Traduire ? Accomplir son voyage dans la langue


Article inédit pour le site de Ballast

« Je suis une contra­dic­tion pro­fonde », recon­naît l’é­cri­vain du Mozambique Mia Couto. Un pseu­do­nyme de femme qui, d’emblée, brouille les pistes. Ancien jour­na­liste aux parents d’o­ri­gine por­tu­gaise, il s’im­pli­que­ra dans le FRELIMO, le Front de libé­ra­tion, avant que celui-ci n’ac­cède au pou­voir. Biologiste de métier, il porte sur sa terre un regard com­plet. On s’ap­proche réel­le­ment d’un pays quand on connaît sa langue : com­ment cela est-il pos­sible sur un conti­nent qui en parle deux mille ? La figure de l’é­cri­vain comme du poète, dans ces pays d’Afrique où tant de langues se bous­culent, est com­plexe. L’auteur n’a jamais igno­ré l’en­jeu poli­tique de la langue comme autre méta­phore de l’his­toire de son pays : il a ain­si repris, dans ses livres, ce por­tu­gais hybride du Mozambique, le verbe de l’an­cien colon remo­de­lé par les idiomes locaux dont il ne manque pas de s’ins­pi­rer. Le tra­vail du tra­duc­teur, en lit­té­ra­ture afri­caine, est un enjeu de taille : il est le témoin et le pas­seur direct de ce métis­sage qui s’o­père sans deman­der son reste. C’est ce point pré­cis qui nous inté­resse ici. Nous avons inter­viewé sa tra­duc­trice, Elisabeth Monteiro Rodrigues, et l’é­cri­vain luso­phone — pre­mier volet. ☰ Par Maya Mihindou


vign-dav « Aucune guerre ne se raconte. Là où il y a du sang, il n’y a pas de mots. L’écrivain est en train de deman­der aux morts de mon­trer leurs cica­trices. » Vincennes, 2015 : ren­contre publique dans une librai­rie avec Mia Couto, auteur de ces lignes. Il est assis près de sa tra­duc­trice fran­co­phone, Elisabeth Monteiro Rodrigues. Les deux sont pré­sents pour par­ler de La Confession de la lionne, le der­nier roman de l’auteur paru aux édi­tions Métailié : l’histoire de la bour­gade de Kulumani au Mozambique, ter­ro­ri­sée par des lionnes man­geuses d’humains et défen­due par un chas­seur empreint de sau­dade, se col­ti­nant la pré­sence d’un écri­vain. C’est un duo que l’on voit peu, ain­si réuni — le tra­vail édi­to­rial lais­sant sou­vent dans l’ombre la tâche colos­sale des tra­duc­teurs, ain­si que celle des cor­rec­teurs, relec­teurs, maquet­tistes (qui per­mettent la créa­tion d’un livre). Mais lais­sons-nous, pour un temps, atten­drir par la dimen­sion sym­bo­lique de la pré­sente col­la­bo­ra­tion : on est ici face à deux traits d’union entre un pays d’Afrique à la fois ban­tou­phone et luso­phone, ancien­ne­ment colo­ni­sé, et la France, ancien empire colo­nial. Entre une langue por­tu­gaise hybride, remo­de­lée par les rues et la culture du Mozambique, et sa capa­ci­té à se mou­voir — non sans perte — dans une autre : le français.

« On est ici face à deux traits d’union entre un pays d’Afrique à la fois ban­tou­phone et luso­phone, ancien­ne­ment colo­ni­sé, et la France, ancien empire colonial. »

