Rimer à coups de poings : vie et mort d’Arthur Cravan


Texte inédit pour le site de Ballast

Il vou­lait être mon­dain, chi­miste, putain, ivrogne, musi­cien, ouvrier, peintre, acro­bate, acteur, vieillard, enfant, escroc, voyou, ange, noceur, mil­lion­naire, bour­geois, cac­tus, girafe, cor­beau, lâche, héros, nègre, singe, Don Juan, sou­te­neur, lord, pay­san, chas­seur, indus­triel, faune et flore. Il fut Arthur Cravan. C’est-à-dire poète, vaga­bond, boxeur, mys­ti­fi­ca­teur et amant. Quoique figure phare de Guy Debord, l’é­cri­vain bour­lin­gueur tom­ba peu à peu dans l’oubli, loin des cercles ini­tiés, jusqu’à ce que le roman­cier Patrick Deville le res­sus­cite dans les pages de son Viva. Portrait de l’ogre tru­blion. ☰ Par Guillaume Renouard


« Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. »
« L’albatros » – Charles Baudelaire

cravan Dix-neu­vième siècle après la nais­sance de Jésus-Christ, an de grâce 1887. L’armée éthio­pienne, emme­née par le géné­ral Ras Alula Engeda, repousse les forces colo­niales ita­liennes à Dogali ; les États-Unis éta­blissent un dépôt de char­bon pour ravi­tailler leur flotte dans une baie située à l’ouest d’Honolulu, nom­mée Pearl Harbor ; un atten­tat à la bombe vise Alexandre III, tsar de toutes les Russies ; le géné­ral Boulanger démis­sionne, en France ; la reine Victoria célèbre son jubi­lé d’or au Royaume-Unis ; la marque Coca Cola, alors bois­son confi­den­tielle com­mer­cia­li­sée à Atlanta, est dépo­sée. À Paris débute la construc­tion d’une immense tour en fer de plus de 300 mètres de hau­teur, dont plus per­sonne n’i­gnore aujourd’­hui le nom. La vieille Europe est au centre du monde : ses navires sillonnent tous les océans, sa domi­na­tion s’étend sur la majo­ri­té des terres habi­tées, ses intel­lec­tuels et ses artistes rayonnent au-delà de ses fron­tières, ses machines se lancent à toute vitesse vers un ave­nir que les aus­pices annoncent radieux…

C’est dans un petit can­ton suisse, sourd aux échos du monde qui tremble, havre pai­sible retran­ché du bruit des loco­mo­tives et du fra­cas des sabres colo­niaux, que naît Fabian Avenarius Lloyd. Fils d’Otho Holland Lloyd, citoyen, et de Nellie St-Clair Hutchinson, citoyenne. Le couple a déjà eu un pre­mier enfant, deux ans plus tôt — un fils, éga­le­ment, qu’ils ont nom­mé Otho, comme son père. Las, au moment où le petit Fabian vient au monde, son géni­teur a déjà délais­sé son épouse pour les beaux yeux d’une de ses amies, Mary Winter. C’est donc pri­vé de père que l’enfant aborde l’existence — quoique sa mère ne tarde pas à lui en trou­ver un, de sub­sti­tu­tion, en s’entichant d’un jeune méde­cin suisse, séduc­teur et féru de lit­té­ra­ture, du nom d’Henri Grandjean. Ce der­nier sera d’ailleurs un excellent père pour les deux gar­çons, sur­tout pour le cadet, qu’il choie­ra afin de com­pen­ser la désaf­fec­tion de sa mère : entre l’aîné, soli­de­ment ancré au sol, peintre et affai­riste (raté, dans les deux cas), et son cadet Fabian, fan­tai­siste, lit­té­raire et mar­gi­nal, la jeune Nellie a tran­ché. Sa vie durant, elle ne ces­se­ra de se mon­trer aus­si indul­gente avec le pre­mier que sévère avec le second. Une atti­tude qui ne chan­ge­ra (mais trop tard) que dans les der­nières années pré­cé­dant la fin de Fabian.

« C’est dans un petit can­ton suisse, havre pai­sible retran­ché du bruit des loco­mo­tives et du fra­cas des sabres colo­niaux, que naît Fabian Avenarius Lloyd. »

Bénéficiant d’une solide édu­ca­tion bour­geoise hel­vé­tique, le jeune Fabian apprend très tôt le fran­çais et l’allemand, en plus de l’anglais, sa langue mater­nelle. Il s’initie au vio­lon, entame une pré­coce et éphé­mère car­rière de phi­la­té­liste, aime nager et démarre sa sco­la­ri­té comme pen­sion­naire à l’institut du Dr Schmidt, à Saint-Gall, où il intègre l’équipe de foot­ball. Élève moyen, Fabian fait en revanche preuve d’un esprit brillant et pré­coce dans les lettres qu’il envoie à ses parents. Sous le ton can­dide et poli­cé de l’en­fant bien éle­vé perce déjà un esprit far­ceur et une forte per­son­na­li­té. En 1903, à l’âge de seize ans, Fabian est envoyé par­faire son édu­ca­tion outre-Manche, au Worthing College. Loin de l’assagir, la pro­ver­biale rec­ti­tude bri­tan­nique flatte son pen­chant revêche. Dans ses lettres, son ton se fait gouailleur, voire pro­vo­cant ; l’argot s’insère tout natu­rel­le­ment dans son pro­pos : « Bon sang de bon soir. […] Le gar­çon qui par­ta­geait ma chambre est par­ti parce qu’à force de la par­ta­ger il n’y a avait plus de place pour moi et je l’ai saqué ! Je suis donc tout seul main­te­nant et je m’ennuie à 500 sous l’heure le soir et la nuit quand je ne pionce pas. […] Il pleut le dimanche matin de bonne heure pour réchauf­fer notre cœur, et puis un rayon de soleil pour le refroi­dir, juste avant d’aller à l’église où je ne suis pas fichu de com­prendre un mot du pas­teur, qui a une voix de roquet ; il paraît qu’on s’habitue à tout, je m’y habi­tue­rai aus­si. »

Une jeunesse vagabonde

Le poète en herbe a soif de décou­vrir le monde. Sa mère exauce son sou­hait en l’envoyant pas­ser l’été 1904 à New York, chez des amis. La légende veut qu’il ait fugué et gagné la Californie, où il eût connu une brève car­rière de cueilleur d’oranges. Comme sou­vent avec ce per­son­nage, dif­fi­cile de démê­ler la réa­li­té de la fic­tion : qu’importe ! L’année sco­laire sui­vante, Fabian la passe à Birmingham, dans un nou­veau col­lège, ayant peut-être été ren­voyé de Worthing. Il ne s’y plaît visi­ble­ment pas beau­coup mais fait ses pre­miers pas en lit­té­ra­ture, qu’il relate à sa mère, en toute modes­tie, bien sûr : « J’ai com­po­sé de véri­tables petits chefs‑d’œuvre. Les phrases étaient d’une élé­gance à faire cre­ver de jalou­sie bien des coquettes si ce n’avaient été de simples vocables. » Avant de chan­ger brus­que­ment de ton, quelques lignes plus bas : « Je quitte cet air gouailleur pour que tu ne t’imaginasses point que je plai­sante sem­pi­ter­nel­le­ment. Ce der­nier mot m’a don­né la crampe. Je tra­vaille sérieu­se­ment et je me féli­cite d’avoir fait quelques pro­grès. Je suis encore loin de m’extasier sur mes créa­tions. […] Je veux créer de nou­velles images et ne pas copier ser­vi­le­ment ou même chan­ger légè­re­ment les brillantes pen­sées de cer­tains auteurs. […] Et ce bougre d’Otho, est-il tou­jours aus­si cocu ? » Multi-pola­ri­té, goût pour la facé­tie et la déri­sion, amour de l’art tein­té d’exigences : les grandes lignes de la per­son­na­li­té du futur Cravan sont déjà en place.

