Newroz, entre enthousiasme et incertitudes


Texte inédit pour le site de Ballast

Turquie, 21 mars 2017. Jour du nou­vel an kurde, appe­lé « Newroz ». On compte ici entre douze et quinze mil­lions de Kurdes (moi­tié moins en Irak et près de trois mil­lions en Syrie) — soit envi­ron 20 % de la popu­la­tion. Le PKK, cofon­dé à la fin des années 1970 par Abdullah Öcalan, milite aujourd’­hui pour une auto­no­mie fédé­rale : non plus un État kurde cen­tra­li­sé, ins­pi­ré du modèle mar­xiste-léni­niste qu’il fai­sait sien à ses ori­gines, armes à la main, mais une Confédération démo­cra­tique, pari­taire, mul­ti-eth­nique et nour­rie à la pen­sée liber­taire. C’est éga­le­ment ce pro­jet que porte, de l’autre côté de la fron­tière, au nord de la Syrie, le ter­ri­toire auto­nome kurde appe­lé « Rojava » — le PYD, fon­dé en 2003 et lié au PKK turc, y mène actuel­le­ment une révo­lu­tion tout en lut­tant contre Daech. Le pré­sident turc — l’au­to­cra­tique Erdoğan — qua­li­fie ces mou­ve­ments auto­no­mistes de « ter­ro­ristes » (les États-Unis et l’Union euro­péenne consi­dèrent pareille­ment le PKK) et mène en ce moment cam­pagne, tam­bour bat­tant, pour le « oui » au réfé­ren­dum qu’il orga­nise le 16 avril pro­chain, afin de ren­for­cer consti­tu­tion­nel­le­ment le pou­voir pré­si­den­tiel. C’est dans ce contexte, esquis­sé à trop grands traits, que se déroulent les fes­ti­vi­tés. Reportage sous état de siège. ☰ Par Laurent Perpigna Iban


Pour le(s) peuple(s) kurde(s), l’arrivée du prin­temps est aus­si syno­nyme de nou­velle année. Cette fête sécu­laire, issue de tra­di­tions trans­mises de géné­ra­tion en géné­ra­tion, est un moment à part, où le temps semble se figer. « Newroz » est célé­bré par tous les Kurdes, ceux de la dia­spo­ra, comme ceux répar­tis sur les quatre pays qui aujourd’hui couvrent le ter­ri­toire his­to­rique de cette « nation sans État ». Ce jour est éga­le­ment l’occasion pour tous et toutes de célé­brer une « kur­di­té » bien mise à mal au quo­ti­dien, au cœur d’appareils d’État répres­sifs et lar­ge­ment « assi­mi­lants ». Année après année, les fes­ti­vi­tés de Newroz ont donc néces­sai­re­ment pris un tour­nant, très poli­tique. Elles sont ain­si deve­nues un véri­table baro­mètre des rela­tions entre les dif­fé­rentes com­mu­nau­tés kurdes et les États qui les gou­vernent. En ce mois de mars, le peuple aux mille poètes s’ap­prê­tait donc à ouvrir une nou­velle page de son his­toire. Au Nord-Kurdistan, comme pour la dia­spo­ra kurde répar­tie sur le ter­ri­toire turc, ces célé­bra­tions inter­viennent dans un contexte ten­du. L’atten­tat de Suruç1 est encore dans toutes les têtes et le réfé­ren­dum d’hyper-présidence de Recep Tayyip Erdoğan fait trem­bler celles et ceux qui vivent quo­ti­dien­ne­ment sous le joug d’un État qui n’en finit plus de répri­mer sa mino­ri­té. Entre Istanbul et Diyarbakir (Amed, en kurde [au sud-est de la Turquie, ndlr]), chro­nique de ce Newroz 2017 au goût très particulier.

