Orwell : vers une ligue des opprimés


Pourquoi le socia­lisme ne triomphe-t-il pas par­tout ? Telle était l’une des ques­tions qu’Orwell s’é­ver­tuait à poser. À écou­ter ou à lire nombre des par­ti­sans du par­tage des richesses, un début de réponse s’es­quisse : socia­lisme de l’entre-soi, jar­gon­neux et éli­tiste, truf­fé de néo­lo­gismes et satu­ré de réfé­rences consan­guines, col­loques d’u­ni­ver­si­taires cher­chant la petite bête à des notes de bas de page, gloses et regloses, nar­cis­sisme sec­taire et radi­ca­lisme chic… La pen­sée cri­tique a l’art de se cou­per du peuple dont elle se targue de par­ler. Orwell, qui tenait à œuvrer « en marge de l’armée régu­lière »secoua dès lors le coco­tier contes­ta­taire.


orwell2 La guerre d’Espagne éclate en juillet 1936, lorsque le géné­ral Francisco Franco se lève pour bri­ser le Frente Popular démo­cra­ti­que­ment élu. George Orwell a alors 33 ans et déjà publié quatre ouvrages — par­mi les­quels Dans la dèche à Paris et à Londres et Une his­toire bir­mane. Ne par­ve­nant pas à res­ter les bras bal­lants devant cette ten­ta­tive de putsch anti-démo­cra­tique et anti-socia­liste, Orwell prend la route en direc­tion de la pénin­sule ibé­rique avec l’espoir de prê­ter main forte aux com­bat­tants. Il quitte Londres le 22 décembre et pénètre dans Barcelone quatre jours plus tard, muni d’une lettre de recom­man­da­tion de l’ILP, le par­ti socia­liste bri­tan­nique. Un jour­na­liste se sou­vien­dra : « Visiblement habillé et chaus­sé pour une expé­di­tion, il posa par terre une énorme valise à sangles et dit : Je vais en Espagne. – Pourquoi ? lui deman­dai-je. […] Ce fas­cisme, dit-il, il faut que quelqu’un l’arrête. »

Au front

Fort des indi­ca­tions de l’ILP, Orwell intègre le POUM, le Parti ouvrier d’unification mar­xiste — une for­ma­tion anti-sta­li­nienne dont l’un des lea­ders pro­vient du mou­ve­ment trots­kyste. Un concours de cir­cons­tances plus qu’un choix : « Si je n’avais tenu compte que de mes pré­fé­rences per­son­nelles, j’eusse choi­si de rejoindre les anar­chistes », avoue­ra Orwell dans son Hommage à la Catalogne. Ces anar­chistes qui, contre une République bour­geoise et un com­mu­nisme inféo­dé à Moscou, s’acharnent à bâtir une socié­té alter­na­tive et révo­lu­tion­naire à même d’affranchir le peuple espa­gnol de la tutelle éta­tique, patro­nale et clé­ri­cale. Avant de rejoindre le front, les fusils de for­tune et la crasse des tran­chées, Orwell découvre la fra­ter­ni­té, la soli­da­ri­té et le res­pect qui animent ce pays où le tout-venant se donne du « cama­rade » et se tutoie. Orwell appar­tient à la 29e Division, la « Rovira ». Difficile de man­quer ce grand écha­las bri­tan­nique, son mètre quatre-vingt-dix, sa culotte de che­val en velours, ses bottes et son jus­tau­corps jaune. Il n’a, rap­por­te­ra l’un de ses com­pa­gnons, peur de rien, sinon des rats. La stu­pé­fiante géné­ro­si­té du peuple espa­gnol émeut l’écrivain, qui ne cesse de louer sa « décence innée » et son tem­pé­ra­ment libertaire.

« Difficile de man­quer ce grand écha­las anglais, avec son mètre quatre-vingt-dix, sa culotte de che­val en velours, ses bottes et son jus­tau­corps jaune. »

