Marc Ona Essangui : « Des prédateurs sont à la tête des gouvernements ! »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Au Gabon, pays posé sur l’é­qua­teur et consti­tué à 80 % de forêts, se pré­pare la Coupe d’Afrique des Nations (CAN) qui débu­te­ra en jan­vier. Une célé­bra­tion du foot­ball — spon­so­ri­sée par l’en­tre­prise fran­çaise Total — contes­tée par une par­tie de la popu­la­tion au point d’a­voir entraî­née une impor­tante cam­pagne de boy­cott. Pour quelles rai­sons refu­ser un tel « hon­neur » ? C’est qu’en août der­nier, l’é­lec­tion du nou­veau pré­sident pris une ampleur tra­gique : Jean Ping, l’an­cien ministre incar­nant aujourd’­hui l’op­po­si­tion, rem­por­ta les élec­tions dans les urnes. Et Ali Bongo, à l’ins­tar de son père Omar Bongo (42 ans de règne à la tête du pays) frau­da aux yeux de son peuple et des com­mis­sions inter­na­tio­nales en pré­sence. Une fraude qui, à l’ère des réseaux sociaux, lais­sa le roi nu mais ne le désar­ma pas. Ne lui res­tait alors que la pos­si­bi­li­té de cou­per Internet (au len­de­main des élec­tions) et de tirer sur les réfrac­taires, à balles réelles. Des mil­liers d’ar­res­ta­tions eurent lieu les semaines qui sui­virent. La France, liée par une vieille ami­tié éco­no­mique, fit le choix de ne frois­ser per­sonne. De pas­sage à Paris, nous avons ren­con­tré l’é­co­lo­giste Marc Ona Essangui, figure de la socié­té civile gabo­naise (à l’i­ni­tia­tive du mou­ve­ment citoyen Ça suf­fit comme ça) et fon­da­teur de Brainforest, ONG de sau­ve­garde de la forêt. Un homme qui, loin des cor­rup­tions rituelles, s’a­charne depuis de nom­breuses années à viser droit dans les rouages de son gouvernement.


Ali Bongo Ondimba n’en était qu’à son pre­mier man­dat. Il aurait pu accep­ter les résul­tats et par­tir avec son héri­tage et les hon­neurs du vain­cu, sans for­cé­ment res­ter dans le sillon de son père. Pourquoi se main­te­nir au pouvoir ?

Ali Bongo se pense comme un monarque et il est d’ailleurs très ami avec le roi du Maroc. Il voit le pays comme si c’était un « Bongoland ». Cette terre est son héri­tage, il a donc héri­té des biens [l’hé­ri­tage fami­lial est esti­mé à hau­teur de 450 mil­lions d’eu­ros, ndlr], comme il a héri­té du pays. Ici la terre appar­tient à l’État. Alors le Gabon lui appar­tient. Les ins­ti­tu­tions éga­le­ment : l’Assemblée natio­nale, la Cour consti­tu­tion­nelle, etc. Mais en s’accrochant ain­si, ces diri­geants creusent leur propre tombe. La famille Bongo risque de dis­pa­raître à terme, car le désa­mour — la haine — est en train de s’installer. Les gens se sentent pris en otage. C’est dan­ge­reux ! Pas pour le peuple, mais pour eux : ils l’oublient.

« La vio­lence, c’est quand un Président refuse le suf­frage uni­ver­sel, fal­si­fie les pro­cès ver­baux et sort l’armée pour tirer sur son peuple. »

Mais qui sont les marionnettistes ?

Ceux qui tirent les ficelles, ce sont ceux qui exploitent le pays comme une vache à lait : ce sont les lob­bies amé­ri­cains, fran­çais… Et le Maroc qui pompe l’or du Gabon frau­du­leu­se­ment. C’est Mohamed VI qui pos­sède des terres de manière illé­gale et qui tient tout le réseau ban­quier avec son fond d’investissement per­son­nel et royal. Lui fait un lob­bying fort ! Mais nous ne nous lais­se­rons pas faire ! Ceux qui tiennent le pays, ce sont aus­si les hommes d’affaires. Le bien-être des popu­la­tions n’intéresse pas ces gens-là. Regardez l’éducation : il n’y a plus d’écoles, plus d’universités et on pré­fé­re­ra orga­ni­ser la Coupe d’Afrique pour faire jouer et dan­ser la popu­la­tion. Or les CAN sont accep­tées par tout le conti­nent, mais les Gabonais sont conscients que c’est le jouet du seul Ali Bongo. Mettre tout l’argent du pays dans un tel évé­ne­ment pour une affaire d’image et de com­mu­ni­ca­tion, alors que ça ne pro­fite à per­sonne… Un géno­cide cultu­rel se passe : on tue l’école. Il n’y a pas d’écoles ! Et quand il y en a, on peut voir jusqu’à 150 élèves dans une salle de classe ! L’école n’a pas eu sa ren­trée et il y a une grève géné­rale illi­mi­tée des syn­di­cats de l’é­du­ca­tion natio­nale. Tout est KO debout.

