Rocé : « Noyer le poisson dans l’identité »


Entretien inédit pour le site de Ballast

« Je m’enfonce sous votre sys­tème en apnée / Dans la crasse, les cris et les crises quo­ti­diennes », lance le rap­peur Rocé, qui naquit à Bab El Oued l’an­née de la mort d’Andreas Baader, meneur de la bande épo­nyme, et de l’in­dé­pen­dance de Djibouti. Le verbe coupe et trace, depuis quinze ans, son che­min dans les marges de la scène hip-hop hexa­go­nale. « C’est de ses ecchy­moses que peut se construire la France », pour­suit le fils du résis­tant Adolfo Kaminsky, qui quit­ta l’Algérie à l’âge de quatre ans pour le Val-de-Marne. L’artiste tient au doute autant qu’au plu­riel : la course à l’e­go occulte ces ano­nymes et ces mili­tants sans lumière — le rap, comme art du grand nombre, tente répa­ra­tion. Du moins le sien.


rocé Dès votre pre­mier album, vous avez posé un « style » Rocé : des textes fouillés et le dépas­se­ment de cer­tains codes. On songe, par exemple, au mor­ceau « Plus d’feeling », sans beat

Oui, j’ai tou­jours été atti­ré par les expé­riences déca­lées : il n’y a que du beat sur le début de « On s’habitue » et l’instru’ de « Changer le monde » est par­ti­cu­lière, aus­si — la ryth­mique n’est pas ren­for­cée. L’album Identité en Crescendo est presque entiè­re­ment du hors-piste. Parfois, j’ai besoin d’être là où on ne m’attend pas et, d’autres fois, j’ai juste envie de rap­per de manière plus classique.

Votre angle de créa­tion, bien sou­vent poli­tique, repousse-t-il d’autres ter­ri­toires, d’autres envies ?

Non. Je n’ai pas ce pro­blème. J’ai un côté rigou­reux dans les textes, autant qu’un côté « rien à faire » dans la musique et sur scène : je peux me mettre à dan­ser ou sor­tir une gui­tare. En quatre albums, j’ai abor­dé des thèmes assez variés, comme l’amertume dans une rela­tion d’amitié, la folie, la haine de la foule, l’aliénation des petits chefs dans le monde du tra­vail. En revanche, si ce que vous vou­lez dire, c’est que le ton que j’adopte est tou­jours piquant ou cri­tique, c’est ma cohé­rence, pas ma limite.

« Cela montre un mépris de classe dans ce pays, très fla­grant dans le monde de la culture. »

Le regard que vous por­tez sur le rap, en tant qu’art, a‑t-il évo­lué depuis les années 1980 ?

C’est un vaste sujet. Notre socié­té n’évolue pas, en terme de men­ta­li­tés. En ce qui concerne la per­cep­tion du rap, pra­ti­qué en grande majo­ri­té par les gens issus des quar­tiers popu­laires, il y a énor­mé­ment de mépris et de rejet. Okay, tout le monde a com­pris, main­te­nant, que le rap n’est pas un phé­no­mène de mode et, sur­tout, que cette musique consti­tue un immense mar­ché. Ainsi, les gens les plus mer­can­tiles, comme les mai­sons de disque, s’y inté­ressent. Mais la musique la plus « consom­mée » en France — et la plus pra­ti­quée — est aus­si la plus mécon­nue, la plus mépri­sée par les élites et les gros médias géné­ra­listes. Il y a deux poids deux mesures dans le trai­te­ment média­tique du rap par rap­port aux autres genres musi­caux. Je ne désire pas que le rap rentre au musée ou au conser­va­toire, je ne lutte pas pour que les élites le res­pectent ou le médaillent — ce genre de com­bats ne me pas­sionne pas. Mais je constate que la musique du plus grand nombre est aus­si la plus mal trai­tée — ce qui en dit long sur l’état de notre socié­té. Cela montre un mépris de classe dans ce pays, très fla­grant dans le monde de la culture. Ça tra­duit aus­si la rup­ture géné­ra­tion­nelle, le mur invi­sible qui sépare « culture de jeunes » et « culture de vieux ». Dans d’autres pays, le rap est inter­gé­né­ra­tion­nel : c’est une musique du peuple, pas seule­ment des jeunes.