À défaut de « l’égalité par­faite », Orwell s’enthousiasme de voir, pour la pre­mière fois de sa vie et qui plus est par temps de guerre, une socié­té — fût-elle micro­cos­mique — fonc­tion­ner sans que l’Homme n’exploite son pro­chain et sans qu’une classe ne subor­donne les autres. « Des êtres humains cher­chaient à se com­por­ter en êtres humains et non plus en simples rouages de la machine capi­ta­liste », consi­gne­ra-t-il dans son récit. Attente (voire ennui) et com­bats se suc­cèdent lors des quelques mois qu’il passe dans les tran­chées… Une balle fran­quiste lui per­fore la gorge le 20 mai 1937. Orwell s’écroule. Sa pre­mière pen­sée ? Sa bien-aimée, Eileen, venue le rejoindre. Puis l’amertume d’avoir à quit­ter ce monde qui, s’il tourne mal, n’en reste pas moins plai­sant à vivre. Enfin, l’absence de res­sen­ti­ment à l’endroit de son enne­mi : Orwell songe même, si l’occasion de le ren­con­trer lui avait été don­née, qu’il l’aurait féli­ci­té pour ses talents de tireur… Heureux dénoue­ment, tou­te­fois : la plaie cau­té­rise rapi­de­ment et les méde­cins ne relèvent aucune infec­tion. Orwell revient dans Barcelone le mois sui­vant, mais à peine est-il arri­vé qu’il lui faut se cacher pour échap­per à la police socia­lo-com­mu­niste qui traque les mili­tants anar­chistes comme ceux du POUM. Début juillet, le couple rentre en Angleterre. Orwell débute sans délai l’écriture de son ouvrage.

Socialisme démocratique contre socialisme de caserne

Le POUM, à l’instar des anar­chistes, estime qu’il ne faut pas attendre la fin de la guerre contre les forces fas­cistes pour entre­prendre la révo­lu­tion sociale (il n’en existe pas moins des dis­sen­sions entre pou­mistes et liber­taires — les seconds n’étant géné­ra­le­ment pas par­ti­sans de l’orientation mar­xiste des pre­miers). Une stra­té­gie que le gou­ver­ne­ment répu­bli­cain et le Parti com­mu­niste espa­gnol com­battent de concert : la révo­lu­tion atten­dra, l’heure est à la guerre, au front uni et cen­tra­li­sé. Tout mili­tant (cri­tique) du POUM qu’il soit, Orwell admet que la ligne du Parti com­mu­niste ne manque pas de per­ti­nence — mais l’infamie avec laquelle celui-ci traite ses rivaux révo­lu­tion­naires, accu­sés sans détour de faire le jeu d’Hitler, le révulse au plus haut point : « Ainsi donc, voi­là ce que nous étions aux dires des com­mu­nistes : des trots­kystes, des fas­cistes, des traîtres, des assas­sins, des lâches, des espions, etc. » La répres­sion féroce et les purges entre­prises par le gou­ver­ne­ment et les com­mu­nistes contre les acti­vistes du POUM et les anar­chistes, à laquelle il assiste à sa sor­tie d’hôpital, le convainquent irré­mé­dia­ble­ment de la dan­ge­ro­si­té de l’hégémonie stalinienne1.

Orwell rentre bou­le­ver­sé de l’Espagne ; ce qu’il a vu conforte ses convic­tions : le socia­lisme se doit d’être démo­cra­tique. Mais si Orwell refuse l’alternative capitalisme/collectivisme (le pre­mier condui­sant à la guerre de tous contre tous, le second à la dépor­ta­tion des « dévia­tion­nistes »), cela ne sau­rait faire de lui un social-démo­crate coton­neux : son socia­lisme demeure révo­lu­tion­naire, mais il refuse de confier les clés de l’avenir à quelque avant-garde pro­fes­sion­nelle pré­ten­dant repré­sen­ter les masses qu’elle ne man­que­ra pas d’assujettir. Les langues acides brossent le por­trait d’un Orwell belle âme et boy scout : s’il n’est certes pas un théo­ri­cien che­vron­né (ou si l’on lit non sans dépit son indul­gence à l’endroit de la monar­chie bri­tan­nique), il n’en déve­loppe pas moins une vision poli­tique pré­cise et va jusqu’à sou­mettre un pro­gramme en six points dans son texte « Le lion et la licorne » : 1) natio­na­li­sa­tion des terres, mines, che­mins de fer, banques et grandes indus­tries, 2) limi­ta­tion des reve­nus sur une échelle de un à dix, 3) réforme démo­cra­tique de l’éducation, 4) indé­pen­dance de l’Inde, 5) for­ma­tion d’un Conseil avec repré­sen­ta­tion des « per­sonnes de cou­leur », 6) alliances, sur le plan inter­na­tio­nal, avec la Chine, l’Abyssinie et toutes les nations en proie aux fascismes.

