Serge Teyssot-Gay : « Les marchands ont pris tout l’espace »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Deux dates : 1987 et 2004. La pre­mière, celle de la sor­tie du pre­mier album de Noir Désir, Où veux-tu qu’je r’garde ? ; la seconde, celle de la paru­tion du livre-disque Nous n’a­vons fait que fuir, chef-d’œuvre et chant du cygne du groupe. Moins de deux décen­nies mais bien plus qu’un groupe : un jalon pour toute une géné­ra­tion. Serge Teyssot-Gay fut le gui­ta­riste et le co-com­po­si­teur de tous les albums ; il est aus­si l’au­teur de deux disques solo (Silence radio et On croit qu’on en est sor­ti) et l’ins­ti­ga­teur de deux autres for­ma­tions : Interzone, avec le musi­cien syrien Khaled Al Jaramani, et Zone Libre, avec les rap­peurs Casey, Hamé ou Marc Nammour. Un touche-à-tout che­mi­nant désor­mais loin de l’in­dus­trie musi­cale. Nous le ren­con­trons dans une bras­se­rie de la place de Clichy, à Paris, pour reve­nir sur son par­cours. La voix est calme, le sou­rire humble ; l’ar­ti­san qu’il dit être en jure : l’art peut épau­ler les hommes.


tg1 Ce qui frappe au prime abord dans votre par­cours, c’est la diver­si­té, la richesse, voire l’éclectisme de vos pro­duc­tions. Quel est le fil rouge ?

La gui­tare. C’est conti­nuer d’apprendre, de pro­gres­ser. Je fais tout ceci pour ça. Et, bien sûr, pour par­ta­ger avec les gens avec qui j’avance et je tra­vaille, qui me deviennent chers, ensuite, au regard de tous nos points com­muns. C’est un mélange entre des choses très per­son­nelles, voire égoïstes (mon tra­vail), et cette volon­té de vivre et de créer qui m’a­nime. Lydie Salvayre est écri­vaine, Paul Bloas est peintre, Joëlle Léandre est contre­bas­siste, Khaled Al Jaramani est oudiste… C’est l’ensemble de leur démarche intel­lec­tuelle et artis­tique qui me nour­rit — et que j’admire. Mais le moteur de départ, ça reste le travail.

En défi­ni­tive, vous ne savez plus qui déclenche les rencontres ?

Voilà. Ça se brasse, c’est un aller-retour. Je n’ai jamais décro­ché un télé­phone pour dire : « Si on bos­sait ensemble ? » On s’approche, on tourne en rond — comme deux chiens qui se reniflent. (rires)

Vous lisiez les livres qui parais­saient sur Noir Désir ?

Jamais. Je n’en ai rien à foutre.

Eh bien, dans l’un de ceux-là, Tout est là de Sébastien Raizer, vous expli­quiez qu’il faut tou­jours, dans un groupe, une per­sonne « pour cana­li­ser les éner­gies et les idées ». Que tra­vailler en solo donne un résul­tat « plus cohé­rent ». Vous avez été en groupe, en solo et vous évo­luez aujourd’hui dans des for­ma­tions assez souples…

« Par le pas­sé, j’ai souf­fert de ça, de cette fausse démo­cra­tie. J’étais très utopique. »

