Patrick Communal — Le droit au service des laissés-pour-compte


Entretien inédit pour le site de Ballast

Rencontré sur les réseaux sociaux à l’occasion de l’une de ses publi­ca­tions cri­tiques vis-à-vis de l’état d’urgence, Patrick Communal est un mili­tant de longue date. Au départ fonc­tion­naire ter­ri­to­rial et secré­taire CFDT de l’office HLM de Paris de l’office HLM de Paris — avant que ce syn­di­cat ne devienne ce qu’il est aujourd’hui, pré­cise-t-il —, il se rend, en 1989, au Nicaragua afin d’ob­ser­ver la gué­rilla sal­va­do­rienne et tra­vailler sur les chan­tiers de la révo­lu­tion. Il pour­sui­vra les pro­jets huma­ni­taires au Viet Nâm, puis chez Les enfants de Don Quichotte. Devenu direc­teur urba­niste à Orléans, il est mis à la porte lorsque la droite arrive à la mai­rie. Retraité à 60 ans, il prête ser­ment en 2011 pour deve­nir « avo­cat des pauvres ». Il forme dès lors les syn­di­ca­listes afin qu’ils puissent mener eux-même des affaires aux Prud’hommes. En 2015, il com­mence à s’occuper d’affaires liées à l’état d’urgence (assi­gna­tions à rési­dence, portes défon­cées puis lais­sées en l’état par les forces de l’ordre) puis se lance dans l’aide juri­dique aux réfu­giés poli­tiques avant de rac­cro­cher la robe à la fin de l’an­née. Patrick Communal conti­nue à ins­truire comme juriste des dos­siers de demande d’asile et de droits sociaux. Nous assis­tons avec lui à une audience auprès de la Cour natio­nale du droit d’asile où est pré­sen­té le dos­sier d’Hicham Hasan, réfu­gié syrien qui a fui son pays pour cause d’ac­ti­visme anti-Assad sur les réseaux sociaux. Après ce récit de vie dif­fi­cile face à un jury de marbre, nous recueillons le témoi­gnage d’un homme pour qui le droit doit être un contre-pouvoir.


portraitAfin d’ob­te­nir le sta­tut de réfu­gié, la per­sonne doit d’a­bord arri­ver en France. Au regard des accords de Dublin, seul le pays qui a récu­pé­ré en pre­mier les empreintes du réfu­gié va être com­pé­tent pour ins­truire la demande d’asile. J’ai connu une famille qui est entrée sur l’espace Schengen par la Hongrie — un État qua­si fas­ciste —, après des par­cours mari­times chao­tiques : elle a été contrô­lée et bru­ta­li­sée par les forces armées locales, puis relâ­chée. Elle a pu se rendre en France, où on lui a refu­sé sa demande de droit d’asile car elle avait été contrô­lée en pre­mier en Hongrie — un avis d’expulsion a été émis par le pré­fet. Ils ont eu de la chance ; des membres de leur famille étaient des réfu­giés sta­tu­taires en France, ce qui leur a per­mis fina­le­ment de deman­der l’a­sile dans notre pays.

Ensuite, ils doivent prendre ren­dez-vous auprès d’une pla­te­forme d’ac­cueil et d’o­rien­ta­tion ter­ri­to­riale qui va véri­fier leur situa­tion. Direction le gui­chet unique des deman­deurs d’asile, mis en place dans chaque pré­fec­ture de région. Là où je vis, à Orléans, avant d’être convo­qué à ce ren­dez-vous, il peut se pas­ser un mois et demi. À Paris, cer­tains réfu­giés n’arrivent jamais à l’ob­te­nir. Le pré­fet de Paris a été condam­né 350 fois pour entrave au droit d’asile parce qu’il ne reçoit pas les deman­deurs, semble-t-il en rai­son de l’encombrement du dis­po­si­tif. C’est donc un conseil que je donne aux réfu­giés : n’allez pas dans la région pari­sienne pour faire votre demande ! Une fois reçu à ce gui­chet unique de demande d’asile, il faut rem­plir un petit livret, trans­mettre des pièces d’identité, se faire rele­ver ses empreintes digi­tales et faire un entre­tien avec un fonc­tionnaire de l’office fran­çais de l’immigration et de l’intégration qui va gérer tous les aspects sociaux. Le réfu­gié va être enre­gis­tré sur une liste de deman­deurs d’hébergement : les réfu­giés ont droit à être logés dans un centre d’accueil des deman­deurs d’asile. Malheureusement ils ne le sont pas tous, les centres étant encom­brés. Seront ensuite réa­li­sées les for­ma­li­tés pour qu’il puisse obte­nir l’allocation à laquelle il a droit : on lui remet une carte ban­caire et une autre pour avoir accès à l’Aide médi­cale d’État. Ce ren­dez-vous donne une posi­tion sta­tu­taire grâce à un titre de séjour pro­vi­soire lui per­met­tant d’être en règle. Tant qu’il n’a pas été reçu, il est sans rien.