Afin d’en­rayer l’essor de la droite et de l’extrême droite, Orwell exhorte à la consti­tu­tion d’un front popu­laire capable d’accueillir « tous ceux qui courbent l’échine devant un patron ou fris­sonnent à l’idée du pro­chain loyer à payer » ; un front à même de ral­lier sous un seul éten­dard la classe ouvrière et la classe moyenne — de l’épicier au fonc­tion­naire, de l’employé à l’ingénieur, du mineur à l’écrivain pré­caire — et de ren­ver­ser la plou­to­cra­tie élue des États capi­ta­listes ; un front qui, sans nier les sin­gu­la­ri­tés de cha­cune des tra­di­tions phi­lo­so­phiques et poli­tiques, fédère par-delà les cli­vages ins­ti­tués autour d’un socle unique, le socia­lisme, que l’écrivain défi­nit comme « la jus­tice et [le] banal res­pect de soi » et « le ren­ver­se­ment de la tyran­nie » (mar­chande et poli­tique). Les diver­gences ? Attendons. Rien ne sert de s’écharper plus avant sur le sexe idéo­lo­gique des anges.

Antifascisme authentique

« L’écrivain estime qu’il importe de com­prendre son enne­mi pour le com­battre : cris d’or­fraie et nez bou­chés ras­surent plus qu’ils ne résistent. »

« Le socle socio­lo­gique de l’électorat FN est le même. C’est-à-dire les caté­go­ries défa­vo­ri­sées, les caté­go­ries pré­caires, les ouvriers, les chô­meurs, les gens qui ne sont pas diplô­més, toute cette France d’en bas qui tra­di­tion­nel­le­ment vote Front natio­nal », rap­pe­lait le socio­logue Sylvain Crépon en 2012. Un pro­pos qui n’est pas sans faire écho à celui d’Orwell, en son temps, lors­qu’il ten­tait d’ap­pré­hen­der la per­cée fas­ciste chez les gens du com­mun. L’écrivain estime qu’il importe de com­prendre son enne­mi pour le com­battre : cris per­çants et nez bou­chés ras­surent plus qu’ils ne résistent. Quand la vul­gate mar­xiste per­çoit uni­que­ment dans le mou­ve­ment fas­ciste (ita­lien, espa­gnol ou alle­mand) l’une des moda­li­tés du capi­ta­lisme mono­po­liste, Orwell donne à voir son nuan­cier : s’il est effec­ti­ve­ment l’instrument du grand capi­tal et l’organe de la classe diri­geante, il est aus­si une forme per­ver­tie, dévoyée et infâme du socia­lisme, et c’est en cela qu’il par­vient à séduire des mil­lions de tra­vailleurs — ceux qu’il per­siste à nom­mer les « hon­nêtes gens » dans un cour­rier adres­sé à une amie anglaise2.

Parce que, trop sou­vent, le socia­lisme est res­té une idéo­lo­gie urbaine de la classe moyenne, machi­niste, pro­duc­ti­viste et esclave des roues de l’Histoire chères aux pères du Manifeste ; parce que, trop sou­vent, le socia­lisme a célé­bré un pro­lé­taire de pur esprit, effi­gie de papier sans âme ni pas­sions ; parce que, trop sou­vent, le socia­lisme a pris ses ordres auprès d’une République où l’égalité s’établissait à coup de camps ; parce que, trop sou­vent, le socia­lisme a fou­lé aux pieds l’attachement des plus humbles à leur pays ou leurs croyances reli­gieuses, le fas­cisme — en ce qu’il ne réduit pas l’homme au seul « fait éco­no­mique », estime Orwell — a pu fleu­rir dans les cœurs déchus et les ventres amers. Orwell n’excuse rien : il pré­fère uni­que­ment l’analyse à l’anathème. Puis, en anti­fas­ciste consé­quent, prend les armes, risque sa vie pour défendre celle de ses cama­rades espa­gnols et ouvre le feu sur les enne­mis du socialisme.