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Adolfo Kaminsky © O. Quéruel - 2011

Parlant de votre père, Adolfo Kaminsky, vous avez ajou­té : « Les Mesrine ou les Che, les révo­lu­tion­naires de la cause du bout de leur nez, pleins de tes­to­sté­rone et de belles phrases hys­té­riques, ne me touchent pas. Je ne suis sen­sible qu’aux com­bats dis­crets construits sur le long terme, et où la lumière est posée sur une idée plu­tôt que sur la per­sonne qui en parle. » Que vous a‑t-il transmis ? 

Mon père a été inter­né à Drancy en 1943. Vu qu’il avait la natio­na­li­té argen­tine, le consu­lat argen­tin est inter­ve­nu et il est sor­ti du camp de jus­tesse. À 17 ans, ayant tra­vaillé chez un tein­tu­rier, et pas­sion­né de chi­mie, il est le seul à savoir effa­cer cer­taines encres sur les cartes d’identité. Il intègre alors un réseau de résis­tance et devient rapi­de­ment spé­cia­liste en faux papiers. Il en fabri­que­ra jusqu’à la Libération. Ensuite, il rejoint le FLN algé­rien, fabri­quant tou­jours des faux papiers et même de la fausse mon­naie pour faire pres­sion sur l’in­fla­tion. Il forme des faus­saires aux quatre coins du monde dès qu’il s’agit de lutte déco­lo­niale, de mou­ve­ments de libé­ra­tion de pays d’Amérique du Sud (comme l’Uruguay, le Pérou, la Colombie, le Chili) et d’Afrique (comme en Angola, en Guinée-Bissau et en Afrique du Sud pen­dant l’apar­theid). Il a tou­jours refu­sé d’être payé pour ça, consi­dé­rant qu’il n’avait pas de patron. C’est pour­quoi il a pas­sé la majeure par­tie de sa vie dans la clan­des­ti­ni­té. Ce n’est que très tar­di­ve­ment qu’il a fait son der­nier faux papier pour enfin com­men­cer une vie normale.

« Cette époque qui consomme et consume les révoltes a besoin de mettre en avant des révol­tés au bord de l’hys­té­rie, plu­tôt que des mili­tants de l’ombre. »

Ce que je retiens, c’est d’a­bord qu’il ne s’est jamais fait repé­rer — sa pru­dence et sa dis­cré­tion étant aus­si remar­quable que son tra­vail de faus­saire. C’est aus­si cette dis­cré­tion qu’il trans­met­tait aux autres. Ma sœur a écrit un livre qui retrace son par­cours : c’est pré­cis et pas­sion­nant. Ce qu’il m’a trans­mis, c’est peut-être cette rete­nue — même si, dans mon domaine, celui de l’événementiel, je gagne­rais à ne pas l’être. Ce qui me désole, c’est que cette époque qui consomme et consume les révoltes a besoin de mettre en avant des révol­tés au bord de l’hys­té­rie plu­tôt que des mili­tants de l’ombre. On met­tra en avant un Mesrine au même niveau que des per­son­nages qui ont pla­cé l’humanisme, ou une pré­oc­cu­pa­tion poli­tique, avant leurs inté­rêts per­son­nels. Ces per­son­nages ont pour­tant sou­vent des par­cours encore plus tré­pi­dants et cou­ra­geux. Je parle de mon père, mais je découvre tous les jours des per­son­nages qui méri­te­raient qu’on fasse des block­bus­ters hol­ly­woo­diens sur eux ; je pense notam­ment à George Mattei, à Ahmad Rahmad et Olympe de Gouges. Mais on nous pro­pose sans cesse des films de colé­reux apo­li­tiques. Le monde de la culture rate quelque chose et c’est dom­mage. On est en train de construire l’Histoire sur des per­son­na­li­tés indi­vi­dua­listes alors qu’elle est faite d’un tas de per­son­nages pas­sion­nants par leur géné­ro­si­té, leur huma­nisme, leur conscience politique.

Vous moquez les révo­lu­tion­naires de façade dans « Le savoir en Kimono ». Un pro­duit de notre époque, cette consom­ma­tion de folklore ? 