« La pré­oc­cu­pa­tion majeure d’un réfu­gié, c’est l’accès au droit : on a besoin d’une cohorte de juristes aux pieds nus. »

Je suis convain­cu que la pré­oc­cu­pa­tion majeure d’un réfu­gié, c’est l’accès au droit. Sinon, on ne peut se loger, ni man­ger, ni se soi­gner. On peut en revanche se faire embar­quer par les flics dans une rafle. On a besoin d’une cohorte de juristes aux pieds nus, si j’ose dire, afin d’al­ler sou­te­nir la demande des réfu­giés. À Calais, il y a des avo­cats et des asso­cia­tions qui font ce tra­vail-là, mais on n’est pas à la hau­teur des besoins. Au bout de quelques mois, le deman­deur est convo­qué par un offi­cier de l’OFPRA qui, assis­té d’un inter­prète, va l’interroger sur les rai­sons pour les­quelles il fait sa demande. L’OFPRA ren­dra sa déci­sion, émi­nem­ment sub­jec­tive. L’intime convic­tion est tou­jours pré­sente dans la déci­sion du juge mais cette convic­tion demeure bien enten­du éclai­rée par la qua­li­té du dos­sier qui se pré­sente à lui. C’est pour­quoi je m’efforce tou­jours de com­mu­ni­quer le maxi­mum d’éléments en pro­cé­dant avec le deman­deur d’asile à un entre­tien extrê­me­ment pous­sé des cir­cons­tances vécues dans le pays d’origine. Je lui demande aus­si de pro­duire le maxi­mum d’éléments pro­bants : des pièces admi­nis­tra­tives, des témoi­gnages, des avis de recherche dif­fu­sé dans le pays. Les réfu­giés conservent fré­quem­ment un contact télé­pho­nique ou élec­tro­nique avec leurs proches — c’est le moyen de com­plé­ter le dos­sier dans les mois qui pré­cèdent l’entretien avec l’OFPRA. Le pro­blème du droit d’asile, c’est que beau­coup de deman­deurs se pré­sentent sans avoir béné­fi­cié d’assistance et ont fort peu de moyens de rendre compte de manière exhaus­tive de leur situa­tion au cours d’un simple entre­tien, qui est par ailleurs sou­vent obs­cur­ci, ou réduit dans sa por­tée, par le filtre de l’interprète qui tra­duit les pro­pos tenus.

Lorsque j’aide un réfu­gié, je lui rédige un mémoire qui s’apparente à des conclu­sions d’avocat, qui essaie de racon­ter dans le détail l’histoire de la per­sonne et les motifs juri­diques qui jus­ti­fient qu’elle devrait béné­fi­cier du droit d’asile. Mais la majo­ri­té des gens arrive sans avoir consul­té un juriste ou un avo­cat ; ils racontent leur his­toire et moins ils ont de papiers la prou­vant, moins on les croit. Aujourd’hui, si vous êtes syrien ou dans une zone expo­sée aux com­bats, on consi­dère que la vio­lence géné­ra­li­sée qui règne dans cette zone peut vous don­ner accès à ce qu’on appelle la pro­tec­tion sub­si­diaire, qui est une pro­tec­tion pré­caire. Il est beau­coup plus com­pli­qué d’obtenir le droit d’asile comme conve­nu par la conven­tion de Genève, ce qui vous fiche la paix pen­dant dix ans et vous laisse éven­tuel­le­ment le temps de deman­der la natio­na­li­té fran­çaise. La pro­tec­tion sub­si­diaire donne sur le papier les mêmes droits, notam­ment celui de tra­vailler et d’obtenir les droits sociaux, mais elle est en pra­tique remise en cause tous les ans. Et si un jour on consi­dère, à tort ou à rai­son, que la situa­tion dans le pays d’origine s’est cal­mée, on peut vous ren­voyer. Ce qui est com­pli­qué quand vous avez recom­men­cé à faire votre vie, trou­vé du bou­lot et sco­la­ri­sé vos enfants dans une école…

