Paul Ariès : « La politique des grandes questions abstraites, c’est celle des dominants »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Qu’est-ce que le « socia­lisme gour­mand » ? Le « bien vivre » ? Quid de la poé­sie ? De la vio­lence révo­lu­tion­naire ? La décrois­sance est-elle de gauche (et qu’est-elle vrai­ment, d’ailleurs ?) et le bio une marotte des coins bran­chés ? Paul Ariès, rédac­teur en chef du men­suel Les Zindigné(e)s et auteur d’Écologie et milieux popu­laires, les modes de vie popu­laires au secours de la pla­nète, aux édi­tions Utopia, a répon­du à toutes nos ques­tions — non sans avoir aupa­ra­vant tenu à nous lais­ser cette cita­tion de Marx, dans une lettre à Ruge : « Laissons les morts enter­rer les morts, et les plaindre… Notre sort sera d’être les pre­miers à entrer vivants dans la vie nou­velle. »


Qu’est-ce que « vivre poé­ti­que­ment », pour reprendre vos mots ?

Je vou­drais déjà lever une équi­voque. Il ne s’agit nul­le­ment de renouer avec la tra­di­tion poé­tique du XIXe siècle. Il s’agit de faire du neuf ; même si on ne fait jamais du neuf qu’avec du vieux. Repoétiser nos exis­tences, c’est prendre au sérieux le fait que la crise actuelle est aus­si une crise du sens, une crise qui tient autant à la désym­bo­li­sa­tion qu’au pic de pétrole. Repoétiser nos exis­tences, c’est sou­te­nir que les solu­tions sont du côté des dimen­sions non-éco­no­miques de nos exis­tences actuel­le­ment écra­sées par les logiques domi­nantes. Repoétiser nos exis­tences, c’est aus­si chan­ger notre lan­gage poli­tique, c’est se sou­ve­nir de ce que fut la place des poètes aux heures les plus sombres de l’Histoire. Nous avons besoin aujourd’hui d’une parole qui ne soit pas d’abord celle de l’économisme, nous avons besoin de pro­fon­deur, de pas­sion, d’étonnement, de déco­lo­ni­sa­tion de nos ima­gi­naires. Faisons comme la région Martinique : nom­mons à la tête de nos conseils scien­ti­fiques des poètes, comme Patrick Chamoiseau — cela aide­ra les experts à reve­nir à leur rôle, qui est de mon­trer qu’il y a tou­jours des alter­na­tives, que le der­nier mot doit reve­nir au peuple des citoyens.

Dans La Simplicité volon­taire contre le mythe de l’a­bon­dance, vous appe­lez à pui­ser dans la tra­di­tion liber­taire. Que lui trou­vez-vous de plus fécond ?

« Repoétiser nos exis­tences, c’est sou­te­nir que les solu­tions sont du côté des dimen­sions non-éco­no­miques de nos exis­tences actuel­le­ment écra­sées par les logiques dominantes. »

Je ne suis pas un liber­taire mais j’ai mes moments liber­taires aux­quels je tiens pro­fon­dé­ment. Je crois au carac­tère salu­taire de ces moments, pas seule­ment à titre per­son­nel mais poli­tique : je suis convain­cu qu’ils sont por­teurs d’un mor­ceau de véri­té — mais d’un mor­ceau seule­ment. Le socia­lisme (com­mu­nisme) anti­au­to­ri­taire a tou­jours été un anti­dote au pou­voir des chefs, mais aus­si au pro­duc­ti­visme, au mode de vie capi­ta­liste, bref, à tout ce dont on crève. Le prin­ci­pal ensei­gne­ment du XXe siècle pour quelqu’un qui a le cœur véri­ta­ble­ment à gauche, c’est de recon­naître que le grand pro­blème pour la gauche ce n’est pas tant la conquête du pou­voir, ni même d’apprendre à le par­ta­ger, que d’apprendre à s’en défaire… J’aime croire que ce sont les puissants/dominants qui sont du côté de la peur des foules sans chef, alors que les milieux popu­laires sont davan­tage du côté de la haine des petits chefs et des grands chefs. Ils sont davan­tage du côté de la coopé­ra­tion, du par­tage de la puis­sance et non de sa cap­ta­tion. Je par­lais plus haut du com­mu­nisme (socia­lisme) anti­au­to­ri­taire car l’anarchisme en France a tou­jours été presque exclu­si­ve­ment de gauche, contrai­re­ment à d’autres pays (États-Unis). Je suis inquiet car je vois mon­ter aujourd’hui des idées « anars » de type libé­rales-liber­taires… Le refus de l’État, ce n’est sur­tout pas cas­ser le code du tra­vail au nom de la liber­té contrac­tuelle ni reven­di­quer le droit à des stages non rému­né­rés au nom du réa­lisme. Le IVe Forum natio­nal de la décrois­sance m’a per­mis d’entendre ce type de pro­pos… C’est pour­quoi j’ai deman­dé à un vieux copain anar, Philippe Godard, de répondre à cette dérive dans un article à paraître en mai 2015 dans le men­suel Les Zindigné(e)s.