Pression psychologique sur Istanbul

« Au Nord-Kurdistan, comme pour la dia­spo­ra kurde répar­tie sur le ter­ri­toire turc, ces célé­bra­tions inter­viennent dans un contexte tendu. »

Ils sont près de trois mil­lions à vivre sur les rives du Bosphore — ce qui en fait la plus grande concen­tra­tion de Kurdes dans une même ville. Et même si des quar­tiers sont à domi­nance kurde, tels que Tarlabasi ou Çukur, ils ne peuvent être consi­dé­rés sérieu­se­ment comme des « quar­tiers kurdes ». Les regrou­pe­ments de popu­la­tion à Istanbul sont infra-eth­niques et n’ont pas comme déno­mi­na­teur com­mun l’appartenance à une enti­té défi­nie, mais plu­tôt une implan­ta­tion his­to­rique. Cette répar­ti­tion anar­chique au cœur d’une ville bouillon­nante aux mul­tiples facettes est en réa­li­té une don­née fon­da­men­tale pour com­prendre les enjeux poli­tiques qui y sont en cours. En ce qui concerne les Kurdes, ce non-regrou­pe­ment géo­gra­phique et cet épar­pille­ment cultu­rel s’avèrent être des atouts maîtres pour l’État turc. Les trois mil­lions de Kurdes ras­sem­blés au cœur du pou­mon éco­no­mique du pays, dans un contexte tel que nous le connais­sons, s’apparentent à une bombe à retar­de­ment. A for­tio­ri si l’on consi­dère qu’un éven­tuel sou­lè­ve­ment kurde à Istanbul pour­rait être l’étincelle qui enflam­me­rait l’est de la Turquie, le « Nord Kurdistan ». Et si le par­ti du HDP (Parti démo­cra­tique des peuples) est si sou­vent frap­pé par Ankara, alors qu’il repré­sente dans l’absolu une ouver­ture au dia­logue et une repré­sen­ta­ti­vi­té poli­tique des Kurdes, cela n’est pas sans fondement.

Les gou­ver­ne­ments turcs n’ont ces­sé, ces der­nières années, de « dé-com­mu­nau­ta­ri­ser » la popu­la­tion kurde afin d’annihiler toute ten­ta­tive de regrou­pe­ment — et de visi­bi­li­té. De fac­to, cela passe par la décons­truc­tion de toute mou­vance poli­tique émer­gente. Les excel­lents résul­tats du tout jeune Parti démo­cra­tique des Peuples (fon­dé en 2012) aux élec­tions ont donc favo­ri­sé la repré­sen­ta­ti­vi­té des Kurdes au sein de la socié­té turque. Jusqu’à s’apparenter à une menace concrète, aux yeux de Recep Tayyip Erdoğan. Et si, après des années de lutte armée, le pou­voir en place aurait pu se satis­faire d’une nou­velle donne démo­cra­tique via le HDP et com­po­ser avec, il a fini par dure­ment répri­mer ce mou­ve­ment poli­tique. L’histoire de la poli­tique kurde de l’AKP (Parti de la jus­tice et du déve­lop­pe­ment [fon­dé par Erdoğan, ndlr]) s’apparente à une véri­table crise de schi­zo­phré­nie. Depuis 2002, le par­ti sem­blait avoir tout fait pour s’attirer les suf­frages de la popu­la­tion kurde, en amé­lio­rant sa qua­li­té de vie via la construc­tion d’écoles ou d’hôpitaux et en pre­nant des mesures sym­bo­liques pour la langue kurde, notam­ment. Erdoğan, qui avait ini­tié, à tra­vers les très secrètes entre­vues d’Oslo, une ten­ta­tive de réso­lu­tion du conflit kurde (entre­vues sol­dées par un échec), se montre désor­mais par­ti­cu­liè­re­ment intrai­table sur cette ques­tion et paraît prendre pour cible aujourd’hui ceux dont hier il espé­rait les faveurs. Le conflit en Syrie a une impor­tance majeure ; il semble d’ailleurs que le pré­sident turc fasse payer aux Kurdes ses échecs au Levant, comme une ven­geance au goût bien amer.