« On lui a deman­dé un qui­tus fis­cal de son pays d’origine : la Syrie. Vous ima­gi­nez ce que ça a de farfelu ? »

Lors de l’audience à laquelle vous avez assis­té ce matin, il était ques­tion d’une per­sonne qui a obte­nu la pro­tec­tion sub­si­diaire et qui, d’après son his­toire, mérite d’avoir le droit d’asile com­plet. Quand vous avez obte­nu la protection de l’OFPRA, il y a ensuite tout le par­cours du com­bat­tant pour les droits sociaux. Si vous n’avez pas de bou­lot tout de suite, il vous faut deman­der le RSA, un loge­ment social, l’APL. Or, au niveau des CAF, les démarches sont deve­nues très com­pli­quées. À Orléans, il n’y a plus d’accueil public, tout passe par Internet. Il faut com­men­cer par obte­nir un numé­ro d’allocataire via le Web, envoyer tout le dos­sier pour le RSA et deman­der un ren­dez-vous avec un tra­vailleur social qui va exa­mi­ner votre demande, avec toutes les bar­rières de la langue — puisqu’on ne vous four­nit pas un inter­prète, contrai­re­ment aux entre­tiens à l’OFPRA. Et puis il y a l’accès au loge­ment. Un exemple d’aberration : il a été deman­dé à la per­sonne dont vous avez assis­té à l’audience, comme pour toute demande d’accès à un loge­ment, de prou­ver qu’il était bien en règle avec l’administration fis­cale. Donc on lui a deman­dé un qui­tus fis­cal de son pays d’origine : la Syrie. Vous ima­gi­nez ce que ça a de far­fe­lu ? Alors, coup de chance, on a fait une confé­rence de presse à Orléans avec lui, à laquelle un cor­res­pon­dant local du Canard Enchaîné a assis­té : il a télé­pho­né au bailleur social pour deman­der des expli­ca­tions et ce der­nier a vou­lu évi­ter à tout prix les pro­blèmes… Et a accor­dé le loge­ment dans la semaine. On a déjà un dis­po­si­tif régle­men­taire qui est com­pli­qué et vous avez des gens qui en rajoutent…

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Par Cyrille Choupas

Si on prend le cas d’Hicham, il est arri­vé seul en France après un voyage dan­ge­reux et éprou­vant par bateau. Une fois qu’il a obte­nu la pro­tec­tion de l’OFPRA, on a deman­dé la réuni­fi­ca­tion fami­liale. N’ayant pas une grande expé­rience de ce type de dos­sier, j’ai deman­dé qu’on nous envoie des docu­ments accor­dant un visa à l’épouse d’Hicham afin qu’elle puisse prendre l’avion pour la France. Ils nous ont répon­du qu’il fal­lait qu’elle demande un visa sur place, en Syrie. À Damas, il n’y a plus d’ambassade ; il fal­lait donc aller à Beyrouth. Elle vivait dans la région du Qalamoun qui se situait sur la ligne de front entre Al Nosra et le Hezbollah. Elle a donc dû, avec ses deux enfants, prendre des risques pour tra­ver­ser les lignes de front et rejoindre Beyrouth. Souvent, ce sont les hommes qui partent en pre­mier, prennent les risques et font les opé­ra­tions de réuni­fi­ca­tion fami­liale lors­qu’ils sont à arri­vés des­ti­na­tion. Cette réuni­fi­ca­tion est un droit assu­ré par la conven­tion de Genève mais les admi­nis­tra­tions mettent volon­tiers des bâtons dans les roues — notam­ment par la non déli­vrance de visa.

