Lire Foucault


Texte inédit pour le site de Ballast

La phi­lo­sophe Isabelle Garo, autrice, notam­ment, de Marx et l’in­ven­tion his­to­rique, se prête ici à quelque exer­cice de funam­bule : par­ler du pen­seur Michel Foucault sans le sta­tu­fier ni le ban­nir. Si elle loue nombre de ses contri­bu­tions aty­piques et apports à la lutte d’é­man­ci­pa­tion, elle n’en estime pas moins que ses pro­po­si­tions, sur le ter­rain poli­tique, ne « sont à l’évidence pas au niveau des enjeux et des urgences » de notre époque. Explications.


La ques­tion n’est pas, bien évi­dem­ment : « Faut-il lire Foucault ? », mais : « Comment le lire aujourd’hui ? » Il semble que Michel Foucault fasse par­tie, comme nombre de ses contem­po­rains, des phi­lo­sophes qu’il est impos­sible de dis­cu­ter, du moins en France, et qu’il faut ou bien reje­ter ou bien suivre, dans les deux cas sans nuances. Cette par­ti­cu­la­ri­té de la phi­lo­so­phie contem­po­raine la dis­tingue net­te­ment de ses autres moments his­to­riques : Descartes don­na nais­sance non seule­ment à des dis­ciples et à des adver­saires, mais à des car­té­siens, qui furent aus­si ses plus vigou­reux et féconds cri­tiques. On peut en dire autant de Kant. Ou de Hegel. Ce trait sin­gu­la­ri­sant, qui concerne Michel Foucault, mais aus­si Gilles Deleuze, Jean-François Lyotard, et bien d’autres, ren­voie à une carac­té­ris­tique forte de la pen­sée fran­çaise des années 1970, par-delà ce qui semble à pre­mière vue rele­ver de ses consé­quences exté­rieures et des aléas d’une des­cen­dance. Le propre de cette séquence his­to­rique et intel­lec­tuelle, sans équi­valent depuis lors, est d’avoir vu sou­dain fleu­rir des écri­tures et des œuvres toutes aux prises avec leur temps et toutes aux prises avec l’histoire de la phi­lo­so­phie. Cette inser­tion dans leur pré­sent explique para­doxa­le­ment la per­ma­nence de ces phi­lo­so­phies dans la vie intel­lec­tuelle contem­po­raine, dès lors qu’elle s’inscrit dans le sillage des hypo­thèses poli­tiques d’alors. Et pour­tant on peut, depuis aujourd’hui et les ten­ta­tives de recons­truc­tion d’une gauche radi­cale, juger que cette séquence a sur­tout refer­mé der­rière elle la période des espoirs de troi­sième voie et d’issue micro­po­li­tique. Ce para­doxe éclaire la dif­fi­cul­té de la lec­ture de Foucault aujourd’hui, si l’on veut échap­per à l’hagiographie autant qu’à la condam­na­tion. Ce qui revient à dire que les atten­dus d’une telle lec­ture sont for­cé­ment politiques.

« Ce para­doxe éclaire la dif­fi­cul­té de la lec­ture de Foucault aujourd’hui, si l’on veut échap­per à l’hagiographie autant qu’à la condamnation. »

C’est donc à leur conjonc­ture qu’il faut relier les œuvres phi­lo­so­phiques les plus mar­quantes des années 1960 — dont celle de Foucault — et depuis la nôtre qu’il faut les lire. Non pas qu’elles se réduisent à un contexte, qu’il est clas­sique de sup­po­ser être un cadre exté­rieur, un pay­sage du tra­vail phi­lo­so­phique, mais pré­ci­sé­ment parce que ces pen­sées sont tra­ver­sées par les enjeux du moment, qu’elles puisent dans un pré­sent en pleine muta­tion qu’elles contri­buent à défi­nir et à mettre en forme théo­rique. De ce point de vue, le cas de Michel Foucault est sans doute le plus inté­res­sant : intel­lec­tuel de pre­mier plan, phi­lo­sophe ori­gi­nal, écri­vain puis­sant, mili­tant d’un genre nou­veau, il condense dans ses textes les coor­don­nées et les ques­tion­ne­ments d’une époque idéo­lo­gique et poli­tique sur laquelle il entend agir. Cette dimen­sion pro­fon­dé­ment stra­té­gique de sa pen­sée lui confère toute sa cohé­rence inven­tive, alors même que le lec­teur d’aujourd’hui se trouve dépour­vu d’une par­tie des élé­ments de com­pré­hen­sion de cette démarche, de part en part mili­tante, mais à sa façon. Il en reste une œuvre en forme de météore, offerte à l’admiration et dont les inno­va­tions sont en effet nom­breuses, sou­vent éblouis­santes. On peut cepen­dant l’approcher selon un angle qui com­bine jus­te­ment les dimen­sions théo­rique et poli­tique, en sui­vant ce qui est l’un des axes por­teurs de l’œuvre fou­cal­dienne, l’une de ses poutres maî­tresses, même : la confron­ta­tion avec Marx et le mar­xisme. Cette confron­ta­tion, jamais directe chez Foucault, est un des traits com­muns des théo­ri­ciens du temps. Mais on peut consi­dé­rer que Foucault par­vient à en faire un moteur de ses recherches, sans jamais som­brer dans la simple dénon­cia­tion du mar­xisme, dont les « nou­veaux phi­lo­sophes », par­mi tant d’autres, feront pro­fes­sion : si les cri­tiques fou­cal­diennes sont sou­vent viru­lentes, elles sont éla­bo­rées, et les emprunts de Foucault à Marx sont nom­breux, des­si­nant au bout du compte la longue courbe d’une tra­jec­toire concur­rente, déli­bé­ré­ment conçue comme telle. Il est impos­sible de pré­sen­ter ici cette tra­jec­toire dans le détail. On se conten­te­ra de pro­po­ser quelques élé­ments d’analyse per­met­tant d’étayer cette hypothèse1.