Photographie prise par l'auteur

Depuis ce que l’on nomme le « coup d’État avor­té du 15 juillet 2016 », le pré­sident Erdoğan se sait fra­gi­li­sé. Le sen­ti­ment de toute-puis­sance qu’il dégage est à rela­ti­vi­ser. Les récentes purges ont fra­gi­li­sé l’appareil d’État et il doit aujourd’hui gou­ver­ner d’une main de fer. Le réfé­ren­dum pré­vu dans quelques semaines va dans le sens d’un ren­for­ce­ment prag­ma­tique autant qu’autoritariste de ses pou­voirs. Les Kurdes le savent. Demain, ils en seront les pre­mières vic­times. Ce 20 mars 2017 est un jour plu­vieux à Istanbul. Avenue Istiklal, envi­ron 150 per­sonnes mani­festent, en blouse blanche. « Nous sommes kurdes et nous mani­fes­tons contre la casse du régime de san­té publique. Nous mani­fes­tons éga­le­ment contre ce réfé­ren­dum », confie un jeune homme sous le regard inqui­si­teur de la police. Aucun sym­bole kurde n’est iden­ti­fiable. Tous et toutes paraissent bien inté­grés à la socié­té turque. Mais ils se sentent en dan­ger. Au bout de quelques minutes, la mani­fes­ta­tion est nas­sée, coin­cée entre les forces anti-émeute et les poli­ciers en civil, avant de se dis­per­ser. Initialement pré­vues et auto­ri­sées ce jour, au loin­tain quar­tier de Bakirkoy, les célé­bra­tions de Newroz y ont été inter­dites au der­nier moment. Sur place, un bar­rage poli­cier empêche tout accès au site. Les routes sont en état de siège. Il n’y a d’ailleurs per­sonne. Il pleut. Il n’y aura pas de Newroz à Istanbul aujourd’hui.

« L’avenue Gazi, qui occupe une place cen­trale dans Sur, est en état de siège. On ne compte plus les camions anti-émeute, les blin­dés, les camions à eau, et leurs rondes incessantes. »

Une infor­ma­tion contra­dic­toire est pour­tant tom­bée la veille. Un Newroz serait auto­ri­sé le len­de­main à Kartal, à plu­sieurs dizaines de kilo­mètres du lieu ini­tial. La com­mu­nau­té kurde d’Istanbul est prise à contre­pied, à la mer­ci du bon vou­loir des auto­ri­tés, qui auto­rise et annule, sans aucun pré­avis. Plusieurs mil­liers de Kurdes se ras­sem­ble­ront mal­gré tout à Kartal et la police arrê­te­ra six par­ti­ci­pants. Si le comi­té d’organisation de Newroz se satis­fe­ra d’une « vic­toire » pour la cause, de nom­breux Kurdes, eux, ont un avis plus nuan­cé. Beaucoup plus réa­liste, aus­si. Veysi, un jeune homme ins­tal­lé à Istanbul, en témoigne : « Nous n’avons mal­heu­reu­se­ment pas été sur­pris par l’annulation du Newroz ; c’est deve­nu quelque chose d’habituel pour nous. C’est une forme de pres­sion psy­cho­lo­gique, mais éga­le­ment un outil de pro­pa­gande de l’AKP envers la com­mu­nau­té turque, à qui l’on montre que le pro­blème kurde est en train d’être réglé. » Même si, en effet, per­sonne n’a été sur­pris, cette inter­dic­tion puis ce report a été très mal vécu. « On peut y voir une tac­tique poli­tique en vue du réfé­ren­dum ; l’interdiction du Newroz aurait pu géné­rer de graves inci­dents, qui auraient ser­vi ensuite d’outil de pro­pa­gande pour le « oui » au réfé­ren­dum », résume le jeune homme. Les grands axes d’Istanbul sont dra­pés de por­traits d’Erdoğan et de dra­peaux de l’AKP. « Evet » (« oui ») s’affiche par­tout en lettres capi­tales. C’est presque à croire qu’il ne reste plus de murs dis­po­nibles pour l’opposition.