On sent, à lire vos rejets de « l’anes­thé­sie de la vie », l’in­fluence de Raoul Vaneigem sur votre pen­sée. Partagez-vous son pro­fond rejet de la vio­lence révo­lu­tion­naire, comme moyen d’émancipation ?

Je le par­tage main­te­nant et j’avoue hum­ble­ment que ce ne fut pas tou­jours le cas. Je n’ignore rien de la vio­lence éco­no­mique, sexiste, raciste, ni de celle de l’État et de la néces­si­té par­fois d’y faire face. Je suis cepen­dant convain­cu que ce ter­rain n’est pas le nôtre et que, même si nous par­ve­nions à y rem­por­ter quelques vic­toires, nous y lais­se­rions fina­le­ment notre âme. Déjà, parce que le choix de la vio­lence révo­lu­tion­naire ne peut qu’être celui d’une mino­ri­té — c’est donc une façon de pour­suivre la divi­sion des uns et des autres par d’autres moyens. On sait aus­si que ce type de pos­ture vio­lente attire sur­tout des pro­fils mili­tants qui ne sont pas les plus adap­tés à la belle vie que nous sou­hai­tons par­ta­ger avec tous/toutes. Choisir la vio­lence, c’est se consti­tuer en avant-garde éclai­rée, c’est com­battre l’adversaire avec ses propres armes, ses propres valeurs, c’est accep­ter d’être néces­sai­re­ment conta­mi­né. Je ne suis pas pour autant un paci­fiste inté­gral, un non-violent abso­lu, mais je n’accepte plus de refou­ler ce que nous savons tous sur la dan­ge­ro­si­té qu’il y a à retour­ner contre l’adversaire des armes qui lui sont davan­tage adap­tés cultu­rel­le­ment qu’à nous-mêmes. J’avais eu ce débat avec des mili­tants anti­fas­cistes qui usaient de la vio­lence contre les fachos… On finit tou­jours par exclure les femmes des manifs (trop dan­ge­reux), par s’entraîner aux sports de com­bat (aux armes ?), par être infil­tré par la police et par être mani­pu­lé… On n’oppose pas au slo­gan fas­ciste « Viva la muerte ! » un autre « Viva la muerte ! », mais « Vive la vie ! ».

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(© AFP Photo/Nikolas Giakoumidis)

Vous affir­mez que les com­bats popu­laires sont sou­vent « conser­va­teurs ». Vous ris­quez de heur­ter les rangs « pro­gres­sistes », en prê­tant à ce mot des ver­tus posi­tives, non ?

Cette affir­ma­tion est bien sûr une pro­vo­ca­tion… à pen­ser ! Il serait facile, déjà, de dire qu’il s’agit bien de conser­ver une Terre-pour‑l’humanité. Je crois que nous devons nous libé­rer de la foi béate dans le Progrès (éco­no­mique, tech­nique, etc.) pour apprendre à dif­fé­ren­cier ce qui relève de la conser­va­tion (des condi­tions de la vie) et ce qui relève de la réac­tion (notam­ment reli­gieuse). J’avoue que ma fré­quen­ta­tion des milieux de la décrois­sance de droite a réveillé mon anti­clé­ri­ca­lisme, tant leurs pos­tures de dames-patron­nesses empuan­tissent. La réac­tion est tout ce qui défend les inté­rêts maté­riels et moraux des possédants/dominants. Je suis adepte du pacha­ma­misme, car si le sys­tème sou­met la nature aux lois de l’économie, il s’agit bien de sou­mettre l’économie aux lois du vivant — voi­là ce qu’est pour moi la conser­va­tion. J’ai mon­tré aus­si dans mon der­nier ouvrage, Écologie et milieux popu­laires, les modes de vie popu­laires au secours de la pla­nète, que les gens ordi­naires ont un bilan car­bone bien meilleur que les riches et même que beau­coup d’écolos décla­rés, car ils pos­sèdent encore d’autres rap­ports au tra­vail, à la consom­ma­tion, à l’espace, au temps, aux loi­sirs, à la mala­die, au vieillis­se­ment, à la mort, donc à la vie. C’est tout cela qu’il faut conserver/développer. Nous serons en droit de déses­pé­rer lorsque les modes de vie popu­laires se seront éteints tota­le­ment. Tant que les gens du com­mun ne sont pas que des riches aux­quels ils ne man­que­raient que l’argent, il y a de bonnes rai­sons d’espérer. Conserver c’est aus­si bien sûr trans­for­mer. Il ne s’agit sur­tout pas d’idéaliser le pas­sé : la télé­vi­sion nous décé­ré­bra­lise, mais la reli­gion hier, aussi.

Vous réflé­chis­sez sur notre rap­port au temps et éta­blis­sez un lien entre la folie de l’hybris [déme­sure] hyper­ca­pi­ta­liste et l’é­va­cua­tion de la mort dans nos socié­tés. En somme, vous appe­lez, rien moins, à repo­li­ti­ser notre anthropologie ?

