Nicolas Lambert : « Le public, c’est un autre mot pour dire le peuple »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Nous sommes au pro­cès Elf. Au banc des accu­sés, l’an­cien direc­teur de la com­pa­gnie d’État, « Monsieur Afrique » et un « direc­teur des affaires géné­rales ». On écoute leur plai­doyer, ten­tant de défendre l’in­dé­fen­dable : 504 mil­lions de deniers publics détour­nés par ce que l’on appelle « la Françafrique ». Nous sommes dans une réunion publique : des syn­di­ca­listes qui tra­vaillent dans le nucléaire, des habi­tants vivant aux envi­rons d’une cen­trale… Nous écou­tons la nov­langue d’Areva, enten­dons l’hy­po­cri­sie du maire, com­pre­nons l’im­puis­sance de l’Autorité de sûre­té nucléaire… Nous sommes dans un bureau d’é­coute : au bout du fil, Ziad Takieddine. Un scan­dale qui éclate, une famille qui se déchire, une tra­gé­die contem­po­raine sur fond de drame poli­tique. Nous sommes au théâtre de Belleville et Nicolas Lambert incarne toutes ces voix, toutes ces his­toires — il donne corps aux liens qui se tissent entre l’argent bleu pétrole de ladite Françafrique, « l’in­dé­pen­dance » éner­gé­tique de l’a­tome et l’ar­me­ment mili­taire fran­çais. En trois volets, Lambert, prin­ci­pa­le­ment seul en scène, entend pro­po­ser un « contre-pou­voir », tour à tour grave et comique. Du théâtre docu­men­taire, des plus acces­sibles, bâti sur dix années d’enquêtes et d’écriture : chaque mot enten­du dans ce trip­tyque, Bleu Blanc Rouge, fut réel­le­ment pro­non­cé. Les théâtres ne sont pas foule, hélas, à ouvrir leurs portes à cet infa­ti­gable « arti­san » de la scène et obser­va­teur de « l’a-démocratie ».


« Les vam­pires n’aiment pas la lumière, paraît-il, et mon bou­lot est de mettre des choses sur scène, sous la lumière. Je fais mon bou­lot de ter­mite, qui consiste à ébran­ler cette struc­ture qui ne me convient pas », avez-vous lan­cé un jour. Tout votre tra­vail pour­rait se résu­mer ain­si : mettre en lumière…

On n’a pas grand-chose comme maté­riel au théâtre. On a la chair, on a les mots et on met en lumière et en son ce qu’on a à pro­po­ser. Cette phrase que vous citez m’a été souf­flée par François-Xavier Verschave, qui a concep­tua­li­sé l’idée de Françafrique, autre­ment dit les rap­ports entre la France et l’Afrique qui, avant le gros tra­vail effec­tué par l’association Survie, dont il était le pré­sident, n’étaient pas nom­més. Ces liens, il a bien fal­lu que l’État les recon­naisse et les désigne par leur nom. Mais une fois que l’État s’est empa­ré de ce mot, ça a été pour dire : « La Françafrique, ça n’existe plus ! ». On est donc pas­sé de la Françafrique « Ça n’existe pas » à « Ça n’existe plus » ! Cette his­toire, celle des vam­pires et de la lumière, me rap­pelle que notre tra­vail au théâtre consiste à se mettre dans des boîtes toutes noires, à recréer une lumière. Et ça résonne, car c’est aus­si un aspect de mon bou­lot qui consiste à savoir pla­cer la lumière sans trop en mon­trer. Dans le der­nier volet, Le Maniement des larmes, de la tri­lo­gie Bleu Blanc Rouge, Ziad Takieddine, le per­son­nage prin­ci­pal, est absent. Un choix lié, cette fois, à Hitchcock, qui disait que le méchant fait tou­jours plus peur quand on ne le voit pas… Ça m’était reve­nu quand on était sur l’écriture du spec­tacle. Du coup, on a fait dis­pa­raître tous les pro­pos. Il ne s’agissait pas d’en faire un « méchant » mais un homme de l’ombre. On ne le voit pas, mais on voit à qui il s’adresse, et ça devient ain­si beau­coup plus sti­mu­lant. Takieddine, lui, fait juste son bou­lot d’in­ter­mé­diaire ; mais le pro­blème, c’est que les per­sonnes avec les­quelles il s’entretient, ce sont nos élus qui, eux, font des choses en notre nom — et là, ça nous regarde.

« Je te fais rire, et juste après je te balance une infor­ma­tion que tu es sus­cep­tible de rete­nir, puis je te refais mar­rer : voi­là ma technique. »

Pour conti­nuer sur cette cita­tion, com­ment le théâtre aurait-il le pou­voir d’ébranler de telles structures ?

Notre expé­rience théâ­trale a déjà per­mis de nom­mer des choses. L’idée, c’est de mettre des mots sur des maux, sur des endroits où on est mal par rap­port à notre lien col­lec­tif : peut-on réus­sir à les nom­mer ? Ma pro­po­si­tion est de les mettre en lumière dans une petite salle de théâtre. Bien sûr, on n’est pas au Stade de France. On est une com­pa­gnie non sub­ven­tion­née, mais puis­qu’on a cet espace, par capil­la­ri­té, ça peut aller plus loin — la goutte d’eau qui remonte sur un che­veu… Je crois que ça peut mar­cher. C’est un lieu où l’on se pose, que l’on soit seul ou à plu­sieurs, devant un sujet pen­dant une ou deux heures, sans por­table, sans ordi­na­teur. On est dans le dia­logue direct, et c’est rare comme pro­po­si­tion. Je pose sur le pla­teau ce que j’ai trou­vé, je le par­tage puis, après le spec­tacle, on peut en par­ler. J’aborde des sujets qui ne sont pas drôles en soi, voire éner­vants, voire à pleu­rer. Pendant mes spec­tacles, je te fais rire, et juste après je te balance une infor­ma­tion que tu es sus­cep­tible de rete­nir, puis je te refais mar­rer : voi­là ma tech­nique. Je prends cet outil que je connais un peu pour pro­po­ser qu’on avance ensemble des deux côtés de la scène ; c’est sur­tout ça que per­met le théâtre : une ren­contre. Et c’est une spé­ci­fi­ci­té à tra­vailler. Le pre­mier volet de la tri­lo­gie Bleu Blanc Rouge se déroule dans une salle d’au­dience publique, au tri­bu­nal, où l’on entend tout ce qu’il se dit. Le théâtre, comme la radio ou la télé­vi­sion, per­met d’y entrer sans avoir lu tous les articles sur le sujet. Par contre, dans les deux autres spec­tacles de la tri­lo­gie, cen­trés sur le nucléaire et l’armement, on entre dans des endroits aux­quels le spec­ta­teur n’a pas accès d’habitude. Ayant fait le bou­lot de récolte d’in­for­ma­tions, j’en deviens le seul inter­mé­diaire. Je repro­pose cette infor­ma­tion, non brute. Je ne bara­tine pas, mais il n’y a, mal­gré tout, qu’un seul filtre.