État de siège à Diyarbakir

La vieille ville de Diyarbakir (Sur) a conser­vé son cachet d’antan. Sa popu­la­tion tente de conti­nuer d’y vivre le plus digne­ment pos­sible, mal­gré une occu­pa­tion mili­taire omni­pré­sente et sur­tout la des­truc­tion de l’es­pace urbain, deve­nu le lot de toutes les grandes villes du Nord-Kurdistan. D’après un récent com­mu­ni­qué de la muni­ci­pa­li­té de Diyarbakir, 70 % des bâti­ments de l’est de Sur auraient été détruits — et ce sont 30 000 habi­tants qui auraient été dépla­cés dans plu­sieurs autres muni­ci­pa­li­tés de l’agglomération. Sur le ter­rain, il n’y a pas à faire beau­coup d’efforts pour aper­ce­voir ces ruines, qui tapent à l’œil du pre­mier venu. Depuis l’aéroport, il avait déjà fal­lu pas­ser plu­sieurs check­points, où les mili­taires turcs, regards noirs et armes au poing, dévi­sagent toutes celles et ceux s’approchant d’une ville qui avoi­sine le mil­lion d’habitants. L’avenue Gazi, qui occupe une place cen­trale dans Sur, est en état de siège. On ne compte plus les camions anti-émeute, les blin­dés, les camions à eau, et leurs rondes inces­santes. À l’occasion de ces fêtes de Newroz, les poli­ciers coha­bitent donc avec les forces spé­ciales de la police, et les forces armées conven­tion­nelles avec les forces armées spé­ciales. Les cou­leurs kurdes ne s’affichent pas. Seuls quelques ven­deurs de rue affichent, entre deux paires de Ray-Ban, des kef­fiehs vert-jaune-rouge. Même à la veille de la plus grande célé­bra­tion de l’année, l’atmosphère est étrange. Pesante. Effrayante, même, à la nuit tom­bée quand les rondes aveu­glantes de l’armée prennent le des­sus sur la vie civile.

Photographie prise par l'auteur

L’accès au « Park Newroz », où se tiennent les fes­ti­vi­tés, est stric­te­ment contrô­lé. Plusieurs check­points en amont ins­pectent et fouillent toutes celles et ceux qui se pré­sentent. Le liste des « inter­dits » est sans égal cette année : por­traits d’Öcalan, mais aus­si cou­leurs kurdes, repré­sen­ta­tions des sym­boles PKK (Parti des tra­vailleurs du Kurdistan), des YPG (Unités de pro­tec­tion du peuple)… Concrètement, seules les ban­de­roles pour le vote « non » au réfé­ren­dum étaient auto­ri­sées. Ces fouilles sont cen­sées être un rem­part contre une éven­tuelle attaque de l’OEI, qui a déjà frap­pé le ter­ri­toire des Kurdes de Turquie. Certains Kurdes, eux, ne voient pas du tout les choses du même œil. « L’État turc est res­pon­sable de l’attentat de Suruç, il a lais­sé Daech nous frap­per pour nous mettre au pas, alors ne croyez pas que ces contrôles mettent qui que ce soit en sécu­ri­té. Au contraire, ils se servent de cette excuse pour tout nous inter­dire. Si nous sommes chaque année moins nom­breux, c’est parce que nous avons peur », confie un jeune homme dans la file d’attente, avant les contrôles. Arrivés sur les lieux de l’entrée dédiée à la presse et aux délé­ga­tions offi­cielles, la ten­sion est à son paroxysme. Des petites plaques jaunes por­tant des numé­ros sont dis­po­sées au sol, à quelques mètres du point de pal­pa­tion. Des poli­ciers en blouse blanche s’activent, lais­sant entre­voir qu’un drame s’était joué quelques minutes aupa­ra­vant à cette même entrée. Sous la pres­sion poli­cière, l’heure n’est cepen­dant pas à l’investigation.