« Choisir la vio­lence, c’est se consti­tuer en avant-garde éclai­rée, c’est com­battre l’adversaire avec ses propres armes, ses propres valeurs, c’est accep­ter d’être néces­sai­re­ment contaminé. »

J’aimerais pro­fi­ter de votre ques­tion pour faire une auto­cri­tique sur la notion même d’hybris. Nous n’avons pas été assez vigi­lants, dans les milieux éco­lo­gistes et décrois­sants, sur le bon usage et le més­usage de ce terme. Nous avons trop don­né le sen­ti­ment que notre dénon­cia­tion de l’hybris était de même nature que celle que font toutes les églises et les réac­tion­naires. Il ne s’agit pas pour nous, sous pré­texte de dénon­cer le fan­tasme de l’homme auto-construit, d’en rabattre sur l’exigence d’émancipation pour finir par pré­fé­rer les droits de Dieu à ceux de l’Homme. Notre condam­na­tion de l’hybris n’est pas un quel­conque appel au sacri­fice. Nous sommes du côté de la jouis­sance, d’un plus à jouir — qui n’est cepen­dant pas le plus à jouir du capi­ta­lisme, du pro­duc­ti­visme, celui de la jouis­sance d’avoir, mais celui de la jouis­sance d’être. Nous ne devons jamais oublier que l’être humain est un être social et ce que nous devons mettre au cœur de notre pensée/pratique, c’est la fabrique de l’humain, pas la peur. Les reli­gions pro­mettent le Paradis céleste et on a connu l’Inquisition, le fon­da­men­ta­lisme, et on connaît aujourd’hui le retour de l’intégrisme et des sectes. Le sta­li­nisme pro­met­tait le Paradis ter­restre pour après-demain matin et on a connu le gou­lag, la bour­geoi­sie rouge… Toutes ces tra­gé­dies ont en com­mun d’être des idéo­lo­gies appe­lant au sacri­fice des autres et de soi. Le capi­ta­lisme semble nous avoir libé­ré de la peur de la mort mais il l’a seule­ment éva­cuée. Nous fai­sons comme si nous ne savions pas que nous sommes mor­tels, nous fai­sons donc comme si nous pou­vions accu­mu­ler sans fin… oubliant ain­si que le but est bien de trans­mettre. Remettons la mort au centre de la vie, nous pas pour être mor­bides, mais, au contraire, pour être plei­ne­ment jouis­seurs, pour jouir d’une jouis­sance d’être et non d’avoir.

Vous vous mon­trez cri­tique, dans Le Socialisme gour­mand, de l’i­dée de la conquête du pou­voir cen­tral, de l’État. Vous en appe­lez aux îlots, à la péri­phé­rie, à la séces­sion, aux « petits bouts ». Jean-Loup Amselle a raillé ce pas­sage de la « tota­li­té » aux « frag­ments ». Que répon­dez-vous à tous ceux qui consi­dèrent qu’il s’a­git là d’un début de renoncement ?

J’entends d’autant mieux cette cri­tique que je viens de là. Amselle a rai­son de nous mettre en garde, même si le style de sa polé­mique n’est peut-être pas le meilleur. Je pour­rais déjà lui répondre par l’Histoire : nous sommes aujourd’hui dans un rap­port plus défa­vo­rable car nous avons jus­te­ment choi­si majo­ri­tai­re­ment, au XXe siècle, de cas­ser le syn­di­ca­lisme à bases mul­tiples (sec­tion syn­di­cale, biblio­thèque, centre cultu­rel, coopé­ra­tive, club de sport ouvrier non com­pé­ti­tif, etc.), de cas­ser le mou­ve­ment coopé­ra­tif, de tarir le socialisme/communisme muni­ci­pal, car nous étions convain­cus que tout ce qui détour­nait de la conquête du pou­voir cen­tral était contre-pro­duc­tif. Nous devons recon­naître que nous nous sommes trom­pés. Nous avons aujourd’hui des Comités d’entreprise qui ne pro­posent plus de pro­duc­tions auto­nomes mais sont deve­nus des sous-trai­tants de la FNAC ; nous avons des CE qui fan­tasment de la même façon que les mar­chands de voyage : tou­jours plus loin pour tou­jours moins cher ! Conséquence : nous avons per­du en autoch­to­nie, nous avons per­du les milieux popu­laires. La stra­té­gie des « pas de côté » que nous pro­po­sons n’est pas une stra­té­gie du « moins-disant ». Elle vise à recon­qué­rir des espaces pour per­mettre des expé­ri­men­ta­tions, pour réveiller les cultures popu­laires, pour reprendre pied en créant des dyna­miques de rup­ture… Ne rejouons pas, par pitié, au XXIe siècle, le vieux débat du XIXe sur « réformes ou Révolution » ! Ces deux cou­rants ont failli, avec d’un côté un « socia­lisme réel­le­ment exis­tant » (auto-défi­ni­tion du sta­li­nisme), qui a dis­pa­ru de la scène de l’Histoire et sali jusqu’au mot de com­mu­nisme, et d’un autre une social-démo­cra­tie recon­ver­tie en social-libé­ra­lisme et même en nou­veaux démo­crates… Nous choi­sis­sons d’essayer de com­men­cer à chan­ger la socié­té, dès main­te­nant, avec des objec­tifs de lutte qui soient conformes aux buts que nous nous donnons…