On dit de votre théâtre qu’il est poli­tique. Une conscience qui serait née des grèves liées à la loi Devaquet en 1986 et la mort de Malik Oussekine : pou­vez-vous reve­nir sur cette période ?

En 1986, j’avais 20 ans. Il s’était pas­sé deux choses. Je vois arri­ver François Mitterrand au pou­voir — pour beau­coup, c’é­tait « cham­pagne ! » — et j’avais la chance d’avoir des grands-parents qui lisaient le jour­nal (que je lisais donc chez eux), et notam­ment Le Canard Enchaîné, qui pro­po­sait un tout autre angle de l’ac­tua­li­té au jeune ado­les­cent que j’étais. Ma source prin­ci­pale, c’était la radio : j’ai vrai­ment décou­vert le monde à tra­vers elle. On cap­tait que dalle dans mon pate­lin à part FIP (qui s’arrêtait à 19 heures) et les petites ondes. Ça a com­men­cé à me construire. On n’é­tait pas loin des débats sur la peine de mort, et il y avait des choses qui se pas­saient sans que je n’aie encore les clés pour piger le tout — notam­ment le virage libé­ral de 1983. Ma conscience poli­tique s’est aigui­sée l’année de mon bac, sur­tout grâce au théâtre. Pendant ma pre­mière année de ter­mi­nale, j’ai eu la chance que l’atelier de mon pate­lin s’associe avec d’autres ate­liers de théâtre pour mon­ter une grosse pro­duc­tion : On achève bien les che­vaux. Une pièce tirée du roman de Horace Mc Coy, qui raconte qu’on orga­ni­sait, pen­dant la crise de 1929, des concours de danse dans des gym­nases — une sorte d’an­cêtre de la télé­réa­li­té. Des mara­thons de danse jusqu’à ce que cha­cun s’écroule ! Il s’agissait de dan­ser pen­dant une, deux semaines, un mois, voire plus ! Les spec­ta­teurs venaient voir le spec­tacle et pariaient sur qui allait tenir ce soir-là. Et nous, on accueillait le public avec cette idée : on dan­sait deux ou trois heures d’affilées — j’ai donc appris la danse. Arrive alors le gou­ver­ne­ment Chirac qui nous pro­pose, entre autres déli­ca­tesses, de rendre l’accès aux uni­ver­si­tés très cher… ce qui me par­lait directement !

Par Cyrille Choupas, pour Ballast

Naturellement, dans mon pate­lin, vers Saint-Quentin, j’ai essayé de convaincre mes cama­rades de lycée : je me suis retrou­vé sans m’en rendre compte à la tête d’un mou­ve­ment à devoir repré­sen­ter notre ville de Picardie, jusqu’à aller à une mani­fes­ta­tion à Paris ! Et là, je découvre ce que sont les forces de répres­sion d’une mani­fes­ta­tion. Ça va se sol­der par un mort : Malik Oussekine. Et c’est le môme, qui est mort, qui se fait engueu­ler ! Et ses parents aus­si ! Il n’était même pas à la manif ; il a juste pris sa rasade de matraques dans le corps. Ça m’a beau­coup impres­sion­né. Tout ce qui est poli­tique, à par­tir de là, va me concer­ner. Je réa­lise que ce dont on parle dans les jour­naux, ça me regarde aus­si, et qu’il faut donc que j’aie la poli­tesse de les lire. En redou­blant ma ter­mi­nale, j’ai eu deux profs de phi­lo qui, dans le cadre ins­ti­tu­tion­nel, m’ont ouvert à un espace où l’on peut se poser des ques­tions. Si j’avais eu ce cadre plus tôt, je n’aurais pas autant redou­blé… Je ne com­prends pas pour­quoi ce n’est pas le cas dès la mater­nelle. J’en avais vu beau­coup tom­ber sur le champ de bataille depuis la mater­nelle. En sixième, en cin­quième, en pre­mière… Arrivé en ter­mi­nale, en levant la tête j’ai vu qu’on n’é­tait plus très nom­breux. J’étais le pre­mier à avoir le bac dans la famille, qui en était très fière — j’ai eu la chance d’avoir des parents qui me poussaient.