L’itinéraire de Michel Foucault, alors jeune et brillant nor­ma­lien, débute par des tra­vaux situés sur la ter­rain de la psy­cho­lo­gie et de la psy­chia­trie. Il importe de signa­ler que c’est à cette époque éga­le­ment qu’il se rap­proche du Parti com­mu­niste, auquel il adhé­re­ra en 1950. Il se trouve que, sur le ter­rain de la culture mar­xiste com­mu­niste, Georges Politzer a entre­pris de frayer la voie d’une psy­cho­lo­gie concrète, à laquelle Foucault va d’abord emprun­ter son orien­ta­tion, puis, très rapi­de­ment, se confron­ter. L’inflexion cri­tique coïn­cide avec sa sor­tie du Parti com­mu­niste, alors que la guerre froide fait rage et tan­dis que Staline réprime le soi-disant « com­plot des blouses blanches ». On peut consi­dé­rer que c’est à ce moment que se nouent de façon sin­gu­lière pour Foucault le théo­rique et le poli­tique, son but étant désor­mais d’explorer des voies nou­velles et de s’éloigner du mar­xisme, sans plus dis­tin­guer sa ver­sion dog­ma­ti­sée d’un mar­xisme vivant et cri­tique. Ainsi Foucault cor­rige-t-il sub­stan­tiel­le­ment son pre­mier livre, Maladie men­tale et per­son­na­li­té, paru en 1954 ; il rédige en 1962 une nou­velle ver­sion, Maladie men­tale et psy­cho­lo­gie, pour réorien­ter radi­ca­le­ment son approche ini­tiale en sup­pri­mant les réfé­rences ini­tiales à Politzer et à Pavlov2.

[Moshe Kupferman]

À bien des égards, ce tra­vail ouvre le champ d’une recherche inédite et inau­gure un nouage sin­gu­lier du poli­tique et du phi­lo­so­phique, qui va carac­té­ri­ser toute l’œuvre de Foucault par la suite. La pre­mière pré­oc­cu­pa­tion de Foucault est ici à la fois de se déca­ler du mar­xisme et de contes­ter la légi­ti­mi­té de ce savoir sur­plom­bant que sont la psy­chia­trie et ses pra­tiques : tan­dis que le savoir médi­cal est por­teur de la véri­té de la folie, c’est la mala­die men­tale comme expé­rience qui per­met en retour d’interroger la science qui pré­tend la défi­nir. Si la mala­die men­tale est une construc­tion de la méde­cine et non l’inverse, il faut ajou­ter que la défi­ni­tion même du savoir se trouve par la même occa­sion bou­le­ver­sée, sa dimen­sion de pou­voir, et de pou­voir nor­ma­tif et répres­sif, étant sou­li­gnée. Une telle orien­ta­tion, cri­tique sur plu­sieurs plans à la fois, est riche de déve­lop­pe­ments futurs sur les ter­rains de l’analyse de la cli­nique et de la cri­tique de la psy­cha­na­lyse. Mais elle est tout aus­si féconde phi­lo­so­phi­que­ment, bou­le­ver­sant l’anthropologie sous-jacente à la méde­cine en même temps que la pers­pec­tive d’une éman­ci­pa­tion sociale de l’homme, por­tée par le mar­xisme. Dès ses pre­miers textes, Foucault se révèle donc nova­teur et ambi­tieux, incroya­ble­ment apte à sai­sir les crises en cours et à prendre posi­tion sur des ques­tions satu­rées d’enjeux poli­tiques, tout en res­tant lui-même inclas­sable. Ce sera le cas jusqu’à la fin de sa vie. On ne men­tion­ne­ra ici que deux étapes mar­quantes de son œuvre qui per­mettent de mettre en évi­dence la sin­gu­la­ri­té poli­tique et théo­rique de cette phi­lo­so­phie, qui ne se construit qu’en se démar­quant. La pre­mière cor­res­pond à celle qui pré­cède et qui cor­res­pond à la rédac­tion des Mots et les Choses, alors que Foucault déploie les enjeux cri­tiques, mais aus­si épis­té­mo­lo­giques, d’une his­toire des idées radi­ca­le­ment repen­sée. La seconde cor­res­pond aux cours pré­sen­tés au Collège de France, les séances de l’année 1978–1979 consa­crées au néo­li­bé­ra­lisme condui­sant Foucault à s’intéresser à des éla­bo­ra­tions plus direc­te­ment poli­tiques, sans ces­ser pour autant d’en pro­po­ser une approche phi­lo­so­phique originale.

Les Mots et les Choses, ou les savoirs meurent aussi

« Pour Foucault, l’attention por­tée à ces formes d’exclusion, jusque-là res­tées dans l’ombre, contre­ba­lance l’analyse mar­xienne des classes. »

Lors de la rédac­tion de sa thèse, Histoire de la folie à l’âge clas­sique, Foucault avait abor­dé la ques­tion de la rai­son et de son his­toire. Au lieu de pen­ser l’homme occi­den­tal comme por­teur d’une ratio­na­li­té uni­ver­selle, il le conçoit comme pro­duit com­bi­né d’une his­toire concrète et de savoirs qui s’élaborent et se « véri­fient » dans des ins­ti­tu­tions répres­sives. C’est alors la mise à l’écart de popu­la­tions fort diverses qui en résulte, toutes ras­sem­blées au sein de l’hôpital géné­ral, qui en orga­nise l’exclusion sociale et la répres­sion : pauvres, vaga­bonds, débau­chés, homo­sexuels, fous, etc. Pour Foucault, l’attention por­tée à ces formes d’exclusion, jusque-là res­tées dans l’ombre, contre­ba­lance l’analyse mar­xienne des classes. La ques­tion du pou­voir comme sou­ci de l’ordre, en tant qu’il n’est pas néces­sai­re­ment ou pas direc­te­ment relié à des enjeux éco­no­miques, l’amène à une redé­fi­ni­tion des luttes et des résis­tances qu’il sus­cite. En somme, la recherche d’une alter­na­tive poli­tique à l’option com­mu­niste passe par la rééla­bo­ra­tion des concep­tions mar­xiste et/ou mar­xienne — deve­nues indis­cer­nables sous sa plume —, et qui se foca­lisent, selon lui, sur des concep­tions désuètes du pro­lé­ta­riat et de la classe ouvrière et se trans­posent dans des formes répres­sives d’organisation.

