Laurent Cordonnier : « La marchandisation des conditions d’existence est totale ! »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Laurent Cordonnier est éco­no­miste et maître de confé­rences à l’Université Lille 1. Il est membre des Économistes Atterrés et contri­bue au Monde diplo­ma­tique. Après L’économie des Toambapiks – récit péda­go­gique et drôle d’une tri­bu conseillée par un jeune éco­no­miste ortho­doxe –, Laurent Cordonnier a publié l’an pas­sé La liqui­da­tion. L’histoire se déroule dans un futur indé­ter­mi­né, bien que proche. Les contra­dic­tions du capi­ta­lisme pro­duc­ti­viste ont eu rai­son de notre monde : éco­sys­tème arti­fi­ciel ren­du obli­ga­toire par la crise éco­lo­gique, démo­gra­phie décli­nante, taris­se­ment de la pro­duc­tion indus­trielle et des échanges inter­na­tio­naux, toute-puis­sance des télé­com­mu­ni­ca­tions et des ins­ti­tu­tions finan­cières contre gou­ver­ne­ment impuis­sant. Le lec­teur suit les péri­pé­ties de Philippe Smithski, récent chô­meur, qui se débat pour ne pas être mis en liqui­da­tion par sa banque. Dans ce récit d’anticipation aux ins­pi­ra­tions orwel­liennes, les rela­tions humaines sont noyées « dans les eaux gla­cées du cal­cul égoïste » (Karl Marx) et de l’autocontrôle. Néanmoins, dans ce tableau froid, méca­nique et amo­ral, l’auteur pense les résis­tances face aux « pro­grès » de l’utopie libé­rale. Entretien.


Lorsqu’on parle de vul­ga­ri­sa­tion en éco­no­mie, on pense à des essais ou des petits manuels péda­go­giques, comme ceux de Jacques Généreux. Pourquoi avez-vous choi­si la forme lit­té­raire pour dis­pen­ser des leçons cri­tiques d’économie ?

Je ne sais pas si c’est la consé­quence d’un choix volon­taire. John Maynard Keynes disait que l’économie est quelque chose de très dif­fi­cile, même pour ceux qui en font leur métier. Par consé­quent, quand on a com­pris quelque chose, on vou­drait épar­gner à l’autre le long che­min qui nous a ame­né à la com­pré­hen­sion. La forme lit­té­raire, celle du conte ou du roman, peut à prio­ri aider. Mais il est pos­sible que ce soit une forme de « géné­ro­si­té mal pla­cée » : lorsqu’on tente d’épargner au lec­teur un cer­tain effort de com­pré­hen­sion, on lui rend peut-être un mau­vais ser­vice ! Je dirais donc qu’il s’agit d’une dérive péda­go­gique pas com­plè­te­ment contrô­lée (rires). En outre, il y a la volon­té de pro­duire autre chose que la forme un peu cor­se­tée des publi­ca­tions aca­dé­miques. C’est une façon de pro­lon­ger mon métier pen­dant mes loi­sirs, sachant qu’il est de plus en plus dif­fi­cile de faire de ce métier un loisir.

Votre der­nier ouvrage, La liqui­da­tion, est un récit d’anticipation, une dys­to­pie, comme l’ont été Le Meilleur des Mondes ou 1984. George Orwell affir­mait qu’« écrire une œuvre d’imagination, c’est en quelque sorte lan­cer une attaque de flanc contre une posi­tion impre­nable de front ». Y souscrivez-vous ? 

« Attaquer plus vite, perdre moins de temps, trou­ver une porte déro­bée, pas­ser par une fis­sure, adop­ter des stra­té­gies de contournement. »

Je ne connais­sais pas cette phrase d’Orwell, mais je la trouve tout à fait juste. Vraiment excel­lente. C’est très décou­ra­geant pour des intel­lec­tuels de devoir sans cesse essayer de réar­mer leur com­bat, en fai­sant remon­ter à la sur­face « la très haute intel­li­gence et la très haute théo­rie ». On a l’impression que pour gagner un cen­ti­mètre dans un débat poli­tique ou intel­lec­tuel, aujourd’hui, il fau­drait réap­prendre à tout le monde Karl Marx, John Meynard Keynes ou Michal Kalecki, pour com­men­cer « à cau­ser » sérieu­se­ment… Les bras nous en tombent. Les années de grandes théo­ries sont pas­sées à la pou­belle. Il faut donc s’y prendre autre­ment. Attaquer plus vite, perdre moins de temps, trou­ver une porte déro­bée, pas­ser par une fis­sure, adop­ter des stra­té­gies de contour­ne­ment. La ques­tion est de savoir ensuite si ces stra­té­gies ne sont pas com­plè­te­ment déses­pé­rées elles-mêmes. Évidemment, il faut conqué­rir les esprits, essayer de tra­vailler l’imaginaire de nos contem­po­rains, les inter­pel­ler de manière plu­tôt douce que vio­lente. Même si on peut dou­ter qu’un roman ait jamais chan­gé le monde, sur­tout les petits qui ne se vendent pas (rires).