« Et là, je découvre ce que sont les forces de répres­sion d’une mani­fes­ta­tion. Ça va se sol­der par un mort : Malik Oussekine. »

À cet âge-là, j’ai la phi­lo, la radio et le théâtre. C’était pra­tique, le théâtre, car ce n’était pas dif­fi­cile pour moi. J’ai tou­jours aimé imi­ter les profs ; ça ne néces­si­tait aucun effort d’entrer dans un per­son­nage. Arrivé à la fac de phi­lo, j’ai inté­gré la troupe de l’université : Nanterre, c’est une for­te­resse com­plè­te­ment fer­mée du reste de la ville. Nous, on trou­vait ça dom­mage, on vou­lait créer des pas­se­relles entre une ville de ban­lieue, qui nous sem­blait assez emblé­ma­tique, et la fac. Le théâtre nous a ser­vi à ça : ouvrir l’université au reste de la ville. Mais ça n’est pas bien pas­sé au niveau de l’ad­mi­nis­tra­tion car ce n’était pas ce qu’ils exi­geaient de nous. J’étais néan­moins très heu­reux : à l’époque, Nanterre repré­sen­tait Mai 68 et j’étais fier d’arriver à ce niveau d’études. Ce plai­sir d’y être, il me sem­blait que ça pou­vait être par­ta­gé par les gens qui se trou­vaient juste à côté. Mais c’était en réa­li­té un monde tota­le­ment clos… Une vraie comé­dienne, Sylvie Gravagna, étu­diante éga­le­ment, nous a rapi­de­ment pro­po­sé de tra­vailler sur l’histoire de Nanterre et de 1968, notam­ment à tra­vers les rap­ports entre gar­çons et filles. Et ça, à nos âges, ça nous par­lait immé­dia­te­ment ! Le 22 mars 1967, les gar­çons — dont Cohn-Bendit — sont allés du bâti­ment des gar­çons à celui des filles et ont décla­ré qu’il ne fal­lait plus les sépa­rer. Et ça a dégé­né­ré… On appel­le­ra ça le Mouvement du 22 Mars, qui va être le déclen­cheur des mois qui suivent. Le fait de se ser­vir de notre envi­ron­ne­ment immé­diat va deve­nir une réflexion cen­trale de la com­pa­gnie, et ce jusqu’à aujourd’hui — com­pa­gnie [Un pas de côté, ndlr] que Sylvie cogère avec moi. En 1968, ils ont vou­lu chan­ger le monde ; essayons déjà de chan­ger notre quar­tier, Nanterre, en voyant s’il est pos­sible de s’intéresser à plus large : la ban­lieue. Et on a beau­coup tour­né dans les « zones sen­sibles », ces zones habi­tées par des gens d’une grande sen­si­bi­li­té (rires), pour reprendre les termes de Jacques Livchine — qui a inven­té le théâtre de rue.

C’est à ce moment que vous avez mon­té la troupe Charlie Noé…

Oui ! Et on se fera virer de Nanterre à cause des acti­vi­tés de notre troupe ! Du coup, on ne s’est pas arrê­tés là. Quand tu habites en ban­lieue, ce que tu vois, ce sont des routes. Moi, j’étais content avec ma moby­lette léguée par mon grand-père, j’avais cette chance : pou­voir me dépla­cer. Je fai­sais des dizaines de kilo­mètres, de Sainte-Geneviève-des-Bois à Fontenay-sous-Bois : tout y était sem­blable. Quand tu vas en vacances avec ta cara­vane et que tu dis que tu viens d’Arpajon, tu seras iden­ti­fié par les autres comme Parisien. J’ai com­pris assez tard que Paris, c’était encore autre chose. Nous étions bien plus concer­nés par la région pari­sienne. Quand on a réa­li­sé qu’il y avait ce truc, au milieu, qui était « urbain », on a essayé d’y jouer ; on s’est ren­dus compte qu’il y avait les mêmes « zones sen­sibles », les mêmes « zones d’éducation prio­ri­taire ». On a natu­rel­le­ment pro­po­sé nos spec­tacles dans des col­lèges ou des lycées pari­siens. Pour moi, Paris, c’était impres­sion­nant. On jouait dans de petites salles, et par­fois on nous disait que les élèves qui venaient nous voir pre­naient le métro pour la pre­mière fois ! C’étaient le 11e, le 18e arron­dis­se­ment d’il y a vingt ans. Il y avait une réflexion à avoir sur la ville. Et ça ne nous a pas lâchés.

Par Cyrille Choupas, pour Ballast

L’étape sui­vante a été de bos­ser sur la mémoire de la ban­lieue. Parce que, par défi­ni­tion, la ban­lieue était un endroit qui n’existait pas. Les endroits que je visais étaient encore des champs, du temps de mon grand-père, né en 1901. Lorsque je lui disais « J’ai joué à Maisons-Alfort ! », le vieux me répon­dait « Ah, c’est très maraî­cher ! C’est que de la gadoue là-bas ! » Et je lui répon­dais « Eh bien non ! Maintenant, ça n’est que de la ville, il n’y a plus de champs. » Les champs qu’il évo­quait étaient deve­nus en une géné­ra­tion, celle de mes parents, « la ban­lieue ». J’allais à Épinay-sur-Orges à la ferme, il n’y avait que des vaches ; puis tout s’est urba­ni­sé, sans s’urbaniser vrai­ment. Ça s’est « ban­lieui­sé »… ce n’est pas deve­nu vrai­ment de la ville. Il n’y a pas eu cette réflexion-là. C’est tout le pro­blème. Il n’y pas eu de réflexion sur la mémoire de la ban­lieue, la mémoire des gens qui y vivent — donc sur celle de l’immigration, car on vient tous d’ailleurs pour habi­ter ces « champs ». Cette mémoire est com­pa­rable à celle de mon grand-père, qui venait d’une famille alsa­cienne dépla­cée au moment où l’Alsace-Lorraine avait été annexée par l’Allemagne. Il s’é­tait ain­si retrou­vé dans le 19e, à côté de Pantin. Sylvie a ima­gi­né le pro­jet du Grenier des Lutz, qui est à mon sens le pro­jet le plus fort que nous ayons réa­li­sé et qui dura trois ans. Ça se vou­lait pro­téi­forme : ça ne se pas­sait pas dans des théâtres mais dans des col­lèges, dans des lycées ou sur des places publiques. In situ, on a décou­vert après que ça devait s’appeler ain­si. On pro­po­sait un tra­vail sur la mémoire de l’immigration. On se ren­dait compte que d’où qu’elles viennent, quand tu étais en pré­sence de per­sonnes ayant eu un par­cours com­pa­rable, ça se met­tait en vibra­tion, en empa­thie, et que ça per­met­tait de s’intéresser au sujet. On pou­vait en faire un objet artistique.