Ces pré­oc­cu­pa­tions sont dans l’air du temps, bien enten­du, notam­ment du côté de la deuxième gauche, héri­tière du men­dé­sisme, dont le pro­jet est notam­ment por­té par le cou­rant mino­ri­taire du Parti socia­liste, le PSU, et par la CFDT. Si Foucault, après son pas­sage par le Parti com­mu­niste, ne sera plus adhé­rent d’au­cune orga­ni­sa­tion, il reste en rela­tion avec des res­pon­sables poli­tiques et des ani­ma­teurs de cou­rants nova­teurs à gauche. Il dira lui-même à ce sujet : « Je crois avoir été loca­li­sé tour à tour et par­fois simul­ta­né­ment sur la plu­part des cases de l’échiquier poli­tique […]. Aucune de ces carac­té­ri­sa­tions n’est par elle-même impor­tante ; leur ensemble, en revanche, fait sens. Et je dois recon­naître que cette signi­fi­ca­tion ne me convient pas trop mal3. » Sollicité par le pou­voir gaul­liste pour par­ti­ci­per à la mise au point de la réforme de l’université, on le retrouve à la fin des années 1960 fré­quen­tant la CFDT, puis par­ti­ci­pant acti­ve­ment au Groupe infor­ma­tion pri­son, le GIP, dans la mou­vance de la Gauche pro­lé­ta­rienne, d’orientation maoïste. Auparavant, il a été conseiller cultu­rel en Suède, en Pologne et en Allemagne. Foucault dis­pose aus­si d’un solide réseau, qui l’aidera notam­ment à accé­der au Collège de France. Cette posi­tion pri­vi­lé­giée, au car­re­four de la vie ins­ti­tu­tion­nelle et poli­tique, se com­plète d’une acui­té sans équi­valent, l’amenant à per­ce­voir les thé­ma­tiques mon­tantes et les ques­tions cru­ciales, au moment où s’affaiblit le Parti com­mu­niste et où le mar­xisme perd rapi­de­ment la noto­rié­té rela­tive qui fut la sienne au cours des années 1960.

[Moshe Kupferman]

Ainsi, ne s’inscrivant dans aucune des options idéo­lo­giques qui s’élaborent au même moment, mais cap­tant les idées nou­velles, sans ces­ser d’être phi­lo­sophe et archi­viste, Foucault pro­duit une œuvre à la fois éru­dite et polé­mique, diverse et cohé­rente, mor­dante et nova­trice. Son impact sera consi­dé­rable et les condi­tions sont réunies pour qu’elle résiste para­doxa­le­ment à la dis­pa­ri­tion des cir­cons­tances qui l’ont vu naître, en dépit du ter­reau qu’elles lui four­nissent. Tel est le pri­vi­lège du phi­lo­sophe et la croix des épi­gones et des com­men­ta­teurs : ce qui nour­rit l’œuvre se trouve sou­vent mas­qué par elle, dans une dis­ci­pline for­te­ment ins­ti­tu­tion­na­li­sée, où les enjeux poli­tiques sont aus­si omni­pré­sents qu’informulables. C’est le cas du pre­mier grand suc­cès de Foucault, Les Mots et les Choses, qui paraît en 1966 : livre ambi­tieux et clas­sique, il pro­pose une autre concep­tion de l’histoire des idées en même temps qu’il renou­velle les ques­tions de la science, de la véri­té, du rap­port des textes et des œuvres à l’Histoire. On y ren­contre une confron­ta­tion à Marx exem­plaire de ce qu’est la démarche fou­cal­dienne, par­ve­nant ici à com­bi­ner au mieux consi­dé­ra­tions savantes, pré­oc­cu­pa­tions poli­tiques et rééla­bo­ra­tion ori­gi­nale de ses deux dimen­sions dans le sens de l’innovation théorique.

« Foucault pro­duit une œuvre à la fois éru­dite et polé­mique, diverse et cohé­rente, mor­dante et novatrice. »

