Paris, 13 novembre 2015


« Il existe des gens qui s’efforcent désespérément de créer
un choc des civilisations. Deux des principaux s’appellent
Oussama Ben Laden et George Bush. » Noam Chomsky 

Alger, un jour de mai 1993.
Il est neuf heures du matin. Tahar vient de quit­ter son domi­cile, situé dans la ban­lieue ouest de la capi­tale. Il monte dans sa voi­ture, garée au pied de l’im­meuble. Tahar est écri­vain ; Tahar est poète ; Tahar est jour­na­liste. Il porte des lunettes à mon­ture épaisse et une mous­tache qui ne l’est pas moins. Il a trente-neuf ans et le der­nier numé­ro de sa revue, Ruptures, vient tout juste de paraître. Un homme s’ap­proche de son véhi­cule ; il abaisse la vitre. Un canon de revol­ver. Deux coups de feu. Son corps, un pro­jec­tile enfon­cé dans la tête, est jeté au sol. Il ne se réveille­ra jamais de son coma et décè­de­ra quelques jours plus tard. Le Front isla­mique du salut reven­di­que­ra son assassinat.

Paris, un jour de novembre 2015.
Il est neuf heures du soir. Asta, une phar­ma­cienne du quar­tier de Château Rouge, s’ap­prête à rejoindre sa famille. Elle se trouve en voi­ture, rue Bichat, avec des proches. Des coups de feu — des rafales d’AK-47 — reten­tissent ; ils se baissent aus­si­tôt. Son neveu, âgé d’un an, est assis à l’ar­rière du véhi­cule. Asta se redresse puis se tourne vers lui dans l’in­ten­tion de le pro­té­ger. Une balle tra­verse la vitre et se loge dans sa cage tho­ra­cique. Elle est ensuite extraite de l’ha­bi­tacle avant qu’un méde­cin ne l’exa­mine : en vain. Daech reven­di­que­ra les cinq attaques com­mises ce soir-là, qui firent 130 morts, de dix-sept natio­na­li­tés différentes.

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Tahar Djaout avait, il y a vingt ans déjà, dénon­cé le « fas­cisme théo­cra­tique » (l’ex­pres­sion lui revient) qui ôta la vie d’Asta, et de tant d’autres avec elle. Il était un intel­lec­tuel, un homme public, une cible choi­sie non sans soin ; elle et ils étaient des gens dont le nom n’é­tait, pour l’es­sen­tiel, connu que de leurs proches ou de leurs col­lègues, des ano­nymes dans l’ombre d’un quo­ti­dien simple, le leur, que trois com­man­dos pro­ba­ble­ment for­més en Syrie bri­sèrent au nom même de cet ano­ny­mat. Nous connais­sons Tahar par ses écrits, sa prose ou ses poèmes, l’au­teur des Chercheurs d’os ; nous connais­sions Asta de plus près, sans tou­te­fois comp­ter au nombre de ses amis — nous la croi­sions dans le quar­tier ; elle soi­gnait les enfants des écoles alen­tour, dont l’un des nôtres. Le FIS avait frap­pé Djaout en ver­tu, dirent-ils, de « son com­mu­nisme » ; Daech a frap­pé Paris, « capi­tale des abo­mi­na­tions et de la per­ver­sion », et la France « pour avoir pris la tête de la croisade, avoir osé insul­ter notre Prophète, s’être van­tés de com­battre l’Islam et frap­per les musul­mans en terre du Califat ».

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Dimanche soir ou lun­di, nous ne savons plus.
Nous pas­sons voir la famille d’Asta dans le 19e arron­dis­se­ment. Une ving­taine de per­sonnes, toutes ori­gi­naires du Mali, s’en­lacent et échangent, ser­rées dans un petit loge­ment. Nous pré­sen­tons nos condo­léances à la mère de la défunte, vêtue d’un bazin colo­ré. Des bou­teilles de jus d’o­range et de Coca-Cola sur la table basse du salon, près d’un bébé qui dort, allon­gé de tout son ventre sur le cana­pé ; au mur, brodée sur un tis­su sombre, une ins­crip­tion cora­nique. Et, dans le deuil, le sou­rire des femmes qui saluent celles et ceux qui vont et viennent. La nièce d’Asta, sept ans, s’as­sied sur nos genoux.