Vous êtes un auteur de ter­rain avant tout. Mais avec Charlie Noé, vous dites avoir fait entrer des auteurs comme Marivaux dans ces fameuses « zones sen­sibles ». La lit­té­ra­ture clas­sique a donc joué un rôle ? 

« L’intérêt du théâtre, c’est quand même de ren­con­trer les gens, de se tou­cher l’épaule. Donc d’aller sur le terrain. »

On a com­men­cé par le début et par ce qu’on connais­sait : Molière, Marivaux. On a réa­li­sé qu’il y avait des pièces for­mi­dables chez ces auteurs clas­siques, qui n’étaient pas ou peu pro­po­sées au pro­gramme. Les rap­ports entre amou­reux — qu’on a ensuite tra­vaillés à Nanterre —, c’est ce qui me pré­oc­cu­pait quand j’avais quinze ans. Le chan­ge­ment de regard sur les filles, les trans­for­ma­tions à l’ado­les­cence… Chacun se met à cher­cher des mots pour ça. Il se trouve que de grands auteurs ont écrit là-des­sus des choses for­mi­dables. : on pro­po­sait de s’en ser­vir pour les jouer à notre façon, tout en res­pec­tant le texte. On venait dans ces col­lèges, sans sub­ven­tions, sans dire que c’était du « clas­sique ». L’intérêt du théâtre, c’est quand même de ren­con­trer les gens, de se tou­cher l’épaule. Donc d’aller sur le ter­rain. On nous disait : « Mais vous ne les connais­sez pas, nos gamins » ; à quoi on répon­dait « Mais si, on en vient ! ». À l’époque, il n’y avait pas cette réflexion (qu’il y a beau­coup main­te­nant) dans le ser­vice public : aller direc­te­ment dans les éta­blis­se­ments. Je suis allé dans tous les col­lèges, tous les lycées et lycées pro­fes­sion­nels d’Île-de-France — des cen­taines — pour leur pro­po­ser mes spec­tacles. J’usais d’une « méthode Shadok » en me disant qu’il y en aurait bien un sur dix qui allait les prendre ! (rires) Et c’était la moyenne. Du coup, on a beau­coup tourné.

Des tro­quets, des lycées, des col­lèges pour scènes de théâtre… Pouvez-vous insis­ter sur cette notion de « déter­ri­to­ria­li­sa­tion », qui va aus­si, sûre­ment, avec cette fameuse idée d’éducation populaire ?

Tous ces termes, je les ai décou­verts bien après. Il y avait d’abord une urgence, celle de tra­vailler pour man­ger, et man­ger avec ce que l’on sait faire : c’étaient ça, nos ques­tions. Au départ, j’avais com­men­cé à gagner l’essentiel de ma croûte en étant pion. Puis en pigeant un peu com­ment fonc­tion­nait l’Éducation natio­nale, je suis pas­sé à un mi-temps : l’autre mi-temps, on jouait les spec­tacles — en gros, le matin j’étais pion dans une école et l’après-midi j’étais dans d’autres éta­blis­se­ments. Alors ouil’éducation popu­laire, mais au sens défi­ni par Condorcet d’éducation publique : on ne dresse pas des enfants juste pour qu’ils deviennent ouvriers, sol­dats… Et on n’a pas de rai­sons d’arrêter d’apprendre. Dans nos métiers, on sait qu’on doit apprendre tous les jours, et c’est le cas. Pourquoi l’Éducation natio­nale s’arrête — c’est pour moi un mys­tère total — en fer­mant ses éta­blis­se­ments à 17 heures ? Pourquoi ne res­tent-ils pas ouvert ensuite pour per­mettre des cours du soir pour les adultes ? On est tout le temps à la recherche de locaux, et les écoles sont fer­mées ! Il y a plein de col­lèges et d’écoles où il est pos­sible de faire un tra­vail for­mi­dable. C’est la même ques­tion pour les églises (qui coûtent cher !) : on a des lieux pour les réflexions sur l’Au-delà et la spi­ri­tua­li­té. Et c’est à nous — ce sont des biens publics ! Alors pour­quoi ne peut-on pas dire : « Dimanche, c’est catho­lique, ven­dre­di c’est musul­man, same­di c’est juif… » ? On les a les bâti­ments, pour­quoi s’enquiquiner ? Vers chez moi, il y a une petite mos­quée — il ne faut pas avoir froid en ce moment pour y aller ! Elle est pleine le ven­dre­di midi ; la moi­tié se les gèle, alors qu’on a d’immenses endroits vides. Et de beaux endroits !

Une réflexion dans le sillon de Malraux, qui disait vou­loir faire des lieux de culte des lieux culturels ?

On a les deux. On a des éta­blis­se­ments sco­laires vides le soir. On a des églises vides et chauf­fées. C’est bal­lot… Ça ren­drait peut-être moins har­gneuse la concur­rence. Je ne m’y connais pas beau­coup en « trucs qu’on croit » mais, en ce moment, ça semble poser deux ou trois pro­blèmes. Alors, si on disait « Démerdez-vous, par­ta­gez un même lieu », comme on est en train de le faire actuel­le­ment dans le tro­quet où nous sommes ? Pourquoi ça marche dans un tro­quet, et pour­quoi ça ne mar­che­rait pas dans des éta­blis­se­ment dans les­quels on essaie de faire réflé­chir les gens ? Je ne com­prends pas pour­quoi le gara­giste ne peut pas, après son bou­lot, aller suivre un cours de jar­di­nage ou de je-ne-sais-quoi. Et pro­po­ser, dans ce même lieu, des cours de méca­nique. Il y a tel­le­ment de pro­po­si­tions de par­tage… On a à la fois les lieux, les com­pé­tences et les gens : oui, l’éducation popu­laire devrait pou­voir mar­cher sans trop de frais. Je pense plus à ça qu’à la façon dont Malraux a vou­lu défi­nir la culture. Je suis plus embê­té avec cette idée-là.