Sans pré­tendre résu­mer ce livre très riche, ni même les thèses qui concernent Marx, il importe de rap­pe­ler que Foucault ins­crit sa confron­ta­tion dans le cadre défi­ni par la notion d’épis­té­mè. Si la notion conserve une colo­ra­tion struc­tu­ra­liste — Foucault se défen­dant en per­ma­nence d’appartenir à cette tra­di­tion —, elle intègre aus­si la dimen­sion his­to­rique : les épis­tè­mai qui sont, non une somme ou une théo­rie géné­rale, mais un espace de for­ma­tion et de dis­per­sion des savoirs, se suc­cèdent sans inter­agir. Il est alors per­mis de faire subir à Marx un trai­te­ment cri­tique qui porte d’abord sur le cadre théo­rique qui est celui de la moder­ni­té, néces­sai­re­ment révo­lu. Foucault le défi­nit iro­ni­que­ment comme un post­ri­car­dien [de l’é­co­no­miste David Ricardo, ndlr], repre­nant typi­que­ment les orien­ta­tions d’analyse qui appar­tiennent à une mou­vance qui l’englobe. Nulle rup­ture ici, Marx se situant dans une conti­nui­té qu’il dénie. Mais la rup­ture est ailleurs : elle tient pré­ci­sé­ment à la fin de la moder­ni­té, qui rend de fac­to caduques les grilles concep­tuelles qui en sont issues. On le voit, l’opération est aus­si savante que poli­tique. Foucault le dit dans des lignes demeu­rées célèbres : « Au niveau pro­fond du savoir occi­den­tal, le mar­xisme n’a intro­duit aucune cou­pure réelle ; il s’est logé sans dif­fi­cul­té, comme une figure pleine, tran­quille, confor­table, et ma foi satis­fai­sante pour un temps (le sien), à l’intérieur d’une dis­po­si­tion épis­té­mo­lo­gique qui l’a accueilli avec faveur (puisque c’est elle jus­te­ment qui lui fai­sait place) et qu’il n’avait en retour ni le pro­pos de trou­bler, ni sur­tout le pou­voir d’altérer, ne fût-ce que d’un pouce, puisqu’il repo­sait tout entier sur elle. Le mar­xisme est dans la pen­sée du XIXe siècle comme un pois­son dans l’eau : c’est-à-dire que par­tout ailleurs, il cesse de res­pi­rer4. »

Un tel pas­sage four­nit un bon exemple des dif­fi­cul­tés qu’il y a à lire Foucault aujourd’hui. D’une élé­gante sim­pli­ci­té, polé­mique sans rage, il semble immé­dia­te­ment com­pré­hen­sible, voire indis­cu­table, sur­tout pour qui a une connais­sance mini­male de l’histoire des idées. Il faut une relec­ture atten­tive et à plu­sieurs niveaux pour que se déploie sa redou­table struc­ture de machine de guerre. Tout d’abord, son sou­bas­se­ment théo­rique et épis­té­mo­lo­gique est celui qui pré­vaut à cette époque et qui insiste sur le carac­tère his­to­ri­que­ment construit de la connais­sance. L’épis­té­mo­lo­gie fran­çaise, celle de Bachelard, de Canguilhem et de Koyré notam­ment, a mis en lumière ce type de construc­tion, dans la filia­tion d’un kan­tisme modé­ré et his­to­ri­ci­sé, qui ne va pas sans poser la ques­tion de la véri­té et de la rai­son, et appe­ler au renou­vel­le­ment de ces concepts majeurs. Foucault reprend ici de façon vir­tuose une telle approche mais en l’appliquant à une séquence longue de l’histoire de la rai­son, redé­cou­pée en larges pans dis­ci­pli­naires. Plus géné­ra­li­sante que celle de ses maîtres, une telle démarche conduit à une recons­ti­tu­tion brillante et pro­blé­ma­ti­sée de l’histoire des savoirs. En outre, Foucault per­çoit bien toute l’opportunité qui consiste à repla­cer Marx dans une his­toire pour mieux inter­ro­ger son actua­li­té, et fon­da­men­ta­le­ment la contes­ter, en se pré­oc­cu­pant des effets poli­tiques d’un tel texte. Sous ses dehors expé­di­tifs, cette his­to­ri­ci­sa­tion pose de vraies ques­tions, qu’il est inter­dit d’esquiver. Tout d’abord, Foucault ne congé­die pas Marx pour autant. Il recon­naît par ailleurs l’actualité per­sis­tante de son œuvre et l’aborde alors non comme un bloc, mais comme un ensemble de direc­tions de recherche. Depuis le début de son œuvre, Foucault emprunte sciem­ment cer­taines de ces direc­tions tout en récu­sant une reprise d’ensemble, qui le place loin d’un mar­xisme par­fois doc­tri­naire et répé­ti­tif. Mais c’est ici la ques­tion de l’œuvre mar­xienne comme un tout qu’il pose. Et la deuxième rai­son tient cette fois à la force réelle de la ques­tion qu’il énonce : après tout, Marx appar­tient à un tout autre monde que celui qui s’esquisse dans les années 1960 en Europe occidentale.

[Moshe Kupferman]

La ques­tion de son actua­li­té n’a rien d’une évi­dence, et elle est peu explo­rée par les pen­seurs mar­xistes d’alors, à de notables excep­tions que Foucault décide d’omettre (Jean-Paul Sartre, Henri Lefebvre, pour ne men­tion­ner que deux phi­lo­sophes fran­çais). Or, cette ques­tion est bien consti­tu­tive du mar­xisme, Marx s’étant lui-même sou­cié au plus haut point des condi­tions his­to­riques de pos­si­bi­li­té et d’effectivité de sa théo­ri­sa­tion. Pour avoir sou­le­vé ces deux pro­blèmes, et même s’il est per­mis de récu­ser ses conclu­sions, Foucault mérite d’être lu et dis­cu­té. Et qui se contente de voir en lui un anti­com­mu­niste dou­blé d’un anti­marxiste ne com­prend pas grand-chose à son tra­vail et ne sau­rait expli­quer son impact. Il faut y insis­ter : l’œuvre de Foucault est sans doute l’une des plus riches de son époque à cet égard. Réintroduisant une dimen­sion stra­té­gique dans la phi­lo­so­phie, y com­pris dans une phi­lo­so­phie demeu­rant à cer­tains égards aca­dé­mique, il ren­voie aux mar­xistes la ques­tion de leurs propres insuf­fi­sances à cet égard. Pour le dire autre­ment, le désac­cord avec Foucault mérite d’être construit pré­ci­sé­ment comme désac­cord théo­ri­co-poli­tique, sur un ter­rain qu’il sait occu­per avec maes­tria et qui le place au plus près, fina­le­ment, de la tra­di­tion mar­xiste dans ce qu’elle a de plus fécond. À l’évidence, cette dis­cus­sion doit pas­ser par la lec­ture de ses œuvres, sans les réduire à un contexte ni à des choix poli­tiques préa­lables, mais sans les cou­per non plus d’une séquence his­to­rique dans laquelle Foucault, à sa manière, était pro­fon­dé­ment enga­gé. Et c’est de l’absence d’une telle approche que souffre lar­ge­ment sa récep­tion contemporaine.