Dans le cas de ce binôme, c’est une col­la­bo­ra­tion réus­sie, car les tra­duc­tions de l’œuvre de Couto par Monteiro Rodrigues nous font plei­ne­ment entrer, sans for­cer, dans la réa­li­té orga­nique d’une autre langue : le por­tu­gais du Mozambique, qui est aus­si une langue afri­caine. Le dépay­se­ment est cer­tain, mais il n’y a pour­tant rien de moins évident. L’écrivain, qu’on nous par­donne les pon­cifs, est l’interprète sub­jec­tif d’une époque et d’une réa­li­té sociale ; le choix d’un genre nar­ra­tif, d’un style et d’une langue sociale en est une autre. L’approche poé­tique, proche du conte, est chez Couto le liant. Une langue riche en méta­phores, gon­flée d’une audace lexi­cale propre et de féti­chismes imbri­qués dans l’expression locale, qui est une autre inter­pré­ta­tion du réel. « Ces lions ne sur­gis­saient pas de la brousse. Ils étaient nés du der­nier conflit armé. Le même désordre de toutes les guerres se répé­tait à pré­sent : les gens sont deve­nus des ani­maux, et les ani­maux des humains. Pendant les com­bats, on a lais­sé les cadavres dans la cam­pagne, sur les routes. Les lions les ont man­gés. À ce moment pré­cis, les bêtes ont bri­sé le tabou : elles se sont mises à regar­der les gens comme des proies. » (La Confession de la lionne) Mia Couto, ancien jour­na­liste, réfute l’ins­crip­tion de son tra­vail dans le cou­rant lit­té­raire sud-amé­ri­cain du « réa­lisme magique » : ce serait enfer­mer dans quelque guê­pier concep­tuel et ration­nel une approche du monde plus poreuse, ins­crite dans le quo­ti­dien, qui va sim­ple­ment de soi dans la culture qu’il côtoie et connaît. D’ailleurs, ce bio­lo­giste de for­ma­tion voit cette dis­ci­pline, scien­ti­fique et ration­nelle, comme une autre langue, qu’il maî­trise aus­si, mais qui n’est pas en oppo­si­tion ni dans une posi­tion hié­rar­chique vis-à-vis de la langue du com­mun, ou la langue poétique.

Lors de cette ren­contre, Elisabeth Monteiro Rodrigues sou­li­gnait la dif­fi­cul­té qu’avait été la sienne de tra­duire ce nou­veau manus­crit d’un auteur avec qui elle col­la­bore pour­tant depuis 2005. « J’ai long­temps por­té ce livre avant de pou­voir le tra­duire. » Intrigués, en lec­teurs atten­tifs depuis plu­sieurs années, nous avions tenu à l’interroger en paral­lèle d’un entre­tien avec l’auteur mozam­bi­cain : une manière de mettre en écho leurs approches lit­té­raires res­pec­tives. « Les œuvres de Mia Couto nous enjoignent en effet de nous débar­ras­ser de nos idées pré­con­çues afin de nous lais­ser péné­trer par ce qu’il appelle l’Autre côté, Là-Bas. Dans le cas de La Confession de la lionne, il a fal­lu que je laisse adve­nir dans le réel cette pos­si­bi­li­té que l’homme a de se trans­for­mer, d’être un ani­mal, ici, une lionne. C’est cette idée que le monde ani­mal et humain n’est pas étanche, qu’il n’y a pas de sépa­ra­tion, que l’humain fait par­tie du règne ani­mal et vice ver­sa, qu’il n’est pas ques­tion de fan­tas­tique et encore moins de réa­lisme magique. Une fois cette pos­si­bi­li­té admise, le livre de l’anthropologue Harry G. West, O poder e o invisí­vel em Mueda, Moçambique, m’a per­mis d’en com­prendre les enjeux his­to­riques et poli­tiques. Puis il se passe géné­ra­le­ment un ou deux mois, par­fois davan­tage, avant que je ne com­mence. Je tra­vaille par couches, je réa­lise au moins trois ver­sions de ma tra­duc­tion : la pre­mière, je la veux comme un calque de l’o­ri­gi­nal, une sorte de langue à mi-che­min entre le por­tu­gais et le fran­çais, la deuxième aborde la rive du fran­çais et, enfin, la troi­sième, je l’es­père, aura accom­pli son voyage dans la langue. Je pense sou­vent à la rumi­na­tion médié­vale, « ingur­gi­ter » le texte afin de le lais­ser che­mi­ner en moi et en déplier le sens. »

