Nadia Hathroubi-Safsaf : « Marche pour l’égalité : il n’y a pas d’évolution concrète »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Le 15 octobre 1983, des mar­cheurs par­tirent de Marseille afin de récla­mer l’é­ga­li­té des droits et de lut­ter, par des moyens paci­fiques, contre le racisme. Ils gagnèrent la capi­tale au début du mois de décembre : 100 000 per­sonnes les y accueillirent — le mou­ve­ment, émi­nem­ment poli­tique, fut récu­pé­ré et l’on ne par­la, à tort, plus que de la Marche « des Beurs ». Nadia Hathroubi-Safsaf, rédac­trice en chef du Courrier de l’Atlas et conseillère muni­ci­pale délé­guée à la jeu­nesse, a publié l’es­sai La longue marche pour l’é­ga­li­té il y a deux ans de cela. Deux jours avant la tenue d’une nou­velle marche, celle « de la digni­té et contre le racisme », sou­te­nue par Angela Davis, nous reve­nons avec elle sur ces trois décen­nies de lutte.


Pourquoi reve­nir, 30 ans après, sur la Marche de l’é­ga­li­té, comme vous le faites, dans votre livre ?

Ça fait très long­temps que je tra­vaille sur des sujets qui ont trait à la ban­lieue, l’im­mi­gra­tion ou l’is­lam, et je me suis ren­due compte, assez rapi­de­ment, que tout était cari­ca­tu­ré. De plus, on avait ten­dance, jour­na­lis­ti­que­ment, à les trai­ter de façon sépa­rée – des émeutes de 2005 à la « diver­si­té » qui arrive au pou­voir (Rama Yade, Rachida Dati, etc). On avait ten­dance à les pen­ser comme des épi­phé­no­mènes, à chaque sou­bre­saut dans les quar­tiers, sans les ins­crire dans la durée. Mon livre com­mence un peu avant 1983, d’ailleurs, avec les grèves des usines Renault. De quelle façon la lutte pour l’é­ga­li­té a‑t-elle tra­ver­sé les décen­nies ? On a mis en place le « tes­ting » à l’en­trée des boîtes de nuit, mais ce n’é­tait pas ce qu’on deman­dait : on mili­tait pour la stricte éga­li­té dans l’ac­cès au loge­ment ou à un tra­vail digne. 30 ans plus tard, on en est au même point. Je vou­lais aus­si faire un tra­vail sur la mémoire ; trop de jeunes, mili­tants ou non, ont l’im­pres­sion que tout a com­men­cé en 2005. Il faut prendre le temps de recueillir cette mémoire, pour­tant récente, avant qu’elle ne dis­pa­raisse. Je suis donc allée voir le Père Christian Delorme et Djamel Attalah, et d’autres, pour que la nou­velle géné­ra­tion connaisse cette histoire.

Vous évo­quez, dans votre livre, le contexte « d’os­tra­cisme poli­tique » dans laquelle la Marche s’an­crait. Pouvez-vous le rap­pe­ler ici ?

« Il faut prendre le temps de recueillir cette mémoire, pour­tant récente, avant qu’elle ne disparaisse. »

En 1983, on tirait au fusil sur les Noirs ou les Arabes. Il n’y avait pas d’é­lus ici de l’im­mi­gra­tion. On venait dra­guer les popu­la­tions quand on avait besoin d’elles (ça, ça n’a pas chan­gé). Les per­sonnes « d’o­ri­gine immi­grée » étaient vues comme la source de tous les maux. Il y avait eu le choc pétro­lier ; on accu­sait les immi­grés de prendre le tra­vail et le loge­ment des Français – des emplois, pré­ci­sons-le, que les Français ne vou­laient pas exer­cer… On parle là d’é­boueurs, d’ou­vriers sou­vent non spé­cia­li­sés, des tra­vailleurs sur les ter­ras­se­ments ; on parle de gens très mal payés. Le mépris raciste se dou­blait d’un mépris social. Les bidon­villes de Nanterre ne sont pas si éloi­gnés de là, dans le temps. Le FN, avec Stirbois, arrive à 16 % au mois de sep­tembre de la même année. Mitterrand avait pro­mis, avant d’ac­cé­der au pou­voir en 1981, le droit de vote des étran­gers : on est en 2015 et cette pro­messe élec­to­rale n’a tou­jours pas été mise en place.