Par Cyrille Choupas, pour Ballast

Comme Franck Lepage le résume bien dans sa Conférence ges­ti­cu­lée sur la culture, il faut avoir en tête que lorsque Malraux arrive à convaincre de Gaulle de la néces­si­té d’un minis­tère de la Culture, c’est aus­si le moment où l’on ferme le minis­tère des Colonies. Ce sont les mêmes fonc­tion­naires qui, d’un minis­tère à l’autre, vont déve­lop­per la culture en France. Ils y effec­tue­ront la même chose que ce qu’ils firent aux colo­nies, en don­nant une défi­ni­tion figée de « la culture ». Ils pose­ront, dans de petits pate­lins de Bretagne, un gros bâti­ment consa­cré, et rédui­ront les pra­tiques locales au rang de folk­lore, relé­guées dans la salle des fêtes. Ils feront pareil en Alsace : « Ce n’est pas de la danse, ce que vous faites, ce sont des ges­ti­cu­la­tions… » On dit aux gens : « Ce que vous por­tez, ce n’est pas de la culture, même si c’est mignon. » La culture, « c’est ça », et la musique, « c’est ça ». C’est ter­rible. On a enle­vé leur culture aux gens. On a fait dis­pa­raître tout un pan de chan­sons, de musique, d’accordéons… du « folk­lore ». Que reste-il aux gens ? RTL, BFM ou la Maison de la culture, ce gros paral­lé­lé­pi­pède en béton au bord de tel pate­lin auver­gnat où les gens ne savent pas entrer. On leur dit : « La bour­rée, ce n’est pas de la culture. Regardez Pina Bausch ! ». Dire que Pina Bausch c’est bien n’est pas le pro­blème, mais affir­mer que ce qu’ils font, eux, c’est de la crotte, et que la culture est loin d’eux…

Antonin Artaud misait gran­de­ment sur le théâtre ; il écri­vait : « Et la ques­tion qui se pose main­te­nant est de savoir si dans ce monde qui glisse, qui se sui­cide sans s’en aper­ce­voir, il se trou­ve­ra un noyau d’hommes capables d’imposer cette notion supé­rieure du théâtre, qui nous ren­dra à tous l’équivalent natu­rel et magique des dogmes aux­quels nous ne croyons plus. »

« On leur dit : La bour­rée ! c’est pas de la culture. Regarde Pina Bausch ! »

Je serais gara­giste, je dirais qu’il faut que les gara­gistes règlent les pro­blèmes de la socié­té. Je n’ai pas le sen­ti­ment que ce soit propre à tel ou tel corps de métier.

Vous ne char­gez pas le théâtre d’une quel­conque symbolique ? 

Mon grand-père a bos­sé comme tour­neur-frai­seur toute sa vie et il allait au théâtre qua­si­ment tous les soirs, comme on va au tro­quet. Il n’y avait alors ni ciné­ma, ni télé­vi­sion, ni radio : c’était quelque chose de nor­mal. Aujourd’hui, on a déci­dé que le théâtre fai­sait par­tie de « la culture ». Il y a deux cadres pro­po­sés : soit celui du pur diver­tis­se­ment, rigo­lo-rigo­lard, des vedettes de TV (qui squattent les scènes, pour la plu­part) ; soit du théâtre public qui, fonc­tion­nant par sys­tème d’abonnements, se donne peu la peine d’aller cher­cher un autre public — même quand le tra­vail pro­po­sé est de très grande qua­li­té. Dernièrement, s’est joué le spec­tacle de Joël Pommerat sur la révo­lu­tion qui, paraît-il, est for­mi­dable (je n’ai pas encore pu le voir car nous jouons aux mêmes dates). Un spec­tacle res­té long­temps à l’affiche à Nanterre, deux sai­sons de suite, écrit avant le phé­no­mène de Nuit debout. Il y ques­tion­nait déjà la réap­pro­pria­tion de la parole. Or les affiches qui l’annonçaient écri­vaient en gros : « POMMERAT-AMANDIERS » [en réfé­rence au Théâtre des Amandiers, ndlr]. Plus dégueu­lasse comme affiche, je ne vois pas com­ment c’est pos­sible : c’est hon­teux ! On est dans le mons­trueux du théâtre public, qui est cen­sé être un ser­vice public — et le public, c’est un autre mot pour dire « le peuple ». « POMMERAT-AMANDIERS », ça montre bien qu’ils n’en ont rien à faire : leur théâtre sera plein. Mais alors, à qui s’adressent ces affiches ? À leur public d’abonnés qui vient à Nanterre ? C’est un théâtre des­ti­né à la popu­la­tion de l’ouest de Paris qui a les moyens, qui connaît les codes, qui a tout ce qu’il faut. C’est très bien que ça existe, mais ce type d’affiche leur est exclu­si­ve­ment réser­vé. Il fau­drait res­sor­tir le théâtre comme au temps de mon grand-père, qu’il rede­vienne peu cher, acces­sible, dans les tro­quets : c’est envi­sa­geable ! C’est ce qu’on s’efforce de faire avec la com­pa­gnie. Mais baser une éco­no­mie sur ça reste com­pli­qué dans la mer­veilleuse période que nous vivons… Aujourd’hui, quelqu’un comme Pommerat fait peut-être ce tra­vail dont parle Artaud — dans de très grandes salles et pour des cen­taines de per­sonnes — ; mais tout sera orga­ni­sé pour que le public qui s’y rende ne soit pas celui à qui cette pièce ferait du bien, je le crains.

Par l’appro­pria­tion de la ville et votre tra­vail sur les archives, il y a la même idée, à savoir que l’information est à tout le monde et qu’il faut aller la cher­cher, la partager. Dans ces trois phases — le ter­rain, la recherche, la créa­tion —, laquelle vous est la plus évidente ? 