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Accomplir son voyage dans la langue. Démarche que l’auteur, né de parents por­tu­gais et ancien membre du Front de libé­ra­tion du Mozambique (FRELIMO), dut faire lui-même. C’est cette chaîne de ren­contres — du « télé­phone arabe », pour reprendre une expres­sion popu­laire — qui nous inté­resse ici, cette zone de métis­sage par le lan­gage, qui per­met d’effleurer la culture de celui qu’on nous a appris à mépri­ser. Ils sont nom­breux en lit­té­ra­ture, ces « bâtards » inca­sables qui se nour­rissent de la chair tendre des langues en ter­ri­toire mul­ti­lingue : des Antillais Fanon, Glissant et Chamoiseau à Jean Sénac l’Algérien, de Kateb Yacine (qui écri­vit son théâtre en arabe dia­lec­tal) à l’Afrikaner Breyten Breytenbach ; de la Sénégalaise Fatou Diome à l’Angolais José Luandino Vieira. L’écrivain kenyan Ngugi wa Thiong’O — mis au ban de son idiome mater­nel et de son pays — incarne un posi­tion­ne­ment radi­cal sur la ques­tion des langues colo­niales et de la tra­duc­tion. Tous des exi­lés, un œil dehors, l’autre ren­tré, per­met­tant une conscience mul­ti­pliée. L’essayiste Lise Gauvin parle d’ailleurs de « sur­cons­cience lin­guis­tique ». L’écrivain-poète est un récep­tacle et un trans­met­teur, le tra­duc­teur en est un autre, tout aus­si essen­tiel — voire pri­mor­dial, dans notre siècle. C’est cette figure, celle du pas­seur, que nous cher­chons à effleu­rer, en nous inté­res­sant au voyage des langues dans les livres.

« Les Centres colo­nia­listes avaient pro­je­té leurs langues comme des filets. La langue, en ces temps d’ex­pan­sion, ne ser­vait pas à ques­tion­ner le monde. »

« La lit­té­ra­ture écrite sur le conti­nent afri­cain et dans les Caraïbes occupe une place très impor­tante dans mon par­cours, nous dit Monteiro Rodrigues. En 1998, en ren­trant d’un séjour au Ghana, je suis pas­sée par Lisbonne, et dans une librai­rie j’ai ache­té Terra sonâm­bu­la de Mia Couto. La lec­ture de ce roman fut pour moi un véri­table éblouis­se­ment. Je n’avais jamais lu un texte aus­si beau, avec une telle puis­sance évo­ca­trice, et un style aus­si nova­teur. J’ai ensuite eu l’occasion de faire plu­sieurs entre­tiens avec Mia Couto. Ce n’est que bien plus tard, alors que j’étais déjà libraire à la Librairie por­tu­gaise & bré­si­lienne, que j’ai pro­po­sé à Anne Lima et Michel Chandeigne de publier Tombe, tombe au fond de l’eau (Mar me quer). Un texte magni­fique empreint de poé­sie et d’humour, qui déploie tout l’art poé­tique de Mia Couto. J’ai depuis le bon­heur de tra­duire son œuvre, publiée aux édi­tions Chandeigne et Métailié. » Le tra­duc­teur des lit­té­ra­tures afri­caines doit faire face à une réa­li­té lin­guis­tique contra­dic­toire, nouée, avec plus ou moins de conscience poli­tique, au pari déco­lo­nial. « Je suis une contra­dic­tion pro­fonde : je suis un scien­ti­fique qui écrit, je suis un écri­vain dans une socié­té orale, je suis blanc dans un pays d’Africains », cla­ma Mia Couto lors de son pas­sage en France. Car au vu de leur foi­son­ne­ment (près de 2 000 langues vivantes — soit un tiers des langues mon­diales — existent sur le conti­nent), les langues sont, de l’Algérie à Madagascar, un enjeu consi­dé­rable. Langues indi­gènes broyées par le sys­tème colo­nial, avec plus ou moins de déter­mi­na­tion selon la poli­tique de l’Empire (Louis-Jean Calvet parle d’ailleurs de glot­to­pha­gie comme d’une sorte de rela­tion « can­ni­bale », où le colon venu d’Europe, non seule­ment « a dévo­ré le colo­ni­sé », mais a éga­le­ment « dévo­ré ses langues »). Chamoiseau, dans Écrire en pays domi­né, en dira encore : « Les Centres colo­nia­listes avaient pro­je­té leurs langues comme des filets. La langue, en ces temps d’ex­pan­sion, ne ser­vait pas à ques­tion­ner le monde. Elle deve­nait un tamis d’ordre par lequel le monde, cla­rifié, ordon­né, devait se sou­mettre aux déchif­fre­ments uni­voques d’une iden­ti­té… ».

