion). Cette ren­contre avait réuni plus de 7 000 femmes du monde entier : les femmes zapa­tistes nous appellent a orga­ni­ser, par­tout, d’autres évè­ne­ments de ce type « pour que la petite lumière qu’elles nous ont offerte ne s’é­teigne pas ». Plusieurs ras­sem­ble­ments de femmes ont déjà eu lieu depuis le mois de mars dans tout le Mexique ; d’autres res­tent à venir (notam­ment au mois de juillet 2019, dans l’État de Veracruz, à l’ap­pel des femmes du CNI-CIG). Nous espé­rons que d’autres encore sui­vront dans les pro­chains mois — et, qui sait, dans le monde entier.

[Léa Barrier]

Les zapa­tistes ne demandent à per­sonne de prendre les armes ; « pen­dant ces 25 ans [ils n’ont] pas gagné avec des balles, avec des bombes, mais par la résis­tance et la rébel­lion ». Cette posi­tion de l’EZLN est, de longue date, sans équi­voque ; elle avait d’ailleurs été rap­pe­lée lors de l’assassinat du pro­fes­seur Galeano par des para­mi­li­taires, en 2014 — Marcos avait alors sym­bo­li­que­ment échan­gé sa place dans la tombe, en pre­nant son nom. Aujourd’hui, ils conti­nuent de deman­der « jus­tice et non ven­geance ». Ce n’est pas avec des armes que l’on construit des écoles et des hôpi­taux. Mais, comme l’écrit le jour­na­liste Luis Hernández Navarro, « ce 31 décembre [2018], ils ont mis sur la table leur visage mili­taire. Celui qui n’implique pas de prendre une arme, mais qui implique de résis­ter. Le mes­sage sym­bo­lique de leur déploie­ment ne pou­vait pas être plus expli­cite ».

« Le chan­ge­ment que nous vou­lons, donc, c’est qu’un jour, le peuple, le monde, les femmes et les hommes décident de com­ment ils veulent vivre leur vie. »

30 mil­lions de per­sonnes ont voté pour l’ac­tuel pré­sident Andrés Manuel López Obrador. Dans un contexte aus­si dif­fi­cile que celui du Mexique où la cor­rup­tion, la vio­lence, les fémi­ni­cides, la mort et les dis­pa­ri­tions for­cées sont le pain quo­ti­dien, c’est sans aucun doute l’espoir du chan­ge­ment qu’ont recher­ché les élec­teurs. Mais les dif­fé­rents gou­ver­ne­ments « pro­gres­sistes » lati­no-amé­ri­cains de ces der­nières années l’ont prou­vé : les peuples ori­gi­naires ne seront pas pris en compte. « Ils viennent pour nous », mar­tèle Moisés. Et cela, le gou­ver­ne­ment n’a pas tar­dé à le confir­mer : l’investiture pré­si­den­tielle du 1er décembre 2018 n’a été qu’une grande mas­ca­rade. En ras­sem­blant de soi-disant repré­sen­tants des peuples indi­gènes, le nou­vel élu s’est vu remettre le « bastón de man­do », le bâton de com­man­de­ment, sym­bole de pou­voir et de repré­sen­ta­tion dans les cultures ori­gi­naires. Quelques jours plus tard, la farce s’est rejouée au Chiapas lors d’une céré­mo­nie visant à « deman­der son auto­ri­sa­tion à la Terre-mère » pour la construc­tion du Train Maya, qui entend tra­ver­ser les États de Quintana-Roo, Campeche, Chiapas et Tabasco afin d’in­ter­con­nec­ter dif­fé­rentes « zones éco­no­miques spé­ciales » (ZEE) en attei­gnant la côte Pacifique, via le cou­loir tran­sisth­mique8, autre méga­pro­jet hau­te­ment contes­té… « C’est ça que fait le gou­ver­ne­ment actuel, il consulte pour pou­voir venir nous affron­ter, nous, les peuples ori­gi­naires et en par­ti­cu­lier nous, l’Armée zapa­tiste de libé­ra­tion natio­nale, avec sa sale­té de Train Maya — et, en plus, en lui don­nant le nom de nos ancêtres ! Nous ne l’acceptons pas. Il peut bien lui don­ner le nom qu’il veut, ça ne veut rien dire. Nous ne lui avons rien deman­dé. Il n’a qu’à lui don­ner le nom de sa mère ! », pour­suit le porte-parole.