Berlin, 1905

Berlin, 1905 (par Waldemar Titzenthaler)

L’été 1905, il se rend à Berlin et devient chauf­feur pour une firme de pro­duits phar­ma­ceu­tiques, afin d’amasser un petit pécule. Là encore, légende et réa­li­té se mêlent et s’en­lacent, sans que l’on sache trop les dis­cer­ner, mais il semble bien que le jeune Fabian s’encanaille outre-Rhin. Lors de ce séjour qui se pro­longe jusqu’à l’hiver, il obtient son per­mis de conduire par coop­ta­tion, remonte sans auto­ri­sa­tion la Sieger’s Alle, se fait arrê­ter par la garde royale, plante sa voi­ture dans le fos­sé, cherche à pas­ser la nuit chez une fille de joie pour éco­no­mi­ser une nuit d’hôtel, se fait flan­quer à la porte à coups de pied au cul après avoir réus­si, au pas­sage, à cha­par­der le sac à main de ladite fille… On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans, disait l’autre. Ses frasques en série lui auraient valu d’être expul­sé de la ville manu mili­ta­ri. Motif avan­cé par le chef de police : « Berlin n’est pas un cirque. » Bonne note est prise. Il n’a pas dix-huit ans et a déjà vu la Grande-Bretagne, l’Amérique et l’Allemagne. De retour en Suisse, il rend visite à ses parents et cam­briole une bijou­te­rie, puis gagne l’Australie en tant qu’homme de chauffe sur un car­go, s’im­pro­vise bûche­ron pour s’offrir son billet de retour vers les rivages de la vieille Europe. Voyage oni­rique ? Il se peut. Mais c’est avant tout de rêves que sont bâties les légendes.

Fugues parisiennes

Après un détour par l’Italie ayant pour but de rendre visite à son frère, c’est à Paris que Fabian pose ses valises, en 1909. D’abord, à l’hôtel des Écoles, rue Delambre, puis au 67 rue Saint-Jacques. Le Paris de l’époque est en pleine ébul­li­tion. À la Closerie des Lilas, on s’empoigne sur l’art et la lit­té­ra­ture avec les poètes Guillaume Apollinaire et Léon-Paul Fargue, les peintres Albert Gleizes, Braque et Marcel Duchamp — pour ne citer qu’eux. Non loin de là, au 5 Rue Denfert-Rochereau, le peintre van Dongen orga­nise dans son ate­lier des sau­te­ries dan­tesques où l’on boxe sur un ring de for­tune, se déguise en faune, en Chinois ou en Bacchus, boit jusqu’à plus soif et joute ver­ba­le­ment (mais pas que) pour défendre sa vision de l’Art. Encore quelques rues plus loin et l’on arrive au bal Bullier, où le phy­sique hors-norme et her­cu­léen de Cravan (il mesure désor­mais deux mètres et pèse plus de 100 kilos) lui vau­dront, dit-on, le plus grand suc­cès auprès de la gent fémi­nine. La capi­tale sau­ra rete­nir Fabian, lui faire, pour la pre­mière fois, pas­ser ses envies d’ailleurs. Et la dernière.

« Cravan a besoin de chan­ger de nom, car Cravan n’est pas un, ni même deux : il est fon­da­men­ta­le­ment pro­téi­forme, enve­loppe char­nelle abri­tant une mul­ti­tude de per­son­na­li­tés dif­fé­rentes, voir opposées. »

C’est dans ce grand bain artis­tique et fes­tif que Fabian Lloyd s’éteint et renaît, phœ­nix de ses cendres incer­taines, sous le nom d’Arthur Cravan. Pourquoi ce pseu­do­nyme ? Le poète file depuis quelques mois le par­fait amour avec une dénom­mée Renée, ex-com­pagne du peintre Hayden, qu’il a ren­con­trée à Paris. À l’été 1910, ils partent ensemble en vacances dans le vil­lage natal de la très chère dénom­mée, en Charentes-Inférieure, où Fabian s’amuse à grim­per dans le clo­cher de l’église pour faire réson­ner les cloches. Le nom du vil­lage ? Cravans. Un nom qui a visi­ble­ment plu au jeune aven­tu­rier de vingt-ans : il l’adopte après l’avoir déles­té de sa lettre finale. Quant à Arthur, c’est bien sûr Arthur Rimbaud, le voyant, poète pré­coce, génie incan­des­cent et voya­geur de l’infini, mais aus­si le roi de Bretagne entré dans la légende, mais aus­si le lord Arthur Savile, per­son­nage d’Oscar Wilde (le célèbre écri­vain, pré­ci­sons-le ici, n’est rien d’autre que son oncle, auquel il voue une tendre admiration).

Cravan a besoin de chan­ger de nom car Cravan n’est pas un, ni même deux : il est fon­da­men­ta­le­ment pro­téi­forme, enve­loppe char­nelle abri­tant une mul­ti­tude de per­son­na­li­tés dif­fé­rentes, voir oppo­sées. Son âme est le théâtre d’une lutte per­pé­tuelle entre mille visages distincts :

« Je vou­drais être à Vienne et à Calcutta,
Prendre tous les trains et tous les navires,
Forniquer toutes les femmes et bâfrer tous les plats.
Mondain, chi­miste, putain, ivrogne, musi­cien, ouvrier, peintre, acro­bate, acteur ;
Vieillard, enfant, escroc, voyou, ange et noceur ; mil­lion­naire, bour­geois, cac­tus, girafe ou corbeau ;
Lâche, héros, nègre, singe, Don Juan, sou­te­neur, lord, pay­san, chas­seur, industriel,
Faune et flore :
Je suis toutes les choses, tous les hommes, et tous les ani­maux ! »

Cravan le chan­geant, loin­tain héri­tier du devin Protée, en per­pé­tuel voyage inté­rieur et exté­rieur, chan­geant d’identité comme de che­mise et de nation.