La common decency

Toutes ses pro­po­si­tions théo­riques pro­cèdent d’expériences accu­mu­lées : la haine de l’oppression colo­niale et de l’impérialisme occi­den­tal, au sor­tir de son poste en Birmanie ; le socia­lisme, à la suite de ses ren­contres dans les bas-fonds pari­siens et lon­do­niens ; le socia­lisme ouvrier, après ses enquêtes jour­na­lis­tiques auprès de la classe labo­rieuse bri­tan­nique ; le socia­lisme démo­cra­tique et anti-sovié­tique, de retour de la guerre civile espa­gnole. Orwell nour­rit une réserve cer­taine à l’endroit des intel­lec­tuels : leur incli­na­tion au tota­li­ta­risme, quel qu’il soit, lui sou­lève le cœur. Sa radi­ca­li­té poli­tique fuit les nids dog­ma­tiques, les tours d’ivoire concep­tuelles et les bulles phé­no­mé­no­lo­giques. Foin du jar­gon byzan­tin des émi­nents de la plume ! Foin des mots « à mille pattes » (Jean Grave) du socia­lisme petit-bour­geois ! Foin des doc­trines qui brillent comme le cou­pe­ret d’une guillo­tine ! Lorsque l’on ques­tionne Orwell sur les moti­va­tions qui l’ont conduit à lut­ter contre Franco, il répond : com­mon decen­cy — autre­ment dit, la décence com­mune, cou­rante, ordi­naire. L’écrivain Bruce Bégout explique, dans son essai De la décence ordi­naire, que cette notion désigne chez Orwell la facul­té ins­tinc­tive et spon­ta­née de dis­cer­ner le juste de l’injuste. Nulle néces­si­té de recou­rir à quelque abs­trac­tion méta­phy­sique pour l’appréhender : la décence ordi­naire — qui, à rebours de l’ordre moral, ne s’impose pas — irrigue à ses yeux (et à ceux d’Orwell) le quo­ti­dien de tant d’hu­mains, et plus spé­ci­fi­que­ment de ceux qui consti­tuent les classes popu­laires puisqu’ils se tiennent à l’écart3 des bas­sesses et de l’indignité carac­té­ris­tiques de tous les pos­sé­dants et les pri­vi­lé­giés. La décence ordi­naire, avance encore Bégout, « est poli­ti­que­ment an-archiste : elle inclut en elle la cri­tique de tout pou­voir consti­tué ». Elle prend racine dans la vie de tous les jours et, loin des étour­dis­se­ments idéo­lo­giques de l’intelligentsia, consti­tue « une base anthro­po­lo­gique sur laquelle s’édifie la vie sociale ».

Cette décence ordi­naire est donc celle du peuple d’en bas de Jack London, celle des gens de peu décrits par le socio­logue Sansot : ceux qui sus­pendent leur souffle le temps d’un penal­ty, ceux qui dis­cutent « des menus inci­dents du quar­tier » au café ou échangent des recettes de cui­sine sur le ter­rain d’un cam­ping4. Celle, aus­si, de ce peuple qu’un vieux Larousse défi­nit de la sorte : « Ceux qui peinent, qui pro­duisent, qui paient, qui souffrent et qui meurent pour les para­sites. » La com­mon decen­cy a par­tie liée avec l’environnement social et n’entend pas, rap­pelle Bégout, can­ton­ner le pauvre à une « bon­té natu­relle » dont il devrait se conten­ter en dépit de l’exploitation qu’il subit. Elle n’est pas affaire de trans­cen­dance mais de spon­ta­néi­té ; elle n’est pas un droit mais un affect ; elle se passe de mots et, en cela, reste « pré-ins­ti­tu­tion­nelle ».

« Nul n’est immu­ni­sé du désir de pou­voir et l’on peut tou­jours oppri­mer plus oppri­mé que soi. »

Le géo­graphe liber­taire Élisée Reclus ne disait fina­le­ment rien d’autre, dans son ouvrage L’Anarchie : « Là où la pra­tique anar­chiste triomphe, c’est dans le cours ordi­naire de la vie, par­mi les gens du popu­laire, qui cer­tai­ne­ment ne pour­raient sou­te­nir la ter­rible lutte de l’existence s’ils ne s’entraidaient spon­ta­né­ment, igno­rant les dif­fé­rences et les riva­li­tés des inté­rêts. » Gare, tou­te­fois, à qui rédui­rait le pro­pos d’Orwell, qui ne pro­ve­nait pas de cette classe labo­rieuse sur laquelle il fon­dait la plu­part de ses espoirs moraux et poli­tiques : l’é­cri­vain bri­tan­nique dénon­ça son apa­thie, sa tié­deur, son apo­li­tisme, son fata­lisme, sa pas­si­vi­té, voire sa lâche­té. Il ne s’a­git pas de mythi­fier ni d’i­déa­li­ser les classes popu­laires, comme plu­sieurs de ses lec­teurs tendent par­fois à le faire ; il ne s’a­git pas, pour reprendre les mots du socio­logue Didier Eribon dans son Retour à Reims, de « trans­for­mer en une enti­té mythique » les tra­vailleurs). Éternelle véri­té à valeur de leçon : nul n’est immu­ni­sé du désir de pou­voir et l’on peut tou­jours oppri­mer plus oppri­mé que soi — l’é­cri­vain bri­tan­nique put ain­si tota­le­ment faire l’im­passe sur la cause fémi­niste.