La plu­part du temps, les langues régio­nales d’Afrique ne sont pas aidées, depuis les indé­pen­dances, par le peu de gou­ver­ne­ments qui se sont suc­cé­dé au pou­voir, trou­vant trop sou­vent l’urgence ailleurs que dans la vie de leur peuple : peu d’entre elles se déve­loppent sur les bancs de l’école et des uni­ver­si­tés. Forcément, cet état de fait ne par­ti­cipe pas à la créa­tion d’une réelle cohé­sion natio­nale. Au Mozambique, si quelques ini­tia­tives voient le jour, aucune démarche rigou­reuse venant de l’État n’a abou­ti pour tra­duire et trans­mettre le savoir des dif­fé­rentes langues entre elles (la guerre civile ayant étouf­fé dans l’œuf toute entre­prise de cet ordre pen­dant long­temps). Tout au plus, les hommes poli­tiques se sou­viennent qu’ils parlent autre chose que le por­tu­gais au moment des élec­tions, quand, dans les tri­bu­naux on fait appel à des tra­duc­teurs pour la majo­ri­té de la popu­la­tion qui ne s’ex­prime pas en por­tu­gais. Sur l’en­semble du conti­nent afri­cain, seuls les livres reli­gieux — la Bible ou le Coran — sont tra­duits dans un panel large d’idiomes. Définir le Mozambique comme un pays luso­phone fera rire nombre de socio-lin­guistes : le pays est, dans sa grande majo­ri­té, « ban­tou­phone », la plu­part des langues par­lées étant issues de la souche ban­toue. La langue de l’an­cien colon fut utile au moment des indé­pen­dances pour balayer sous le tapis les divi­sions régio­nales à l’intérieur du mou­ve­ment de Libération. Aujourd’hui, les dif­fé­rentes langues du pays sont sou­vent ins­tru­men­ta­li­sées, car liées à de sérieux enjeux de pou­voir et de clan. C’est aus­si là qu’une guerre de classe se joue. Aujourd’hui, le por­tu­gais du Mozambique est une langue urbaine, sco­laire, média­tique et asso­ciée à l’élite poli­tique. « Une dis­pute s’empare du lieu. Soudain, plus per­sonne ne parle en por­tu­gais. Cette dis­pute se pro­duit dans un autre monde, dans un monde où, pour se com­prendre, les morts et les vivants ont besoin de tra­duc­tion. », dit le nar­ra­teur de La Confession de la lionne, lui-même extrê­me­ment sou­cieux de consi­dé­rer dans son œuvre les diverses langues du Mozambique.