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Oscar Wilde en 1882, par Napoléon Sarony

À la même époque, et en com­pa­gnie de son frère qui l’a rejoint dans la Ville Lumière, Arthur le fraî­che­ment nom­mé s’intéresse à la boxe — dis­ci­pline en plein essor. Du haut de ses deux mètres, l’ogre Cravan paraît par nature taillé pour ce sport. À tel point qu’il effraie la concur­rence : il devient cham­pion de France de boxe ama­teur sans livrer un seul com­bat, ses adver­saires s’étant tous débi­nés les uns après les autres ! Si cela n’est point de l’art… Poète, aven­tu­rier, et désor­mais boxeur : l’existence est riche, mul­tiple, sans lignes fixes ; il convient en tout cas de la prendre ain­si. Malheur à qui se can­tonne à une seule case ! Arthur est de ceux qui baisent des putains et des divas, se saoulent dans des salons bour­geois et dans des rades minables, côtoient la haute et roulent dans le cani­veau, parlent avec raf­fi­ne­ment et vul­ga­ri­té, conversent aima­ble­ment avec les uns et collent des bourre-pifs aux autres, portent l’habit rupin pour mieux se désa­per en public, aiment Rimbaud et la lit­té­ra­ture de bou­le­vard, cultivent l’extase et la dépres­sion. « Tout noble a du voyou en lui et tout voyou du noble parce qu’ils sont les deux extrêmes » et « peu de gens com­prennent qu’il faut être un maçon ou un prince russe pour man­ger un bif­teck avec les doigts et une mino­ri­té se rend compte de ce qu’il faut être pour vou­loir être vul­gaire », nous enseigne le sage trublion.

Amitiés cravanesques

À Paris, Arthur fré­quente la bonne socié­té et les artistes de l’époque mais ne se mêle jamais vrai­ment au grand Tout dudit Paris, demeu­rant un peu à l’écart, le pas de côté, en déca­lage avec ce qui l’entoure, ripant, soli­taire, tel un atome d’Épicure sur les autres sans s’y accro­cher. « Dès que j’ai com­men­cé à par­ler, j’ai su que tout ce qu’on me dirait serait un men­songe. J’ai com­pris aus­si­tôt que la vie n’était pas comme ça. » Il se lie mal­gré tout d’amitié avec quelques per­sonnes — rete­nons ce trio inte­nable : Félix Fénéon, Blaise Cendrars et Filippo Tommaso Marinetti. Au pre­mier, Arthur fait grâce de sa misan­thro­pie latente, en affir­mant : « Je déteste abso­lu­ment tout le monde à l’exception d’une ou deux per­sonnes, Monsieur Fénéon et un nom­mé Brummer, sans comp­ter les gens simples. » Félix Fénéon est tout à la fois jour­na­liste, cri­tique d’art, poète, chi­miste, esthète, anar­chiste et poseur de bombes. Le 4 avril 1894, il en fit péter une au luxueux res­tau­rant Foyot, que les séna­teurs se plai­saient à fré­quen­ter. Il fut arrê­té, jugé et acquit­té. La pos­té­ri­té retien­dra ses nou­velles lapi­daires, publiées dans le jour­nal Le Matin. L’une des plus célèbres : « Rattrapé par un tram­way qui venait de le lan­cer à dix mètres, l’her­bo­riste Jean Désille, de Vannes, a été cou­pé en deux. » Jean Paulhan disait de lui qu’« il se ren­con­trait en Fénéon un assez grand nombre d’hommes, dont cha­cun eût lais­sé une œuvre vaste et forte, s’il n’avait été contra­rié par tous les autres à la fois ». On pour­rait presque dire mot pour mot la même chose de Cravan, qui conti­nue de grif­fon­ner ses poèmes sans publier le moindre recueil.

« Arthur est de ceux qui se saoulent dans des salons bour­geois et dans des rades minables, côtoient la haute et roulent dans le cani­veau, conversent aima­ble­ment avec les uns et collent des bourre-pifs aux autres. »

Avec Cendrars, Cravan par­tage un cer­tain nombre d’éléments bio­gra­phiques : deux anciens cancres, nés la même année, ayant com­men­cé à bour­lin­guer très jeunes et pétris d’ambitions poé­tiques. Tous deux se sont rebap­ti­sés en arri­vant à Paris, comme si la cité, son effer­ves­cence intel­lec­tuelle et sa tour qui aimante les artistes, impo­sait à ceux qui l’épousent de faire une croix sur leur vie pas­sée. Ensemble, les deux com­pères font la noce, mettent le boxon au bal en com­pa­gnie de Delaunay, où Arthur se rend vêtu de che­mises noires au plas­tron décou­pé, lais­sant appa­raître son torse bar­dé de tatouages et d’inscriptions obs­cènes. Régulièrement, Cravan s’assoit sur la palette de Delaunay avant de sor­tir, pour bario­ler sa che­mise de teintes mul­ti­co­lores — ce qui sus­cite la fureur du peintre, qui paie, disons-le tout net, ses tubes de pein­ture la peau du cul. Du troi­sième lar­ron, Arthur affirme : « Le bruit que Marinetti fait est pour nous plaire, car la gloire est un scan­dale. » Avec le chef de file du futu­risme ita­lien, Arthur par­tage un goût immo­dé­ré pour l’action, une vision de l’art indis­so­ciable du mou­ve­ment, de la vitesse : foin des lour­deurs, fio­ri­tures et encom­brants coli­fi­chets du pas­sé, l’avenir nous attend et l’on s’y rend à bord d’un bolide aux formes phal­liques ou d’un train furieux lan­cé sur les rails de l’avenir ! « Il faut être abso­lu­ment moderne », cla­mait Rimbaud : une maxime que Cravan, avec les futu­ristes, a faite sienne. Futuriste, Arthur l’est aus­si dans sa manière de pla­cer dans l’art un impé­ra­tif de rup­ture, de trans­gres­sion, de révo­lu­tion : le Grand Soir s’écrit au bas d’une page de poème en prose. Rupture de la syn­taxe, ava­lanche d’onomatopées, excla­ma­tions, diva­ga­tions, ora­li­té : le style futu­riste et cra­va­nesque explore de nou­velles voies, qui ins­pi­re­ront nombre de grandes plumes du XXe siècle.

« Et toi soleil d’hiver que j’aime à la fureur
tu habites un enfant,
et sur­pris au passage,
Dans la sombre beau­té d’un téné­breux nuage
La lune qui rêvait comme un cœur d’éléphant !
[…]
Je suis homme de cœur, et suis sûr d’être tel ;
Et pour­tant… (hôtels)
Le pas­sé a mugi comme un bœuf – l’air dans mes bronches – … fait bruire ses hélices – … comme une auto blanche… – jeune hal­té­ro­phile – Malédiction à ma Muse – l’amour sur son écha­fau­dage – le col­por­teur – tem­pé­ra­ture – en résu­mé – hop ! – fran­co-bri­tan­nique – chèque pos­tal »

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Blaise Cendrars, par Modigliani