Une manière détour­née de mener ce qu’Antonio Gramsci appe­lait la guerre de position…

Une manière détour­née de mener cette guerre et d’essayer d’intervenir sur ce qui est le moins mal­léable, ce que Cornelius Castoriadis appe­lait « l’imaginaire social ins­ti­tué » : la manière dont un moderne se voit, se pense, a peur, désire, etc. Dans ce cadre, peut-être que la lit­té­ra­ture est le seul moyen d’atteindre ces repré­sen­ta­tions très for­te­ment char­pen­tées et presque incons­cientes de la vie sociale de nos contem­po­rains. Enfin, l’écriture, c’est la seule arme qui est à la por­tée d’un indi­vi­du. Pour tout le reste, il faut s’organiser, se mettre à plu­sieurs. Ne par­lons pas des autres formes d’intervention artis­tique : la même chose en film mobi­li­se­rait au moins 300 per­sonnes ! Ce qui est inté­res­sant avec la lit­té­ra­ture, c’est qu’on peut encore le faire seul dans son bureau avec son crayon et sa feuille.

On retrouve dans votre roman nombre de réfé­rences à 1984 : le héros, Philippe Smitshki, sonne comme Winston Smith ; l’ambiguïté d’Hassan Von Neumann rap­pelle celle d’O’Brien ; le per­son­nage de Laurène celui de Julia ; l’omniprésence des camé­ras ren­voie aux télé­crans. Néanmoins, vous actua­li­sez sin­gu­liè­re­ment la trame du livre d’Orwell : le gou­ver­ne­ment poli­tique est insi­gni­fiant – on est loin de Big Brother –, la puis­sance réside dans la finance sans visage. On serait pas­sé de la dic­ta­ture cen­tra­li­sée du Parti à la dic­ta­ture décen­tra­li­sée des mar­chés financiers ?

Cela fait par­tie du pro­jet ini­tial : essayer de faire une trans­po­si­tion des thèmes de 1984 pour les appli­quer à un monde qui n’était pas celui que vou­lait peindre et dénon­cer Orwell. Est-ce que la grille de déco­dage d’Orwell à tra­vers ces grands thèmes est appli­cable à notre monde ? Et, sur­tout, com­ment faut-il la retrous­ser pour l’appliquer à notre monde ? La chose évi­dente qui m’est appa­rue rapi­de­ment est la néces­si­té d’inverser sys­té­ma­ti­que­ment tous les grands thèmes, afin de les retrou­ver à l’œuvre. En pre­mier lieu, je me suis donc inter­dit de don­ner le moindre pou­voir au gou­ver­ne­ment. Il est tota­le­ment impuis­sant et son impuis­sance passe par ses slo­gans, ses ges­ti­cu­la­tions, et même par le simple fait qu’il est presque le seul à dire des choses justes sur l’état du monde.

Image du film 1984

À la limite, le gou­ver­ne­ment fait une ana­lyse révolutionnaire…

Exactement ! L’inversion entre Big Brother et Goldstein est totale. Le gou­ver­ne­ment, dans mon livre, c’est le Goldstein de Big Brother, c’est celui qui vient dénon­cer la vie mau­vaise de l’époque. Dans la trans­po­si­tion de La minute de La Haine, c’est la chef du gou­ver­ne­ment qui se prend les jets de tomates parce qu’elle vient dénon­cer, et à juste titre, l’état du monde. Dans un monde qui paraît aus­si invi­vable que celui d’Orwell, le gou­ver­ne­ment n’a aucune espèce d’importance. Le côté tota­li­taire vient d’une vie qui est nor­mée par deux choses simples et uni­ver­selles : d’abord, il s’appuie sur le pou­voir de la finance et les règles de l’équilibre finan­cier ; ensuite, cha­cun s’offre à voir, à fil­mer, à être dési­ré par tous les autres à tra­vers son expo­si­tion publique et média­tique. Encore une fois, il y a inver­sion. Ce ne sont pas les télé­crans et l’espionnage sys­té­ma­tique qui dominent mais la popu­la­tion elle-même qui se livre pieds et poings liés à un contrôle social dis­sé­mi­né. À prio­ri hori­zon­tal, il peut à tout moment ser­vir le pou­voir de la finance, des entre­prises et de la police qui agit pour son compte. On touche à quelque chose d’assez sur­pre­nant. Si une dic­ta­ture nous obli­geait à faire la même chose, je sup­pose qu’on se révol­te­rait. Or, ici, c’est le carac­tère sucré, dési­rable et nar­cis­sique de l’individu qu’on vient flat­ter, afin qu’il se livre aux inté­rêts de la mar­chan­dise et de la finance. Ces petites monades per­dues entre les règles de l’équilibre comp­table, du cal­cul éco­no­mique et du nar­cis­sisme apeu­ré fabriquent des sujets faciles à contrôler.