Le biopouvoir, ou la politique revisitée

« Se déta­cher de la tra­di­tion mar­xiste et de la dénon­cia­tion du capi­ta­lisme, tout en éla­bo­rant une pen­sée nova­trice, socia­le­ment cri­tique mais consi­dé­rant avec inté­rêt les options libérales. »

Le second mas­sif de l’œuvre fou­cal­dienne qui nous inté­resse ici est bien plus tar­dif : il s’agit des cours au Collège de France, et en par­ti­cu­lier de ceux que Foucault pro­nonce en 1978–1979. On peut consi­dé­rer qu’ils mettent éga­le­ment à l’épreuve une lec­ture qui ne relève ni de l’hagiographie ni du pro­cès d’in­ten­tion et cela, alors même que des cours n’ont pas voca­tion à être aus­si pré­cis et déve­lop­pés que des livres. Prononcés à la fin des années 1970, ces cours ont donc pour contexte la mon­tée des thèses anti­to­ta­li­taires et le pro­cès du mar­xisme, mené tam­bour bat­tant par les « nou­veaux phi­lo­sophes » et quelques autres, de grand poids média­tique. L’hostilité mon­tante au Parti com­mu­niste coïn­cide avec le ren­for­ce­ment de l’Union de la gauche, dont l’éventuel accès au pou­voir lors des futures élec­tions pré­si­den­tielles attise encore davan­tage les cli­vages poli­tiques et intel­lec­tuels. Sans être direc­te­ment impli­qué, Foucault suit de près les ten­ta­tives de réno­va­tion du Parti socia­liste et les acti­vi­tés de la CFDT, alors au centre de la vie idéo­lo­gique. Le but est clai­re­ment de se déta­cher de la tra­di­tion mar­xiste et de la dénon­cia­tion du capi­ta­lisme alors por­tée par une large par­tie de la gauche, tout en éla­bo­rant une pen­sée nova­trice, socia­le­ment cri­tique mais consi­dé­rant avec inté­rêt les options libé­rales en matière éco­no­mique et sociale. Une fois encore, Foucault est au cœur des enjeux de son temps, à un degré qui rend les textes de ces cours dif­fi­ci­le­ment com­pré­hen­sibles par un lec­teur d’aujourd’hui, qui en appré­cie­ra néan­moins la haute inven­ti­vi­té phi­lo­so­phique. Dans « Naissance de la bio­po­li­tique », inti­tu­lé des cours de 1978–1979, Foucault s’arrête en effet sur les concep­tions néo­li­bé­rales, dont il per­çoit toute l’importance et tout l’avenir. Recroisant ici encore la ques­tion de l’économie poli­tique, dont Les Mots et les Choses avait trai­té, ce n’est pas sa dimen­sion épis­té­mique qui l’intéresse cette fois, mais ses tenants et abou­tis­sants poli­tiques et, plus pré­ci­sé­ment, éta­tiques. Foucault en vient à affir­mer des pro­ces­sus his­to­riques objec­tifs, délais­sant leur dimen­sion de construc­tion savante pour accré­di­ter leur nature de construc­tion poli­tique effec­tive. Il écrit : « Chaque État doit s’autolimiter dans ses propres objec­tifs, assu­rer son indé­pen­dance et un cer­tain état de ses forces qui lui per­mettent de n’être jamais en état d’infériorité, soit par rap­port à l’ensemble des autres pays, soit par rap­port à ses voi­sins5. »

On pour­rait aus­si­tôt lui rétor­quer que cette thèse de l’autolimitation est pré­ci­sé­ment l’idéologie poli­tique du libé­ra­lisme contem­po­rain et pas néces­sai­re­ment sa pra­tique, pas plus que celle des États à par­tir du XVIIe siècle, Foucault datant de cette période ce sou­ci d’autolimitation. L’absence de la ques­tion du mar­ché et des échanges capi­ta­listes dans l’approche fou­cal­dienne explique que tout le poids des trans­for­ma­tions his­to­riques soit dépla­cé et refor­mu­lé sur le ter­rain du dis­cours poli­tique, jugé idoine non à sa pra­tique d’ailleurs, mais, très habi­le­ment, à son objec­tif. Mais il importe sur­tout de suivre les méandres d’une argu­men­ta­tion com­plexe et dérou­tante, qui place ici Foucault au plus près de la défense de convic­tions poli­tiques et théo­riques, sans jamais pour­tant les affir­mer comme telles. Cette fois encore, deux options de lec­ture se pré­sentent. La pre­mière est de dis­qua­li­fier d’emblée cette étrange approche des thèses libé­rales, qui les dés­in­carne pour mieux leur appli­quer leurs propres pré­sup­po­sés. La seconde est de consi­dé­rer que Foucault pointe là la mon­tée de thé­ma­tiques qui com­mencent à struc­tu­rer effec­ti­ve­ment des poli­tiques éco­no­miques et sociales, allant ain­si contre la ten­dance de la phi­lo­so­phie à mécon­naître ce qui ne relève pas de son ordre propre et à ne consi­dé­rer que sa seule his­toire. Le type nova­teur d’engagement dont Foucault fait preuve ici contri­bue et contri­bue­ra à modi­fier la rela­tion entre phi­lo­so­phie et poli­tique, en son temps du moins.