À chaque fois que je suis dans l’une, je me plains de ne pas être dans l’autre. En réa­li­té, j’adore les trois. Et je me sens bien plus proche de l’artisanat que de l’art tel qu’on m’en parle. Le bou­lot consiste à aller cher­cher le bois, trou­ver les bonnes planches, des­si­ner une belle chaise, puis faire une très belle chaise et la façon­ner à nou­veau tous les soirs. On la rabote un peu, on ajoute des petites choses… mais c’est de l’artisanat : on fabrique quelque chose tous les jours, puis on repart à zéro. Alors, par­tir cher­cher le bois dans la forêt, c’est pas mal…

Par Cyrille Choupas, pour Ballast

Quel est votre rap­port à la matière de l’archive ?

Le pre­mier bou­lot qu’on a fait sur la mémoire de la ban­lieue avait été fait à par­tir des archives de Pantin. À côté, j’ai tou­jours pra­ti­qué un peu de radio ama­teur. Et il y a eu toute une période durant laquelle on tra­vaillait, avec Antoine Chao, à pro­po­ser des radios éphé­mères sur des fes­ti­vals de théâtre de rue. On y fai­sait des sortes de feuille­tons radio­pho­niques qui épou­saient la pro­blé­ma­tique pro­po­sée par le fes­ti­val de ce moment-là. On a bos­sé sur divers pro­jets, notam­ment sur l’archéophonie, c’est-à-dire aller cher­cher les sons anciens. C’est en fait le même bou­lot d’enquête que ce que je fais sur Bleu Blanc Rouge. Pour Elf la Pompe à fric, c’était sur l’industrie pétro­lière qui cor­res­pond au tout début de la Ve Répu­blique, qui est réel­le­ment une créa­tion de de Gaulle : je n’ai pas eu besoin de remon­ter beau­coup plus loin. J’ai ren­con­tré un peu ce qui pré­cé­dait, puisque Total exis­tait d’abord sous le nom de « Compagnie fran­çaise des pétroles », créée juste après 1914–1918 pour s’emparer du pétrole perse qui, à l’époque, deve­nait ira­kien. À par­tir de là, je me suis ren­du compte que la plon­gée dans les faits his­to­riques permet­tait de racon­ter l’Histoire, et c’est notre bou­lot. Raconter l’Histoire ou racon­ter des his­toires, ce n’est quand même pas très éloi­gné, fon­da­men­ta­le­ment. Quand il a fal­lu, sur le nucléaire, bos­ser jusqu’aux décou­vertes sur l’uranium ou la radio­ac­ti­vi­té, ça me fai­sait remon­ter jusqu’au contexte de la créa­tion de la bombe. Quand je me suis mis à bos­ser sur l’armement et la recherche, il a fal­lu remon­ter sur plus d’un siècle ou deux, voire à la nuit des temps ! Parce qu’il fal­lait recon­tex­tua­li­ser tout notre rap­port à l’armement. J’ai fait un impor­tant tra­vail sur tout ça, pour piger qu’il n’y avait pas de dif­fé­rence fon­da­men­tale entre le drone et l’arbalète puisqu’il s’agissait, dans les deux cas, d’éloigner les corps des com­bat­tants. L’arbalète a d’ailleurs été inter­dite long­temps par l’Église, car consi­dé­rée comme une arme déloyale. Mais quand un camp a une arme, l’autre doit avoir la même, car « il faut savoir se défendre ». Aujourd’hui, nous souf­frons d’un mal qui s’appelle en anglais le sto­ry­tel­ling, qui est l’art de racon­ter des his­toires par les poli­tiques : on ne va pas leur lais­ser cet outil-là, quand même : c’est le nôtre ! Ils tentent de racon­ter leurs his­toires pour accé­der au pou­voir. Nous devons racon­ter l’histoire de la manière dont ils essaient de l’avoir, ce pou­voir.

Si l’un des per­son­nages de vos spec­tacles venait à une repré­sen­ta­tion, il crie­rait à la propagande ! 

« Aujourd’hui, nous souf­frons d’un mal qui s’appelle en anglais le sto­ry­tel­ling, qui est l’art de racon­ter des his­toires par les politique. »

Je ne donne pas de point de vue, je n’ai pas cette pré­ten­tion ! Je peux dire ce que je pense après le spec­tacle, et d’ailleurs je ne m’en prive pas. Mais je ne fais pas de la pro­pa­gande, c’est bien pire que ça : je donne des muni­tions aux gens. Je les arme à mieux entendre l’information qu’ils auront le len­de­main. Ça per­met une capil­la­ri­té, car les gens en parlent der­rière ; ils auront des argu­ments pour répondre à ceux qui n’auront pas ces clefs.

Faudrait-il par­ler de « contre-histoire » ?

François Fillon a décla­ré qu’il fau­drait que l’Histoire ne soit plus écrite par des his­to­riens mais réécrite par des aca­dé­mi­ciens qu’il choi­si­rait — il l’a dit ! Ça fait d’ailleurs par­tie de son pro­gramme, de réécrire l’histoire de France pour refaire du récit natio­nal : c’est eux qui font de la contre-his­toire. Nous, nous fai­sons du contre-pou­voir : il s’agit de conti­nuer à pou­voir être contre le pou­voir. C’est notre rôle, et c’est déjà pas mal.

Nous n’oublions pas la pres­sion mise sur les magis­trats pen­dant le pro­cès Elf. En se concen­trant sur des dos­siers aus­si consé­quents, et même si vous tra­vaillez, fina­le­ment, sur des sources écrites et sonores qui sont acces­sibles, vous n’avez néan­moins pas la même démarche qu’une pla­te­forme comme Mediapart, qui s’échine à déter­rer des secrets d’État. Comment jon­gler avec cette « mise en dan­ger », celle des pro­cès qu’on pour­rait vous faire ? N’avez-vous pas été inquiété ? 