Mon seul groupe, c’est Noir Désir. Ça cor­res­pond aux années d’adolescence, où tu as besoin du groupe, jus­te­ment, mais en pre­nant de l’âge tu vois les choses autre­ment, tu abordes ton propre tra­vail dif­fé­rem­ment. J’aime bien gar­der la main sur mes pro­jets. Le der­nier album, Zone Libre PolyUrbaine, je le cha­peaute com­plè­te­ment — même si Zone Libre n’existe pas sans Cyril Bilbeaud. Sur un album en duo, il existe un réel équi­libre : on ne dis­cute pas, cela se fait tout seul. Quand on tra­vaillait sur Les Contes du chaos ou L’angle mort (avec Casey et Hamé), je com­po­sais mes har­mo­nies sur la base des riffs de bat­te­rie de Cyril. Le rap­port au temps évo­lue, aus­si. Avec Noir Désir, on met­tait un temps fou à faire les disques. J’envisageais à l’époque toutes les solu­tions : je suis auto­di­dacte, je ne connais pas l’harmonie ; je tes­tais toutes les pos­si­bi­li­tés jusqu’à épu­rer et me dire, le sen­tant, le sachant : « C’est bon, c’est ça. » Aujourd’hui, je crois que le duo est la for­mule idéale pour avan­cer : on est dans une inti­mi­té rela­tion­nelle ; on ne peut pas se trom­per. L’erreur appa­raît immé­dia­te­ment : à deux, si l’un se tait, tout s’arrête. Il y a une pro­fon­deur que les groupes n’atteignent pas — même si je ne les oppose pas. Les groupes, tels qu’on les conçoit et les lance lorsqu’on est jeunes, c’est sys­té­ma­ti­que­ment le bor­del. L’histoire de la musique le rap­pelle. Conflits d’egos, d’intérêts… La ques­tion de qui est le meneur, le « boss », se pose tou­jours (avec les non-dits que ça entraîne aus­si, par­fois) : en duo, on avance de façon bien­veillante, sans rap­ports de domi­na­tion. Comme un couple qui s’entend bien ! On peut éta­blir une réelle démo­cra­tie — ce qui est très rare… Par le pas­sé, j’ai souf­fert de ça, de cette fausse démo­cra­tie. J’étais très uto­pique. Ce n’est pas dans ma car­to­gra­phie men­tale de pen­ser que des gens peuvent avoir des com­por­te­ments des­truc­teurs vis-à-vis des autres, des dis­cours qui ne cor­res­pondent pas à leurs actes. Je suis naïf. Quand on dit un truc, on le fait, et ça ne peut pas être autre­ment. Je me suis ramas­sé la gueule tel­le­ment de fois… C’est bête à dire mais je tra­vaille désor­mais avec des gens « bons », humains. Le rap­peur Marc Nammour, par exemple, est un type adorable.

Votre album solo On croit qu’on en est sor­ti, conçu à par­tir des textes d’Hyvernaud, est mar­quant. Là, vous étiez entiè­re­ment seul.

Et c’est plus facile !

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Par Stéphane Burlot

Mais per­sonne n’est là pour vous appuyer, vous dire : « Là, ça coince ; là, c’est bon. »

Il y a eu madame Hyvernaud. Je lui avais deman­dé si j’étais en phase avec l’œuvre de son mari : je n’aurais jamais pu conti­nuer si elle ne m’avait pas sou­te­nu. J’ai obte­nu son feu vert… Je lui avais fait écou­ter les pre­miers enre­gis­tre­ments, les plus abou­tis, et elle a trou­vé ça juste. Plus tard, elle m’a même assu­ré qu’elle enten­dait son mari avec ma voix ! Ça m’avait vrai­ment touché.

« D’où cette notion d’artisanat à laquelle je m’accroche. Comme musi­cien, avec mon outil ; comme pro­duc­teur, avec mon tra­vail. J’ai retrou­vé ma liber­té. Il faut savoir se placer. »

Les autres membres de sa famille ont été bien plus récal­ci­trants, n’est-ce pas ?

Oui. Mais je m’en fichais car Andrée Hyvernaud était de la même trempe que son époux : une poé­tesse. Elle avait le même esprit, le même humour, la même éner­gie. Elle était la pre­mière à se moquer de son entou­rage, de ceux qui tenaient à contrer mon tra­vail : elle les trai­tait de rin­gards, de pos­ses­sifs conser­va­teurs… Elle avait 90 ans !