[Moshe Kupferman]

Car, deve­nu lui-même un phi­lo­sophe célèbre, il sera rapa­trié par une par­tie de ses com­men­ta­teurs tar­difs dans le giron d’une his­toire de la phi­lo­so­phie qu’il avait vou­lu radi­ca­le­ment sub­ver­tir. Et pour­tant, quoi qu’on en pense, une des causes de la gloire contem­po­raine de Foucault tient à cette volon­té de com­pré­hen­sion du monde contem­po­rain mais, dans le même temps, d’intervention. Une autre par­tie de ses héri­tiers le prouvent, qui se sou­cient de pistes poli­tiques et micro­po­li­tiques pour aujourd’hui. Pour cette rai­son, loin de tout juge­ment expé­di­tif posi­tif ou néga­tif, ce que dit Foucault mérite d’être enten­du, son posi­tion­ne­ment demeu­rant instable, tou­jours à la recherche de lui-même, mû par un seul sou­ci conti­nu, la recherche d’une alter­na­tive aux alter­na­tives poli­tiques clas­siques, au com­mu­nisme. On le voit net­te­ment dans les pages ner­veuses et neuves des cours : Foucault se situe, jusqu’à un cer­tain point et presque de façon expé­ri­men­tale, sur le ter­rain du libé­ra­lisme pour en conduire l’analyse, sans jamais pour autant pro­cla­mer son adhé­sion à ses thèses. Si l’on suit cur­si­ve­ment le dérou­lé de ce cours, c’est d’abord l’art de gou­ver­ner qui fait office pour Foucault de voie d’accès poli­tique aux concep­tions libé­rales, et qui lui per­met de lais­ser de côté leur dimen­sion sociale et poli­tique, chère aux mar­xistes. Par la même occa­sion, Foucault ne traite pas des poli­tiques libé­rales réelles mais de « l’art de gou­ver­ner, c’est-à-dire la manière réflé­chie de gou­ver­ner au mieux6 », des prin­cipes d’une pra­tique, donc. Ayant depuis long­temps ban­ni la notion mar­xiste d’« idéo­lo­gie », Foucault prend au mot la visée libé­rale pro­cla­mée de ratio­na­li­sa­tion de la pra­tique gou­ver­ne­men­tale. C’est d’abord la tra­di­tion liber­ta­rienne qui va rete­nir son atten­tion, qui met en balance sécu­ri­té et liber­té, sans sub­stan­ti­fier ni l’une ni l’autre. Dans ce cadre, la crise du libé­ra­lisme est asso­ciée à la période qui va de 1930 aux années 1960, coïn­ci­dant avec un inter­ven­tion­nisme éta­tique qui, pour les libé­raux, met à mal les liber­tés, engendre un excès de gou­ver­ne­ment. On le sait, pour les néo­li­bé­raux, le key­né­sia­nisme est un tota­li­ta­risme, au mieux en ges­ta­tion. Quant à la lec­ture qu’en pro­pose Foucault, elle ne consiste pas à adres­ser des objec­tions à ces thèses radi­cales, mais à en conce­voir la for­ma­tion et la cohé­rence, confor­mé­ment à la grille libé­rale elle-même. Foucault pro­longe cette ana­lyse par l’examen de l’ordo­li­bé­ra­lisme alle­mand.

« Une des causes de la gloire contem­po­raine de Foucault tient à cette volon­té de com­pré­hen­sion du monde contem­po­rain mais, dans le même temps, d’intervention. »

L’effet pro­duit par les tenants et abou­tis­sants est pro­pre­ment sidé­rant : « La poli­tique et l’économie ne sont ni des choses qui existent, ni des illu­sions, ni des idéo­lo­gies. C’est quelque chose qui n’existe pas et qui pour­tant est ins­crit dans le réel, rele­vant d’un régime de véri­té qui par­tage le vrai et le faux7. » Il faut se gar­der de trop sou­li­gner le côté post­mo­derne, ou tout sim­ple­ment rela­ti­viste, d’un tel énon­cé. Car le pro­pos de Foucault est sur­tout de dis­qua­li­fier à la fois l’idée que base et super­struc­ture pour­raient être dis­tin­guées et, dans la fou­lée, l’idée qu’une pers­pec­tive poli­tique de rup­ture avec le libé­ra­lisme et de sor­tie du capi­ta­lisme pour­rait faire valoir ses rai­sons, et s’établir de ce fait comme visée vraie. Régime de véri­té, certes construit, mais pré­ci­sé­ment de ce fait ins­crit dans des pra­tiques et des dis­cours, le néo­li­bé­ra­lisme fait valoir un art de gou­ver­ner dont d’autres tra­di­tions sont abso­lu­ment dému­nies, n’existant que comme auto­ri­ta­risme admi­nis­tra­tif. Ici encore, l’argumentation est sub­tile et vise — très bana­le­ment, en revanche — le socia­lisme comme étant dépour­vu de consis­tance poli­tique. Foucault dis­tingue, au sein de la tra­di­tion socia­liste, la voie sociale-démo­crate, qui va se ral­lier à l’ordre libé­ral, et la voie socia­liste, se réfé­rant à Marx et incar­née par les pays de l’Est. De ce côté, la fer­me­ture du dis­cours sur lui-même est totale et inter­dit toute véri­table réflexion poli­tique, témoi­gnant sim­ple­ment d’« un mar­xisme fonc­tion­nant à par­tir de sa propre ortho­doxie8 ». L’absence d’une gou­ver­ne­men­ta­li­té socia­liste coïn­cide avec ce qui est son refus du réel, selon Foucault ; ce qui n’est pas le cas de la branche social-démo­crate, le SPD alle­mand four­nis­sant le par­fait exemple d’un ral­lie­ment aux thèses libé­rales, non par tra­hi­son, mais comme « accep­ta­tion de ce qui était en train de fonc­tion­ner déjà comme le consen­sus éco­no­mi­co-poli­tique du libé­ra­lisme alle­mand9 ». La conclu­sion de ce cours est que le socia­lisme n’offre aucune pers­pec­tive poli­tique propre et est conduit, ou bien à se bran­cher sur la gou­ver­ne­men­ta­li­té libé­rale, ou à s’associer à l’État de police de type « hyper­ad­mi­nis­tra­tif », dont le socia­lisme est la « logique interne10 ».