On le dit assez peu : la Marche a, comme vous l’é­cri­vez, été influen­cée par « le modèle amé­ri­cain des marches non-vio­lentes ».

Oui. Delorme et Attalah m’en ont tous les deux par­lé, sépa­ré­ment. Un télé­film pas­sait alors, tous les same­dis, sur la vie de Martin Luther King. Ça les a ins­pi­rés. Ils ont aus­si pui­sé dans un film qui sor­tait alors, sur Gandhi. Djamel Attalah m’a dit qu’ils vou­laient s’ex­traire « du cercle vicieux fait de vio­lence ». Il y avait, de fait, une cer­taine res­sem­blance entre la poli­tique amé­ri­caine, avec la situa­tion des Afro-amé­ri­cains, comme mino­ri­té dis­cri­mi­née, et celles des Arabes en France. Il y avait des espaces ghet­toi­sés et des crimes racistes dans les deux cas – même si, bien sûr, on ne peut pas jux­ta­po­ser telle quelle les deux situa­tions. Souvenons-nous par exemple de cet agent de la RATP de la Courneuve qui, excé­dé par le bruit, ouvre le feu sur un enfant (il s’ap­pe­lait Taoufik). On n’est pas encore dans « le bruit et les odeurs » de Chirac, en 1991, mais c’est l’at­mo­sphère générale.

Strasbourg, 20 novembre 1983 (DR)

Vous insis­tez en effet sur le rôle de la police dans le lan­ce­ment de la Marche. Le Père Delorme par­lait alors de « ne plus se faire tirer des­sus ou tabas­ser par la police ».

Et on l’a oublié ! C’était la Marche pour « l’é­ga­li­té », oui (et pas, comme on l’ap­pelle à tort, « des Beurs ») ; ça impli­quait donc le rap­port aux forces de l’ordre. Et le paral­lèle est évident, en 2005, avec la mort des deux ado­les­cents, Zyed et Bouna. Le poli­cier s’en tire avec une relaxe. Ça inter­roge sur l’é­ga­li­té face à la jus­tice. Rappelons que ces deux jeunes n’a­vaient rien fait : on les a trai­tés de « racailles » et de « sau­va­geons » alors qu’ils ont fui la police car ils avaient seule­ment la trouille d’al­ler au com­mis­sa­riat et d’être contrô­lés pour rien. Il y a peu de temps, je sor­tais de la gare de Cergy, après le tra­vail, et je vois des poli­ciers en train de contrô­ler des jeunes : un contrôle assez brusque, façon cow-boy, alors qu’ils étaient calmes et qu’ils ne rechi­gnaient pas. Je leur rap­pelle – je suis une élue, en tant que conseillère muni­ci­pale – que le contrôle au faciès n’est pas auto­ri­sé ; ils me demandent de cir­cu­ler. Je me suis sen­tie impuis­sante. Certaines per­sonnes ne com­prennent tou­jours pas et conti­nuent de dire : « Si Zyed et Bouna n’a­vaient rien à se repro­cher, pour­quoi sont-ils par­tis en cou­rant ? » Il suf­fit d’as­sis­ter à une inter­ven­tion comme celle que je viens de vous racon­ter pour le com­prendre. Et, aus­si­tôt après, je croise une dame, une char­mante blonde, à qui, j’ai dit : « Vous y trou­vez ça nor­mal d’interpeller des jeunes comme ça ? » Elle m’a prise dans ses bras. J’étais très sur­prise… Cela m’a cal­mé ; elle a eu les paroles qu’il fallait.