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(DR)

C’est pour­quoi nous consi­dé­rons que le grand com­bat pour le XXIe siècle n’est pas la défense du pou­voir d’achat moné­taire mais la défense et l’extension de la sphère de la gra­tui­té du ser­vice public. C’est une façon de com­men­cer à dés­éco­no­mi­ser et à déca­pi­ta­li­ser nos exis­tences, c’est une façon de renouer avec la logique du don et du contre don, contre la logique de la mar­chan­di­sa­tion. Il ne s’agit donc pas d’opposer la tota­li­té aux frag­ments mais de consti­tuer une masse cri­tique. Il s’agit d’apprendre à, (re)penser autre­ment les rap­ports de l’Universel et du par­ti­cu­lier. L’Universel se trouve dans chaque par­ti­cu­lier mais ce n’est bien sûr pas tou­jours le même. Lorsque EELV milite pour la taxa­tion des ordures ména­gères en fonc­tion du ton­nage, les tech­no­crates verts choi­sissent une éco­lo­gie libé­rale contre une éco­lo­gie popu­laire… Nous sommes, nous, du côté des relo­ca­li­sa­tions contre les délo­ca­li­sa­tions, du ralen­tis­se­ment contre le culte de la vitesse, de la coopé­ra­tion contre l’esprit de concur­rence, de la pla­ni­fi­ca­tion éco­lo­gique contre le, tout-mar­ché, de la gra­tui­té contre la mar­chan­di­sa­tion, etc.

En même temps, vous êtes favo­rable à « la pla­ni­fi­ca­tion ». Cela ne passe-t-il pas for­cé­ment par le contrôle de l’État ?

« J’avoue ne pas savoir com­ment se pas­ser aujourd’hui de l’appareil d’État… Le Medef le sait, lui. »

Je n’ai pas, aujourd’hui, je veux dire sur cette pla­nète du début du XXIe siècle, de solu­tions toutes faites. Je ne crois plus ni aux tota­li­sa­tions a prio­ri ni même a pos­té­rio­ri. Je pren­drai un détour pour vous répondre : beau­coup de mili­tants de SEL [Sinistra Ecologia Libertà] se sont confron­tés au même dilemme : que faire des per­sonnes qui ne peuvent plus contri­buer parce que trop malades ou trop âgées ? Nous voyons bien les limites d’un modèle qui serait seule­ment contrac­tua­liste. Nous avons besoin d’institutions. Je pense même que nous avons besoin de repré­sen­ta­tion, au double sens de mise en scène, de théâ­tra­li­té, du poli­tique et de délé­ga­tion de pou­voir. Nous savons tous que l’échelon local n’est pas par nature plus démo­cra­tique que l’échelon natio­nal. Décentraliser sans démo­cra­ti­ser a été une façon de ren­for­cer les petites sei­gneu­ries locales ! Les ten­dances oli­gar­chiques sont aus­si détes­tables dans le syn­di­ca­lisme qu’ailleurs… J’invite donc à beau­coup de modes­tie dans la prise en compte de ces réa­li­tés extrê­me­ment com­plexes. Parler de pla­ni­fi­ca­tion démo­cra­tique est déjà une façon de s’opposer au tout-mar­ché ; c’est aus­si prendre posi­tion contre tous ceux qui même dans les milieux éco­los ne rêvent que de tyran­nie éclai­rée (Hans Jonas) et de gou­ver­ne­ment des sages (Dominique Bourg). La pla­ni­fi­ca­tion, c’est le choix du col­lec­tif contre le contrac­tuel, c’est le choix du poli­tique. Je serais volon­tiers pre­neur d’un autre terme car celui de pla­ni­fi­ca­tion a été sali en URSS. Ma seule convic­tion, c’est qu’il nous faut plus de démo­cra­tie, une démo­cra­tie réelle… pas la démo­cra­tie seule­ment élec­to­ra­liste actuelle, une démo­cra­tie des citoyens, mais aus­si une démo­cra­tie des usa­gers maîtres de leurs usages, une démo­cra­tie qui se dote des moyens d’entendre ce que dit le peuple, une démo­cra­tie qui parte du quo­ti­dien, de l’ordinaire. Faire de la poli­tique à par­tir des grandes ques­tions abs­traites, c’est faire de la poli­tique du point de vue des domi­nants. Demander aux usa­gers quelle quan­ti­té d’eau doit être gra­tuite ou quel gas­pillage doit être inter­dit, c’est bien être du côté de la pla­ni­fi­ca­tion démo­cra­tique. J’avoue ne pas savoir com­ment se pas­ser aujourd’hui de l’appareil d’État… Le Medef le sait, lui, mais je recon­nais que je pré­fère encore le sta­tu quo au tout-libé­ral, au tout-mar­ché… Je sais en revanche com­ment com­men­cer à construire ce que je nom­me­rais un État anti-État, un État qui sape­rait le pou­voir des « spé­cia­listes », un État qui inter­di­rait de faire car­rière dans la repré­sen­ta­tion des autres (on peut se repor­ter, pour plus de détails, à mon livre Nos rêves ne tiennent pas dans les urnes).