C’est toute la force du capi­ta­lisme que d’accepter les éner­gies dis­si­dentes pour les vendre avec l’emballage du diver­tis­se­ment. Le capi­ta­lisme n’a pas d’ego : tu peux lui cra­cher des­sus, l’insulter ; il vali­de­ra l’insulte et en fera même un film, sachant que c’est ça qui le nour­rit. Il trans­forme de l’événement mili­tant en évé­ne­men­tiel. Quand tu regardes le point com­mun de tous ces films, c’est qu’ils ne parlent que d’un homme pro­vi­den­tiel qui vient sau­ver le monde. On pré­fère nous vendre le « super­hé­ros mili­tant », per­son­nage indi­vi­dua­liste, au-des­sus de la masse, l’image d’un Rocky Balboa qui se dépasse lui-même sans l’aide de per­sonne, qu’un mili­tan­tisme rigou­reux et solide, por­té par la soli­da­ri­té d’un réseau, d’une dyna­mique de groupe — qui n’a rien d’individuelle. Aujourd’hui, le mili­tan­tisme est com­plè­te­ment conta­mi­né par cet indi­vi­dua­lisme à l’américaine, avec une sorte de sta­ri­fi­ca­tion des porte-parole, des gens qui finissent par lut­ter de plus en plus en leur nom per­son­nel, qui offrent un rêve, plu­tôt que de s’effacer au nom d’une cause. Dans une époque où on met notre mili­tan­tisme en scène à coup de sel­fies et de poses héroïques le poing levé, j’aime regar­der de l’autre côté, à la manière d’un blo­gueur, vers des gens de l’ombre. Ce sont eux qui ont chan­gé le monde sans que per­sonne n’en sache rien — tra­çant leur route loin des ragots et des cha­maille­ries qui les entouraient.

Rocé (DR)

Après, il ne faut pas voir une cri­tique trop sévère dans mon mor­ceau : je ques­tionne. Dans le rap, on fait plein de name­drop­ping, on parle de nos héros et, la rime d’après, on contre­dit leur concep­tion. Mais il y a aus­si du posi­tif : par­ler de nos héros, c’est les gar­der dans la culture popu­laire — et c’est clair qu’on en a bien besoin. Je pense qu’il y a sur­tout une confu­sion entre mili­tant et artiste enga­gé. L’un crée du rap­port de force poli­tique, l’autre de l’événementiel cultu­rel. Un artiste, à son niveau, peut faire prendre conscience de causes justes, peut accom­pa­gner des luttes, peut redon­ner force et digni­té à celles et ceux qui en ont besoin, mais l’artiste n’est pas à l’initiative des rap­ports de force. Bref, nous, les artistes, ren­dons hom­mage. Nous pre­nons posi­tion. Les plus popu­laires d’entre nous peuvent même éclai­rer un sujet pré­cis et ravi­ver le débat. Mais ce sont des com­bats qui ont déjà été enga­gés par les militants.

Sur le mor­ceau « Identité en Crescendo », vous avez côtoyé Archie Shepp, une légende du jazz. Pourquoi lui ?

« Le capi­ta­lisme n’a pas d’ego : tu peux lui cra­cher des­sus, l’insulter ; il vali­de­ra l’insulte et en fera même un film, sachant que c’est ça qui le nourrit. » 

Archie Shepp a accom­pa­gné les luttes des Black Panthers en musique. Il a une conscience poli­tique qui m’intéresse beau­coup et qui est ultra actuelle, plus actuelle que celle de beau­coup de jeunes mili­tants. Sa vision des iden­ti­tés, de la musique, est très inté­res­sante. Je l’ai sol­li­ci­té pour par­ti­ci­per à mon album parce que sa musique me plaît et que c’était l’ambiance dans laquelle je bai­gnais à cette époque.