« Au niveau natio­nal, la pro­por­tion de réponses favo­rables n’est pas éle­vée ; je dirais moins de 20 %. »

Au niveau natio­nal, la pro­por­tion de réponses favo­rables n’est pas éle­vée ; je dirais moins de 20 %, actuel­le­ment. Mais pour quel­qu’un qui monte un dos­sier cos­taud, argu­men­té et conte­nant des pièces per­met­tant de prou­ver l’existence de bonnes rai­sons de deman­der le droit d’asile, en géné­ral, ça passe. Aucun des dos­siers que j’ai assis­tés juri­di­que­ment n’a été reje­té. Mais faut-il encore que le job soit fait. Et la plu­part des deman­deurs ne dis­posent pas d’une aide. Les gens que j’assiste juri­di­que­ment m’arrivant par des réseaux mili­tants ou de soli­da­ri­té, ils ont sou­vent un niveau d’éducation rela­ti­ve­ment éle­vé et des outils intel­lec­tuels leur per­met­tant de taper à la bonne porte. J’ai vu le dos­sier d’une jeune femme kurde qui ne savait pas lire. Elle vivait dans la zone du Rojava et expli­quait qu’elle avait tra­vaillé avec les YPG [Les Unités de pro­tec­tion du peuple ; branche armée du Parti de l’u­nion démo­cra­tique, ndlr] en tant qu’infirmière. On lui a obte­nu la pro­tec­tion de l’OFPRA pen­dant un an. C’est plus com­pli­qué quand vous êtes dému­ni sur le plan intel­lec­tuel, car vous n’avez pas la répar­tie lors de l’entretien : on va véri­fier que vous ne men­tez pas, on va vous tendre des traquenards.

Les gens débou­tés peuvent être expul­sés à tout moment. Mais vous ne pou­vez pas ren­voyer des Irakiens ou des Syriens ; en réa­li­té, il ne se passe rien et ils se retrouvent sans droits. Ils ne peuvent ni être soi­gnés, ni accé­der à un loge­ment, n’ont pas de res­sources et ne peuvent pas tra­vailler, sauf dans les condi­tions que l’on peut ima­gi­ner. C’est une situa­tion extrê­me­ment pré­caire. Ces gens à qui la pro­tec­tion et le droit d’asile ont été refu­sés sont dans une situa­tion ana­logue à ceux qui ne les ont pas encore deman­dés. On en revient tou­jours au pro­blème de l’accès au droit. La conven­tion de Genève dis­tingue « réfu­giés poli­tiques » et « réfu­giés éco­no­mique » — elle pro­tège moins les seconds. Ils n’ont donc pas le même panel de droits. En réa­li­té, ces migrants pro­viennent aus­si de zones de conflits car l’un va rare­ment sans l’autre. Pour le Congo par exemple, un ter­ri­toire où vous avez eu 6 mil­lions de morts, le plus gros conflit depuis la Seconde Guerre mon­diale — dont on parle peu —, on en est encore à consi­dé­rer les migrants qui viennent de ce pays comme des réfu­giés éco­no­miques et non de guerre. Les médias pèsent beau­coup. Pour le Congo, il n’y a pas de cou­ver­ture média­tique, donc une bonne par­tie de la popu­la­tion fran­çaise ignore ce qu’il s’y passe. Quand il y a eu la révo­lu­tion en Roumanie contre Ceaușescu, dans les années 1980, les réfu­giés du conflit étaient accueillis de façon assez bien­veillante par les ser­vices d’immigration français.

« Pour le Congo, un ter­ri­toire où vous avez eu 6 mil­lions de morts, on en est encore à consi­dé­rer les migrants comme des réfu­giés éco­no­miques et non de guerre. »