Derrière ces ana­lyses, il est bien sûr aisé d’apercevoir un écho des débats qui agitent alors la deuxième gauche et dont la CFDT, notam­ment, est le labo­ra­toire intel­lec­tuel. La même année, un dia­logue sur la situa­tion polo­naise ras­semble Edmond Maire, Pierre Rosanvallon, Pierre Nora et Michel Foucault. Ce der­nier énonce les enjeux d’un syn­di­ca­lisme moder­ni­sé : « Sortir d’une concep­tion fron­tale de la lutte classe contre classe » et prendre enfin acte du « déclin de l’État pro­vi­dence11 ». De tels énon­cés, rele­vant de consi­dé­ra­tions direc­te­ment poli­tiques au sens étroit du terme, sont rares sous la plume de Michel Foucault. En revanche, il est évident que des pré­oc­cu­pa­tions poli­tiques au sens large, par-delà des cir­cons­tances élec­to­rales, irriguent tout son tra­vail de recherche, sans que ce der­nier ne soit jamais réduc­tible à l’illustration de thèses éla­bo­rées par ailleurs, dans le champ poli­tique ou syn­di­cal. C’est d’ailleurs pour cette rai­son que Foucault joue­ra un rôle majeur : il sug­gère des direc­tions de recherche et d’analyse, pré­ci­sé­ment parce qu’il reprend des ques­tion­ne­ments d’actualité, mais en les retrans­cri­vant tout aus­si­tôt dans ses termes propres et en en fai­sant des objets de recherche, sug­gé­rant à son tour une réflexion poli­tique renou­ve­lée du côté d’organisations alors à l’affût d’idées nouvelles.

[Moshe Kupferman]

Au terme de ce rapide sur­vol, on peut affir­mer c’est en ce point — point de croi­se­ment du poli­tique et du phi­lo­so­phique sur le ter­rain de la phi­lo­so­phie —, que la ques­tion « com­ment lire Foucault » prend tout son sens. Surtout si l’on pense que le mar­xisme d’aujourd’hui peut et doit faire la preuve de sa capa­ci­té à inves­tir un tel croi­se­ment tout en le redé­fi­nis­sant. Une atti­tude facile est d’adopter les pro­cé­dés de ce que Sartre appe­lait le « mar­xisme pares­seux12 », qui réduit som­mai­re­ment un énon­cé à un point de vue idéo­lo­gique, qui n’est rien d’autre que le dégui­se­ment d’intérêts de classe. En l’occurrence, l’erreur serait double. D’abord, Foucault n’est pas un libé­ral convain­cu qui se cache der­rière la vaine sub­ti­li­té d’œuvres dif­fi­ciles. C’est un cher­cheur, qui veut s’inscrire dans son temps et y échap­per, un phi­lo­sophe atta­ché à pro­duire une œuvre et déci­dé à renou­ve­ler la phi­lo­so­phie en pro­fon­deur. Il est aus­si et dans le même temps un indi­vi­du pré­oc­cu­pé de poli­tique, mais qui refuse de se situer à l’intérieur des orga­ni­sa­tions exis­tantes. Il est bien plus inté­res­sé par un rap­port créa­tif du théo­rique et du poli­tique, créa­tif dans les deux sens, s’efforçant de mettre en cause les théo­ries poli­tiques exis­tantes autant que les pra­tiques, du côté de la gauche non com­mu­niste. Mais, les der­niers cours le montrent, invo­lon­tai­re­ment sans doute : cette créa­ti­vi­té s’épuise vite et se conclut en retom­bée sur les voies oppo­sées du libé­ra­lisme et du socialisme.

« Voir aus­si en Foucault l’un de ceux qui va effi­ca­ce­ment contri­buer à dis­cré­di­ter la recherche d’une alter­na­tive éco­no­mique, sociale, poli­tique au capitalisme. »