La force de l’ouvrage est que le lec­teur décèle intui­ti­ve­ment les liens avec son expé­rience quo­ti­dienne du monde…

« Si une dic­ta­ture nous obli­geait à faire la même chose, on se révol­te­rait. Ici, c’est le carac­tère nar­cis­sique de l’individu qu’on vient flat­ter, afin qu’il se livre aux inté­rêts de la mar­chan­dise et de la finance. »

En effet, quand on écrit un roman, on ne met pas les sous-titres (rires). On essaie d’être le plus invi­sible pos­sible dans son pro­pos, et donc le plus proche de ce que savent déjà nos contem­po­rains, en pariant sur l’effet de sur-lignage spon­ta­né que pro­duit le carac­tère d’imprimerie, ain­si que la capa­ci­té du lec­teur à trans­po­ser dans la réa­li­té. Un roman d’anticipation doit faire en sorte que le lec­teur se dise pro­gres­si­ve­ment : ce n’est pas du tout de l’anticipation, on y est déjà !

La liqui­da­tion met en récit des pro­prié­tés de l’économie finan­cière dont celle de la liqui­di­té. Et, à tra­vers Philippe Smithski, cette pro­prié­té s’étend jusqu’au tra­vail lui-même, qui doit être aus­si liquide, flexible et indif­fé­rent qu’un actif finan­cier. Sous quelles formes déce­lez-vous une forme de « liqué­fac­tion » du tra­vail, dans nos sociétés ?

Ce point néces­site un éclair­cis­se­ment sur ce que recouvre la notion de liqui­di­té. La liqui­di­té, c’est, de manière un peu abs­traite, se pro­cu­rer un bien, entre­prendre une action ou recher­cher un état de son être qui a deux grandes pro­prié­tés : être réver­sible (trans­for­mable ins­tan­ta­né­ment et sans frais) en autre chose et pré­sen­ter une absence de risque de perte en capi­tal. Chercher la liqui­di­té revient donc à tendre vers des posi­tions tem­po­raires et réver­sibles, à par­tir des­quelles il est pos­sible de se déga­ger et de se redé­ployer rapi­de­ment sans trop de frais. Par exemple, un loca­taire par rap­port à un pro­prié­taire cherche une cer­taine liqui­di­té de sa posi­tion d’habitant : il est plus aisé de chan­ger de loge­ment lorsqu’on est loca­taire que lorsqu’on est pro­prié­taire. La pro­prié­té du loge­ment a un carac­tère moins liquide : il faut entre­te­nir le bien, s’occuper de l’évolution des prix dans le quar­tier, ne pas regret­ter son choix alors que de nou­velles oppor­tu­ni­tés appa­raissent autour de vous, faire des cal­culs à long terme…