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« Comment une jeunesse qui avait pour emblèmes Che Guevara, Angela Davis, Kateb Yacine, Frantz Fanon, les peuples lut­tant pour leur liber­té et pour un sur­croît de beau­té et de lumière, a‑t-elle pu avoir pour héri­tière une jeu­nesse pre­nant pour idoles des prê­cheurs illu­mi­nés éruc­tant la vin­dicte et la haine, des idéo­logues de l’ex­clu­sion et de la mort ? », avait deman­dé Djaout en 1993, dans son article « La haine devant soi ». Les tueurs de Daech sont, pour ceux qui ont pu être iden­ti­fiés, de jeunes Français : Bilal, 20 ans ; Ismaël, 29 ans ; Samy, 28 ans ; Brahim, 31 ans ; Salah, 26 ans. Petites frappes, pour nombre d’entre eux : vols, tra­fics de stu­pé­fiants, conduites sans per­mis, outrages — l’ex-com­pagne de Brahim Abdelsam confie à la presse bri­tan­nique : « Ses acti­vi­tés favo­rites étaient de fumer du can­na­bis et de dor­mir. » La jeune femme qui se trou­vait aux côtés des ter­ro­ristes, mer­cre­di 18 novembre à Saint-Denis, était, selon les témoi­gnages recueillis, « addict à la drogue dure et à l’al­cool » ; le « cer­veau » pré­su­mé de l’at­taque, Abdelhamid Abaaoud, avait été condam­né pour vols et coups et bles­sures. L’essayiste bri­tan­nique Jason Burke évoque ain­si « la sous-culture » urbaine du « gang­ster dji­had ». En leur temps, Marx et Engels, ques­tion­nant le « lum­pen­pro­lé­ta­riat », fai­saient état des « lais­sés pour compte de toutes les classes sociales, vaga­bonds, sol­dats ren­voyés de l’ar­mée, échap­pés des casernes et des bagnes, escrocs, voleurs à la rou­lotte », sou­vent prêts à « se vendre à la réac­tion ».

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Dans son essai Comment fabrique-t-on un kami­kaze ?, Brahim Marrakchi avait minu­tieu­se­ment ana­ly­sé les par­cours des « bombes humaines » qui avaient frap­pé Casablanca en 2003 : les ter­ro­ristes étaient, pour la grande majo­ri­té, des hommes âgés d’une ving­taine d’an­nées ori­gi­naires de bidon­villes. Familles nom­breuses, échec sco­laire, chô­mage, rup­ture des liens sociaux, mar­gi­na­li­té spa­tiale — l’au­teur note : « La pau­vre­té, l’ex­clu­sion socio-éco­no­mique et le sen­ti­ment de déchéance sociale comptent par­mi les prin­ci­pales causes de l’ex­tré­misme et du ter­ro­risme. » Mais l’is­la­mo­logue Olivier Roy de rap­pe­ler, dans L’Islam mon­dia­li­sé, que l’ex­pli­ca­tion « stric­te­ment socio­lo­gique reste assez pauvre » : l’is­lam, qu’ils ont ren­con­tré tard dans leur néan­moins jeune vie (et qu’ils ne connaissent que très super­fi­ciel­le­ment, comme toutes les études l’in­diquent), est une « occa­sion de recom­po­si­tion iden­ti­taire et pro­tes­ta­taire ». L’entrée dans « la cour des grands » (en com­bat­tant les grands de ce bas monde), la fin d’un sen­ti­ment dia­spo­rique pour des citoyens expo­sés au racisme.

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Mettre en scène le « monde libre » (nous) face à l’obs­cu­ri­té (eux) tient du colo­riage pour enfant de quatre ans. Il en va de même pour le binôme, par trop usé, de Civilisation et de Barbarie (« Opposer aux assas­sins notre mépris de civi­li­sés », lance Bruckner ; « C’est en effet une guerre de civi­li­sa­tions », assure Onfray). Grands mots pour pense-petit. Jouets épais pour courtes vues. De « l’antre du diable » (der­nier numé­ro papier du Point) aux « bar­bares » et aux « sau­vages » tant décrits, de la presse au dis­cours de François Hollande, il faut, semble-t-il, for­cer la note dans l’im­ma­té­riel et le phra­seur. Comme si les enjeux étaient irra­tion­nels. Comme s’il fal­lait recou­rir à quelque vocable extra-humain pour cer­ner l’ins­tant. En frap­pant Paris, les sol­dats du Califat — puis­qu’ils se nomment ain­si — nous rap­pellent seule­ment où se trouve la poli­tique : par­tout. Le hasard des balles a réveillé les angles morts : per­sonne ne « vit sa vie ». La guerre n’est pas une don­née exo­tique, images loin­taines sur nos chaînes de télé­vi­sion ; la paix demeure une construc­tion poli­tique tou­jours fra­gile et pro­vi­soire. Des lieux de fête ont été visés (cafés, sport, musique) : c’est l’in­no­cence d’une géné­ra­tion pro­té­gée qui tombe avec les corps.

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« Ils » en veulent donc à « nos » liber­tés et à « notre » laï­ci­té ; « ils » n’aiment pas « notre mode de vie » (ce fameux « french way of life » dont on tait, s’en­tend, les fon­da­tions de classe) ; « ils » veulent détruire la joie de vivre fran­çaise. « Nous, nos bombes sont sexuelles », clame un des­sin cir­cu­lant sur les réseaux sociaux. « En nous agres­sant, ils nous rap­pellent ce que nous sommes. […] C’est ça qui nous ras­semble : c’est les filles en mini-jupes, les ter­rasses des bis­trots, les filles et les gar­çons », jure sans un rire la jour­na­liste Élisabeth Lévy. Analyse à hau­teur de chif­fons ; résis­tance à grand ren­fort de moji­tos. Si Daech a fait savoir à de mul­tiples reprises que l’Hexagone était une cible de pré­di­lec­tion, c’est d’un espace autre­ment plus vaste dont il est tou­te­fois ques­tion : les fas­cistes théo­cra­tiques de Daech ont déjà ébran­lé la Tunisie, l’Égypte, la Russie, la Belgique, le Canada, l’Australie, le Liban, l’Afghanistan, le Danemark, la Turquie ou encore le Nigeria. L’émoi natio­nal est des plus légi­times, à l’é­vi­dence, mais n’ayons pas la larme plus orgueilleuse que néces­saire : la France n’est pas une excep­tion, seule­ment un sinistre objec­tif mili­taire par­mi d’autres.