« Un immense dra­peau d’Öcalan est déployé dans la foule, ain­si que por­traits de com­bat­tants, notam­ment des YPG. »

Il faut péné­trer sur le site, et, même munis d’accréditations offi­cielles, ce n’est pas une mince affaire. Celles por­tant por­tant le logo Newroz sont déchi­rées ou recou­vertes d’autocollants par la police turque. Une membre de la délé­ga­tion kurde de Paris s’étonne de « n’avoir jamais connu une telle pres­sion. Ils veulent nous mon­trer que les choses ont chan­gé et qu’ils sont désor­mais maîtres du jeu ». Nous appren­drons plus tard qu’un jeune étu­diant en musique de Malatya en pos­ses­sion d’un cou­teau avait été abat­tu par la police. Selon la pré­fec­ture, il aurait refu­sé de se sou­mettre au contrôle à l’entrée du site. Il aurait ain­si été sus­pec­té par la police turque de dis­si­mu­ler une bombe. À l’intérieur du site, la foule est déjà pré­sente depuis le milieu de mati­née. Les esti­ma­tions offi­cielles par­le­ront en fin de jour­née d’un ras­sem­ble­ment d’environ 300 000 per­sonnes — à titre de com­pa­rai­son, il y a trois ans, ces fes­ti­vi­tés avaient ras­sem­blé plus d’un mil­lion de Kurdes. Les danses se suc­cèdent, tan­dis qu’à la tri­bune offi­cielle, Dilek Öcalan (la nièce de Abdullah Öcalan) et Ahmet Türk, (co-maire de Mardin, tout juste sor­ti de pri­son2), se font concur­rence à l’applaudimètre. Ce der­nier, au terme d’un long dis­cours, poin­te­ra du doigt le pou­voir « raciste et natio­na­liste » d’Ankara, invo­quant une réac­tion d’unité du peuple kurde : « Si nous n’élargissons pas notre uni­té, nous serons res­pon­sables devant l’Histoire. Ceux qui veulent détruire l’avenir du peuple de Shengal paie­ront un lourd tri­but. Ceux qui oppri­me­ront les Kurdes et les mon­te­ront les uns contre les autres seront condam­nés devant notre peuple et notre his­toire. »

Apprécié par nombre de Kurdes pour ses enga­ge­ments, notam­ment en faveur de la paix, il demeure mal­gré tout opti­miste : « Nous avons aujourd’­hui notre voix, et nous ferons par­ve­nir notre demande par­tout dans le monde. » Dilek Öcalan, elle, rap­pelle que « cet évé­ne­ment a une valeur his­to­rique, mal­gré les arres­ta­tions, les tor­tures, le pro­ces­sus d’état d’urgence, les couvre-feux ». La pluie fait son appa­ri­tion, et la foule enva­hit l’espace réser­vé à la presse et aux offi­ciels. Un immense dra­peau d’Öcalan est déployé dans la foule, ain­si que por­traits de com­bat­tants, notam­ment des YPG. Finalement, tout ce qui était offi­ciel­le­ment inter­dit finit par être déployé dans une atmo­sphère de plus en plus mili­tante, mal­gré les rap­pels à l’ordre des orga­ni­sa­teurs, crai­gnant que les fes­ti­vi­tés soient écour­tées. Les slo­gans se suc­cèdent et, avant la clô­ture finale, c’est au tour de deux rap­peurs kurdes d’enflammer la foule. La sor­tie se fait sous haute sur­veillance poli­cière et se dérou­le­ra glo­ba­le­ment bien, mal­gré quelques inci­dents mineurs.