Des bour­reaux qui se font pas­ser pour des réfu­giés ? On peut tou­jours se faire avoir ! Je ne pense pas avoir été confron­té à cela, car les gens qui arrivent à moi m’ont été adres­sés par des réseaux poli­tiques qui ont eux-mêmes la capa­ci­té d’opérer un cer­tain fil­trage. Je demande tou­jours aux réfu­giés, quand c’est pos­sible, de me racon­ter leur his­toire dans leur langue d’origine, par écrit. Puis je fais tra­duire. Le récit sera tou­jours beau­coup plus riche en infor­ma­tions, que ce soit sur le plan fac­tuel ou émo­tion­nel. Il est évident que si vous êtes capable de four­nir un avis de recherche du Moukhabarat syrien [Services du ren­sei­gne­ment, nldr], c’est une pièce objec­tive. Hicham a pu mon­trer les publi­ca­tions Facebook témoi­gnant de son acti­visme contre le régime de Bachar El Assad. Parfois, ce sont des détails. Par exemple, à la fin du mois, j’ai l’affaire d’un couple qui va pas­ser devant la Cour natio­nale du droit d’a­sile. Ils fai­saient pas­ser du maté­riel médi­cal et par­fois des enfants dans une zone encer­clée par l’armée syrienne, grâce à une carte que pos­sé­dait l’une des per­sonnes et qui lui per­met­tait de fran­chir les bar­rages. J’ai alors deman­dé à cette per­sonne de me mon­trer sur une carte géo­gra­phique la confi­gu­ra­tion des lieux, dans le détail, à quel endroit étaient implan­tés tous les bar­rages mili­taires, quel était le type de force qui tenait le bar­rage, à quelle heure ils étaient levés, etc. C’est avec une mul­ti­tude de détails de ce genre — qui sont véri­fiés au moment de l’entretien — qu’on peut don­ner de la per­ti­nence à un récit.

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Par Cyrille Choupas

Le par­cours des femmes réfu­giés est beau­coup plus dif­fi­cile et dan­ge­reux. J’ai reçu le témoi­gnage d’une femme qui atten­dait son visa en Jordanie afin de venir en France et qui tra­vaillait dans une asso­cia­tion de pro­tec­tion des femmes. Celles-ci témoi­gnaient de situa­tions de viols, de pros­ti­tu­tion, de ser­vices sexuels mon­nayés contre des aides plus ou moins effi­caces pour pas­ser en Europe. Le com­bat des femmes musul­manes me parle. J’avais des contacts avec l’équipe de cyclisme fémi­nin d’Afghanistan, qui s’entraîne et par­ti­cipe à des com­pé­ti­tions dans des condi­tions extrê­me­ment périlleuses : lors­qu’elles tra­versent la ville de Kaboul, elles se prennent des canettes de Soda, des insultes, des fruits pour­ris. L’Afghanistan est l’un des pires pays pour les femmes. Elles sont obli­gées de s’entraîner sur des ter­rains vagues ou des auto­routes en construc­tion, là où il n’y a personne.

« Lorsqu’elles tra­versent la ville de Kaboul, elles se prennent des canettes de Soda, des insultes, des fruits pour­ris. L’Afghanistan est l’un des pires pays pour les femmes. »

Il se trouve qu’il y a eu un repor­tage d’Arte sur leur équipe, Les petites reines de Kaboul, réa­li­sé par les jour­na­listes Katia Clarens, Pierre Creisson et Xavier Gaillard. Il y eut une sorte de coup de cœur à l’ambassade fran­çaise à Kaboul, car l’ancien ambas­sa­deur était un type assez fémi­niste (il avait d’ailleurs mis une des acti­vi­tés de son ser­vice sur le droit des femmes). Ces jeunes femmes ont eu un visa afin de par­ti­ci­per à une com­pé­ti­tion cycliste en France. C’est à cette occa­sion que j’ai pu avoir un échange avec la lea­der de l’équipe, une jeune chiite appar­te­nant à la com­mu­nau­té Hazara — très dis­cri­mi­née en Afghanistan, d’o­ri­gine mon­gole. Cette femme se bat pour le droit des femmes et, dans le même temps, porte le voile — ce qui n’est pas le cas de toutes les membres de l’équipe — par convic­tion. L’une de ses peurs à l’idée de se rendre en France était d’être prise à par­tie, qu’on lui impose de le reti­rer. Les filles ont été héber­gées par un ancien ambas­sa­deur de France à Albi, éga­le­ment res­pon­sable spor­tif de la com­pé­ti­tion : il s’était assu­ré de leur pro­tec­tion et avait tenu un dis­cours qui leur assu­ra, de la part de l’ensemble des gens qui par­ti­ci­paient à la com­pé­ti­tion, une grande bienveillance.