Franc-tireur anarchiste

Il serait cepen­dant exces­sif de faire de George Orwell un héraut ortho­doxe du dra­peau noir : on cher­che­rait en vain, dans son œuvre com­plète, des pro­po­si­tions pro­gram­ma­tiques inté­gra­le­ment conformes aux pres­crip­tions de cette tra­di­tion — extrê­me­ment poly­pho­nique et volon­tiers dis­cor­dante. L’écrivain dénonce même cer­taines franges de l’anarchisme qui, par leur pré­ten­tion à la pure­té et à l’authenticité, font le jeu du pou­voir qu’elles décrient tant. Il révèle dans Le Quai de Wigan qu’il a pris ses dis­tances avec les concep­tions « d’inspiration anarchiste[s] » les plus sen­ti­men­tales de sa jeu­nesse. Orwell refuse de s’asseoir sur les bancs d’un par­ti et fait front contre les éti­quettes que d’aucuns tiennent à lui col­ler ; il se décrit néan­moins comme « défi­ni­ti­ve­ment « à gauche » » et nous n’offenserons pas sa mémoire en ajou­tant les épi­thètes sui­vant : socia­liste, démo­crate radi­cal, anti-tota­li­taire, popu­liste (les mots subissent l’outrage des puis­sants pour qui le temps vaut ce que l’on sait : rap­pe­lons-donc que le popu­lisme, n’en déplaise à tous les ven­tri­loques du Capital, était à l’o­ri­gine un mou­ve­ment socia­liste russe favo­rable aux pay­sans puis un cou­rant lit­té­raire ayant voca­tion à — citons l’Académie fran­çaise — « faire par­ta­ger la condi­tion des petites gens », et non une injure), conser­va­teur et anar­chiste. Point d’antinomie, pour Orwell, entre ces deux der­niers termes : il tient à pré­ser­ver des crocs d’aciers du moder­nisme ce qui mérite de l’être tout en aspi­rant à libé­rer les socié­tés des sujé­tions propres à l’ordre ancien (pour les que­relles ter­mi­no­lo­giques autour de sa dimen­sion anar­cho-conser­va­trice, voir les opi­nions diver­gentes de Rosat et Michéa).

On le sait peu, ou mal : la phi­lo­so­phie anarchiste/libertaire se fonde sur une morale ou, si l’on s’effraie d’un mot trop sou­vent mani­pu­lé par les auto­ri­tés mono­théistes, une éthique. Denis Baba, dans un essai d’économie liber­taire, a ain­si rap­pe­lé que « la morale anar­chiste rejette tota­le­ment le « tout et n’importe quoi est per­mis » de l’hédonisme libé­ral ». S’il ne fal­lait trou­ver qu’un seul motif pour saluer les anar­chistes, ce serait jus­te­ment, pour­suit l’auteur, pour leurs posi­tion­ne­ments moraux. Une approche qui per­met d’inscrire Orwell dans cette vaste famille poli­tique pour qui la fin ne légi­time pas tous les moyens à por­tée de main — à contre-pied d’un cer­tain amo­ra­lisme léni­niste et trots­kyste (lire ou relire Leur morale et la nôtre du Commissaire du peuple pour les Affaires étran­gères de la République socia­liste fédé­ra­tive sovié­tique de Russie).

*

Le pré­sent de l’indicatif qui construit ce texte n’est pas for­tuit : le mort n’a pas dit son der­nier mot. Son fan­tôme s’époumone dans les cou­loirs de notre sombre siècle. Simon Leys, dans son exem­plaire petit por­trait Orwell ou l’horreur du poli­tique, a fait entendre que le pen­seur bri­tan­nique manque cruel­le­ment à notre époque (ne par­lons pas de ceux qui, aujourd’­hui, se plaisent à piller sa tombe, de Causeur au ridi­cule Comité Orwell). « Les socia­listes ont assez per­du de temps à prê­cher des conver­tis. Il s’agit pour eux, à pré­sent, de fabri­quer des socia­listes, et vite. » C’était en 1937.


Photographie de cou­ver­ture : Alexandre Calda, Hommage à la Catalogne, 1964


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  1. Sur ces ques­tions, com­plexes s’il en est, on lira avec pro­fit La Tragédie de l’Espagne de l’historien anar­chiste Rudolf Rocker — citant notam­ment un article du jour­nal sovié­tique La Pravda : « En ce qui concerne la Catalogne, l’épuration des élé­ments trots­kystes et anar­cho-syn­di­ca­listes a déjà com­men­cé, elle y sera pour­sui­vie avec la même éner­gie qu’en URSS. » Ou l’étude « Les intel­lec­tuels de gauche et l’objectivité » signée par Noam Chomsky.
  2. Lire ses Écrits poli­tiques.
  3. Quoique mal­gré eux, objecte l’é­co­no­miste Frédéric Lordon.
  4. Les Gens de peu, 1992.
Max Leroy

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