Il y a eu une vaste cam­pagne pour le pas­sage au bio­mé­trique avant les élec­tions. Technique qui fut par­fai­te­ment inutile au pro­ces­sus élec­to­ral. Pourquoi ?

Êtes-vous au cou­rant que j’ai por­té plainte contre l’entreprise GEMALTO [« Leader mon­dial de la sécu­ri­té numé­rique », ndlr] ? Le juge d’instruction vient d’être dési­gné. Avec d’autres asso­cia­tions, nous esti­mons qu’on ne peut pas avoir dépen­sé 40 mil­liards de francs CFA pour la bio­mé­trie, et qu’il n’y ait eu aucune authen­ti­fi­ca­tion le jour du vote. C’est le véri­table scan­dale de ces élec­tions ! Qui est der­rière cette arnaque ? C’est aus­si un lobby fran­çais ! Mais Ali Bongo a per­du, avec ou sans bio­mé­trie. On n’a pas pu comp­ta­bi­li­ser les votes avec le bio­mé­trique, alors nous avons comp­té à l’ancienne. Et il a échoué. Les obser­va­teurs inter­na­tio­naux l’ont attes­té, mais il les a mena­cés et accu­sés… de mensonge.

La vio­lence a fait par­tie du quo­ti­dien des Gabonais, suite aux résul­tats des élections…

Il ne faut pas tant s’attarder sur les consé­quences que sur les causes de la vio­lence : com­ment est-il pos­sible de l’é­vi­ter avec toutes les frus­tra­tions qui s’accumulent ? La vio­lence, que l’on soit clair, est du côté du pou­voir en place, qui l’utilise à tous les niveaux. En pre­mier lieu, quand on refuse le suf­frage uni­ver­sel, quand on fal­si­fie les pro­cès ver­baux et quand on sort l’armée pour tirer sur son peuple. Les mili­taires eux-mêmes ont pillé les maga­sins. Les mani­fes­ta­tions, elles, étaient non-vio­lentes ; les gens n’étaient pas armés et on leur a tiré des­sus ! Manifester est pour­tant une expres­sion démo­cra­tique. Ces morts se comptent par centaines.

Photographie : Maya Mihindou

Internet a été cou­pé (ain­si qu’une par­tie de l’accès aux ser­vices de télé­pho­nie) au len­de­main des élec­tions, afin de fra­gi­li­ser la com­mu­ni­ca­tion entre les gabo­nais et ceux de la dia­spo­ra, lais­sant libre cours à la cir­cu­la­tion d’informations impré­cises et invé­ri­fiables, notam­ment sur le nombre de morts et de dis­pa­rus. Quel est-il, finalement ?

Selon nos enquêtes, il y a eu 27 morts lors de l’assaut au quar­tier géné­ral de Ping. Sans comp­ter les dis­pa­rus et les bles­sés par cen­taines. À l’échelle du pays, on parle de 200 morts dans le mois qui a sui­vi la pro­cla­ma­tion de la fraude.

Comment le pré­sident du Parti démo­cra­tique gabo­nais (PDG) a‑t-il jus­ti­fié cet assaut mili­taire dans le quar­tier géné­ral de son prin­ci­pal rival ?

Le pré­sident a jus­ti­fié l’assaut en affir­mant que des armes cir­cu­laient au QG et que c’était un repaire de bandits.

Vous diriez-vous encore « acteur de la socié­té civile » ?

Bien sûr. Je n’ai jamais été encar­té, je ne me suis pré­sen­té à aucune élec­tion. Je suis en lien avec d’autres acteurs des socié­tés civiles afri­caines. Nous avons créé « Tournons la page » pour mettre fin aux dic­ta­tures en Afrique : c’est un mou­ve­ment panafricain.

Observez-vous une plus grande conscience de ces enjeux par­mi la jeune génération ?