Vous pré­fé­rez le terme d’a‑croissance à celui de décrois­sance. Qu’entendez-vous par là ?

Le mot de décrois­sance n’est pas et n’a jamais été un concept scien­ti­fique. J’ai tou­jours dit que ce n’était qu’un mot-obus qui sert à déco­lo­ni­ser notre ima­gi­naire. La solu­tion n’est pas dans le « tou­jours plus » et le « tou­jours plus » conduit à l’effondrement social et éco­lo­gique. L’a‑croissance est la volon­té de cher­cher des solu­tions en dehors du mythe de la crois­sance sal­va­trice. Les milieux de la décrois­sance ne vivent pas sur une île déserte ; ils souffrent comme tous les autres cou­rants de la droi­ti­sa­tion des idées qui balaie l’Europe. On a vu ain­si une par­tie de l’extrême droite prô­ner la décrois­sance car elle a bien vu com­ment elle pou­vait la faire fonc­tion­ner à son pro­fit en ins­tru­men­ta­li­sant l’idée de relo­ca­li­sa­tion. Ce qui nous a obli­gé à reprendre dans l’urgence l’idée que, pour nous, la relo­ca­li­sa­tion c’est le local sans les murs… On a vu aus­si se déve­lop­per une décrois­sance de droite catho­lique, celle dont Vincent Cheynet, le patron du men­suel La Décroissance, est le meilleur symp­tôme. Cette décrois­sance de dame-patron­nesse et de direc­teurs de conscience confond décrois­sance et aus­té­ri­té, elle vomit toute idée de reve­nu uni­ver­sel, elle défend la « valeur » tra­vail, elle refuse la réduc­tion du temps de tra­vail, la gra­tui­té des ser­vices publics, elle n’aime pas les Indignés, etc. Ce que cette décrois­sance bigote n’aime pas, sur­tout, c’est que les humains se soient éman­ci­pés de Dieu — c’est ce qu’ils nomment le fan­tasme de l’homme auto-construit… Cette décrois­sance bigote n’aime pas plus la publi­ci­té ou les grandes sur­faces que nous mais, elle, elle était du côté de Sarkozy lors des émeutes dans les ban­lieues au nom de la défense de l’Ordre. Cette décrois­sance se veut non seule­ment une avant-garde éclai­rée des­ti­née à apprendre au peuple à se pas­ser de ce qu’il n’a pas, mais elle fait le sale bou­lot des puissants.

Emilio Morenatti/AP

(© Emilio Morenatti/AP)

On ima­gine volon­tiers les éco­lo­gistes radi­caux comme des gens aus­tères et raides, comme des poli­ciers des pas­sions. Votre posi­tion est autre. Quels sont les prin­ci­paux traits de ce « socia­lisme gourmand » ?

Je ne suis pas venu à la décrois­sance par l’écologie mais par le conseillisme, par le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire, bref, par une cri­tique de gauche du sta­li­nisme. « Buen vivir », vie bonne, jours heu­reux, vie pleine, socia­lisme gour­mand… autant de nou­veaux gros mots pour dire la néces­si­té de pen­ser et d’organiser autre­ment les che­mins de l’émancipation. Il n’est pas indif­fé­rent que ce renou­veau vienne d’abord des pays du Sud. Ce dont nous avons besoin, ce ne sont pas de nou­veaux motifs de mécon­ten­te­ment (le réqui­si­toire contre le capi­ta­lisme est deve­nu si lourd qu’il finit par nous assom­mer), ce dont nous avons besoin, c’est d’assumer plei­ne­ment une double muta­tion des gauches : celle de l’antiproductivisme et celle du Bien vivre. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une gauche qui sache être du côté des forces de vie, d’un socia­lisme gour­mand qui ait com­pris en quoi les logiques mor­ti­fères et les nécro­tech­no­lo­gies nous éloignent tou­jours plus des jours heu­reux ; ce dont nous avons besoin, c’est d’en finir avec l’acceptation des pas­sions tristes, celles du capi­ta­lisme, mais aus­si celles des fausses alter­na­tives comme jadis les « socia­lismes réels » et aujourd’hui cer­tains cou­rants réac­tion­naires de l’écologie et de la décrois­sance du « ni droite ni gauche ». Ce dont nous avons besoin, c’est d’une nou­velle gauche qui pré­fère chan­ter au pré­sent plu­tôt que la pers­pec­tive de len­de­mains qui chantent, d’une nou­velle gauche qui en ait fini avec la foi dans la tech­no-science sal­va­trice et le mythe de la crois­sance éco­no­mique, avec l’idée de géné­ra­tions sacri­fiées au nom de l’Histoire. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une nou­velle gauche qui sache qu’elle fut res­pon­sable de ses impasses, que c’est elle qui a choi­si majo­ri­tai­re­ment de com­battre dans les condi­tions qui sont celles de son adver­saire, que c’est elle qui a choi­si de sacri­fier les Bourses du tra­vail, le mou­ve­ment coopé­ra­tif, que c’est elle qui n’a pas vou­lu mener la lutte des classes dans le domaine des modes de vie, que c’est elle qui a choi­si d’intégrer les milieux popu­laires dans la nou­velle éco­no­mie maté­rielle et psy­chique du capi­ta­lisme ; ce dont nous avons besoin, sur­tout, c’est d’une nou­velle gauche qui reprenne espoir, car ce qu’elle a (mal) fait, elle peut le défaire, elle peut faire tout autrement.