Selon le gou­ver­ne­ment, ce pro­jet favo­ri­se­rait la mobi­li­té, les échanges et l’emploi des peuples occu­pant ces ter­ri­toires ; en réa­li­té, il favo­ri­se­ra le tou­risme de masse et le sac­cage des terres du Sud, si convoi­tées pour leurs richesses natu­relles par les puis­sances inter­na­tio­nales. Autrement dit : ce fut là une céré­mo­nie pour deman­der à la Terre le droit d’exterminer les peuples ori­gi­naires. « Qu’il se passe ce qui doit se pas­ser, que ça coûte ce que ça doit coû­ter et que vienne ce qui doit venir. Nous allons nous défendre, nous nous bat­trons s’il le faut ! Ou non, com­pañe­ros et com­pañe­ras ? » On entend « Si ! » à l’unisson. « Donc que ce soit bien clair, com­pañe­ros et com­pañe­ras ; ici, il n’y a ni sau­veur, ni sau­veuse. Les seuls sau­veurs et sau­veuses, ce sont les hommes et les femmes qui luttent et qui s’organisent, ceux qui le font devant leur peuple. Le chan­ge­ment que nous vou­lons, donc, c’est qu’un jour, le peuple, le monde, les femmes et les hommes décident de com­ment ils veulent vivre leur vie, qu’il n’y ait pas un groupe qui décide la vie de mil­lions d’êtres humains. Non ! Nous le résu­mons en seule­ment deux mots : le peuple com­mande, le gou­ver­ne­ment obéit. »

[Léa Barrier]

C’est ensuite par la voix d’une autre jeune com­man­dante que s’ex­prime le Comité clan­des­tin révo­lu­tion­naire indi­gène-Commandement géné­ral (CCRI-CG) de l’Armée zapa­tiste de libé­ra­tion natio­nale : « Même s’ils consultent un mil­liard de per­sonnes, nous ne nous ren­drons pas. Même s’ils demandent la per­mis­sion à leur putain de mère, nous ne céde­rons pas. De 1492 à 2018, se sont écou­lées 525 années de résis­tance et de rébel­lion contre les grandes humi­lia­tions étran­gères et mexi­caines et ils n’ont jamais pu nous exter­mi­ner. Nous, ceux de sang brun, cou­leur de la terre-mère, nous réité­rons que nous sommes là et que nous conti­nue­rons à l’être. Un mil­liard d’années pour­ront s’écouler, les femmes zapa­tistes et les hommes zapa­tistes seront tou­jours là. » Sur ces mots, et après avoir annon­cé qu’à par­tir de cet ins­tant leur par­ti­ci­pa­tion et leur parole pas­se­raient par l’art, les repré­sen­tants zapa­tistes se taisent. La foule se dis­perse. Poèmes, chan­sons : place aux délé­ga­tions des dif­fé­rentes régions. Dans l’a­près-midi, une pièce de théâtre a mis en scène l’entrée des troupes dans la petite ville de Las Margaritas, le 1er jan­vier 1994, et la chute du com­pañe­ro Pedro, tom­bé sous les pre­mières balles ; en cet ins­tant et sous nos yeux, c’est au rythme d’une gui­tare que l’on honore une nou­velle fois la mémoire de celui qui a « accom­pli son devoir » : « Quand le sous-com­man­dant Pedro pas­sait dans les vil­lages, il disait tou­jours : Nous devons nous pré­pa­rer car la lutte conti­nue, poli­tique et mili­taire. Alors la lutte a com­men­cé, très secrète et très dis­crète, alors que les insur­gés et les troupes se pré­pa­raient à deve­nir gué­rille­ros en fai­sant très atten­tion à leur sécu­ri­té. Aujourd’hui, que tout le monde sache que le Sup Pedro n’est pas mort, qu’il vit dans les cœurs des hommes qui, très digne­ment, luttent avec un immense amour pour un monde plus humain. »

« Au nord de la Syrie, où se mène l’ex­pé­rience résis­tante du Rojava, la Turquie de l’OTAN consti­tue une menace vitale permanente. »

Un jeune gar­çon s’a­vance, sous son passe-mon­tagne, pour lire quelques vers : « Avec cette poé­sie, je te dis au revoir, / En me rap­pe­lant pour tou­jours ton nom, / En résis­tant. / Liberté. Justice. Démocratie. / Mourir pour vivre. » Puis la musique reprend. Un mor­ceau de rap (« Nous avons une guerre à gagner et beau­coup de choses à fêter ! »). Ne pas oublier. Et pour eux, conti­nuer — dans la joie. Éclate un feu d’artifice ; dans la nuit reten­tissent les slo­gans : « Vive l’EZLN ! », « Mort au capi­ta­lisme ! », « Vivent les Conseils de bon gou­ver­ne­ment ! », « Vive le Chiapas ! Vive le Mexique ! » Nous dan­sons jus­qu’au petit matin.