C’est pré­ci­sé­ment en ver­tu de ce qu’on peut juger être une impasse, lec­ture soi­gneu­se­ment faite de son œuvre, que les ques­tions posées aujourd’hui par Foucault res­tent d’une grande actua­li­té. Contre une lit­té­ra­ture secon­daire domi­nante, cette actua­li­té ne tient pas d’abord à la pro­mo­tion de ques­tions jusque-là délais­sées par la gauche et par le mar­xisme, même si cette absence fut réelle et eut de lourdes consé­quences : le fémi­nisme, le colo­nia­lisme et le néo­co­lo­nia­lisme, l’exclusion et la domi­na­tion, dis­tin­guées de l’exploitation, sont des thé­ma­tiques mili­tantes en réa­li­té lar­ge­ment absentes de la réflexion fou­cal­dienne. Même s’il n’en demeure pas moins que l’attention por­tée par Foucault à la mala­die men­tale, aux pri­sons, à l’homosexualité ne sau­rait être igno­rée doré­na­vant, tant elle a contri­bué à rendre visible ce qui au même moment émer­geait sur le ter­rain poli­tique. Mais il est frap­pant que l’avant-garde phi­lo­so­phique de cette époque se voie aujourd’hui cré­di­tée d’un rôle pion­nier dans le déclen­che­ment de luttes inédites, qui ont pour­tant exis­té avant elle et qu’elle a bien peu por­tées. Finalement, le type d’intervention théo­rique très ajus­tée qui est celui de Foucault, les consé­quences concer­nant l’engagement intel­lec­tuel, ain­si que nombre de ques­tions ren­voyées au mar­xisme sont sans doute son legs le plus impor­tant. Ceci étant, si l’on adopte cet angle d’approche, il est alors per­mis de voir aus­si en Foucault l’un de ceux qui va effi­ca­ce­ment contri­buer à dis­cré­di­ter la recherche d’une alter­na­tive éco­no­mique, sociale, poli­tique au capi­ta­lisme, en même temps que le mar­xisme dans son ensemble : si la situa­tion com­plexe de cette époque trouve aus­si ses causes du côté des carences d’une par­tie du mar­xisme, d’une dépo­li­ti­sa­tion de masse et des échecs poli­tiques du « socia­lisme réel », il ne faut pas l’oublier, on peut alors objec­ter à Foucault la par­tia­li­té de sa lec­ture et lui repro­cher d’avoir théo­ri­sé un renon­ce­ment poli­tique. Que ce renon­ce­ment passe d’abord par une redé­fi­ni­tion nova­trice de la phi­lo­so­phie et, plus géné­ra­le­ment, par une intense créa­ti­vi­té cultu­relle est à la fois logique et para­doxal, expli­quant la séduc­tion main­te­nue des pro­duc­tions intel­lec­tuelles et artis­tiques de cette époque. Mais il faut aus­si en prendre acte : les condi­tions his­to­riques ont pro­fon­dé­ment chan­gé et la paren­thèse for­diste, alors jugée être une sta­bi­li­sa­tion défi­ni­tive du capi­ta­lisme, dis­cré­di­tant les alter­na­tives radi­cales, s’est refermée.

Si, face aux idéo­lo­gies bas de gamme d’aujourd’hui, cer­taines phi­lo­so­phies des années 1970 pré­sentent le mérite d’une haute tenue théo­rique et d’une vive atten­tion au réel, leur théo­ri­sa­tion poli­tique est à son tour pro­fon­dé­ment datée, se réjouis­sant un peu vite de la fin des luttes de classe et d’une crois­sance éco­no­mique jugée durable. Le pré­sent chao­tique qui est le nôtre, si dif­fé­rent, appelle à nou­veau une inven­tion théo­rique et poli­tique par­tant des condi­tions his­to­riques réelles. Et ces condi­tions sont une crise du capi­ta­lisme sans aucune pers­pec­tive de réso­lu­tion dans le cadre qui est le sien. Sur le ter­rain des mobi­li­sa­tions sociales d’aujourd’hui, il est vrai que les thèses de Foucault, mais aus­si celles de Deleuze et leur concep­tion com­mune de la micro­po­li­tique, res­tent par­fois reven­di­quées par cer­taines mou­vances mili­tantes héri­tières du dis­cré­dit et de la dénon­cia­tion com­bi­nés de toute forme d’organisation des par­tis et des syn­di­cats, méfiante à l’égard des pro­jets et de pro­grammes. Mais ces mobi­li­sa­tions, aus­si impor­tantes que fugaces, et tou­jours défaites, ne sont à l’évidence pas au niveau des enjeux et des urgences. Et la carence d’une réflexion poli­tique digne de ce nom est patente. Le débat d’aujourd’hui se situe pré­ci­sé­ment en ce point : il est de nou­veau per­mis de consi­dé­rer que la recons­truc­tion d’une gauche radi­cale passe désor­mais par des struc­tu­ra­tions neuves, des formes d’organisation réso­lu­ment démo­cra­tiques et offen­sives, por­tant de nou­veau, mais autre­ment, un pro­jet col­lec­ti­ve­ment éla­bo­ré de dépas­se­ment-abo­li­tion du capi­ta­lisme. Ce gigan­tesque effort pra­tique et théo­rique passe néces­sai­re­ment par la confron­ta­tion cri­tique et infor­mée avec les meilleurs ana­lystes de leur temps et du nôtre. Et c’est pour­quoi, entre autres acti­vi­tés por­teuses d’avenir, il faut lire Foucault avec des yeux aus­si poli­tiques que les siens.


Illustration de ban­nière : Moshe Kupferman


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  1. Pour une dis­cus­sion plus pré­cise de la pen­sée de Foucault, je me per­mets de ren­voyer à mon ouvrage : Foucault, Deleuze, Althusser et Marx, Démopolis, 2011.
  2. Cf. Pierre Macherey, « Aux sources de L’Histoire de la folie, une rec­ti­fi­ca­tion et ses limites », Critique, n° 471–472, août-sep­tembre 1986.
  3. Michel Foucault, Dits et Écrits, t. 2, Gallimard, 2001, p. 1412.
  4. Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Gallimard, 1966, p. 274.
  5. Michel Foucault, Naissance de la bio­po­li­tique — Cours au Collège de France 1978–1979, Gallimard-Seuil, 2004, p. 8.
  6. Ibid., p. 4.
  7. Ibid., p. 22.
  8. Ibid., p. 90.
  9. Ibid., p. 92.
  10. Ibid., p. 95.
  11. Michel Foucault, Dits et Écrits, t. II, éd. cit.,p. 1319 et p. 1334.
  12. Jean-Paul Sartre, Critique de la rai­son dia­lec­tique, t. I, « Questions de méthode », Gallimard, 1985, p. 51.

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Daniel Zamora : « Peut-on cri­ti­quer Foucault ? », décembre 2014

Isabelle Garo

Philosophe marxiste et coanimatrice de la revue Contretemps.

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