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« Une grande guerre a com­men­cé, car on nous l’a décla­rée », lance le direc­teur du Point. Minute. Guerre du Golfe (1990–1991), guerre d’Irak (2003–2011), guerre d’Afghanistan (2001–2014) — à quoi il faut ajou­ter les inter­ven­tions occi­den­tales en Libye (2011), au Mali (2013), en Irak et en Syrie (2014–2015). Cela sans même par­ler de l’oc­cu­pa­tion de la Palestine, depuis 1948, fruit des déci­sions occi­den­tales que l’on sait (Oussama Ben Laden avait d’ailleurs jus­ti­fié les atten­tats du 11 sep­tembre 2001 ain­si : « Après qu’il fut deve­nu insup­por­table de voir l’op­pres­sion et la tyran­nie de la coa­li­tion amé­ri­ca­no-israé­lienne contre notre peuple de Palestine et du Liban, j’ai alors eu cette idée. »). Cette guerre qui oppo­se­rait l’Occident libé­ral à l’Orient ter­ro­riste, ce sont les oli­gar­chies suc­ces­sives du pre­mier monde qui en sont le ter­reau — et la débâcle des gauches du second monde le car­bu­ra­teur. L’État isla­mique d’Irak a vu le jour en 2006. Ce der­nier est, pour par­tie, l’en­fant mons­trueux du plan atlan­tiste. Et c’est au nom de la poli­tique fran­çaise menée en Syrie et des « inno­cents » tom­bés sous les bombes hexa­go­nales que les ter­ro­ristes assurent avoir tiré, ce ven­dre­di 13 novembre (motif réité­ré dans la vidéo adres­sée, same­di 21, au pré­sident de la République). Cela s’ap­pelle de la poli­tique, qui n’est pas l’autre nom des « valeurs ». « Ceux qui ne sont pas prêts à cri­ti­quer la démo­cra­tie libé­rale devraient aus­si se taire sur le fon­da­men­ta­lisme reli­gieux », avan­ça un jour le phi­lo­sophe Slavoj Žižek : la pre­mière, enten­due comme garante de l’ordre capi­ta­liste, avive l’é­lan propre au second.

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Tahar Djaout écri­vit dans les colonnes de Ruptures : « Je me tien­drai hors de por­tée de votre béné­dic­tion qui tue, vous pour qui l’horizon est une porte clouée, vous dont les regards éteignent les foyers d’espoir, trans­forment chaque arbre en cer­cueil» Ceux qui clouent les portes de l’ho­ri­zon ont frap­pé, une fois de plus. S’il faut pour notre siècle user de lignes franches et claires, s’il faut cou­per le monde en deux et n’a­voir pas la main qui tremble, soit, tran­chons : entre les dis­ciples de l’Identité (reli­gieuse ou natio­na­liste) et de l’Égalité. Les fas­cistes théo­cra­tiques rêvent du même monde que nombre de leurs enne­mis : le Bien contre le Mal, le Passé (idéa­li­sé) contre le Présent (déca­dent). « Une iden­ti­té en forme de mirage et un idéal qui prend l’his­toire à recu­lons », disait encore Djaout. Dans les colonnes de sa revue Dabiq, Daech s’en pre­nait aux par­ti­sans de la zone grise, c’est-à-dire celles et ceux qui refusent d’ha­bi­ter la croi­sade et le cali­fat : conti­nuons dès lors d’oc­cu­per cet espace, poings ser­rés. Car des attaques, il y en aura d’autres.

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Aux abords du Bataclan.
Des moines boud­dhistes prient à quelques pas des mon­ceaux de fleurs et des bou­gies éteintes par le froid. Les jour­na­listes sai­sissent, ici ou là, les traits tirés. Une jeune femme accroche la pho­to­gra­phie d’une proche dis­pa­rue. Scotchés aux grillages, des mots de Kurdes et d’Iraniens. « Te quer­re­mos siempre — Tu fami­lia, Mama », agra­fé à un bou­quet. La devise répu­bli­caine, non loin. Une femme voi­lée tient une fleur à la main. Nous dépo­sons des roses rouges et quelques vers de Desnos : « Ceux qui ont mis le feu aux mai­sons / Ceux qui ont tué nos frères, nos sœurs / Jamais ne nous vain­cront ».

22 novembre 2015

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Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

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