Photographie prise par l'auteur

Perspectives d’avenir

Le soir, à Sur, cha­cun refait la jour­née. Et tente d’envisager un ave­nir bien incer­tain. Il appa­raît clair à cha­cun que le futur du Kurdistan turc est assu­jet­ti à l’évolution du conflit en Syrie, et en par­ti­cu­lier au Rojava. Et les lignes, à ce niveau, semblent bou­ger. Les YPG, consi­dé­rés comme une ému­la­tion syrienne du PKK, n’ont de cesse de gagner du ter­rain face à l’OEI. Les Forces démo­cra­tiques syriennes (FDS) ont aujourd’hui en ligne de mire Raqqa et n’hésitent pas à spé­cu­ler sur son éven­tuelle libé­ra­tion. Les objec­tifs poli­tiques au Rojava sont déjà posés : un sys­tème « démo­cra­tique fédé­ral » avec plu­sieurs régions auto­nomes dans le nord de la Syrie. Même si ces spé­cu­la­tions peuvent paraître pré­ma­tu­rées, il n’en demeure pas moins qu’une véri­table révo­lu­tion démo­cra­tique et pro­gres­siste a lieu actuel­le­ment dans les ter­ri­toires kurdes de Syrie, et qu’elle aura, à terme, iné­luc­ta­ble­ment des consé­quences directes sur la situa­tion dans le ter­ri­toire turc. Le jeu des alliances a aus­si son impor­tance. Symboliquement déjà en froid avec une par­tie de l’Union euro­péenne, Erdoğan crie aujourd’hui à la tra­hi­son après que son allié cir­cons­tan­ciel, Vladimir Poutine, a envoyé ses troupes, le 20 mars, dans la pro­vince d’Afrine, actuel­le­ment tenue par les forces du YPG. Ce qui vient encore une fois com­plexi­fier la situa­tion diplo­ma­tique turque. Autant inté­rieu­re­ment qu’extérieurement. Un ren­for­ce­ment des pou­voirs du pré­sident Erdoğan est en ce sens émi­nem­ment précieux.

« Même si ces spé­cu­la­tions peuvent paraître pré­ma­tu­rées, il n’en demeure pas moins qu’une véri­table révo­lu­tion démo­cra­tique et pro­gres­siste a lieu actuel­le­ment dans les ter­ri­toires kurdes de Syrie. »

Le fon­da­teur de l’AKP, qui n’en reste pas moins un redou­table stra­tège, semble cyni­que­ment vou­loir pro­fi­ter de l’affaiblissement qu’il a pro­vo­qué au sein du Parti démo­cra­tique des peuples, avec les arres­ta­tions de ses deux co-pré­si­dents Selahattin Demirtas et Figen Yüksekdag, pour ten­ter de ral­lier à lui un maxi­mum de Kurdes. Ses rela­tions cor­diales avec le clan Barzani et le PDK (Parti démo­cra­tique du Kurdistan) consti­tuent, et il le sait, un levier impor­tant pour l’éventuelle adhé­sion de Kurdes plu­tôt « dépo­li­ti­sés ». Il n’a donc pas rechi­gné à faire s’élever le dra­peau du kur­dis­tan ira­kien à l’arrivée de Massoud Barzani, à l’aéroport Atatürk le 26 février der­nier. Cela crispe encore un peu plus une situa­tion déjà com­pli­quée entre les Kurdes de Turquie et ceux d’Irak. L’opposition kurde au PDK, si elle n’est pas inexis­tante, peine à se faire entendre, dans un contexte d’émancipation très avan­cée à. Le clan Barzani est déjà arri­vé à se consti­tuer un ter­ri­toire qua­si-auto­nome, et une poli­tique pan-kurde repré­sen­te­rait pour ces der­niers un risque d’affaiblissement majeur. En outre, le pétrole extrait de la région d’Erbil a scel­lé des accords com­mer­ciaux presque vitaux pour le Kurdistan ira­kien ; son ache­mi­ne­ment vers la Turquie échap­pant tota­le­ment au gou­ver­ne­ment de Bagdad.