C’est ce genre de moments qui, tou­jours, doivent nous rap­pe­ler qu’on ne peut pas tom­ber dans une sorte de racisme inver­sé, en condam­nant l’en­semble de la socié­té fran­çaise. J’avais moi-même été contrô­lée à la gare de Lyon, en route pour Marseille, par la Police aux fron­tières. Une agent m’a lan­cé : « Donne-moi ton sac. » Je lui répon­dis qu’elle n’a­vait pas à me tutoyer. Elle vou­lait savoir pour­quoi j’allais dans le sud ; je lui ai expli­qué que j’étais jour­na­liste et que j’allais faire une inter­view – ce qu’elle ne croyait pas. J’ajoute alors que je suis une élue de la République ; elle rétorque : « Alors elle est belle, la République ! » J’ai fait il y a quelques jours une inter­ven­tion, devant un public de jeunes filles issues d’un milieu modeste : je leur ai dit que je n’a­vais pas eu de pro­blèmes de dis­cri­mi­na­tions racistes, dans ma car­rière pro­fes­sion­nelle (ce qui n’est pas tout à fait vrai…), car je ne vou­lais pas qu’elles évo­luent en se disant qu’un frein – le racisme – pour­raient les empê­cher d’a­van­cer. Surtout en cette période ten­due, cris­pée. Je vou­lais leur don­ner confiance – la socié­té se char­ge­ra ensuite de leur rap­pe­ler que c’est plus nuan­cé que ça. J’aurais aimé, à leur âge, entendre ce dis­cours, mais mon entou­rage sco­laire, du moins une par­tie, me disait que je n’ar­ri­ve­rais à rien, ou pas grand-chose : j’é­tais fille d’im­mi­grés, alors « si tu finis ven­deuse, c’est déjà bien ».

Vous inter­ro­gez le jour­na­liste Mogniss Abdallah, qui évoque « les jeunes [qui] rouillent en bas des tours », à l’é­poque. On en parle aujourd’hui dans les mêmes termes : rien n’a été fait en 30 ans ?

« Les muni­ci­pa­li­tés ont l’im­pres­sion qu’elles font « quelque chose » pour la jeu­nesse lors­qu’elles mettent en place deux ate­liers de rap et un ter­rain de foot. »

Il n’y a pas d’é­vo­lu­tion concrète ; mais veut-on qu’il y en ait une ? Les muni­ci­pa­li­tés ont l’im­pres­sion qu’elles font « quelque chose » pour la jeu­nesse lors­qu’elles mettent en place deux ate­liers de rap et un ter­rain de foot. Mais on ne va pas vrai­ment plus loin. On ne leur pro­pose pas d’autres ambi­tions. Les ate­liers d’é­cri­ture, c’est très bien, mais pour­quoi, for­cé­ment, de rap ou de slam ? Et pas d’é­cri­ture tout court ? Quand on sait écrire, on peut tout écrire, ensuite – et je ne vise en rien le rap en disant ça. On manque de for­ma­tions, à l’i­mage de ce qu’or­ga­nise le Bondy Blog, pour entrer dans des écoles de jour­na­lisme. On n’i­ma­gine pas qu’un jeune de quar­tier puisse entrer à l’ESSEC. Il faut pro­po­ser des alter­na­tives à ce dis­cours fata­liste. De temps en temps, je par­ti­cipe, aux côtés de l’as­so­cia­tion APRES, à des ren­contres auprès d’é­lèves de ZEP : nous sommes jour­na­listes, méde­cins, avo­cats, pro­fes­seurs… Durant deux heures, on dis­cute avec eux. On leur explique que nous n’a­vions pas les mêmes codes sociaux et que nos parents ne savaient pas for­cé­ment lire, mais que nous avons mal­gré tout pu faire des études. Un petit apar­té plus per­son­nel : ma mère a joué un rôle très impor­tant. Notre deuxième mai­son, c’é­tait la biblio­thèque muni­ci­pale. Un biblio­thé­caire, qui s’ap­pelle Michel, m’a gui­dé toute mon enfance et a eu un rôle déci­sif dans ce que je suis deve­nue, pro­fes­sion­nel­le­ment : cette bien­veillance aide. On a pu décou­vrir une culture à laquelle nous n’a­vions pas accès. Ma mère ne connais­sait pas les musées mais elle nous y emme­nait. Mais j’ai eu la chance de gran­dir à Paris, et non en ban­lieue. Les musées sont clai­re­ment décon­nec­tés des quar­tiers populaires.