« Au Gabon, les jeunes sont des cabris morts : on fabrique des gens qui n’ont plus peur du couteau. »

Ceux qui défendent leurs inté­rêts coûte que coûte sans tenir compte de la démo­cra­ti­sa­tion de l’Afrique fini­ront par tout perdre. Il y a une lutte contre le ter­ro­risme, mais le ter­ro­risme ne naît que de frus­tra­tions. Maintenir ces frus­tra­tions et ces inéga­li­tés signi­fie qu’on ne cherche pas à libé­rer les esprits, mais à les conte­nir. La France et les autres puis­sances doivent actua­li­ser leur logi­ciel. Ils sont res­tés blo­qués sur la vision d’une Afrique des années 1960. Mais les géné­ra­tions actuelles balayent tout ça. Au Gabon, les jeunes (c’est à dire 75 % de la popu­la­tion) sont des « cabris morts » : on fabrique des gens qui n’ont plus peur du couteau.

La France devrait actua­li­ser son logi­ciel… Mais il y a par ailleurs une tra­di­tion très patriar­cale et cla­nique du pou­voir au Gabon, dans laquelle le citoyen est éter­nel­le­ment main­te­nu au second plan.

Ce ne sont pas les Africains qui ont ins­tau­ré cette vision ! Il est évident que tout cela est entre­te­nu par les puis­sances occi­den­tales. Ce sont ceux que nous évo­quions : pour des affaires d’intérêts, ils main­tiennent et appuient cet ancien sys­tème. Qui a mani­pu­lé Bokassa pour qu’il devienne empe­reur ? Tournons-nous du côté d’une ancienne colo­nie belge : le géno­cide rwan­dais, et plus lar­ge­ment la guerre entre eth­nies Tutsis et Hutus, furent ini­tiés par qui ? Chez nous, les Français ont pré­sen­té l’ethnie Myènè, à la peau claire, comme étant plus proche des Blancs, mais ça n’a pas pris. Mais pour ces rai­sons, ils esti­maient être supé­rieurs aux autres ! Il y a eu une résis­tance pour que les Myènès ne prennent pas la grosse tête, et heu­reu­se­ment ! Il y a des sté­réo­types qu’on a mis dans la tête des peuples afri­cains. Ce qui est arri­vé aux Tutsis et aux Hutus aurait pu nous arri­ver. Ouvrons un autre débat, celui des langues. On parle de « dia­lectes » pour évo­quer les langues afri­caines, mais il n’y a pas de « dia­lectes », il y a seule­ment des langues ! À par­tir du moment où l’on s’exprime dans une langue, elle existe. Je parle le fang cou­ram­ment. À pré­sent, le fang peut s’écrire et on en fait des dic­tion­naires. Donc c’est une langue ! Les Européens tiennent à tout caté­go­ri­ser de leur point de vue.

Photographie : Maya Mihindou

Le fait d’avoir une telle diver­si­té lin­guis­tique ne consti­tue-t-il pas, dans une cer­taine mesure, un fac­teur de divisions ?

Non ! Nous ne sommes pas le seul pays qui soit plu­ri­lingue. Pourquoi ce pro­blème ne se pose pas dans l’Afrique anglo-saxonne ? Au Nigéria, com­bien y a‑t-il de langues ? Peu de gens parlent l’an­glais mais tous parlent leur langue, et ça n’a jamais été une source de divi­sion ou de sous-déve­lop­pe­ment, mais une richesse. Ceux qui se marient épousent aus­si la langue de l’autre. Pourtant, ma femme est mpongwè et je suis fang et aucun de nos enfants ne parlent ces langues. À cause de ce com­plexe — mar­te­lé depuis l’époque colo­niale — qui sup­pose qu’il ne fau­drait pas les trans­mettre à nos enfants. Il y a une honte là-des­sus. Nous sommes aus­si res­pon­sables de cette situa­tion : on a cédé aux caprices du colon, qui nous a cho­si­fiés. Un Sénégalais n’aurait jamais honte de par­ler le wolof au Sénégal. Au Mali, on parle le bam­ba­ra à l’université !

« Les chefs d’Etat fran­çais se suc­cèdent et se res­semblent concer­nant les poli­tiques afri­caines », avez-vous dit dans un entre­tien. Nous obser­vons qu’aucun des « gros » can­di­dats n’a remis en cause les liens com­plexes entre­te­nus par la France avec le Gabon. Après les résul­tats, de nom­breux gabo­nais ont som­mé la France d’ « inter­ve­nir ». D’autres se sont invi­tés dans des mee­ting de Nicolas Sarkozy. L’association fran­çaise SURVIE dénonce, quant à elle, les inté­rêts éco­no­miques qui, à ses yeux, étouffent le déve­lop­pe­ment du pays. Comment gérez-vous ces questions ?