Du fait d’a­voir été inquié­té, je ne vais pas trop par­ler… Je recueille des mètres cubes de papier, de docu­ments, d’archives… et à la fin ça pour­rait juste faire trois pages dans Le Monde diplo­ma­tique. Ça ne repré­sente pas grand-chose. Ma réfé­rence à moi, c’est Goscinny et Astérix : ce sont ces niveaux de lec­ture. Il faut que le tout soit acces­sible pour quelqu’un qui ne connaît rien du dos­sier ni des per­son­nages. Quand tu lis Astérix la pre­mière fois, tu ne connais ni Astérix, ni Idéfix… Quand tu vas voir un Shakespeare, tu ne sais rien : tu fais confiance. Évidemment, c’est mieux si tu as des clés, mais je m’interdis de faire des spec­tacles qui ne soient pas acces­sibles. Encore aujourd’hui, quand je relis Obélix et Compagnie à l’âge de 50 ans, c’est une leçon d’économie qui reste valable ! C’est remar­quable ! Avec un jeune Chirac qui sort de l’Ena et qui essaie de faire ava­ler n’importe quoi à n’importe qui… Et à 8 ans, tu prends ton pied aus­si : voi­là l’idéal de réfé­rence. Puis il y a une seconde couche, puis une troi­sième couche d’information — ce sont des niveaux de lec­ture et je ne vais pas me cen­su­rer là-des­sus. Pour qui connaît très bien le dos­sier, il y en a quelques-unes qui sont comme des clins d’œil. J’ouvre des brèches : avec ces spec­tacles, c’était la pre­mière fois qu’on met­tait de vrais per­son­nages sur un pla­teau… Ça pou­vait être com­pli­qué. Pour autant, je pense qu’il faut nom­mer les choses. Dire qui a fait quoi. Qui ? C’étaient Le Floch Prigent ou Jacques Chirac. Qui était au cou­rant, chez Juppé, chez Mitterrand, chez Bérégovoy ? Et ain­si de suite, jusqu’à Manuel Valls aujourd’hui.

Par Cyrille Choupas, pour Ballast

On nie trop volon­tiers à votre tra­vail sa dimen­sion artis­tique pour faire de vous un seul « docu­men­ta­riste ». Que signi­fie cette mise à l’é­cart des ins­ti­tu­tions, paral­lèle à votre capa­ci­té à jouer dans toutes sortes de lieux ? 

Ce sont des rap­ports de pou­voir. Par exemple, c’est com­pli­qué pour un théâtre d’accueillir un spec­tacle qui a pour sujet le nucléaire dans une région lar­ge­ment sub­ven­tion­née par Areva. L’entreprise com­men­çant à avoir moins de pou­voir, il devient plus simple pour nous de tour­ner ; mais cette impos­si­bi­li­té de jouer, ça a concer­né des régions entières. On n’a jamais joué en Paca ni en Haute-Normandie… ni au Gabon ! Il y a deux endroits où l’on pré­sente ces pièces : Avignon et Paris, deux villes qui sont comme des vitrines dans les­quelles les pro­gram­ma­teurs sont pré­sents pour ache­ter des spec­tacles — pour des théâtres natio­naux, muni­ci­paux, ou des centres d’art dra­ma­tique (c’est très hié­rar­chi­sé). Je ne compte plus ceux qui sortent de mes spec­tacles pleins d’enthousiasme et me disent « Je te pren­drai jamais, sinon je me fais virer, mais c’est super ! ». Il y a cet aspect-là, qui est contra­riant. L’autre est que de nom­breux théâtres ont fer­mé ces der­nières années : les muni­ci­pales, puis les régio­nales, ont ajou­té une couche… Ce qui reste est réser­vé à une cer­taine élite, et c’est facile de les fer­mer. Une ligne de bud­get et hop !, un théâtre disparaît.

« Cet argent ne peut pas aller dans deux endroits en même temps. Quand les action­naires s’en­ri­chissent, le reste s’appauvrit. »

Tous les par­te­naires qui devaient m’aider à construire ce spec­tacle ont dis­pa­ru au fur et à mesure : entre le moment de l’écriture où j’avais un cer­tain nombre de pro­messes d’achat, et celui où je l’ai joué… ils avaient dis­pa­ru. Et le Grand Parquet, un théâtre de la Ville de Paris dans lequel j’étais artiste asso­cié, a même fer­mé entre­temps. C’est main­te­nant une salle de répé­ti­tion confiée à un autre lieu ; on fusionne ain­si les éco­no­mies. C’est logique en un sens : il y a moins d’argent pour le public puisqu’il y en a davan­tage pour les action­naires. Cet argent ne peut pas aller dans deux endroits en même temps. Quand les action­naires s’en­ri­chissent, le reste s’ap­pau­vrit. Jusqu’ici, ça ne se voit pas encore trop ; on va dimi­nuer le bud­get des espaces verts, ça reste peu per­cep­tible — même s’ils morflent aux espaces verts. On sup­prime un cer­tain nombre de fes­ti­vals, ça ne se voit pas trop ; et si ça se voit, on en remet un peu. Ça marche très bien, cette façon de fonc­tion­ner ! Pour nous qui avions du mal à ren­trer dans ce chas d’aiguille, ça devient vrai­ment com­pli­qué… Je n’en reviens pas de voir le peu de désir de pro­gram­mer ce spec­tacle quelque part. J’ai pu sor­tir le spec­tacle sur Elf dans des petites salles où je le jouais jusqu’alors, seule­ment après la dis­pa­ri­tion de Chirac comme figure poli­tique impor­tante. On vient de voir dis­pa­raître François Hollande, Alain Juppé et Nicolas Sarkozy des affaires poli­tiques… et d’un seul coup mon spec­tacle va bas­cu­ler dans le pas­sé. Ça devrait être plus simple de le tourner…

En par­lant de dettes, avez-vous eu l’occasion de voir le spec­tacle de Judith Bernard, Amargi ?

On le jouait en même temps… Mais je connais une des comé­diennes du spec­tacle et on m’avait pro­po­sé d’y jouer. Le pro­blème des théâ­treux, c’est que c’est com­pli­qué de se voir !

N’y a‑t-il pas de mise en com­mun des réseaux entre les théâtres, acteurs, tech­ni­ciens ?