Vous aviez fait savoir que vous aimiez, mal­gré la bru­ta­li­té du texte, « la vie » qui se déga­geait des mots d’Hyvernaud. Récemment, vous avez loué l’élan vital des ban­lieues, autour de Zone Libre. Il y a 15 ans d’écart entre les deux pro­jets mais le même terme pour les décrire…

Ah… Je suis comme ça. Je suis quelqu’un de posi­tif. J’ai des failles, comme tout le monde, mais je pré­fère cher­cher des solu­tions. Je n’aime pas ce trait de notre époque qui pousse les gens à reje­ter et jus­ti­fier leur mal-être sur le dos les autres : c’est tou­jours de la faute des autres. Je n’aime pas ce dis­cours de victimisation.

Quand vous vous pré­sen­tez comme un « arti­san », ce n’est bien sûr pas un hasard : ce mot se pense aus­si­tôt en confron­ta­tion avec « artiste »…

Oui, bien sûr. J’ai énor­mé­ment souf­fert d’avoir fait par­tie d’un groupe aus­si connu que Noir Désir. J’ai eu le sen­ti­ment d’avoir ma vie volée. On ne t’aborde plus que pour des mau­vaises rai­sons. Les gens te parlent pour l’idée qu’ils se font de ce que tu es mais non plus pour qui tu es. Et lorsque ça dure des années, ça opère en toi une trans­for­ma­tion qui, sur le plan humain, est une catas­trophe. Il y a admi­ra­tion, il y a demande ; en réac­tion, tu te pro­tèges — ce qui peut rendre un peu para­noïaque puisque s’il y a besoin de pro­tec­tion, c’est qu’il y a sen­ti­ment d’agression. (Il marque une longue pause.) Il n’y a rien de sain là-dedans. Un jour, je n’ai plus eu la pos­si­bi­li­té de mon­ter sur scène pour pré­pa­rer mon ins­tru­ment, pour l’accorder. Ce fut le déclic. C’était en 1989. Les gens hur­laient tel­le­ment qu’il m’a fal­lu pas­ser la main à quelqu’un : je n’ai pas aimé. J’ai per­du — sans me l’expliquer tou­te­fois — le fil de quelque chose d’important. J’ai pu redé­cou­vrir ce plai­sir, immense, grâce à Interzone. Si je casse une corde, je la change sur scène. Ça m’a ren­du fou, ça m’a abî­mé. Ça m’a dépla­cé dans mon tra­vail. Et mal­gré tous les dis­cours de Noir Désir, mal­gré tout ce que l’on disait de nous (le groupe « porte-parole », le groupe « modèle »), on a, au final, seule­ment ser­vi une indus­trie… On l’a enri­chie. Notre posi­tion était fausse. Il y avait impos­ture, quelque part… On ne peut pas, indé­fi­ni­ment, dire qu’on est contre ce sys­tème tout en y res­tant. D’où cette notion d’artisanat à laquelle je m’accroche. Comme musi­cien, avec mon outil ; comme pro­duc­teur, avec mon tra­vail. J’ai retrou­vé ma liber­té. Il faut savoir se pla­cer. Au début, nous étions jeunes, nous ne nous posions pas toutes ces ques­tions ; c’est en 1993 que j’ai éprou­vé un besoin d’autonomie.

Pourquoi cette année, précisément ?

« On ven­dait de plus en plus de disques mais j’étais mal­heu­reux — ce qui n’empêche pas que, jusqu’à la fin, on pre­nait un plai­sir immense à jouer ensemble. »

C’est la der­nière année où je me suis sen­ti en phase avec notre public. Il avait gran­di avec nous, et vice ver­sa. On était entre nous. Ensuite, on a été dans la démons­tra­tion. Les gens vou­laient un « show ». On ven­dait de plus en plus de disques mais j’étais mal­heu­reux — ce qui n’empêche pas que, jusqu’à la fin, on pre­nait un plai­sir immense à jouer ensemble. Mais plein de choses n’étaient pas dites. Contractuellement, on a eu une occa­sion de sor­tir d’Universal, mais ce n’était pas l’envie de tout le monde dans le groupe. J’étais coin­cé, humai­ne­ment et politiquement.