La ques­tion iden­ti­taire semble vous tra­vailler, en effet. Vous la trai­tez de long en large sur votre deuxième album. Dix ans et des débats sur « l’identité natio­nale » et la « déchéance de natio­na­li­té » plus tard, la cris­pa­tion est à son comble… 

J’ai résu­mé ce que je pen­sais de tout ça à l’époque. Je n’aime pas trop reve­nir là-des­sus. La France est un pays figé dans le temps : je pour­rais refaire le même album tous les ans et j’aurais l’impression de me figer avec le pays. Maintenant, je veux par­ler d’autres choses. Pour voir à quel point les pro­blèmes d’aujourd’hui sont ceux d’hier, il suf­fit de lire les écrits de Frantz Fanon, d’Edward Saïd — on constate à quel point les livres d’hier parlent mieux d’aujourd’hui que ceux d’aujourd’hui. Valls vient de dire que « la ques­tion des valeurs et de l’identité sera au cœur de la cam­pagne » : c’est dire à quel point ça arrange les poli­tiques de relan­cer la même carotte, de noyer le pois­son dans l’identité — un sujet qu’ils ne maî­trisent pas mais avec lequel il est facile d’endormir tout le monde et de créer la confu­sion à gauche. Sur la notion des iden­ti­tés, j’aime beau­coup Édouard Glissant. Et sur un ter­rain plus concret d’autodéfense, parce qu’on en est là, mal­heu­reu­se­ment, il y a des gens qui réagissent, qui s’organisent ; je pense au tra­vail fait par le CCIF, entre autres. Les débats sur l’identité en France sont voués à être réac’. Les uni­ver­si­taires sont en avance sur ces sujets, mais ce ne sont pas eux qu’on convient, ce ne sont pas eux qui donnent le ton poli­tique. C’est un débat pure­ment arti­fi­ciel, poli­tique et média­tique. Les consé­quences sont bien réelles, par contre… Merci aux asso­cia­tions qui luttent jusqu’en jus­tice pour défendre un peu d’humanité.

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Edward Saïd (DR)

Dans votre der­nier album, vous expri­mez le manque de temps pour se construire et réflé­chir : tout doit aller vite. La faute aux médias et à la vitesse de com­mu­ni­ca­tion croissante ?

Non, la faute à un sys­tème qui subit de manière glo­bale un capi­ta­lisme de plus en plus violent et direct. L’« ube­ri­sa­tion » de la socié­té, comme on dit aujourd’hui… Dans ce mor­ceau, « La vitesse m’empêche d’a­van­cer », j’ai vou­lu prendre deux angles inédits, celui de l’artiste et celui de l’école. Deux domaines dont on pour­rait pen­ser qu’ils sont hors de por­tée de tout ça, qu’ils sont pro­té­gés, encore purs. Mais pas du tout, mal­heu­reu­se­ment : ils ne sont pas her­mé­tiques à la capi­ta­li­sa­tion du temps.

Avec « Habitus », vous déve­lop­pez un concept de Bourdieu. Serions-nous dans un temps de régres­sion intellectuelle ? 

Les gens sentent que la télé fait du for­cing avec des têtes pen­santes qu’ils ne veulent plus voir. À la télé, les invi­tés et les pré­sen­ta­teurs se res­semblent, ont les mêmes lunettes, les mêmes che­veux poivre et sel, les sour­cils qui réflé­chissent et même l’air très intel­li­gent. Ils ont tous écrit un livre. Pourtant, ils disent tous n’importe quoi. Les débats suivent la volon­té de Valls et se placent sur des thèmes que le peuple n’a pas vrai­ment choi­sis, impo­sés par quelques faits divers ou par une actua­li­té sub­jec­tive. Pourtant, non, je ne pense pas que nous sommes à une époque de régres­sion : bien au contraire. Il y a plein de cher­cheurs, de pen­seurs, de gens très inté­res­sants, aujourd’hui. Il y a un déca­lage entre les débats des gros médias offi­ciels qui invitent tou­jours les mêmes per­sonnes et, par exemple, le monde uni­ver­si­taire, les Cultural Studies, qui invitent à des réflexions beau­coup plus ancrées dans l’époque, en avance sur ce que les médias nous bégaient dans un sou­ci d’audimat. Les choses se passent ailleurs. Avec « Habitus », je suis content d’avoir réus­si à être à ce point expli­cite sur un mor­ceau de trois minutes. C’est jubi­la­toire, lorsque je le fais sur scène devant un public qui le découvre et acquiesce aux paroles — des paroles qui consti­tuent du vécu pour l’auditeur, éga­le­ment. Merci Bourdieu, pour le coup ! C’est là que j’ai l’impression, à mon humble niveau, de faire du bien, de faire avan­cer les choses.


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