Il faut semer la pagaille dans l’art bour­geois, envoyer val­ser la bien­séance du ton et la rigueur de la forme : le tran­quille XIXe siècle arrive à son cré­pus­cule, place au joyeux bor­del du monde moderne, au sur­réa­lisme comme som­met de la créa­tion et au gron­de­ment des machines. Nouveau point d’accord avec les agi­ta­teurs de Marinetti : Cravan éprouve une cer­taine fas­ci­na­tion pour les loco­mo­tives, bolides à quatre roues, paque­bots et autres boîtes en métal hur­lant issues de la Révolution indus­trielle. Il y per­çoit la pos­si­bi­li­té d’appliquer sa concep­tion de l’art à toute ber­zingue dans le cours trop ordi­naire de l’exis­tence. Pour Arthur, il s’agit de faire de sa vie une œuvre d’art plu­tôt que de pas­ser sa vie à en faire. En revanche, le poète-boxeur, qui remue­ra ciel et terre pour échap­per à la grande sai­gnée de 1914, ne suit plus Marinetti lorsque celui-ci pousse son amour de l’action jusqu’à faire l’éloge du choc, de la vio­lence et de la guerre comme seule hygiène de l’homme. Un pen­chant qui condui­ra l’écrivain ita­lien à sou­te­nir le régime fas­ciste de Mussolini, quelques années plus tard. Arthur s’indigne éga­le­ment de la pen­sée miso­gyne de Marinetti : dans son Manifeste du Futurisme, ce der­nier pose en effet le « mépris de la femme en valeur car­di­nale ». En 1912, à l’issue d’une lec­ture publique du Manifeste de la femme futu­riste, signée par Valentine de Saint-Point (elle milite pour un futu­risme qui fasse la part belle aux femmes), la salle s’indigne : les choses dégé­nèrent en échauf­fou­rée ; Arthur joue des poings pour défendre vaillam­ment la confé­ren­cière. Surtout, Cravan éprouve une sainte hor­reur des cha­pelles : écoles, mou­ve­ments, cou­rants d’idées : autant de liens qui entravent la liber­té, cade­nassent le quo­ti­dien et amputent une par­tie de la vie qu’Arthur sou­haite embras­ser dans toute son ampleur et sa ter­rible véri­té. Bien que proche du mou­ve­ment, le poète ne sera dès lors jamais un futu­riste à part entière.

Maintenant, une revue explosive

À Paris, Arthur ne se contente pas de faire la noce, de cho­quer le nan­ti et de par­ta­ger sa couche avec qui le veut. Il com­mence à concré­ti­ser ses envies de créa­tion, à tra­vers la revue Maintenant, un OVNI lit­té­raire dont il est à la fois rédac­teur en chef, direc­teur de la rédac­tion, édi­to­ria­liste et seul et unique rédac­teur, bien qu’il signe ses dif­fé­rents papiers d’une ribam­belle de pseu­do­nymes : Edouard Archinard, W. Cooper ou encore Robert Miradique. La publi­ca­tion mêle écrits lit­té­raires d’avant-garde, poèmes oni­riques, opi­nions bien tran­chées sur l’art, cri­tiques au vitriol des artistes de l’époque et autres jeux de plume en tous genres. Cravan la vend lui-même dans les rues de Paris, ajou­tant à ses déjà nom­breuses cas­quettes celle de ven­deur à la criée. Le pre­mier numé­ro paraît en 1912 et compte une ana­lyse phy­sio­lo­gique d’Oscar Wilde, quelques pro­pos irré­vé­ren­cieux (« Nous sommes heu­reux d’apprendre la mort du peintre Julien Lefebvre ») et un poème inti­tu­lé « Sifflets », aux accents réso­lu­ment futuristes :

« Je pos­sède éga­le­ment ma pre­mière locomotive :
Elle souffle sa vapeur, tels les che­vaux qui s’ébrouent,
Et, cour­bant son orgueil sous les doigts professionnels,
Elle file fol­le­ment, rigide sur ses huit roues.
Elle traîne un long train dans son aven­tu­reuse marche,
Dans le vert Canada, aux forêts inexploitées,
Et tra­verse mes ponts aux cara­vanes d’arches,
A l’aurore, les champs et les blés familiers ;
Ou, croyant dis­tin­guer une ville dans les nuits étoilées,
Elle siffle infi­ni­ment à tra­vers les vallées,
En rêvant à l’oasis : la gare au ciel de verre,
Dans le buis­son des rails qu’elle croise par milliers,
Où, remor­quant son nuage, elle roule son ton­nerre. »

« Cravan éprouve une cer­taine fas­ci­na­tion pour les loco­mo­tives, bolides à quatre roues, paque­bots et autres boîtes en métal hur­lant issues de la Révolution industrielle. »

Un second numé­ro est publié l’année sui­vante. On retien­dra sur­tout un drôle de por­trait d’André Gide, dans lequel Arthur relate un après-midi pas­sé à prendre le thé chez l’écrivain, après avoir usé de son illustre ascen­dance pour se faire invi­ter. La confron­ta­tion entre la vieille plume confor­ta­ble­ment ins­tal­lée dans sa demeure bour­geoise et le va-nu-pieds, entre l’écrivain depuis long­temps gagné aux faveurs du public comme de la caste intel­lec­tuelle fran­çaise la plus exi­geante et le vaga­bond qui dort sous les ponts et pro­clame, sans cil­ler, « si j’écris c’est pour faire enra­ger mes confrères ; pour faire par­ler de moi et ten­ter de me faire un nom. Avec un nom on réus­sit avec les femmes et dans les affaires », la ren­contre, donc, pro­duit natu­rel­le­ment des étin­celles. Le cou­rant ne passe pas. André Gide reste engon­cé dans son fau­teuil, sidé­ré, ne com­pre­nant pas un traître mot de ce que lui raconte cet avor­ton aux pro­pos déli­rants (« Monsieur Gide, où en sommes-nous avec le temps ? »), visi­ble­ment mytho­mane et déran­gé. Cravan, de son côté, trouve son hôte d’un confor­misme et d’un chiant abys­sal, entier, simple, com­pré­hen­sible, dépour­vu de cette plu­ra­li­té confi­nant à la schi­zo­phré­nie qui suit le poète à chaque pas. Il y voit une cari­ca­ture de tout ce qu’il ne veut pas être : un homme qui vit uni­que­ment à tra­vers ses œuvres plu­tôt que d’inviter l’art dans son exis­tence même. Il pour­suit en affir­mant que Gide a l’air d’un artiste — inutile de pré­ci­ser qu’il ne s’a­git guère d’un com­pli­ment. L’article se conclut sur une sen­tence lapi­daire : « J’ai mon­tré l’homme, et main­te­nant j’eus volon­tiers mon­tré l’œuvre, si, sur un seul point, je n’eusse pas eu besoin de me redire. » Cravan ajoute, dans la marge, que Gide lui a depuis écrit une lettre… dont le public peut venir lui ache­ter l’unique exem­plaire pour la modique somme de cinq centimes.