On se voit tel­le­ment peu ! On a tous des éco­no­mies com­pli­quées, on tourne quand on peut, quand on est dis­po­nibles… On se croise par­fois dans les fes­ti­vals… mais pas dans les loges ! Ce n’est pas évident de voir le spec­tacle des autres, pas com­mode. Ce serait for­mi­dable d’avoir des lieux com­muns : qu’Audrey Vernon joue son spec­tacle sur Fukushima dans les salles qui pren­draient Avenir radieux, etc. Mais j’ai l’impression que ce sont les mêmes salles qui ne vont pas prendre nos deux spec­tacles ! (rires) Ou bien il fau­drait créer notre propre struc­ture de dif­fu­sion : c’est réel­le­ment quelque chose sur lequel on est en train de gam­ber­ger. La radio per­met d’écouter « Les Grosses têtes », Dave, Mermet autant que des fic­tions radio­pho­niques ; hier, j’ai écou­té Les Aventures de Tintin et le lotus bleu avec ma fille, accom­pa­gné par l’Orchestre natio­nal de France : c’était formi­dable ! Le théâtre, c’est donc plein de choses ! C’est la grosse farce, c’est la Comedia… Je pro­pose que le théâtre, ce soit aus­si le docu­men­taire. Je m’en suis pris plein la gueule là-des­sus, lors des pre­mières années : quand j’ai com­men­cé à dire que je fai­sais un docu­men­taire sur Elf, on m’a répon­du pen­dant trois ans que ce n’é­tait pas du théâtre. On me par­lait de subli­mer le poli­tique, à la Sophocle, alors que les répliques se suf­fisent ! Il y a des répliques savou­reuses. Hortefeux qui dit à Gaubert « Elle balance beau­coup ta femme, appa­rem­ment… ! » Lorsque j’ai enten­du ça à la radio, la pre­mière fois où c’est sor­ti, je me suis dit qu’il était évident que cette réplique devait faire par­tie du spectacle !

Par Cyrille Choupas, pour Ballast

Il y a aus­si un res­sort tra­gique : on pense au déchi­re­ment de la famille de Thierry Gaubert, l’an­cien conseiller de Sarkozy… 

On est pré­ci­sé­ment dans le théâtre ! Tout le bou­lot qu’on fait dans la com­pa­gnie, c’est de bos­ser sur ces notions d’héritage. On hérite d’une République, d’une vie de réseaux, de logiques de fonc­tion­ne­ment… Tient-on à le trans­mettre à nos enfants ? Je trouve qu’il y a des choses for­mi­dables et d’autres moins. J’hérite de la bombe nucléaire mais ne veux pas la trans­mettre. Je vou­drais que ça s’arrête à ma géné­ra­tion. Il faut agir pareil sur ces héri­tages natio­naux. Les cen­trales actuelles ? Les gou­ver­ne­ments pro­posent de les pro­lon­ger de soixante ans, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’on soit sûrs de ne plus être vivants au moment où il fau­dra se poser la ques­tion du déman­tè­le­ment, parce qu’on ne sait tou­jours pas le faire… On sait faire des cen­trales qui arrosent d’électricité. Mais il y a trois pelés et deux ton­dus dans ces cen­trales ; il faut en visi­ter, c’est remar­quable : il n’y a per­sonne. J’y suis entré en tant que jour­na­liste pour pré­pa­rer le spec­tacle. Ils n’ont besoin de per­sonne pour faire tour­ner ces endroits… Ce serait fort de faire de l’élec­tri­ci­té pate­lin par pate­lin. De même qu’il faut un bou­lan­ger, un cor­don­nier, il fau­drait des per­sonnes pour fabri­quer ça. Ça nous ren­drait bien moins dépendants…

« Je veux pou­voir dire que la France ne peut pas sor­tir du nucléaire parce qu’elle fait des bombes. L’Allemagne, qui ne fait pas de bombes, peut se pas­ser du nucléaire, mais la France est le qua­trième pays de pro­duc­tion d’armes. Accessoirement, il se trouve qu’une cen­trale peut éclai­rer une région. Alors tout va bien ! », avez-vous dit. Comment ne pas bas­cu­ler dans le cynisme ? Comment main­te­nir une part d’hu­ma­ni­té à vos personnages ?

Il n’y a pas le choix. Dans l’outil théâ­tral, si tu n’aimes pas un per­son­nage, tu ne peux pas le jouer. Pour l’incarner, il faut réus­sir à aimer même un bour­reau d’enfants. Il y a des per­son­nages qui sont évi­dem­ment plus com­pli­qués à aimer — Balladur est celui avec lequel j’ai eu le plus de mal. Un spec­tacle comme celui-là, c’est vingt per­son­nages, et je ne consacre même pas une jour­née de tra­vail par per­son­nage (ce qui n’est pas sérieux…). Mais Balladur, j’ai mis trois jours, je n’y arri­vais pas. J’arrivais à faire sem­blant… Mais il ne faut pas faire sem­blant, il faut ren­trer dans la peau. Il faut le rendre le plus aimable pos­sible. Si je n’arrive pas à émou­voir sur Sarkozy qui est embê­té parce que c’est sa femme qui a réus­si la mis­sion, je pense avoir raté quelque chose . On n’est pas là pour se moquer, on est là pour les écou­ter : il ne faut pas que ce soit cari­ca­tu­ral. Ce n’est pas ce que j’ai à leur faire dire qui est inté­res­sant. C’est ce qu’ils disent eux, c’est leur sen­si­bi­li­té. C’est François Léotard qui va par­ler de son frère mort en l’espace d’un flash. Ce genre de petits moments, ça en fait juste des gens… On peut dès lors les com­prendre : ça signi­fie qu’ils peuvent chan­ger, que les choses peuvent chan­ger. Ce n’est pas la cor­rup­tion, ce ne sont pas des concepts… Des théâtres me disent par­fois « Fais-moi un Molière ! Je te le prends d’office ! ». Molière, c’est très bien, mais ce n’est pas Molière qu’il est impor­tant de mon­trer en ce moment.


Toutes les pho­to­gra­phies sont de Cyrille Choupas, pour Ballast. 


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