Vous insis­tez sur le cultu­rel mais que rete­nez-vous, plus lar­ge­ment, de part votre expé­rience au sein d’un conseil municipal ?

Beaucoup trop de dis­po­si­tifs se che­vauchent, sans être trans­ver­saux – comme des mil­le­feuilles. C’est ter­ri­ble­ment com­pli­qué au quo­ti­dien. Il n’y a pas d’am­bi­tion gou­ver­ne­men­tale der­rière la poli­tique de la ville. On ne devrait pas avoir un secré­ta­riat d’État mais un minis­tère à part entière, déjà. Il fau­drait connec­ter la poli­tique de la ville à celle de la Justice et de l’emploi. La ville a des petits bud­gets alors qu’on lui demande beau­coup : à l’ar­ri­vée, nous avons du sau­pou­drage. C’est un pro­blème gou­ver­ne­men­tal bien plus que local. Les muni­ci­pa­li­tés tiennent évi­dem­ment à régler les ques­tions de pau­pé­ri­sa­tion au sein des quar­tiers populaires !

Vous par­lez de « Julien Dray et sa bande » et du « hold-up » de SOS Racisme, à pro­pos de la Marche. Djamel Attalah assure quant à lui que « SOS Racisme a tué le mou­ve­ment »…

Julien Dray avait expli­qué dans un entre­tien que la nature avait hor­reur du vide et qu’en l’ab­sence de struc­tures, le PS, avec SOS Racisme, a sim­ple­ment com­blé ce vide. Bien sûr que non. La spo­lia­tion com­mence dès l’ins­tant où l’on a choi­si les mar­cheurs qui allaient ren­con­trer Mitterrand à l’Élysée. On s’est tous fait avoir par le dis­cours fédé­ra­teur de SOS Racisme ; on n’a­vait pas les outils intel­lec­tuels pour décor­ti­quer, ana­ly­ser. Ma géné­ra­tion a por­té les badges « Touche pas à mon pote ! ». C’était même à la mode, au lycée. En 1984, Mitterrand – il est dit, mais je n’y étais pas, que c’é­tait sur conseil de Jacques Attali – entend récu­pé­rer ce mou­ve­ment et l’in­clure dans la gauche institutionnelle.

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Harlem Désir, alors président de SOS Racisme, entouré de Bernard Kouchner et de Bernard-Henri Lévy (DR)

Justement : il parais­sait évident que les popu­la­tions héri­tières de l’im­mi­gra­tion se pla­çaient à gauche. Proches du PS. Depuis quelques années, cela semble par­fois plus flot­tant. Quel regard por­tez-vous, sur ces liens avec la gauche ?

Il y a un sen­ti­ment de tra­hi­son. Et ceux qui nous ont le plus tra­his sont de gauche. La droite a tou­jours affi­ché clai­re­ment la cou­leur : droit du sang, du sol, lois Pasqua, sor­ties de Chirac ou de Sarkozy. La droite a tou­jours fait savoir qu’elle nous trai­tait comme une popu­la­tion « à part ». La gauche, en revanche, nous a fait croire que nous étions, ou serions, tous égaux.

Que tout soit bien clair : par « gauche », vous enten­dez la gauche gou­ver­ne­men­tale seule­ment, ou bien aus­si la gauche radi­cale, les communistes ?

« La droite a tou­jours fait savoir qu’elle nous trai­tait comme une popu­la­tion à part. La gauche, en revanche, nous a fait croire que nous étions, ou serions, tous égaux. »