Des femmes musul­manes qui ont fait le choix reli­gieux de se cou­vrir la tête peuvent dans le même temps défendre leurs droits, ça ne me semble pas incom­pa­tible. Quand on voit les sor­ties de Badinter ou de Rossignol, on se dit qu’on a en France une vision très réduc­trice de ce qu’est le fémi­nisme. Certains ou cer­taines peuvent certes consi­dé­rer que le voile est un sym­bole de sou­mis­sion mais je pense qu’il n’y a pas de consi­dé­ra­tion sym­bo­lique à pri­vi­lé­gier. A prio­ri, celles qui font le choix de le por­ter doivent pou­voir le faire. J’ai enten­du une inter­view de Caroline De Haas sur ce sujet, qui n’est pour­tant pas favo­rable au port du voile, mais qui rap­pelle e, même temps qu’il faut peut-être aller deman­der aux prin­ci­pales inté­res­sées leur avis. J’ai quelques copines voi­lées, notam­ment des Françaises qui se sont conver­ties — ça m’a ren­du assez sen­sible à leurs pro­blé­ma­tiques. L’une d’entre elles est fonc­tion­naire et m’a expli­qué que, chaque matin, elle était obli­gée de l’enlever afin de péné­trer dans son ser­vice : elle le vit comme un déchi­re­ment. Elle asso­cie le port de son voile à sa rela­tion à la trans­cen­dance divine.

« Un fémi­nisme musul­man est en train d’émerger, de s’exprimer de manière auto­nome par rap­port au fémi­nisme occi­den­tal ; nous devons être à l’écoute. »

Quand j’emmène une femme voi­lée dans un ser­vice d’immigration, quand on fait les pho­tos, on lui demande tou­jours de reti­rer son voile. J’essaie alors de sor­tir de la pièce ou de détour­ner le regard, sauf si elle me dit que cela ne la gène pas. Mais, par­fois, je reçois ensuite les dos­siers de ces femmes, que je vois habi­tuel­le­ment tou­jours voi­lées, dans les­quels figurent les pho­tos avec les che­veux décou­verts — j’avoue que ça me gène car j’ai l’impression de for­cer une inti­mi­té et que ce n’était pas sou­hai­té. Je pense qu’il faut res­pec­ter la façon dont cha­cun mène sa vie. Je ne vois pas pour­quoi un pou­voir poli­tique ou idéo­lo­gique impo­se­rait une lec­ture unique de ces ques­tions. Ce qui doit pré­va­loir, c’est la liber­té. Il est évident que le port du voile ne doit être impo­sé ni par le mari, ni par le frère, ni par le quar­tier, ni par la socié­té. Mais lorsque c’est un choix ? Rien n’empêche de mener en paral­lèle des com­bats fémi­nistes. On a un fémi­nisme musul­man qui est en train d’émerger, de s’exprimer de manière auto­nome par rap­port au fémi­nisme occi­den­tal sur de nom­breux points ; nous devons être à l’écoute.

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Par Cyrille Choupas

Une autre par­tie de mon tra­vail de juriste m’a ame­né à cri­ti­quer les mesures de l’État d’ur­gence et de fichage de la popu­la­tion. En 2012, Sarkozy avait pro­po­sé un pro­jet de loi, pas un décret, qui pré­voyait la créa­tion d’un fichier de tous les Français com­por­tant des don­nées bio­mé­triques et des don­nées d’identité. La ges­tion de ce fichier per­met à la police d’identifier toute per­sonne dont les empreintes avaient été rele­vées à par­tir de la seule consul­ta­tion du fichier des don­nées bio­mé­triques. Quand ce texte a été voté, un nombre impor­tant de par­le­men­taires socia­listes — par­mi les­quels des per­son­na­li­tés qui sont aujourd’hui au gou­ver­ne­ment — ont sai­si le Conseil consti­tu­tion­nel ; il a annu­lé les dis­po­si­tions de la loi qui per­met­taient d’identifier toute per­sonne dont les empreintes avaient été rele­vées par un ser­vice de police pour des rai­sons fon­dées sur des prin­cipes géné­raux du droit natio­nal et euro­péen sur la pro­tec­tion de la vie privée.