« On a vu une par­tie de l’extrême droite prô­ner la décrois­sance car elle a bien vu com­ment elle pou­vait la faire fonc­tion­ner à son pro­fit en ins­tru­men­ta­li­sant l’idée de relocalisation. »

Ce dont nous avons besoin, c’est d’une nou­velle gauche consciente que cette muta­tion exige qu’elle fasse séces­sion d’avec ce monde, d’avec ses adver­saires, d’une nou­velle gauche qui mul­ti­plient les expé­ri­men­ta­tions indi­vi­duelles, col­lec­tives ins­ti­tu­tion­nelles, qui réin­vente un syn­di­ca­lisme à bases mul­tiples, un socia­lisme muni­ci­pal, une éco­no­mie soli­daire et sociale. Ce dont nous avons besoin, c’est de fabri­quer du réel, des petits mor­ceaux d’un autre monde, avec l’espoir qu’ils atteignent une masse cri­tique per­met­tant de bas­cu­ler vers une autre socié­té. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une gauche maqui­sarde, d’une gauche rebelle, d’une gauche inven­tive, créa­tive, d’une gauche buis­son­nière qui sache faire école. Ce dont nous avons besoin, c’est à la fois d’investir les marges mais aus­si d’ouvrir des zones exté­rieures au-dedans du sys­tème. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une gauche qui choi­sisse l’homo-ludens contre lhomo-faber, une gauche qui n’est de cesse de créer du réel, de fabri­quer des com­muns, d’étendre la sphère de l’amitié ; d’une gauche qui gué­risse l’humain des bles­sures capi­ta­listes de la sen­si­bi­li­té, qui recon­naisse le droit à l’intensification et au raf­fi­ne­ment du sen­sible, d’une gauche qui en finisse avec le vieil idéal antique de l’ataraxie, qui choi­sisse d’être du côté de ce qui dérange, de ce qui excède. Ce dont nous avons besoin, c’est aus­si de conce­voir autre­ment nos enga­ge­ments et nos orga­ni­sa­tions, c’est d’en faire des lieux de libre cir­cu­la­tion de la parole, plu­tôt que des ins­tru­ments de conquête du pou­voir, c’est d’en finir avec un mili­tan­tisme rébar­ba­tif, excluant le plus grand nombre, n’offrant que des formes de jouis­sance maso­chiste ; ce dont nous avons besoin, c’est d’une nou­velle gauche com­pre­nant que le monde de demain res­sem­ble­ra déjà à ce que nous sommes capables de vivre entre nous, d’une gauche qui sache don­ner envie de chan­ger de vie, d’une gauche qui com­prenne que le désir de socia­lisme dépen­dra de la capa­ci­té col­lec­tive à inven­ter un socia­lisme du désir, du grand désir de vie, un socia­lisme de la jouis­sance d’être, un socia­lisme qui dise que l’événement a déjà eu lieu, que non seule­ment la pla­nète est déjà assez riche pour faire vivre tous ses enfants, mais qu’un autre socia­lisme se cherche, qu’il existe déjà même si nous ne savons plus le voir.