La gauche au pou­voir. Le PS. J’aurais aimé que mes parents puissent voter. Ma mère, lors­qu’il lui arri­vait de payer des impôts, me disait : « Je peux payer mais je ne peux pas voter. » En 2002, je me sou­viens qu’elle m’a dit, Le Pen étant au second tour : « On va devoir tous ren­trer chez nous. » Et je lui ai répon­du que « chez nous », c’est ici, la France ! C’était une mesure sym­bo­lique mais ça en dit long : Hollande avait pro­mis, durant la cam­pagne de 2012, l’en­ca­dre­ment des contrôles de police (via la mise en place d’un récé­pis­sé) : il ne l’a pas fait. Un sym­bole qui, mal­gré tout, aurait pu chan­ger un cer­tain nombre de choses dans le quo­ti­dien des quar­tiers. Alors tout leur ram­dam autour des 10 ans des émeutes, en ce moment, ça me fait sou­rire… Mais pour reve­nir à votre ques­tion, oui, il y a une évo­lu­tion : un tabou a sau­té ; de nom­breux Franco-magh­ré­bins s’in­ves­tissent désor­mais à droite. Voire, pour une petite mino­ri­té, à l’ex­trême droite. Au départ, je ne croyais pas au « phé­no­mène Soral » dans les quar­tiers ; je pen­sais qu’il s’a­gis­sait de gros titres jour­na­lis­tiques. Ça relève de la haine de soi, de la psy­chia­trie ! (rires) Quant à la droite clas­sique, répu­bli­caine, pre­nons par exemple le gaul­lisme, il y a une parole qui touche, oui : la droi­ture, la rec­ti­tude, l’as­pect mar­tial… Bien qu’il s’a­gisse, évi­dem­ment, d’une réécri­ture his­to­rique : il suf­fit de consi­dé­rer la posi­tion de de Gaulle dans le mas­sacre du 17 octobre 1961. Le dis­cours entre­pre­neu­rial de la droite séduit éga­le­ment un cer­tain nombre de jeunes : il y a une réelle vita­li­té dans cette popu­la­tion, une volon­té de créer des entre­prises. Ça ne marche pas for­cé­ment mais cette envie existe. Regardez l’en­tou­rage de Pécresse !

Le mili­tant Almamy Kanouté et le rap­peur Médine nous avaient par­lé de blo­cages entre les forces anti­ca­pi­ta­listes et les quartiers.

Complètement. Et en plus de ce que je viens de dire, il y a un autre aspect fon­da­men­tal : le rap­port à la religion.

La droite est pour­tant plus vio­lente, dans ses attaques contre l’islam !

C’est plus per­ni­cieux que ça. La droite répu­bli­caine brode autour d’un « islam de France » ou « des Lumières », qui « coha­bite en paix », etc., etc. Une par­tie de la gauche radi­cale ou de l’ex­trême gauche affiche une hos­ti­li­té fron­tale à la reli­gion. À toutes les reli­gions, d’ailleurs (ce n’est pas une his­toire d’is­la­mo­pho­bie). Des jeunes m’ont déjà dit qu’ils étaient en phase avec le dis­cours poli­tique por­té par le NPA, par exemple, mais que leur rap­port au reli­gieux était un frein définitif.

Récemment, Mediapart a consa­cré une émis­sion aux « nou­veaux mili­tan­tismes dans les ban­lieues ». Avec le recul, consta­tez-vous aus­si une évo­lu­tion dans les formes d’engagement ?

« Une par­tie de la gauche radi­cale ou de l’ex­trême gauche affiche une hos­ti­li­té fron­tale à la religion. »

L’évolution que je constate est sur­tout liée à Internet. C’est un autre temps que le nôtre, où l’on devait frap­per aux portes, pho­to­co­pier nos tracts ou s’ap­pe­ler sur des télé­phones fixes ! (rires) Sur le fond, il y a un élé­ment, qui va vous sem­bler contra­dic­toire avec ce que je vous disais tout à l’heure, mais ça ne l’est pas : peu de gens connaissent la mémoire des luttes mais ceux qui la connaissent la savent bien mieux que nous à l’é­poque ! Et là, Internet joue aus­si un rôle. Avant, pour savoir qui était Martin Luther King ou Rosa Parks, je devais aller à la biblio­thèque ; aujourd’hui, tu as la réponse en quelques secondes sur ton smart­phone. Il y a une plus grande matu­ri­té, un plus grand recul. Dans ma jeu­nesse, et je ne suis pas si vieille !, on n’a­vait qu’une seule icône : le Che sur des t‑shirts… (rires) C’est une muta­tion intéressante.