D’où vos pre­miers pro­jets solo ?

Exactement.

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Par Stéphane Burlot

Si on recoupe les dates de réa­li­sa­tion, On croit qu’on en est sor­ti pré­cède de peu Des visages des figures, avec Noir Désir.

Tout à fait. Le second est direc­te­ment impré­gné du pre­mier, d’ailleurs. J’ai rame­né mes neuf mois de bou­lot sur Hyvernaud, dans ma cave, au sein de Noir Désir. Ce sont les mêmes sons, les mêmes syn­thés, les mêmes pédales d’effets pour les guitares.

La spon­ta­néi­té et l’émotion sont deux notions qui reviennent sou­vent, lorsque vous par­lez de votre démarche. L’idée, la ratio­na­li­té, l’analyse, semblent venir en second temps…

« La poé­sie est un temps ; la pen­sée phi­lo­so­phique, poli­tique ou socio­lo­gique en est un autre. Mais les deux s’entre-nourrissent. »

L’émotion capte les choses plus vite que le cer­veau. Mais je suis quelqu’un de lent, aus­si, quelqu’un qui construit. Ce n’est que depuis 1999 que j’ai com­men­cé l’improvisation (avec France culture, sur des images rame­nées de Beyrouth). Et j’ai un très grand besoin de nour­rir cette émo­tion par de la réflexion : je lis beau­coup d’essais, de presse. Le Monde diplo, Courrier inter­na­tio­nal, par exemple.

Par phases ou en conti­nu ? Y a‑t-il des moments liés à la créa­tion où vous res­sen­tez le besoin de cou­per tout contact avec l’information extérieure ?

Oui, par phases… Je me retrouve par­fois dans l’incapacité de faire autre chose. Et ça peut durer des mois. Je peux m’enfermer tota­le­ment dans ce que je crée : je ne vis plus rien, je n’entends plus rien, je suis seule­ment capable de tra­vailler, de structurer.

Votre uni­vers musi­cal est sou­vent très lit­té­raire et poé­tique : son­geons par exemple à votre livre-album, avec Denis Lavant et Kristina Rady, autour d’Attila József. Vous par­lez d’essais : et la poésie ?

Depuis quelques années, je lis essen­tiel­le­ment des essais. J’éprouve le besoin de me poser des ques­tions, de réflé­chir. Vous voyez Roland Gori, le psy­cha­na­lyste ? Je le lis sou­vent. Il ques­tionne la place de l’homme moderne dans la socié­té. Il vient de publier L’Individu ingou­ver­nable. Son essai La Fabrique des impos­teurs est génial. La poé­sie est un temps ; la pen­sée phi­lo­so­phique, poli­tique ou socio­lo­gique en est un autre. Mais les deux s’entre-nourrissent et se retrouvent dans ma musique : dans un autre temps où il n’est, alors, plus ques­tion que de musique.

Vous aimez, avez-vous décla­ré un jour, les auteurs « qui ont un sens ryth­mique ».

Je le cherche, ce rythme. J’adore ça. Vraiment. Dans les romans, par exemple, quand l’auteur décrit des pay­sages. Je lis des sons, des espaces, de l’air. Juste des sons qui passent dans les mots.

On doit vous le dire sou­vent : sur scène, vous avez un lien char­nel avec votre gui­tare. Quel recul avez-vous là-dessus ?