Ce dont nous avons besoin, c’est d’une nou­velle pen­sée, de nou­veaux concepts, ce dont nous avons besoin, c’est d’une gauche popu­laire cen­trée sur les gens modestes et de nou­veaux modes de vie, ce dont nous avons besoin, c’est de prendre au sérieux que « résis­ter c’est créer » et « créer c’est résis­ter », ce dont nous avons besoin, c’est d’une gauche qui che­mine pour ne plus « uto­pi­ser à l’infini », d’une gauche qui marche vers l’euto­pie, le pays du bon­heur, d’une gauche qui sache que ce bon lieu res­te­ra inac­ces­sible tant qu’elle ne join­dra pas l’insurrection des exis­tences à l’insurrection des consciences ; ce dont nous avons besoin, c’est d’une nou­velle gauche qui sache que ce bon lieu res­te­ra inac­ces­sible tant qu’elle ne tire­ra pas toutes les leçons du pas­sé, tant qu’elle n’aura pas com­pris qu’elle ne pour­ra être du côté de l’abondance pas­sion­nelle de la vie, si elle ne repose pas d’abord sur un sur­croît de démo­cra­tie, si elle ne prend pas au sérieux le fait que la vraie démo­cra­tie c’est tou­jours de pos­tu­ler la com­pé­tence des incom­pé­tents, si elle ne rend pas la parole au peuple, si elle ne fait pas de la démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive un vrai contre-pou­voir, si elle ne mobi­lise pas l’expertise citoyenne contre l’expertise domi­nante, si elle ne met pas en place des éva­lua­tions publiques et contra­dic­toires. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une nou­velle gauche qui sache par­ler au cœur et aux tripes, d’une gauche qui sache tenir le dis­cours de la pas­sion autant que celui de la rai­son et davan­tage que celui de l’intérêt. Ce dont nous avons besoin, c’est d’un retour de la morale en poli­tique, c’est d’en finir avec les modèles ver­ti­caux, c’est d’admettre que les gens sont moins idiots qu’angoissés, qu’ils sont moins abru­tis que bles­sés dans leur sen­si­bi­li­té ; ce dont nous avons besoin, c’est d’un nou­vel inter­na­tio­na­lisme pour en finir avec l’occidentalocentrisme, c’est d’entendre ce qui émerge ailleurs sur la pla­nète, c’est d’accepter de repen­ser un nou­veau contrat avec la nature qui rompt avec l’anthropocentrisme. Ce dont nous avons besoin, c’est de recon­naître la dette éco­lo­gique des pays riches envers les pays pauvres et des indi­vi­dus riches envers les pauvres ; ce dont nous avons besoin, c’est d’une gauche qui défende un vrai pro­jet socia­liste, car le socia­lisme demeure la seule issue à l’effondrement glo­bal, mais ce dont nous avons besoin, aus­si, c’est tout autant de gour­man­dise, car on ne pour­ra construire cet autre monde qu’avec des amou­reux de la vie, qu’avec des poli­tiques à même de don­ner un conte­nu de classe aux nou­veaux gros mots de l’émancipation… Ce dont nous avons besoin, c’est donc d’un véri­table socia­lisme gourmand.

bios

(DR)

Mais com­ment expli­quez-vous le fait que, si sou­vent, le sou­ci éco­lo­gique soit vu comme une lubie de bobos des centres urbains ?

Mon der­nier livre est une ten­ta­tive de réponse à cette ques­tion, et sur­tout une ten­ta­tive pour pro­po­ser des solu­tions à cette impasse mor­telle. Ce livre est déjà un coup de gueule contre l’idée qu’il n’y aurait rien de bon à attendre des milieux popu­laires au regard de la situa­tion éco­lo­gique. C’est à qui dénon­ce­ra en effet le plus ver­te­ment leur rêve de grands écrans de télé­vi­sions, leurs vieilles voi­tures pol­luantes, leurs loge­ments mal iso­lés, leurs achats dans les hyper­mar­chés, leur goût pour la viande rouge et les bois­sons sucrées, leurs rêves de zones pavillon­naires et de vacances bon mar­ché, etc. Les élites auraient donc rai­son : « Salauds de pauvres qui consom­mez si mal ! ». Le pire c’est que ce dis­cours d’enrichis finit par conta­mi­ner ceux qui, à gauche, se disent le plus conscients des enjeux pla­né­taires et sociaux. Au moins, les riches achè­te­raient des pro­duits bios, auraient des voi­tures élec­triques, des mai­sons bien iso­lées, et lorsqu’ils prennent l’avion pour leurs vacances ils achè­te­raient des com­pen­sa­tions car­bone auprès d’organismes cer­ti­fiés, etc. Je démontre donc, chiffres offi­ciels à l’appui, que tous les indi­ca­teurs prouvent que les milieux popu­laires ont un bien meilleur « bud­get car­bone », une bien meilleure « empreinte éco­lo­gique », un bien plus faible écart par rap­port à la « bio-capa­ci­té dis­po­nible », un bien meilleur indice « pla­nète vivante » (concer­nant l’impact des acti­vi­tés sur la bio­di­ver­si­té), un « jour de dépas­se­ment de la capa­ci­té régé­né­ra­trice de la pla­nète » plus tar­dif, une moindre emprise sur la « dépla­tion des stocks non renou­ve­lables » en rai­son d’une moindre uti­li­sa­tion de la voiture/avion mais aus­si parce qu’ils font durer plus long­temps leurs biens d’équipements. Bref, par rap­port à l’objectif d’émettre quatre fois moins de GES [Gaz à effet de serre] par rap­port à 1990, si les riches ont « tout faux », les milieux popu­laires font déjà bien mieux.

Vous faites sou­vent, on vient de le voir, l’é­loge des milieux popu­laires, des « gens de peu », et vous n’é­par­gnez pas les avant-gardes et les experts. Vous louez tou­te­fois la voca­tion de « révé­la­teur » des mou­ve­ments alter­na­tifs. Quelle est la différence ?