« Je ne suis pas indé­pen­dant. Je dépends de la conscience populaire. »

Nous l’a­vons vu, la France a une part de res­pon­sa­bi­li­té dans ce que nous vivons au Gabon. 80 % de l’économie du Gabon est entre les mains d’entreprises fran­çaises ! La France pré­lève encore un pour­cen­tage sur le franc CFA (et pré­lève tous les ans, dans chaque banque cen­trale afri­caine, un pour­cen­tage à ver­ser au Trésor fran­çais). Ce n’est pas le cas par­tout ; tous les pays n’ont pas leur ancienne mon­naie colo­niale : le Nigéria, le Ghana… La France main­tient des rela­tions « puta­tives » avec ses anciennes colo­nies afri­caines. Si Bongo n’avait pas été sou­te­nu, il n’aurait pas été 42 ans au pou­voir. « Delta syner­gy » (une hol­ding finan­cière appar­te­nant à la famille Bongo qui détient une part impor­tante de l’activité éco­no­mique du pays, comme l’a révé­lé Médiapart) ne serait pas deve­nue une telle pieuvre sans l’aide de gros groupes fran­çais. Les accords de coopé­ra­tion entre la France et le Gabon, c’est avant tout pour défendre une famille au pou­voir. Et ce n’est pas un hasard si la mai­son de Bongo est mitoyenne du Camp de Gaulle ! Il est ain­si tout près de l’armée fran­çaise. Quand les Gabonais demandent à ce que les choses changent et que la France se mette aus­si face à ses res­pon­sa­bi­li­tés, ce n’est pas de la mendicité.

Avec votre orga­nisme Ça suf­fit comme ça, vous, ain­si que d’autres acteurs de la socié­té civile gabo­naise (à l’ins­tar de la cher­cheuse Laurence N’dong) avez sou­te­nu Jean Ping. Vous ral­lier ouver­te­ment à un par­ti n’est-il pas fra­gi­li­sant pour votre indépendance ?

Mais je ne suis pas indé­pen­dant. Je dépends de la conscience popu­laire. Je dépends de la volon­té du peuple. J’ai la place de lea­der d’opinion. Cela signi­fie que je dois sculp­ter l’opinion publique, inter­ro­ger ce que pense l’opinion géné­rale. La seule influence que j’ai ne vient pas d’hommes poli­tiques, mais de la masse populaire.

Donc si demain Bongo est adou­bé, vous adhérerez ?

Je m’alignerai, oui. C’est le mes­sage que je passe : celui de la démo­cra­tie, donc celui de la volon­té du peuple. Et je dis ça sans être pro-Ping. Pendant la cam­pagne, je m’opposais à lui. Mais quand la majo­ri­té a vou­lu un can­di­dat unique pour ren­for­cer l’opposition, je me suis ali­gné sur sa logique. Aux États-Unis, on vient d’élire Donald Trump, et qu’on le veuille ou non, c’est un choix du peuple amé­ri­cain : il a voté, point barre. L’amour n’a rien à voir là-dedans. Nicolas Sarkozy vient d’être balayé par les Français ! Malgré sa fonc­tion de pré­sident des Républicains, ce sont ces mêmes Français qui l’avaient choi­si qui l’ont mis dehors. Et il est sor­ti, point. Pourquoi, en Afrique, on n’ac­cepte pas ce genre de posture ?

Photographie : Maya Mihindou

Avec votre coa­li­tion « Publiez ce que vous payez », vous récla­mez depuis des années la publi­ca­tion des salaires des diri­geants. On peine en effet à mettre la main sur des chiffres tangibles…

Tout pro­ces­sus qui va dans le sens de la trans­pa­rence ne pro­fite pas au pou­voir. Nos diri­geants sont à l’aise dans un sys­tème mafieux où tout est opaque. Ils peuvent ain­si faci­le­ment vio­ler la loi. Ils ont été virés du ITIE, du pro­ces­sus de Kimberley, et dans le cadre du FLEGT de l’Union euro­péenne, ils n’arrivent pas à fran­chir l’étape sup­plé­men­taire. Ils savent que l’exploitation du bois mise en place avec un sys­tème de tra­ça­bi­li­té ne leur pro­fi­te­rait pas.

En tant que fon­da­teur de l’ONG Brainforest, la pre­mière ques­tion que nous aurions dû vous poser est : quelles nou­velles de la forêt de votre pays ?