« Je recherche en per­ma­nence des nou­velles terres. Des choses écrites et non écrites, impro­vi­sées ou non. C’est seule­ment sur scène, confron­té au public, qu’on peut faire évo­luer notre musique. »

Il y a deux étapes. Chez moi, je ne branche jamais ma gui­tare. Je tra­vaille dans le fan­tasme ; j’imagine le son que ça pour­rait pro­duire. C’est calme, pen­sé. Je peux être allon­gé sur mon cana­pé. Mais lorsque je joue vrai­ment ces notes que j’ai cher­chées, il y a un inves­tis­se­ment du corps. Automatiquement. J’ai besoin de ça pour sor­tir le son et l’émotion. L’idée naît dans l’intimité, comme à ma propre oreille ; le jeu, en live, de cette idée, ça passe par le corps. Mais je n’ai jamais vrai­ment réflé­chi à ça ; je l’ai juste consta­té. Avec Interzone et Zone Libre, on s’impose de la com­po­si­tion : pour PolyUrbaine, j’ai énor­mé­ment tra­vaillé ma tech­nique ; Cyril est pas­sé à des rythmes impairs. C’est fan­tas­tique. Je recherche en per­ma­nence des nou­velles terres. Des choses écrites et non écrites, impro­vi­sées ou non (mais l’improvisation n’est jamais vrai­ment, au fond, de l’improvisation abso­lue : on pos­sède un voca­bu­laire, des indi­ca­tions simples, des cadres). C’est seule­ment sur scène, confron­té au public, qu’on peut faire évo­luer notre musique. Je navigue, je conti­nue d’apprendre, même après trente ans de gui­tare. Pendant des mois, je peux igno­rer tota­le­ment les har­mo­nies et ne tra­vailler que sur de la musique abs­traite : je cherche des tex­tures pen­dant un an ou deux. Ce sont des pro­ces­sus très longs. J’épure ensuite ce maté­riel. Tu as eu 50 000 clés dans les mains et tu n’en uti­lises que 10 à l’arrivée. Et j’ai d’autres périodes, uni­que­ment cen­trées sur l’harmonie ou la tech­nique pure.

À jouer « Jeux interdits » ?

(rires) Voilà ! Je ne connais rien aux grilles d’accord, je fais tout à l’oreille. Je me le disais ce matin : il faut que je sois extrê­me­ment rigou­reux, que je note tous les accords qui me plaisent. Je les visua­lise par formes géo­mé­triques, en fonc­tion de ma manière de pla­cer mes doigts sur les cordes.

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Par Stéphane Burlot

Vous avez fon­dé votre propre label, Intervalle Triton, en quit­tant Barclay. Racontez-nous un peu.

J’ai tou­jours eu conscience que ma musique était inven­dable. Je ne suis pas fou ; je sais que ça s’adresse à peu de gens. Comme je vous le disais tout à l’heure, il y avait ce fort désir d’autonomie. Faire les choses comme je l’entends, quand je le veux. Et la réflexion qui est la mienne par rap­port à l’industrie de la musique, à ma place dans le monde. J’ai eu du plai­sir à tout faire par moi-même, en mon­tant ce label : j’ai aimé apprendre des facettes du métier que j’ignorais — la comp­ta­bi­li­té, les bud­gets… Barclay ne sou­hai­tait pas que je m’en aille. Mais j’entendais par­ler de Popstars, de filles audi­tion­nées par cata­logue… Je me deman­dais vrai­ment ce que je fou­tais là ! Je ten­tais de par­ler avec ces gens, mais c’est impos­sible : ils sont d’un cynisme… Ils te disent que tu n’es « pas cool », que tu n’as « pas d’humour », que « ce n’est pas grave, c’est de la musique ». Je ne vou­lais plus me jus­ti­fier. Et tout était allé en s’amplifiant, à par­tir du milieu des années 1990.

Ce que vous avez dit à L’Humanité récem­ment : il n’y a plus de direc­teurs artis­tiques mais des chefs de produits.

« C’est faux, entiè­re­ment faux : le monde ne s’ouvre pas, il se rétré­cit. Le monde mar­chand a tout salopé. »

C’est ça. C’est faux, entiè­re­ment faux : le monde ne s’ouvre pas, il se rétré­cit. Le monde mar­chand a tout salo­pé. Jusque dans les années 1990, il exis­tait des marges pour les musiques « à part ». C’est fini. Je ne me plains pas, je constate : tous les musi­ciens dans mon genre doivent se pro­duire eux-mêmes. Les mar­chands ont pris tout l’espace ; ils nous imposent leur sous-culture immonde.