Le troi­sième numé­ro sort dans la fou­lée, en 1913. On y retrouve un curieux texte inti­tu­lé « Oscar Wilde est vivant ! », dans lequel Arthur relate une visite noc­turne de son oncle, pour­tant mort depuis treize ans, don­nant lieu à une beu­ve­rie dan­tesque. Arthur finit par gra­ti­fier Oscar (qui se fait désor­mais appe­ler Sebastien Melmoth) d’une série de noms d’oiseaux : « Ta gueule, vieux saou­lard ! […] Vieille cha­rogne ! […] He, va donc ! Figure de coin de rue, propre à rien, face moche, raclure de pelle à crot­tin, cres­son de pis­so­tière, fei­gnasse, vieille tante, immense vache ! » Et change subi­te­ment d’état d’esprit après l’avoir rac­com­pa­gné à la porte : « Il ne pleu­vait plus ; mais l’air était froid. Je me sou­viens que Wilde n’avait pas de par­des­sus, et je me disais qu’il devait être pauvre. Un flot de sen­ti­men­ta­li­té inon­da mon cœur ; j’étais triste et plein d’amour ; cher­chant une conso­la­tion, je levai les yeux : la lune était trop belle et gon­flait ma dou­leur. Je pen­sais main­te­nant que Wilde avait peut-être mal inter­pré­té mes paroles ; qu’il n’avait pas com­pris que je ne pou­vais pas être sérieux ; que je lui avais fait de la peine. Et, comme un fou, je me mis à cou­rir après lui ; à chaque car­re­four, je le cher­chai de toute la force de mes yeux et je criai « Sébastien ! Sébastien ! » De toutes mes jambes, je déva­lai les bou­le­vards jusqu’à ce que j’eusse com­pris que je l’avais per­du. Errant dans les rues, je ren­trai len­te­ment, et je ne quit­tai point des yeux la lune secou­rable comme un con. »

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André Gide (DR)

Cravan com­mence éga­le­ment à don­ner des confé­rences publiques, où il se met en scène face à un par­terre de curieux (qui finissent imman­qua­ble­ment par quit­ter la pièce, scan­da­li­sés, voire par ten­ter de lui cas­ser la gueule) et de membres de l’avant-garde artis­tique (qui applau­dissent des deux mains). Outre la volon­té d’ancrer l’art du côté de l’action et de la repré­sen­ta­tion, ces confé­rences ont pour but d’ac­croître la renom­mée d’Arthur en pro­vo­quant le plus grand scan­dale pos­sible. Deux ont lieu fin 1913, une troi­sième pré­vue pour mars 1914 est annu­lée, l’intéressé étant sous les ver­rous après s’être bagar­ré dans un bis­trot de Montmartre. Une der­nière se déroule en juillet 1914 ; sur le car­ton de celle-ci, on peut lire : « VENEZ VOIR – Salle des Sociétés savantes – 8 rue Danton – Le Poète – ARTHUR CRAVAN – (neveu d’Oscar Wilde) – cham­pion de boxe, poids 125kg, taille 2m. – LE CRITIQUE BRUTALPARLERABOXERADANSERA – la nou­velle « Boxing Dance » – LA VERY BOXE – avec le concours du sculp­teur MAC ADAMS – autres numé­ros excen­triques – NEGRE, BOXEUR, DANSEUR. – dimanche 5 juillet 9h, du soir – prix des places : 5 fr., 3 fr. ou 2 fr. » Chaque fois, Cravan se tient seul sur scène, boxe et lit des poèmes, débite des insa­ni­tés tout en se dévê­tant len­te­ment. Notons qu’il lui arrive par­fois de tirer au revol­ver, de pous­ser des hur­le­ments ou d’agresser le public.

« Notons qu’il lui arrive par­fois de tirer au revol­ver, de pous­ser des hur­le­ments ou d’agresser le public. »

Paraît, en 1914, un qua­trième numé­ro de la revue Maintenant. Elle demeure célèbre (tout est rela­tif) pour la mémo­rable cri­tique qu’Arthur réa­lise du Salon des peintres indé­pen­dants. Tout le monde se fait dérouiller, à l’exception du peintre van Dongen, que Cravan encense pour mieux tirer à bou­lets rouges sur ses confrères. Le jeune pro­vo­ca­teur a ensuite la bonne idée de se rendre au salon, une fois sa revue impri­mée. À la sor­tie, une bande de peintres, pas­sa­ble­ment échau­dés par ses invec­tives, lui tombe des­sus à bras rac­cour­cis : Arthur riposte en dis­tri­buant des man­dales au hasard et l’affaire s’a­chève au com­mis­sa­riat. Les choses n’en res­tent pas là : Guillaume Apollinaire s’est lui aus­si fait étriller par Arthur, dans le même papier, et décide de le pro­vo­quer en duel. Cravan se fend d’une étrange lettre d’excuse, qui res­semble davan­tage à un fou­tage de gueule en bonne et due forme qu’à de sin­cères regrets. Peu importe : Apollinaire, qui tenait visi­ble­ment plus à sau­ver l’honneur qu’à faire cou­ler le sang, accepte les excuses. Le duel est évité.

Ring à l’abri des baïonnettes

Si un dan­ger est écar­té, un autre, bien plus mena­çant, gronde à l’horizon : l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, héri­tier de l’Empire aus­tro-hon­grois, par un anar­chiste de Jeune Bosnie pro­voque des levées mas­sives de troupes dans l’Europe entière, sur le point de s’embraser comme jamais dans son his­toire. Au moment où les hos­ti­li­tés se pré­cisent, Cravan est jus­te­ment en train de s’adonner au tra­fic d’œuvres d’art dans la pou­drière des Balkans. Il rentre en catas­trophe à Paris et y demeure le temps de peau­fi­ner un cin­quième numé­ro de sa revue, puis effec­tue un cro­chet par la Suisse avant de mettre le cap sur l’Espagne, où sa femme Renée ne tarde pas à le rejoindre. « On ne me fait pas mar­cher, moi ! Je ne marche pas pour leur art moderne. Je ne marche pas pour la Grande Guerre ! » Quoique rela­ti­ve­ment pro­té­gé par sa natio­na­li­té bri­tan­nique (pays où la mobi­li­sa­tion géné­rale n’est pas à l’ordre du jour), Cravan a une telle frousse de se trou­ver embri­ga­dé qu’il ne se sent à l’abri que dans un pays neutre. En outre, son ami van Dongen a pré­vu d’y expo­ser, la boxe y est en vogue et l’on y parle l’espagnol, langue qu’Arthur ne maî­trise pas mais qui est l’idiome de Buenos Aires, sa des­ti­na­tion finale. Après plu­sieurs années à vivre en par­fait séden­taire, le poète est de nou­veau pris par ses envies d’inconnu et de dépay­se­ment. De nou­veau, il ne se sent lui-même que dans la fuite per­ma­nente, l’i­né­dit, le noma­disme. Cravan le buis­son­nier. Cravan l’étranger. « J’ai vingt pays dans ma mémoire et je traîne en mon âme les cou­leurs de cent villes », écrit-il dans « Notes », poème-fleuve hal­lu­ci­né qui consti­tue le joyau de son (embryon­naire) œuvre. Sur place, Arthur vivote en ensei­gnant la boxe et en arbi­trant des com­bats, enfi­lant par­fois les gants pour arron­dir les fins de mois.