Lors de son dis­cours à la tri­bune de Diyarbakir lors de Newroz, Leyla Güven, la copré­si­dente du DTK (Congrès popu­laire démo­cra­tique), a poin­té du doigt ces rela­tions à Erdoğan-Barzani, appe­lant ce der­nier à ces­ser son jeu de désta­bi­li­sa­tion. Ses craintes sont fon­dées. Il est en effet envi­sa­geable que Barzani se pro­nonce en faveur du « oui » au réfé­ren­dum, ten­tant d’influencer le vote des Kurdes afin de pré­ser­ver ses inté­rêts éco­no­miques et stra­té­giques. Cela consti­tue­rait une tra­hi­son somme toute assez inédite dans un his­to­rique de rela­tions déjà bien char­gé entre ces deux com­mu­nau­tés. Quoi qu’il en soit, cette année 2017 est hau­te­ment déci­sive pour les peuples kurdes. Personne n’imagine une seule seconde, dans le cadre d’une hypo­thé­tique réso­lu­tion du conflit en Irak et au Levant, qu’un sta­tu quo kurde soit envi­sa­geable. Au front sur trois des quatre pays qui abrite sa com­mu­nau­té, le peuple kurde semble plus que jamais en attente. Alors que bien­tôt un siècle se sera écou­lé depuis le trai­té de Sèvres qui démem­bra l’empire Ottoman en 1920, les aspi­ra­tions des Kurdes, si elles ont évo­lué avec les décen­nies, n’ont jamais été mises de côté. Et même si le conflit en Syrie et en Irak n’est pas prêt de tou­cher à sa fin, le pro­ces­sus poli­tique en cours en Turquie, tout comme les avan­cées des Kurdes au Rojava, seront des fac­teurs déter­mi­nants, à court comme à moyen terme. Si la paix veut être dura­ble­ment ins­tal­lée à l’issue de ce conflit, il fau­dra que cha­cun des acteurs tâche de réflé­chir à un nou­veau scé­na­rio, et s’efforce de trou­ver des consen­sus accep­tables par les dif­fé­rentes com­mu­nau­tés kurdes. Si tel n’était pas le cas, le risque de voir un pro­lon­ge­ment durable de l’instabilité de la région devien­drait réel.


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  1. Attentat (Juillet 2015) attri­bué à l’OEI (Organisation de l’État isla­mique) ayant cau­sé trente-trois morts et plus de cent bles­sés. Il pro­vo­que­ra une vague de vio­lences avec des ven­geances contre les mili­taires turcs, accu­sés d’avoir lais­sé Daech frap­per les Kurdes volon­tai­re­ment.[]
  2. Ahmet Türk a été remis en liber­té le 3 février der­nier, après plus de deux mois de déten­tion. Sa libé­ra­tion sous contrôle judi­ciaire, pro­non­cée pour des rai­sons de san­té, fait suite à une incar­cé­ra­tion des plus far­fe­lues pour appar­te­nance à un groupe ter­ro­riste.[]

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien « Retour de la révo­lu­tion du Rojava » (tra­duc­tion), mars 2017
☰ Lire notre article « Une coopé­ra­tive de femmes au Rojava »,Hawzhin Azeez, jan­vier 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Patrice Franceschi : « Être un idéa­liste réa­liste, c’est-à-dire agir », février 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Gérard Chaliand : « Nous ne sommes pas en guerre », décembre 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Abbas Fahdel : « En Irak, encore dix ans de chaos », sep­tembre 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Xavier Muntz : « Le dan­ger évident, pour la région, c’est le repli com­mu­nau­taire », mai 2015


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Laurent Perpigna Iban

Journaliste indépendant. Il travaille essentiellement sur la question du Proche et du Moyen-Orient, ainsi que sur les « nations sans État ».

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