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Dans un tel contexte, un grand nombre de Mozambicains, à l’instar d’autres pays d’Afrique, gran­dissent en éprou­vant au cœur de leur crois­sance une scis­sion forte entre la langue sen­sible, ins­tinc­tive (sou­vent « orale » : la langue mater­nelle), et la langue de l’intellect (écrite, celle de l’école) — autre­ment dit, la langue du foyer, du chant, de l’imaginaire et celle de l’ancien colon, deve­nue, dans une par­tie des anciennes colo­nies n’ayant pu sai­sir l’urgence lin­guis­tique, une langue de liai­son. Mais une langue de liai­son tom­bée dans la rue, comme on tombe dans la potion magique : rien de plus vivant et insai­sis­sable que les langues, dans les pays où l’écrit n’est pas au centre des inten­tions col­lec­tives. De la « lit­té­ra­ture du bouche à oreille », écri­ra le lin­guiste congo­lais Musanji Ngalasso-Mwatha. Mia Couto nous dit à ce pro­pos qu’il est pos­sible d’« héri­ter des choses, mais on n’hérite pas des langues ni des créa­tures vivantes. » Rien de plus évident en pays ban­tou. Ce à quoi répon­dra sa tra­duc­trice : « Oui, la langue vient de plus loin que nous, elle est en varia­tion constante, on ne peut donc pas la pos­sé­der au sens maté­riel. Pourtant, il me semble que la ques­tion peut se poser lors­qu’on a deux langues, lorsqu’une autre langue s’est sub­sti­tuée à la langue mater­nelle stric­to sen­su. Quel serait alors le sta­tut de cette langue mater­nelle ? Ne serait-elle pas un « héri­tage » ? Je crois que je tra­duis pour faire entendre le por­tu­gais en fran­çais, la langue qui est deve­nue la mienne à l’âge de quatre ans. À chaque tra­duc­tion, j’accomplis ce voyage du por­tu­gais au fran­çais qui m’a fait naître en fran­çais. » Le voyage d’une langue est un che­mi­ne­ment sans retour. Le fran­çais injec­té dans les rues d’un cer­tain nombre de pays, bien en dehors de l’Académie métro­po­li­taine, est donc deve­nu une langue afri­caine qui peine à gon­fler ses pou­mons dans l’air très com­pri­mé de la « fran­co­pho­nie » ; comme le sont l’anglais, l’espagnol et le por­tu­gais sur d’autres terres, qui les ont inté­grés à leur culture natio­nale sans attendre de per­mis­sion. En d’autres termes — ceux de Kateb Yacine : la langue de l’ancien colon est un butin de guerre. Les rues du Mozambique dé-lati­nisent le por­tu­gais pour la ban­tou-iser ! D’où la dif­fi­cul­té de tra­duc­tion. Mia Couto, écri­vain d’une terre encore dans l’ombre de la guerre civile, s’insère dans cette réa­li­té com­plexe : écrire dans une langue à la fois mino­ri­taire mais domi­nante, et en constante mutation.

« Je me suis ren­due pour la pre­mière fois au Mozambique en 2013, à l’invitation du centre cultu­rel fran­co-mozam­bi­cain, pour une ren­contre avec Mia Couto, lorsque l’Accordeur de silences a reçu le prix de la fran­co­pho­nie », nous dit encore Elisabeth Monteiro Rodrigues. « J’ai ain­si pu voir, écou­ter, sen­tir, res­pi­rer les mots. Secouez les pieds, les pous­sières aiment voya­ger est deve­nu une expé­rience concrète. S’agissant de l’oralité, je pense qu’il convient de pré­ci­ser ce qu’on entend par ce mot — que l’on voit par­tout dès qu’il est ques­tion de lit­té­ra­ture dite afri­caine. L’oralité telle que je l’envisage chez Mia Couto, ce sont d’abord les his­toires dont les per­son­nages de ses romans et de ses nou­velles sont por­teurs ; les per­son­nages de Mia Couto consti­tuent à eux seuls une nar­ra­tion, ils n’ont de cesse de vou­loir remettre en cause la véra­ci­té du récit, la pos­si­bi­li­té même de l’écriture du récit, et par­fois le rap­port à l’écrit. Dans son œuvre, l’écrit est oral et l’oral est écrit. L’oralité, c’est ensuite celle des dif­fé­rentes langues du Mozambique (rap­pe­lons qu’il existe une ving­taine de langues, et que seuls 3 % de la popu­la­tion pos­sèdent le por­tu­gais comme langue mater­nelle, le por­tu­gais étant sou­vent la deuxième ou troi­sième langue apprise à l’école), leurs façons de nom­mer, de repré­sen­ter les choses, de pen­ser, de recou­rir aux pro­verbes que Mia Couto recrée dans ses romans et nou­velles. Ainsi, pour dire que quelqu’un ne parle pas por­tu­gais, il dira qu’il « lèche sa propre langue » ; quelqu’un qui n’a rien à dire « meuble la pous­sière de voix », un show­ne­ral est une fête orga­ni­sée à l’occasion des funé­railles. C’est donc cette langue, ce mode de rap­port au monde que je tra­duis. Mais pour moi, c’est quelque chose qui existe par­tout, en France aus­si. La langue fran­çaise a aus­si cette capa­ci­té d’exprimer cela. »