« S’agit-il d’apporter la véri­té au peuple peuple ou s’agit-il d’aider à réveiller, à prendre conscience d’un déjà-là ? »

La réponse est dans votre ques­tion. Les mino­ri­tés agis­santes et les lan­ceurs d’alerte n’ont d’efficacité que s’ils sont révé­la­teurs d’un déjà-là au sein des milieux popu­laires. On ne s’opposera effi­ca­ce­ment aux OGM qu’en défen­dant les manières popu­laires de pas­ser à table, on ne peut s’opposer effi­ca­ce­ment aux GPII [Grands pro­jets inutiles et impo­sés] qu’en par­tant des besoins des gens ordi­naires. Ce fut la stra­té­gie des pay­sans sans terre bré­si­liens pour s’opposer aux grands bar­rages : mon­trer que les milieux popu­laires ont déjà bien assez d’énergie pour satis­faire leurs besoins, que ce sont les enri­chis et les grandes firmes qui ont besoin de « tou­jours plus »… C’est pour­quoi je choi­sis Michel Verret contre Thorstein Veblen, Jacques Rancière contre Pierre Bourdieu et Michel Clouscard contre Alain Accardo. Votre ques­tion croise celle sur l’éducation popu­laire : s’agit-il d’apporter la véri­té au peuple peuple ou s’agit-il d’aider à réveiller, à prendre conscience d’un déjà-là ? J’aime beau­coup la confé­rence ges­ti­cu­lée de Franck Lepage sur cette ques­tion. Il a tout com­pris. Tout dit.

Vous disiez récem­ment, en inter­view, que vous étiez très pes­si­miste quant aux pro­chaines années. L’accession de Syriza au pou­voir et la per­cée pos­sible de Podemos ne disent rien de l’air du temps ?

Le men­suel Les Zindigné(e)s accom­pagne depuis leur fon­da­tion Syriza et Podémos car ils tra­duisent poli­ti­que­ment ce (début de) renou­vel­le­ment de l’offre poli­tique que nous atten­dons. La grande nou­veau­té du mou­ve­ment des Indignés a été de contri­buer à renou­ve­ler le réper­toire poli­tique : nous avons besoin de gros mots pour rêver, pour pen­ser, pour agir. Les mots uti­li­sés au XXe siècle ont été salis et démo­né­ti­sés par des tra­gé­dies, nous en avons déjà par­lé, comme le sta­li­nisme. Ce renou­vel­le­ment du réper­toire poli­tique concerne aus­si les formes d’engagement : les Indignés ont fait du neuf en occu­pant les places publiques, signe de l’importance des com­muns ; ils s’organisent éga­le­ment de façon moins ver­ti­cale, plus coopé­ra­tive, etc. Nous sommes avec les Indignés à l’opposé de tout appel aux géné­ra­tions sacri­fiées — tout sacri­fice exige tou­jours un appa­reil idéo­lo­gique et répres­sif pour pou­voir le gérer. Les Indignés ne croient plus aux len­de­mains qui chantent car ils veulent chan­ter au pré­sent. Syriza en Grèce et Podemos en Espagne tra­duisent de façon dif­fé­rente ce grand désir de vie bonne. Nous nous trou­vons, en France, dans une situa­tion radi­ca­le­ment dif­fé­rente puisque non seule­ment le mou­ve­ment des Indignés n’a pas connu le même suc­cès qu’ailleurs, mais aus­si parce que les mobi­li­sa­tions contre la réforme des retraites (qui auraient pu être notre mou­ve­ment des Indignés à nous) ont échoué en rai­son de la crise pro­fonde du syn­di­ca­lisme hexa­go­nal. Les appa­reils syn­di­caux et poli­tiques fran­çais ont une res­pon­sa­bi­li­té dans ce double échec. Ils n’ont pas vou­lu don­ner, comme aux États-Unis, en Espagne ou en Grèce, les moyens néces­saires au mou­ve­ment des Indignés, de peur d’être sim­ple­ment dépas­sés. J’espère de tout cœur le suc­cès de Syriza car son échec signi­fie­rait celui de toute la gauche éman­ci­pa­trice euro­péenne – sans oublier qu’Aube dorée reste, mal­gré son recul, à l’affût. Les suc­cès de Syriza et de Podemos prouvent cepen­dant que nous sommes capables de faire face à l’extrême-droitisation de l’Europe si nous savons poser d’autres ques­tions que les leurs. Si nous inter­ro­geons les gens sur l’immigration ou la délin­quance, nous obte­nons des réponses de droite ; si nous les inter­ro­geons sur la néces­si­té de main­te­nir des ser­vices publics, nous obte­nons des réponses de gauche. André Malraux disait : peu importe si vous ne par­ta­gez pas mes réponses à par­tir du moment où vous ne pour­rez plus igno­rer mes questions…

Quand on a deman­dé à Marx quelle était sa vision du bon­heur, il a répon­du « com­battre ». Et vous ?

J’avoue que le mot de Marx n’est plus la pre­mière réponse qui me vient aux lèvres. Victor Hugo disait aus­si que « ceux qui vivent sont ceux qui luttent ». Je me sens plus proche de Pablo Neruda, confiant au terme de sa vie « J’avoue que j’ai vécu ». Je me méfie avec l’âge du dolo­risme atta­ché à cer­taines formes d’engagement, à cer­taines formes de com­bat. Je m’explique : même dans le com­bat, l’important c’est la cama­ra­de­rie, la fra­ter­ni­té d’armes. C’est pour­quoi le maître-mot pour moi, c’est le par­tage. Je m’avoue par­ta­geux en tout.


Portrait de Paul Ariès : Archives Amélia Blanchot

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