« Au moment où les hos­ti­li­tés se pré­cisent, Cravan est jus­te­ment en train de s’adonner au tra­fic d’œuvres d’art dans la pou­drière des Balkans. »

Une occa­sion en or ne tarde d’ailleurs pas à se pré­sen­ter. Premier boxeur noir à ravir le titre de cham­pion du monde des poids lourds à un homme blanc, l’Américain Jack Johnson fait à cette époque figure d’i­cône dans le milieu de la boxe, et même bien au-delà. Esthète se pro­cu­rant ses cos­tumes chez les meilleurs tailleurs, homme à femmes, jouis­seur qui aime la noce, les clubs, le cham­pagne et les cigares, l’Afro-Américain pos­sède une col­lec­tion de voi­tures de course der­nier cri, qu’il pilote, comme de juste, à toute allure — ses frasques défraient régu­liè­re­ment la chro­nique mon­daine des grands quo­ti­diens. Mais une fois sur le ring, Johnson est invin­cible. Souple, puis­sant et rapide, il esquive et pare avec faci­li­té, riposte avec une redou­table effi­ca­ci­té. Son upper­cut en a envoyé plus d’un au tapis. Préfigurant l’attitude qu’adoptera bien plus tard Mohamed Ali (il cite­ra Johnson comme son modèle), il se gausse éga­le­ment de ses adver­saires, les désta­bi­lise à coup de bons mots et de quo­li­bets. Lorsque, par miracle, l’un d’eux par­vient à le tou­cher, Johnson applau­dit. Avant de l’envoyer dans les choux.

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Jack Johnson (DR)

Mais, en 1914, Johnson est en galère. Harcelé par la jus­tice amé­ri­caine, jamais à court de pré­textes pour mettre à terre cet inso­lent boxeur noir qui humi­lie tous ses adver­saires blancs, il est contraint de fuir en Europe afin d’é­chap­per à la pri­son. Il conti­nue d’y mener grand train même si ses finances se tarissent dan­ge­reu­se­ment : il se trouve bien­tôt for­cé d’enchaîner les com­bats pour se rem­plu­mer, quitte à accep­ter une flo­pée de duels minables et fort indignes de son sta­tut. Il débarque à Madrid à la même période que Cravan, accom­pa­gné de Lucile, son épouse, et de son mana­ger Jack Morris. La presse est dithy­ram­bique sur les per­for­mances du boxeur : sur soixante-quinze grands com­bats à son actif, il en a rem­por­té cin­quante et n’a été mis KO que deux fois, par Joe Choynski, d’abord, puis par Jess Willard à La Havane, l’an pas­sé. Jack a besoin de fric ; cela tombe bien, Arthur aus­si. Les deux com­pères se sont connus à Paris, où ils firent la noce ensemble — ils se mettent rapi­de­ment d’accord : un com­bat au som­met entre la légende Johnson et son chal­len­ger, géant venu de l’autre côté des Pyrénées ; autant de bruit que pos­sible ; une très grosse somme à la clef, que le vain­queur par­ta­ge­ra en douce avec le vain­cu. Usant de ses talents de mys­ti­fi­ca­teur, Cravan s’arrange pour que la presse s’emballe : elle ne tarde pas à le qua­li­fier de « cham­pion d’Europe » (!), lui qui n’a à son actif qu’un titre de cham­pion de France ama­teur, obte­nu grâce au for­fait de tous ses adversaires !

« Cravan s’effondre et ne se relève pas. K.O. à la sixième reprise. Le com­bat du siècle aura duré un peu plus d’un quart d’heure. »

Le com­bat est fixé au dimanche 23 avril à 15h30, à la Plaza de Toros, immense arène fraî­che­ment inau­gu­rée. Lieu mythique pour un com­bat mythique. D’un côté, Jack Johnson, 1m87, 110 kilos ; de l’autre, Arthur Cravan, 2m, 105 kilos. En jeu : 50 000 pese­tas — une somme énorme. Ce que tout le monde ignore, c’est que Cravan n’a abso­lu­ment aucune chance et court droit au mas­sacre s’il ne se couche pas dès que l’occasion se pré­sen­te­ra… Le com­bat démarre sous un soleil de plomb, devant des jour­na­listes pleins d’attente et un public bien four­ni, quoique moins que pré­vu. Les gla­dia­teurs se donnent l’accolade, le gong reten­tit, le com­bat com­mence. Sachant per­ti­nem­ment à qui il se frotte, Cravan se montre d’une grande pru­dence : il se contente de se défendre et fuit le contact chaque fois qu’un échange se pro­longe. D’abord amu­sé, Johnson en vient à s’agacer, d’autant que les spec­ta­teurs mani­festent une impa­tience crois­sante. Dans la sixième reprise, Johnson s’énerve pour de bon, attaque Cravan de front et l’accule dans un coin du ring. Ce der­nier par­vient à lui expé­dier un splen­dide direct, qui atteint son adver­saire en plein visage, mais il en faut plus pour abattre Johnson, qui, en retour, le cueille d’une droite dans le bas-ventre avant de l’expédier au sol d’un upper­cut à la mâchoire. Cravan s’effondre et ne se relève pas. KO à la sixième reprise. Le com­bat du siècle aura duré un peu plus d’un quart d’heure et s’apparente davan­tage à une décu­lot­tée, voire à une pan­ta­lon­nade, qu’à un som­met entre deux cham­pions… Le public hurle à l’arnaque, cer­tains spec­ta­teurs (qui, au pas­sage, ont payé leurs billets à prix d’or) montent sur le ring et exigent d’être rem­bour­sés. La presse du soir dénonce un com­bat fan­toche. Qu’importe. Son pac­tole en poche, Cravan quitte la ville en douce et passe l’été à Tossa de Mar avec Renée et quelques amis, avant de s’embarquer dans un car­go en direc­tion de New York. Il pro­met à sa com­pagne de l’inviter à le rejoindre dès que pos­sible. Elle ne le rever­ra jamais.