Que le peuple gouverne !

« Un pas impor­tant consiste à assu­mer clai­re­ment la pos­si­bi­li­té de se libé­rer du capi­ta­lisme, écrit l’his­to­rien Jérôme Baschet. On ne peut pas conti­nuer de dénon­cer les crimes de ce sys­tème pour fina­le­ment s’incliner devant son appa­rente invin­ci­bi­li­té ou ajour­ner son hypo­thé­tique fin à un futur si loin­tain que, dans la pra­tique, cela signi­fie la même chose. » Le 10 avril 2019, à Chinameca, le CNI et le CIG se sont décla­rés en état d’a­lerte et ont enjoint « les peuples de ce pays et les peuples du monde à [s’é­cou­ter] et à unir les che­mins qui ont un même hori­zon, en bas et à gauche ». L’EZLN a quant à elle dénon­cé les intru­sions mili­taires qui se sont accen­tuées sur son ter­ri­toire au cours des der­niers mois, ain­si que « les mau­vais gou­ver­ne­ments qui séquestrent l’i­mage d’Emiliano Zapata Salazar », dont la cause est aujourd’­hui hono­rée « sur tout le ter­ri­toire que nous appe­lons encore le Mexique : le zapa­tisme ». Alors oui, le capi­ta­lisme doit mou­rir : c’est lui ou nous. Au Brésil, les peuples ori­gi­naires et leurs ter­ri­toires sont atta­qués par le pou­voir fas­ciste, évan­gé­liste, néo­li­bé­ral ; au nord de la Syrie, où se mène l’ex­pé­rience résis­tante du Rojava — qui a salué l’anniversaire zapa­tiste et dont une délé­ga­tion était pré­sente lors de la com­mé­mo­ra­tion à Chinameca —, la Turquie de l’OTAN consti­tue une menace vitale per­ma­nente ; en France, on frappe les ZAD et on éborgne les gilets jaunes ; et par­tout, on traque les per­sonnes en situa­tion de migra­tion. C’est pour­quoi l’EZLN a réité­ré son appel, ce même mois d’a­vril 2019, « à lever un réseau mon­dial de rébel­lion et de résis­tance contre la guerre qui, si le capi­ta­lisme triomphe, signi­fie­ra la des­truc­tion de la pla­nète ». Il ne tient qu’à nous.


Photographies de ban­nière et de vignette : Léa Barrier


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  1. Au Mexique, ce terme est lar­ge­ment pré­fé­ré à celui d’« indien », contro­ver­sé et, selon le contexte, par­fois péjo­ra­tif.[]
  2. De com­pañe­ros, cama­rades.[]
  3. La Sexta natio­nale et inter­na­tio­nale ras­semble les adhé­rents à la Sixième décla­ra­tion de la Selva Lacandona, pro­non­cée en 2005. Ce texte clé est une ana­lyse poli­tique de la situa­tion locale et glo­bale ; il pro­pose de mar­cher ensemble contre l’ennemi com­mun.[]
  4. Le PIM regroupe des cen­trales élec­triques, un aque­duc et un gazo­duc. Il est contes­té par les peuples ori­gi­naires de ces ter­ri­toires ain­si que par de nom­breux scien­ti­fiques en rai­son des risques sis­miques.[]
  5. Cette orga­ni­sa­tion ras­semble les dif­fé­rents peuples indi­gènes en lutte ; elle a été fon­dée peu de temps après le sou­lè­ve­ment.[]
  6. Conseil ras­sem­blant les repré­sen­tants pari­taires de toutes les langues com­po­sant le CNI.[]
  7. Second com­man­de­ment de l’EZLN en charge du pre­mier régi­ment lors de la prise de Las Margaritas et de l’at­taque de la base mili­taire de Comitán, en 1994.[]
  8. Qui passe à tra­vers un isthme.[]

REBONDS

☰ Lire « Fonder des ter­ri­toires — par Raoul Vaneigem », mai 2019
☰ Lire notre article « Le muni­ci­pa­lisme liber­taire : qu’est-ce donc ? », Elias Boisjean, sep­tembre 2018
☰ Lire notre abé­cé­daire du sous-com­man­dant Marcos, mai 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Guillaume Goutte : « Que deviennent les zapa­tistes, loin des grands médias ? », novembre 2014
☰ Lire notre dos­sier sur le Rojava


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Julia Arnaud

Adhérente à la Sexta.

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