Ce « peu de gens » qui peut être tou­ché par votre démarche, est-ce une fata­li­té heu­reu­se­ment vécue ou bien espé­rez-vous pou­voir atteindre davan­tage de personnes ?

Au fond, j’aimerais que les gens fassent un effort. Qu’ils fassent la démarche de vou­loir décou­vrir de nou­velles choses qui, oui, ne sont pas « acces­sibles » immé­dia­te­ment. Et, bien plus lar­ge­ment, la socié­té se por­te­rait beau­coup mieux si les gens fai­saient cette démarche. La culture devrait être l’élément cen­tral d’une socié­té. Il faut plus de créa­tion. Je sau­rais faire des mor­ceaux nor­més, des petites chan­sons avec des textes qui passent par­tout, des for­mats de trois minutes, mais ça ne m’intéresse pas. Je ne veux pas créer en me disant que je le fais pour tou­cher plus de gens. Je vis de ma musique ; mon sou­ci est davan­tage les jeunes géné­ra­tions. Il y a plus de jeunes musi­ciens créa­tifs qu’auparavant, et c’est très posi­tif, mais com­ment leur per­mettre de voir le jour ? Je ne suis pas inquiet quant à la créa­tion en elle-même : il y en aura tou­jours. Les formes chan­ge­ront, c’est tout. Dans 50 ans, on rira sans doute d’un manche en bois avec des cordes. (rires)

« L’engagement réel ne se voit pas for­cé­ment. En tout cas, il ne doit pas être osten­ta­toire. Je ne donne pas de leçons, je ne sais pas revendiquer. »

Le rap­pro­che­ment que vous effec­tuez entre la musique indé­pen­dante et l’agriculture bio­lo­gique se situe à quel niveau, précisément ?

Les inter­mé­diaires. Il faut les limi­ter au maxi­mum. Je vends mes propres disques en concerts, main à la main. Sur scène ou après… Je ne vois pas quelles autres solu­tions nous avons. Il faut juste enre­gis­trer vite… et pas cher.

En pré­pa­rant cet entre­tien, la ques­tion de « l’engagement » s’est évi­dem­ment posée. Mais rien de plus tarte à la crème — d’autant que vous avez déjà dit n’être pas un homme de la « reven­di­ca­tion ». Il n’empêche que votre œuvre entière est tra­ver­sée, plus ou moins lisi­ble­ment, par des pré­oc­cu­pa­tions poli­tiques — ou, du moins, qui touchent à la Cité, aux hommes entre eux…

C’est simple : je ne crois qu’aux actes. Aux actes au quo­ti­dien. Pas aux paroles, pas aux dis­cours. Il y a eu une mode des « artistes enga­gés » : c’était affreux, ça don­nait le ver­tige. Je voyais tel­le­ment le déca­lage entre leurs paroles et leur façon de vivre. Neuf fois sur dix, ils sont bidons. Je ne pense vrai­ment pas qu’il faille sur­li­gner la parole « enga­gée ». Un infir­mier ne va pas crier sur tous les toits alors que ça devrait être lui, ou elle, « la star ». Je me sou­viens d’un méde­cin qui, un jour, m’a dit qu’il était très heu­reux de me ren­con­trer ; non ! c’est l’inverse ! Lui, il sauve des vies ; nous, on est des artistes… Le déca­lage est trop impor­tant. L’engagement réel ne se voit pas for­cé­ment. En tout cas, il ne doit pas être osten­ta­toire. Je ne donne pas de leçons, je ne sais pas reven­di­quer. Sa musique ne me parle vrai­ment pas, mais un gars comme Francis Cabrel, qui ne se met pas en avant mais s’implique au quo­ti­dien, ça me touche bien plus.


REBONDS

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