« J’aime beau­coup le mot illu­né que l’on trouve chez Rimbaud pour tra­duire un mot por­tu­gais très cou­rant : enlua­ra­da (bai­gné par le clair de lune). Rimbaud est une lec­ture à laquelle je reviens sou­vent quand je tra­duis Mia Couto. »

Glissant l’affirmait, la tra­duc­tion « n’est pas une méca­nique ». Tout à la fois ouver­ture à l’œuvre d’un auteur, mais éga­le­ment tra­hi­son et menace constante de la dis­tor­sion, de la perte d’un pro­pos et des vibra­tions en retrait d’une langue. « Une femme a été vio­lée et presque tuée dans ce vil­lage. Et ce ne sont pas les lions qui l’ont fait. […] Vous êtes reve­nus à Kulumani, Arcanjo Baleiro ? Eh bien, faites la chasse à ces vio­leurs de femme », lance Naftalinda dans La Confession. Le tra­duc­teur doit pou­voir regar­der un auteur droit dans ses pupilles et trou­ver, au cœur même du lan­gage, une zone de confiance par­ta­geable. « Quand on tra­duit de l’ineffable, quand on tra­duit de l’indicible, les trucs d’équivalence ne suf­fisent pas, il faut un ima­gi­naire du tra­duc­teur qui invente quelque chose de nou­veau par rap­port aux trucs d’équivalence d’une langue à l’autre », Glissant, tou­jours. Il s’agit de tenir les deux bouts de corde de l’i­ma­gi­naire d’une langue à l’autre. L’expérience de la perte et du deuil est une don­née de base de la tra­duc­tion comme de tout pro­ces­sus créa­tif nous dira Monteiro Rodrigues : « Dans Encore un métier impos­sible, Pontalis écrit que le tra­duc­teur doit être doué d’une capa­ci­té infi­nie d’être triste. Mais heu­reu­se­ment ce n’est pas tout, les joies et les com­pen­sa­tions sont là, sur le fil de la phrase. Je pense bien sûr ici aux créa­tions lexi­cales, aux mots-valises, aux pro­verbes fixés ou détour­nés, aux jeux de mots que l’on retrouve abon­dam­ment dans la plu­part des romans de Mia Couto et dans ses nou­velles. » Les tra­duc­teurs sont ceux qui doivent faire entrer une men­ta­li­té, une culture, une musi­ca­li­té… dans un mou­choir de poche. Traduire une langue poé­tique qui convoque tant de par­ti­cu­la­rismes cultu­rels et his­to­riques, comme nous l’expliquions plus haut concer­nant celle de Couto, oblige fon­da­men­ta­le­ment à trou­ver d’autres leviers que de simples équi­va­lences. « Ce sont autant de sin­gu­la­ri­tés que je fais en sorte de res­ti­tuer par des archaïsmes en fran­çais, en détour­nant l’emploi séman­tique ou gram­ma­ti­cal des mots, en créant des mots com­po­sés ou des néo­lo­gismes. Je tente de recou­rir aux mêmes pro­ces­sus de for­ma­tion des mots pour créer des néo­lo­gismes en fran­çais. […] Lorsque cela ne fonc­tionne pas, appa­raît for­cé ou arti­fi­ciel, j’ai alors recours à la com­pen­sa­tion, en glis­sant une créa­tion pos­sible ailleurs dans le texte : j’aime beau­coup le mot illu­né que l’on trouve chez Rimbaud pour tra­duire un mot por­tu­gais très cou­rant : enlua­ra­da (« bai­gné par le clair de lune »). Rimbaud est une lec­ture à laquelle je reviens sou­vent quand je tra­duis Mia Couto. »