« Le Gabon va emboî­ter le pas de ces pays et suivre ceux qui ont bra­dés leur forêt au pro­fit du pal­mier à huile et de l’hévéa ! Oui, la forêt se porte mal. »

La forêt gabo­naise se porte très mal, les chiffres le confirment. On a l’impression qu’elle a été bra­dée comme le pétrole. Quand vous sor­tez les cartes fores­tières et minières et que vous faites la même chose pour les per­mis agri­coles, vous pou­vez consta­ter la part attri­buée à leurs exploi­ta­tions res­pec­tives et vous rendre compte qu’il ne nous reste que 10 % du ter­ri­toire. Ces 10 % sont recou­verts par des parcs natio­naux. Il n’y a plus d’espace pour faire autre chose. Le choix ne pro­fite pas à la popu­la­tion gabo­naise car il s’agit d’agro­bu­si­ness qui a été pré­fé­ré à l’agriculture d’auto-subsistance. Cela signi­fie que nos consom­ma­tions dépendent à plus de 80 % de notre voi­sin came­rou­nais. Le pays n’est pas capable de déve­lop­per une agri­cul­ture qui puisse nour­rir sa popu­la­tion ! Les choix des auto­ri­tés en matière d’exploitation fores­tière sont por­tés vers l’extérieur, et non pour la consom­ma­tion locale. Même si, depuis 2009, Ali Bongo com­mu­nique sur la trans­for­ma­tion de nos pro­duits fores­tiers, en réa­li­té ce n’est pas fai­sable. Il est effa­rant de voir les terres attri­buées à la com­pa­gnie OLAM (un rap­port sur les acti­vi­tés d’OLAM au Gabon, qui montre que la défo­res­ta­tion dépasse le seuil auto­ri­sé, vient d’être publié)… Dans sa poli­tique avec les auto­ri­tés gabo­naises, cette entre­prise vise à être le pre­mier pro­duc­teur afri­cain d’huile de palme. On connaît l’huile de palme, on a vu les expé­riences mises en place en Malaisie et en Indonésie : la défo­res­ta­tion y est consi­dé­rable. Le Gabon va emboî­ter le pas de ces pays et suivre l’exemple de ceux qui ont bra­dé leur forêt au pro­fit du pal­mier à huile et de l’hévéa ! Oui, la forêt se porte mal. Il faut aus­si évo­quer le bra­con­nage ter­rible. Les élé­phants, les buffles, les chim­pan­zés, etc., dis­pa­raissent. Ces espèces rares sont mena­cées, non pas par des bra­con­niers, mais par les choix de nos poli­tiques qui ne pri­vi­lé­gient pas la conser­va­tion de ces espèces.

Dans les années 1950, il y avait des élé­phants et des buffles par cen­taines de milliers…

Tous ces ani­maux sont des « espèces pro­té­gées » mais à pré­sent mena­cées par cette folie de l’exploitation de nos ressources.

Mais alors, quelles solu­tions ? Faudrait-il pas­ser par des tech­niques d’agro-foresterie pour per­mettre une agri­cul­ture locale ?

On n’a pas le choix ! Le pro­jet « Graine » que les poli­tiques nous vantent, c’est un pro­jet de sub­sti­tu­tion, un pro­jet d’extension de cette même com­pa­gnie OLAM — le pro­jet est d’ailleurs com­pro­mis car la contre­par­tie gabo­naise ne vient pas. Toutes leurs coopé­ra­tives meurent parce qu’il n’y a pas de sui­vi. Ils pro­posent des per­mis attri­bués exclu­si­ve­ment pour le pal­mier à huile. Et ils étendent ain­si les plan­ta­tions sur tout le ter­ri­toire. Voici leur stra­té­gie : tuer à petit feu les pro­duits de consom­ma­tion — la banane, le manioc, le cacao —, pré­tex­tant que les popu­la­tions ne les gèrent pas cor­rec­te­ment et qu’elles pré­fé­re­ront être payées pour entre­te­nir les plan­ta­tions d’huile de palme. Ainsi le Gabon sera tout un ter­ri­toire entiè­re­ment cou­vert par l’huile de palme. Le voi­ci, le fameux pro­jet « Graine ».

Photographie : Maya Mihindou

Mais un pays comme le Cameroun, pour­tant fron­ta­lier du Gabon et ayant sen­si­ble­ment les mêmes condi­tions cli­ma­tiques, semble plus auto­nome concer­nant la culture vivrière…

« On vou­drait trans­for­mer les agri­cul­teurs gabo­nais en ouvriers agri­coles qui ne seront pas pro­prié­taires de leur terre ! »