Libération vient de publier une tri­bune de Widad Ketfi, sur la plu­ra­li­té dans les médias. « La caste blanche, riche, pari­sienne, digne héri­tière, domine les médias mains­tream », écrit-elle. En tant que rédac­trice en chef du Courrier de l’Atlas, com­ment avez-vous réagi ?

J’ai tou­jours pen­sé qu’il ne fal­lait pas être arabe pour par­ler des Arabes et noir pour par­ler des Noirs. Je ne regarde pas les ori­gines eth­niques des jour­na­listes mais la manière dont ils tra­vaillent, sur le ter­rain, et la façon dont ils se conduisent lors­qu’ils traitent des quar­tiers popu­laires. Mais c’est bien sûr une évi­dence qu’il faut qu’il y ait des jour­na­listes de toutes les ori­gines, à l’i­mage de ce qu’est la socié­té fran­çaise – en veillant, tou­te­fois, à ne pas, par sys­té­ma­tisme, envoyer un jour­na­liste arabe en ban­lieue car il est arabe ! Ce qui m’est arri­vé. On me rame­nait tou­jours à ça, à mes débuts (alors, comme je l’ai dit, que je ne suis pas née dans une cité).

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Samedi pro­chain va se tenir la Marche pour la digni­té et contre le racisme. Est-ce à vos yeux le pro­lon­ge­ment de la Marche pour l’égalité ?

J’ai aimé qu’un col­lec­tif de femmes, la MAFED, soit à l’o­ri­gine de cette ini­tia­tive. C’est bien, enfin, que l’on puisse voir des femmes s’ex­pri­mer sur d’autres sujets que ceux que l’on consi­dère comme fémi­nins. Elles sont des mili­tantes de ter­rain. Elles sont très struc­tu­rées intel­lec­tuel­le­ment. Ce n’est pas une marche pour une marche ; elle fait sens. Je ne pour­rai m’y rendre, pour des rai­sons de san­té, mais j’y serais allée, sinon.

La pré­sence du Parti des Indigènes de la République semble blo­quer cer­tains soutiens…

Oui, ils par­ti­cipent, en effet, mais ils ne sont qu’un des par­ti­ci­pants – au même titre que de nom­breux autres. Mais je n’ai pas envie de ren­trer dans cette polé­mique. Ce qui me dérange plus est d’entendre : « On en est encore là, 30 ans plus tard ! » Certains pensent qu’une marche ne sert à rien. Bien sûr, c’est usant ; bien sûr, on aime­rait se dire qu’on a fait du che­min. On aime­rait pas­ser à d’autres reven­di­ca­tions et ne plus par­ler d’é­ga­li­té, de loge­ment, de tra­vail, de la police. La réa­li­té est pour­tant là. Il y a quelques semaines, une étude de l’Institut Montaigne a révé­lé que « Mohammed » a quatre fois moins de chances d’être recru­té que « Michel ». Et on parle à CV égaux. Dire que ces reven­di­ca­tions n’ont plus de sens car elles ont 30 ans, ça n’a pas de sens… si les dis­cri­mi­na­tions ont encore lieu ! Mais je suis assez sur­prise que cette marche n’ait pas plus de relais dans la presse géné­ra­liste, mains­tream. C’est assez signi­fi­ca­tif. Mediapart en a beau­coup par­lé, mais c’est un média alter­na­tif. Quoi qu’il en soit, si j’é­cri­vais mon livre aujourd’­hui, j’a­jou­te­rais un cha­pitre pour par­ler de cette marche. Qu’elle soit un flop ou non, il y a une volon­té de se struc­tu­rer politiquement.


Photographie de Nadia Hathroubi-Safsaf : Wafaa El Yazid 


REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Médine : « Faire cause com­mune », sep­tembre 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Almamy Kanouté : « Il faut fédé­rer tout le monde », juillet 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Angela Davis : « Nos luttes mûrissent, gran­dissent », mars 2015
☰ Lire notre tra­duc­tion « Luther King : plus radi­cal qu’on ne le croit ? », Thomas J. Sugrue, février 2015

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