L’écrivain nous le dira lui-même : « Je dois tom­ber amou­reux de ces gens que j’invente peu à peu à par­tir de ren­contres, à par­tir de récits. Ils ne doivent pas trop col­ler à la réa­li­té, mais ils ont des liens avec le quo­ti­dien. » Alors, de la même manière : faut-il connaître, maî­tri­ser la phi­lo­so­phie d’un auteur pour pou­voir le tra­duire ? Que faut-il pri­vi­lé­gier ou sacri­fier du sens, de la sono­ri­té ou du rythme ? Comment rendre compte de la part silen­cieuse du lan­gage, et de méta­phores qui ne puisent pas dans l’imaginaire euro­péen ? Allons plus loin : faut-il aimer un auteur pour s’emparer de son texte et accom­plir le voyage dans la langue ? Une chose est sûre : au cœur même des dif­fé­rents dic­tion­naires, une rela­tion irra­tion­nelle se crée. « Je ne pour­rais pas tra­duire un livre dont je n’aime pas la langue, le style, nous répond Monteiro Rodrigues. Je tra­duis Mia Couto depuis une dizaine d’années main­te­nant. Si son uni­vers, son écri­ture me sont à ce point fami­liers, j’essaie tou­jours, autant que pos­sible, de consi­dé­rer chaque livre comme si c’était le pre­mier que je tra­dui­sais (et cela me paraît tou­jours aus­si dif­fi­cile, peut-être même plus dif­fi­cile à chaque fois). C’est très impor­tant de conser­ver une dis­tance entre mon empa­thie pro­fonde pour cette œuvre et l’œuvre à pro­pre­ment par­ler, ce afin de ne pas impo­ser mon propre rythme, mais d’écouter celui de l’original. Le sens et le rythme sont indis­so­ciables, de même que la musi­ca­li­té et la chair des mots sont au cœur de mes pré­oc­cu­pa­tions. La lec­ture à voix haute est une constante dans mon tra­vail. Je convoque aus­si beau­coup les images pour essayer de trou­ver le mot juste et je laisse une part à l’instinct. »

Édouard Glissant nom­mait « créo­li­sa­tion » la part d’imprévu que génèrent les courts-cir­cuits dans l’histoire humaine, phé­no­mène accé­lé­ré aujourd’hui : des peuples loin­tains s’affrontent, se cognent, s’assemblent et, mal­gré les divi­sions, ne cessent d’inventer, de s’inventer. Dans un entre­tien sur la ques­tion, le pen­seur du Tout-Monde esti­mait, quant à lui, que « la tra­duc­tion est un élé­ment pri­mor­dial, car ayant une fonc­tion poé­tique géné­rale du rap­port de toute langue à toute langue. […] La tra­duc­tion devient un art en soi, avec son champ qui est non pas le champ des langues, mais le champ du rap­port des langues. »


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☰ Lire notre entre­tien avec Mia Couto : « Les langues sont des enti­tés vivantes », juin 2016
☰ Lire notre article avec Abdellatif Laâbi : « La bataille des idées est de nou­veau devant nous », juin 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Reza Afchar Naderi : « Ici, la poé­sie est cou­pée de l’homme », jan­vier 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Breyten Breytenbach : « On n’a pas net­toyé les caves de l’Histoire ! », juin 2015
☰ Lire notre article : « Serge Michel — amour, anar­chie et Algérie », Émile Carme, février 2015
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Maya Mihindou

Illustratrice et autrice franco-gabonaise.

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