Le Cameroun a mis l’accent sur l’agriculture d’auto-subsistance depuis long­temps et est dans une stra­té­gie de sécu­ri­té ali­men­taire — quand le Gabon est dans le busi­ness agri­cole. Notre pays s’ouvre aux agro-indus­triels à la recherche de terres, ven­dues à la criée ! Quand bien même ce qui sera pro­duit dans ces plan­ta­tions de pal­miers à huile ne ser­vi­ra qu’à ali­men­ter les usines de bio­car­bu­rant en Malaisie. Cette culture condui­ra à l’appauvrissement des terres. Autrefois, le Nord pro­dui­sait le cacao, le café. Ma propre famille m’a envoyé à l’école avec ce qu’ils avaient gagné en tant qu’agriculteurs. Le Woleu Nt’em est une pro­vince agri­cole. On n’a jamais uti­li­sé de pes­ti­cides chi­miques pour pra­ti­quer cette agri­cul­ture : le sol y est très fer­tile. On mange « bio » ! On creuse, on plante, et ça pousse, c’est aus­si simple que cela. Mais on vou­drait trans­for­mer les agri­cul­teurs gabo­nais en ouvriers agri­coles qui ne seront pas pro­prié­taires de leur terre ! Ils n’en per­çoivent qu’une part du ren­de­ment. Plein d’expériences dans le monde ont mon­tré que ces cultures étaient néfastes pour le sol. On tue le peu d’espace qui reste en dehors de l’exploitation fores­tière — qui occupe une place consi­dé­rable. Et on choi­sit une agri­cul­ture des­truc­trice pour le bien com­mun ! Aujourd’hui, avec l’agriculture chi­mique, on consomme toutes les patho­lo­gies qui cir­culent dans le monde dans nos fruits et légumes.

La pro­duc­tion du pétrole induit la créa­tion d’un déchet, le gou­dron. Dans un pays qui a vécu prin­ci­pa­le­ment de ses res­sources pétro­lières, il y aurait donc de quoi faire des routes pour relier les prin­ci­pales villes. Et pourtant…

Nous sommes pro­duc­teurs de pétrole depuis 60 ans — voire plus. Le gou­dron qu’on uti­lise pour les routes est en effet un déchet du pétrole : c’est la matière vis­queuse et noire qui reste une fois le pétrole brut fil­tré et raf­fi­né. Et pour­tant, nous n’avons pas de routes pra­ti­cables en toutes sai­sons. C’est encore une preuve du refus poli­tique du déve­lop­pe­ment. Car c’est la base : pour se déve­lop­per, il faut des routes ! La Banque mon­diale avait encou­ra­gé la construc­tion de routes en tant que pays pétro­lier. Il y a un pro­blème de choix et on est en droit de se deman­der : que signi­fie le « déve­lop­pe­ment » dans la tête d’un diri­geant ? Ce mot a‑t-il un sens, ou ne signi­fie-t-il que plus de « jouis­sance » ? Les villes qui pro­fitent de l’exploitation fores­tière sont des bourgades.

Comment le peuple approche-t-il ces questions ?

Le peuple a tou­jours consi­dé­ré la forêt comme son habi­tat. On ne badine pas avec l’héritage fon­cier. C’est dans la tête des gens. Ce n’est pas par tri­ba­lisme : c’est une façon de per­ce­voir le monde. Nos diri­geants aus­si viennent de vil­lages, mais ils n’ont pas ces notions, ces liens-là. Alors dans les vil­lages, c’est le Moyen Âge. Il n’y a presque pas de vie. 80 % de la popu­la­tion gabo­naise vit en ville ! Si les gens migrent tous vers les zones urbaines, c’est pré­ci­sé­ment parce qu’il n’y a pas de routes ! D’où la pénu­rie d’a­gri­cul­teurs qui en découle. L’arrière pays est aban­don­né pour venir peu­pler la ville. Pourtant, si on pre­nait le temps de déve­lop­per cet arrière pays, notre pays grandirait.

Comment pro­vo­quer une prise de conscience de l’im­por­tance des enjeux écologiques ?

« L’arrière pays est aban­don­né pour venir peu­pler la ville. Pourtant, si on pre­nait le temps de le déve­lop­per, notre pays grandirait. »

Il y a un manque de conscience natio­nale sur ces ques­tions. C’est lié à la ges­tion autiste de nos diri­geants. Les pays qui se déve­loppent sont ceux qui appliquent une cer­taine régle­men­ta­tion et prennent des sanc­tions contre ceux qui violent la loi. Il y a un code de la forêt au Gabon. Il y a des arrê­tés minis­té­riels. Tout est régle­men­té. Ce même gou­ver­ne­ment qui déclasse com­pul­si­ve­ment a choi­si de créer la forêt clas­sée de la Mondah : un petit moi­gnon de forêt géré par ceux qui sont au pou­voir. Et puis il y a Akanda, pré­sen­tée comme ville modèle, et qui fut vic­time d’im­por­tantes inon­da­tions en pleine sai­son des pluies der­niè­re­ment : il n’y avait eu aucun plan d’urbanisation à Akanda ! C’est le gou­ver­ne­ment qui manque de vision, de tact. Ils tiennent à leur monde en désordre pour main­te­nir la cor­rup­tion. Et comme c’est un gou­ver­ne­ment de cor­rup­teurs… c’est la confu­sion générale.