L’arrivée à New York

Sur le rafiot voyage éga­le­ment un révo­lu­tion­naire en exil, un cer­tain Léon Trotsky. Dans son jour­nal, le Russe relate : « La popu­la­tion du navire était d’une com­po­si­tion variée et, dans l’ensemble, peu atti­rante. Il s’y trou­vait nombre de déser­teurs de dif­fé­rents pays, sur­tout de ceux dont le rang social est plus éle­vé […] Un boxeur, lit­té­ra­teur à l’occasion, cou­sin d’Oscar Wilde, avouait fran­che­ment qu’il aimait mieux démo­lir la mâchoire à des mes­sieurs yan­kees, dans un noble sport, que de se faire cas­ser les côtes par un alle­mand. » Quant à Cravan, il dira du bol­che­vik : « Dans toute la racaille poli­tique, il n’y en a qu’un seul qui soit sin­cère : Trotsky — le pauvre fou ! Il aime sin­cè­re­ment l’hu­ma­ni­té. Il désire sin­cè­re­ment rendre les autres heu­reux. » Après une grosse quin­zaine de jours sur les flots, Cravan débarque aux États-Unis, loin du ton­nerre qui gronde en Europe. Il ne tarde pas à se mêler au gra­tin artis­tique local : à l’époque, la bohème est cos­mo­po­lite, et les peintres, écri­vains et poètes euro­péens peu dési­reux de ris­quer leur vie sous les dra­peaux ont cher­ché refuge outre-Atlantique. Grâce à son ami Picabia, éga­le­ment exi­lé à New York, Arthur est intro­duit dans le salon des Arensberg, couple de Juifs amé­ri­cains autour duquel gra­vitent de nom­breux élec­trons de l’élite new-yor­kaise : le peintre Albert Gleizes et son épouse Juliette, éga­le­ment amis d’Arthur, mais aus­si Man Ray, Marcel Duchamp, Henri-Pierre Roché et une cer­taine Mina Loy, peintre et poé­tesse bri­tan­nique. Habituée du salon de Gertrude Stein, elle y a fré­quen­té Pablo Picasso, Apollinaire, le doua­nier Rousseau ou encore Max Jacob, avant de deve­nir la muse des futu­ristes, à Florence, de l’autre côté des Alpes. Arrivée à New York trois mois avant Arthur, elle tra­vaille avec Marcel Duchamp à Greenwich Village, est reçue à bras ouverts par les cercles lit­té­raires et se rend rapi­de­ment indis­pen­sable au sein du très chic salon des Arensberg.

« Au petit matin, il la rac­com­pagne et monte chez elle. Elle se love dans ses bras et n’en bou­ge­ra plus. »

Comme dans chaque grande his­toire d’a­mour, le cou­rant passe d’abord très mal entre le boxeur et l’artiste-muse. Il ne lui prête aucune atten­tion, la trouve ennuyeuse et snob ; elle dédaigne ce grand type qui n’a cure des conve­nances, s’affale dans les cana­pés, met les voiles sans dire au revoir et se conduit de manière absurde, déran­gée et déran­geante. « Il faut déce­voir beau­coup pour sur­prendre vrai­ment » : telle est sa devise. Lors d’un bal au béné­fice de la revue Blind Man, Mina passe la soi­rée en com­pa­gnie de cinq autres per­sonnes, dans le lit de Marcel Duchamp, et Arthur finit, une fois de plus, com­plè­te­ment nu. Au petit matin, il la rac­com­pagne et monte chez elle. Elle se love dans ses bras et n’en bou­ge­ra plus. Des années plus tard, Mina sera inter­viewée par la Little Review : «  Le moment le plus heu­reux de votre vie ? Le plus mal­heu­reux ? – Ceux pas­sés avec Arthur Cravan. Le reste du temps. »

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New York, 1915, Detroit Publishing Company

Quand il ne minaude pas avec Mina, Cravan renoue avec ses expé­riences artis­tiques pari­siennes. Ainsi, le 19 avril 1917, on le charge de faire un « dis­cours » pour l’inauguration du salon des indé­pen­dants. Sans pro­non­cer la moindre parole, il enlève ses fringues les unes après les autres, jusqu’à finir com­plè­te­ment à poil. Les hommes de la sécu­ri­té accourent pour le maî­tri­ser et le flan­quer à la porte, bien­tôt aidés par quelques culs ser­rés du public furi­bond. Rejoint par ses amis, Arthur résiste en dis­tri­buant des mar­rons à tour de bras, cau­sant moult dom­mages par­mi ses assaillants. Sa pra­tique du noble art lui per­met de se frayer un che­min jusqu’à la sor­tie, où l’attend une voi­ture conduite par un ami, qui, démar­rant en trombe, plante ses pour­sui­vants hagards sur la chaus­sée. Un peu plus tard, l’association des artistes indé­pen­dants orga­nise un bal cos­tu­mé au Grand Central Palace. Le « cos­tume » d’Arthur se résume à un slip et une ser­viette de bain enrou­lée autour de la tête, qui lui donne l’air d’un fakir. Sinon, il conti­nue de grif­fon­ner, peau­fine son chef‑d’œuvre, « Notes », qui ne paraî­tra qu’à titre post­hume : « L’ennui – dévore mes cel­lules – Les folies de la lune excen­trique d’avril – Grand gar­çon – mes che­veux blonds, colon, loin de bal­lons – éta­bli sous les planches – Dans le blond Maryland et loin des bal­lons à mon auri­cu­laire – je res­pire à outrance éga­le­ment (aus­si) étoffe – mon cœur, pre­nons un galop – je sens nager les vers dans mon cer­veau mouillé – je suis rui­né, la fan­tai­sie, la folie a per­du son dan­seur – che­na­pan – tem­pé­ra­ment – Honnête je sais l’être et voleur je le suis – Mon cœur, pre­nons un galop, je serai mil­lion­naire – Je me lève lon­do­nien et me couche asia­tique – lon­do­nien, monocle – fureur et furie – ô, vous qui m’avez connu, sui­vez-moi dans la vie – Le vent me sti­mule – je suis un ner­veux »

Reprendre la route

Mais ni l’effervescence artis­tique new-yor­kaise, ni les immeubles qui brouillent le ciel, ni les lumières de Broadway, ni les beu­ve­ries d’a­po­ca­lypse, ni l’amour de Mina n’ont rai­son de son humeur vaga­bonde. Arthur repart, écri­vant lettre sur lettre à sa douce et tendre, lui fai­sant part de tous ses états d’âme (« Je suis encore un peu per­plexe sans savoir si je suis tom­bé d’une étoile ou d’une branche. ») et veillant sur son bien-être quo­ti­dien (« Amie ché­rie, as-tu bien dor­mi ? »). Arthur entre­prend notam­ment une odys­sée vers le Grand Nord cana­dien en com­pa­gnie de l’un de ses amis, avec le Labrador comme point de chute. Les deux hommes volent des uni­formes de sol­dat pour être pris plus faci­le­ment en auto-stop, lèvent le pouce sous la pluie, dorment en rase cam­pagne, tra­versent Nouveau Brunswick, Nouvelle Ecosse, Terre Neuve. Parvenus à des­ti­na­tion, ils prennent le bateau et rentrent à New York.

« Arthur pose ses valises, retrouve Mina, ron­ronne au creux de son ventre doux. Mais pas pour très long­temps. Car de nou­veau, la guerre se rapproche. »

Arthur pose ses valises, retrouve Mina, ron­ronne au creux de son ventre doux. Mais pas pour très long­temps. Car, de nou­veau, la guerre se rap­proche. Les États-Unis entrent dans le conflit, aux côtés de l’Entente, et mobi­lisent des troupes à envoyer en Europe. Habité par la para­noïa qui le prend chaque fois que les canons tonnent d’un peu trop près, Cravan ne se sent plus en sécu­ri­té en Amérique du nord. En outre, il sou­haite rejoindre Buenos Aires, capi­tale cultu­relle (et neutre) tant van­tée chez les Arensberg, qu’il avait déjà en ligne de mire depuis l’Europe. Il met le cap sur l’Amérique du sud, lais­sant Mina et lui jurant de l’inviter à le rejoindre dès que la situa­tion le per­met­tra. Il fait escale au Mexique, ter­ra inco­gni­ta sau­vage et dan­ge­reuse qui excitent ses pul­sions d’aventurier. Afin de gar­nir un peu sa bourse, il ren­file les gants et boxe contre Jim Smith, sur­nom­mé Black Diamond, pour le titre de cham­pion de la République du Mexique. Arthur finit KO au deuxième round. Et empoche les 2 000 pesos pro­mis au vain­cu, seul béné­fice qu’il escomp­tait reti­rer du combat.