Pendant le week-end de la Toussaint, le ministre de l’intérieur a publié un décret qui pré­voit à nou­veau le fichage des don­nées bio­mé­triques et des don­nées rela­tives à l’identité de la tota­li­té de la popu­la­tion fran­çaise. Le Conseil d’État avait ren­du en février der­nier un avis dans lequel il sug­gé­rait au gou­ver­ne­ment, sans l’y obli­ger, de consul­ter le Parlement. En même temps, le Conseil d’État a jugé ce pro­jet de décret rece­vable dès lors qu’il y avait un double accès au fichier, ce qui ne per­met­tait pas de rele­ver l’identité d’une per­sonne sur la seule base du rele­vé de ses don­nées bio­mé­triques, notam­ment ses empreintes. Mais cette réserve ne pro­tège pas la vie pri­vée des per­sonnes puisque dès lors que l’identité d’une per­sonne est connue, il sera pos­sible avec ce fichier de suivre ses dépla­ce­ments et ses acti­vi­tés en toutes matières, l’accès par l’identité de la per­sonne don­nant accès aux don­nées bio­mé­triques. Par ailleurs, toutes les mani­pu­la­tions infor­ma­tiques sont aujourd’hui pos­sibles en la matière et il paraît pro­bable qu’on ne s’en pri­ve­ra pas.

« Entre la loi sur le ren­sei­gne­ment, l’état d’urgence per­ma­nent et ce type de mesure, tous les outils sont mis en place pour per­mettre un régime totalitaire. »

Ce fichier pré­sente des risques consi­dé­rables pour toute la popu­la­tion. Il s’a­vère com­pli­qué d’aller devant le Conseil d’État car, sai­si en conten­tieux, contre­di­ra-t-il ce qu’il a dit lorsqu’il a été sai­si pour émettre un avis ? Il faut tou­te­fois le faire puis­qu’il y a des élé­ments qui le per­mettent — et même si le recours est reje­té par le Conseil d’État, c’est un préa­lable à la sai­sie de la Cours euro­péenne des droits de l’Homme. Je réflé­chis à l’idée de pré­pa­rer un recours. L’une des condi­tions de rece­va­bi­li­té du recours pour excès de pou­voir est l’inté­rêt à agir. Or, là, il y a 60 mil­lions de per­sonnes qui ont inté­rêt à agir puis­qu’on va tous être dans ce fichier. L’idée serait de rédi­ger un recours pour excès de pou­voir devant le Conseil d’État afin d’at­ta­quer le décret du ministre de l’intérieur et de pro­po­ser aux gens, par le biais des réseaux sociaux, de repom­per le recours : il n’y aurait qu’à chan­ger le nom du requé­rant. Cela pour­rait être un mou­ve­ment viral contre un abus de pou­voir. Je ne sais pas exac­te­ment ce que ça don­ne­rait, mais ça crée­rait a prio­ri un pro­blème consi­dé­rable de ges­tion puis­qu’il faut noti­fier les réponses — ça peut para­ly­ser le Conseil d’État et créer un évé­ne­ment poli­tique. Sur 4 000 per­qui­si­tions admi­nis­tra­tives, com­bien y a‑t-il eu de mises en exa­men ? Sur le plan opé­ra­tion­nel, l’état d’ur­gence ne sert à rien, mais il pré­sente des risques majeurs pour les liber­tés de la popu­la­tion. Le bâton­nier de l’Ordre des avo­cats de Paris a d’ailleurs décla­ré à l’occasion de la réforme du code de pro­cé­dure pénale qu’on pou­vait bas­cu­ler, avec des textes comme ça, dans la dic­ta­ture en huit jours. Entre la loi sur le ren­sei­gne­ment, l’état d’urgence per­ma­nent et ce type de mesure, tous les outils sont mis en place pour per­mettre un régime tota­li­taire. Pour l’instant, ces mesures n’ont pas per­mis d’empêcher l’attentat de Nice mais ont ser­vi contre les mili­tants éco­lo­gistes. Au peuple de savoir ce qu’il veut.


Toutes les pho­to­gra­phies sont de © Cyrille Choupas, pour Ballast.


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