Avez-vous évo­qué ces sujets avec le « Président élu », Jean Ping ?

Le pro­blème envi­ron­ne­men­tal n’a pas de camp poli­tique. Les dégâts envi­ron­ne­men­taux n’ont pas de cou­leur poli­tique non plus. Nous avons fait des pro­po­si­tions aux gou­ver­ne­ments depuis des lustres. Je me suis bat­tu pour pré­ser­ver une par­tie de la forêt gabo­naise (la forêt de l’Ivindo). Mais nous l’avons dit : nous sommes face à une ges­tion autiste du pou­voir, donc rien n’est pos­sible. Ils sont dans leur logique de pré­da­tion, de vol, de corruption.

Photographie : Maya Mihindou

Êtes-vous en lien avec d’autres acti­vistes éco­lo­gistes d’Afrique ?

Il y a écrit dans notre Constitution : « La terre appar­tient à l’État. » C’est éga­le­ment le cas dans d’autres pays d’Afrique cen­trale — du Congo au Cameroun. C’est un prin­cipe héri­té du colon. Cela induit que les pré­si­dents ou leurs ministres puissent dire : « C’est moi l’État. » On se retrouve avec des syn­di­cats de pré­da­teurs à la tête des gou­ver­ne­ments ! Pour répondre à votre ques­tion, il y a la coa­li­tion du bas­sin du Congo qui tra­vaille avec nous ; il y a l’obser­va­toire de la forêt d’Afrique cen­trale. Ça ne manque pas, mais il faut encore de la rigueur.

« La terre appar­tient à l’État »… Un concept à la hau­teur de Léopold II de Belgique qui avait natio­na­li­sé le Congo pour en faire « son jardin » !

Exactement ! Prenons la Pointe Denis, cette petite île au large de Libreville : on y déguer­pit la popu­la­tion en un cla­que­ment de doigts pour y ins­tal­ler le roi du Maroc, grand ami d’Ali Bongo. Il y a de nom­breux « pro­jets » qui ont été ini­tiés, pro­met­tant de grandes réa­li­sa­tions. Mais quand on s’appelle Omar Bongo ou Ali Bongo, on s’installe sur les terres dudit pro­jet. Alors toutes les ini­tia­tives des acti­vistes échouent. Il n’y a pas de volon­té de faire des choses constructives.

« Les assiettes sont vides, il y a de l’eau par­tout sauf dans les robi­nets », dit-on. Mais pour­tant, le foot se porte bien. La CAN 2017 a lieu dans quelques semaines…

« Je suis à l’origine de ce boy­cott. Si Ali per­siste à vou­loir orga­ni­ser la Coupe d’Afrique des Nations, nous allons trans­for­mer les dif­fé­rents matchs en mee­tings. Nous irons au stade hur­ler « Jean Ping Président ». »

Comment conce­voir qu’un pays qui n’a pas d’eau cou­rante à l’hôpital géné­ral de Libreville — c’est-à-dire qu’il faut soi-même venir à l’hôpital avec des bidons d’eau, trans­for­mant lit­té­ra­le­ment la capi­tale en « bidon­ville » — puisse assu­mer une telle orga­ni­sa­tion ? Pourtant, il pleut presque tous les jours ici. Il pleut 10 mois sur 12 ! Il y a de l’eau par­tout au Gabon. Mais c’est encore le syn­drome de Peter Pan. Ali Bongo est un grand enfant : il aime les voi­tures et le foot­ball. Il n’hésitera donc pas à assu­mer deux édi­tions de la CAN en 2012 puis 2017. 1 000 mil­liards de francs CFA seront consa­crés au foot­ball, qui ne rap­porte rien. On construit des stades qui tombent en ruine… J’ai été dans le Haut-Ogooué : le stade construit en 2012 y est com­plè­te­ment aban­don­né. À quoi bon conti­nuer ? Tout ça est ini­tié par des joueurs, des jouis­seurs, pas des per­sonnes qui veulent le bien pour leur pays.

Il y a un mou­ve­ment qui prend de l’ampleur, qui invite à boy­cot­ter la CAN 2017…

Je suis à l’origine de ce boy­cott — et ça prend. Si Ali per­siste à vou­loir orga­ni­ser la CAN, nous allons trans­for­mer les dif­fé­rents matchs en mee­tings. Nous irons au stade hur­ler « Jean Ping Président ». Nous allons la lui faire dure ! Qu’il main­tienne la CAN et chaque jour, nous y ferons de grands mee­tings pro-Ping. On ira tous au stade vêtus de jaune pour hur­ler son men­songe. Ou alors, per­sonne ne devra s’y rendre. C’est le choix du peuple ! Je n’étais pas pro-Ping à la base. Mais la volon­té du peuple doit être respectée.