Comme Mina tarde à le rejoindre, il l’inonde de lettres, où se mêlent pas­sion et déses­poir : « Je recom­mence à t’écrire. Tu me manques tel­le­ment que c’en est affreux. Et nous rever­rons-nous ? Par moments, j’en doute. C’est hor­rible, hor­rible ! […] Je pour­rais pleu­rer pen­dant des heures ; mais comme toi, me connais­sant, j’ai trop peur de me lais­ser aller. Je suis l’homme des extrêmes et du sui­cide. » « Je sou­lè­ve­rai la terre pour te revoir. Je t’adore. Je suis fou de toi ! À bien­tôt. Je te mange. » « Ma pauvre Mina ce que tu me manques, c’est affreux. Ce que je souffre n’a plus d’expression dans le lan­gage humain. Par moment je secoue ma tête pour véri­fier si j’ai la rai­son. J’ai une peur effroyable de deve­nir fou. Je ne mange presque plus du tout et je ne dors pas du tout. C’est un mar­tyre que je ne pour­rai pas sup­por­ter beau­coup plus long­temps. Il faut que tu viennes ou je vien­drai à New York ou je me sui­ci­de­rai. » Rien moins.

Fin de partie

Arthur n’aura fort heu­reu­se­ment pas à en venir à de telles extré­mi­tés, puisque sa belle finit par le rejoindre. En jan­vier 1918, les deux amants se jurent fidé­li­té sous le soleil mexi­cain. Durant les mois sui­vants, ils convolent dans des hôtels au rabais, se pro­mènent sur la plage, vivotent d’amour, d’eau fraîche et de repré­sen­ta­tions théâ­trales impro­vi­sées dans les petits vil­lages qu’ils tra­versent. Les bohé­miens dérivent ain­si de Mexico jusqu’au port de Salina Cruz, sur la côte Pacifique, qu’ils atteignent à l’automne 1918 — ils comptent s’embarquer pour l’Argentine, des­ti­na­tion que Cravan a tou­jours en tête de rejoindre. Problème, à accor­der au plu­riel : leur for­tune s’avère plus que limi­tée, Mina est enceinte et la vie iti­né­rante qu’ils mènent fait craindre à Arthur pour la san­té de l’enfant. Il inves­tit une grosse par­tie de leurs éco­no­mies en embar­quant son épouse sur un bateau sani­taire japo­nais en par­tance pour la capi­tale de l’Argentine, tan­dis qu’il pré­voit, pour sa part, de la retrou­ver d’une manière moins coû­teuse. Il lui demande de l’attendre à Buenos Aires et pro­met de lui don­ner des nou­velles par cour­rier. Arrivée à des­ti­na­tion, elle se rend tous les jours au bureau de poste mais revient chaque fois bre­douille. Après de longs mois d’attente, elle retourne en Angleterre pour la nais­sance de sa fille et s’é­chine à retrou­ver son ami. En vain. Peu avant le coup de sif­flet final de la grande bou­che­rie par­tie d’une étin­celle dans les Balkans, Arthur Cravan dis­pa­raît de la sur­face de la terre, à l’âge de trente-et-un ans, sans que nul ne sache jamais ce qu’il est devenu.

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Arthur Cravan (DR)

Sa dis­pa­ri­tion a don­né lieu aux spé­cu­la­tions les plus fan­tai­sistes. L’hypothèse la plus ration­nelle étant qu’il ait embar­qué sur un rafiot de for­tune avec quelques aco­lytes et que ce der­nier se fût abî­mé dans le Pacifique. Personnage his­trion et gogue­nard, Cravan aura tant joué avec les appa­rences que per­sonne, ni de sa mère, de son frère et de sa femme, ne vou­lut croire à sa dis­pa­ri­tion. Ce n’est que trois ans plus tard, après bien des larmes ver­sées et d’efforts sté­riles, que Mina en vint à se rendre à l’évidence. Elle écri­vit à Nellie, la mère d’Arthur : « Ces der­nières semaines ont été la véri­table époque de deuil pro­fond. Tant qu’il y a espoir, il est très facile d’être cou­ra­geux. Mais je sais main­te­nant que ma véri­table vie a som­bré avec mon mari dans le Pacifique. » Les fan­tasmes conti­nue­ront mal­gré tout d’aller bon train : on dira que Cravan a été poi­gnar­dé dans une rixe entre ivrognes, quelque part dans un bouge situé au fin fond du Mexique ; qu’il a refait sa vie à l’autre bout du monde et se drape désor­mais dans les frusques d’un brah­man indien ; qu’il est deve­nu poète dans les Balkans, sous un autre nom, ou mar­chand d’ivoire en Afrique, contre­ban­dier sur la mer de Chine, éle­veur de chèvres en Australie, chas­seur d’orques en Antarctique, barou­deur dans la Cordillère des Andes, mar­chand de sable sur une autre pla­nète, amant d’une reine orien­tale ou chef d’un clan tri­bal dans l’Altaï. Toutes ces légendes sont vraies, puisqu’avant d’être un aven­tu­rier et un boxeur, Cravan était un poète. Dont l’œuvre tient, en tout et pour tout, en quelques dizaines de pages.

Comme tous les hommes de sa trempe, tous les génies qui brûlent l’existence par les deux bouts, il ne pou­vait que nous quit­ter jeune, déjà fati­gué, déjà usé par sa course farouche à tra­vers les élé­ments, par son exil au milieu des mor­tels à qui il ne res­sem­blait pas. Arthur n’avait pour­tant pas pré­vu de dis­pa­raître et n’a donc jamais pu se choi­sir d’épitaphe, à sup­po­ser qu’il en eût vou­lu une. Ne pou­vant lui deman­der son avis, nous lui attri­bue­rons, en guise de de mot d’adieu adres­sé au monde qu’il a tant par­cou­ru, tant embras­sé, les der­niers vers du « Bateau ivre », chef d’œuvre d’un autre Arthur qu’il a tant admi­ré et qui résonne comme une allé­go­rie de son existence :

« Je ne puis plus, bai­gné de vos lan­gueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux por­teurs de cotons,
Ni tra­ver­ser l’or­gueil des dra­peaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux hor­ribles des pon­tons. »


Bannière : Accident de train à Montparnasse, en 1895 (Levy & fils).
Vignette d’illus­tra­tion : Anonyme, por­trait d’Arthur Cravan, vers 1913.

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Guillaume Renouard

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