« Le pas­sé n’est jamais fer­mé. C’est un élé­ment en per­pé­tuelle refon­da­tion » nous disait il y a peu l’Argentin Miguel Benasayag. En d’autres termes : le pas­sé est un levier. Quel rap­port les Gabonais entre­tiennent-ils à leur his­toire ? Et notam­ment à l’histoire de leur dissidence ?

Les noms de dis­si­dents cir­culent, oui. Mais le pou­voir en place est consti­tué d’hommes et de femmes qui n’ont pas de mémoire, et qui veulent abso­lu­ment faire oublier ces grands hommes. René Paul Soussate, Jean-Jacques Boucavel, Jean Hilaire Obame, Nyonda Makita… Leur his­toire n’existe pas. Leur patro­nyme ne seront jamais ensei­gné dans les écoles. Les noms de ceux qui se sont bat­tus contre les colons n’existent pas. La seule his­toire qu’on raconte, inlas­sa­ble­ment, est celle du Roi Denis Rapontchombo, le pre­mier à avoir été en contact avec les Français. Mais l’his­toire de ceux qui les ont com­bat­tus, on l’a reti­ré des mémoires. Pourquoi l’histoire du Roi Denis est plus ven­ti­lée que celle de Nyonda Makita et des autres ? Pour vous répondre, le pas­sé n’est pas un levier chez nous, il ne per­met pas d’aller en avant. Mais il fau­dra écrire cette histoire.

Photographie : Maya Mihindou

Tout porte à croire que le Gabon a, dans son sys­tème fami­lial, des valeurs fortes de par­tage et de « vivre ensemble ». Pourtant, il semble que ces valeurs fondent comme neige au soleil dès que l’on se rap­proche du poli­tique. Pourquoi un tel fos­sé, d’après vous ?

« S’ils veulent s’imposer par la force, qu’ils viennent, nous leur mon­tre­rons que nous sommes là. »

Avec un peuple ins­truit, les diri­geants frau­du­leux seraient balayés. Il est pré­fé­rable de fabri­quer une popu­la­tion de men­diants obli­gés de se sou­mettre au chef. Le prin­cipe de la poli­tique consiste, chez nous, à tout faire pour que la conscience col­lec­tive ne soit pas éveillée. Il n’y a plus de par­tage. Il faut que l’homme de pou­voir soit le seul centre d’intérêt. Et si je par­tage, je valo­rise l’autre — or l’égoïsme s’est ter­ri­ble­ment ins­tal­lé. L’Africain est plus égoïste que l’on pense ! Cet égoïsme est, à mon sens, à l’origine du sous-déve­lop­pe­ment de notre conti­nent. Même au sein de la soli­da­ri­té tra­di­tion­nelle qui nous carac­té­rise, à un cer­tain niveau, ces valeurs sont oubliées. Les gens n’ont pas d’utopies, ils ne rêvent pas : tout se fait au jour le jour. C’est pour ça que les reli­gions ont une telle prise chez nous. Tout le monde va à l’église ! « Dieu va aider, le Seigneur va aider ! » Les gens ne vont pas à l’église pour « l’âme »… mais pour que Dieu accorde des biens maté­riels ! D’où tous les excès. Ce sont de mau­vais signes que de croire que tout tom­be­ra du ciel : ça peut empê­cher de se battre vrai­ment. Si l’Afrique ne se déve­loppe pas — je suis caté­go­rique là-des­sus —, c’est à cause du fata­lisme. Il faut en sortir.

Comment croire qu’on pour­ra faire sor­tir le Président par la voie légale ?

En effet, les der­nières élec­tions furent une nou­velle démons­tra­tion que cette idée est un mythe. On a tout fait « léga­le­ment », et ce dès la can­di­da­ture d’Ali Bongo, qui s’est pré­sen­té avec pas moins de cinq actes de nais­sance… Mais il y a une résis­tance pré­sente et forte. C’est à pré­sent le peuple qui va impo­ser le chan­ge­ment dans notre pays, et non par les voies légales. Et il pas­se­ra, pour­quoi pas, par l’insurrection. J’ai vu des gens, au Gabon, qui n’avaient plus peur des fusils. J’ai vu les jeunes avan­cer dans les mani­fes­ta­tions vers les forces armées — les uns tombent, les autres avancent. S’ils veulent s’imposer par la force, qu’ils viennent, nous leur mon­tre­rons que nous sommes là.


Portrait et ban­nière : © Maya Mihindou


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