Je pense que ce mou­ve­ment vers la liqui­di­té est aus­si pro­fond que la mar­chan­di­sa­tion du monde. Est-ce un mou­ve­ment – anthro­po­lo­gique, ima­gi­naire, exis­ten­tiel – aus­si pro­fond que la moder­ni­té elle-même, voire sa ten­dance carac­té­ris­tique ? Ou est-ce quelque chose qui se déve­loppe dans le sillage de la mar­chan­di­sa­tion capi­ta­liste du monde ? Je ne sais pas. Toutefois, c’est au moins aus­si notable que l’expansion de la mar­chan­dise à tous les domaines de la vie. Autrement dit, pour décrire la mar­chan­di­sa­tion du monde, on a les œuvres théo­riques de Marx ou Karl Polanyi qui décrivent la trans­for­ma­tion de tous les biens (ou ser­vices) en mar­chan­dises. Mais tout se trans­forme aus­si en pro­jets, en opé­ra­tions et actions liquides. Y com­pris le tra­vail ! Les entre­prises, dans un monde où il est de plus en plus dif­fi­cile de conce­voir des pro­jets à long terme, inté­res­sants et en accord avec l’imaginaire social des indi­vi­dus, refusent de s’engager. Elles font des « jolis coups » qui peuvent durer cinq ou dix ans certes, mais de plus en plus l’horizon se situe à un an, six mois, trois mois. Et, pour ce faire, on ne peut s’engager avec de la main‑d’œuvre fixe. Je constate que l’entreprise capi­ta­liste a du mal à déga­ger des pro­jets enthou­sias­mants, dési­rables, struc­tu­rants, ins­crits dans le long terme. Il y a là une vraie dif­fi­cul­té : qu’est-ce qui est venu rem­pla­cer le che­min de fer, la voi­ture, la construc­tion des écoles, des hôpi­taux, des ban­lieues ou plus tard l’aéronautique ? Des gri­gris ! Des crèmes à com­bler les rides et le pas­sage de l’iPhone 5 à l’iPhone 6, des pro­duc­tions à valeur ajou­tée qua­si nulle. Cela ne per­met pas d’occuper une socié­té tout entière !

Ce constat peut éga­le­ment être élar­gi à la fonc­tion publique et même à l’ensemble des rela­tions sociales, non ?

Toute entre­prise publique, pri­vée, asso­cia­tive et même per­son­nelle, prend un carac­tère pro­vi­soire et réver­sible. Peut-être, der­rière, y a‑t-il la peur de se trom­per, de perdre, d’être déçu… On veut pou­voir s’arrêter aux moindres signaux d’insuccès. Le néo­li­bé­ra­lisme s’appuie là-des­sus, il l’instrumentalise, il en fait sa force poli­tique, son ultime véri­té pour essayer de conqué­rir le pou­voir. Il s’appuie là-des­sus, mais il n’est pas le créa­teur de cette dyna­mique. Prenons un exemple dans l’éducation des enfants : les gamins vont goû­ter à toutes les pra­tiques spor­tives pos­sibles et ima­gi­nables (une année au ten­nis, l’autre au foot­ball, l’autre au pati­nage, etc.) ; on habite de moins en moins ce que l’on fait ! On veut pou­voir chan­ger d’idées, chan­ger de pro­jet, quit­ter un che­val au galop pour en enfour­cher un autre. Peut-être pire, on vou­drait à chaque ins­tant être là où on n’est pas. Cette demande d’ubiquité n’est peut-être pas très éloi­gnée de la demande de liqui­di­té : por­table, Skype, aller-retour à de grandes vitesses et au long cours sur un week-end, etc.

L’ouvrage met en lumière un des fon­de­ments du néo­li­bé­ra­lisme : le capi­tal humain. Le ban­quier de Smithski, pour lui évi­ter la liqui­da­tion, lui recom­mande de s’améliorer en fai­sant du sport, en man­geant sai­ne­ment, en s’embellissant, etc. Pouvez-vous nous expli­quer com­ment le concept de capi­tal humain encode toute la machi­ne­rie néolibérale ?

« On habite de moins en moins ce que l’on fait ! On veut pou­voir chan­ger d’idées, chan­ger de pro­jet, quit­ter un che­val au galop pour en enfour­cher un autre. »

Si on regarde com­ment ce concept est popu­la­ri­sé aujourd’hui et com­ment il est uti­li­sé par tout le spectre poli­tique, on navigue sur un double registre. À la fois, il dit quelque chose de sen­sé et de per­ti­nent au sujet du monde dans lequel on se meut : tout a ten­dance à se trans­for­mer en capi­tal et à deve­nir une res­source pour la pro­duc­tion des mar­chan­dises. Dans un monde où s’étend la logique mar­chande et capi­ta­liste, il ne faut pas s’étonner que tout ce qui en consti­tue l’environnement, y com­pris les hommes, revête la forme d’un capi­tal ou de res­sources mobi­li­sables dans cette pro­duc­tion. Cela ren­voie à un fond de véri­té que Marx avait déjà vu, quand il disait que le sala­rié vend sa force de tra­vail sur un mar­ché. Néanmoins, la roue­rie du concept – et là on passe de la réa­li­té au tra­ves­tis­se­ment en idéo­lo­gie – tente de faire croire que la logique du tra­vailleur est d’emblée ali­gnée sur celle du capi­ta­liste et, qu’en réa­li­té, c’est la même anthro­po­lo­gie ou phi­lo­so­phie. Il est sous-enten­du qu’un tra­vailleur serait un être humain qui détient un stock de com­pé­tences, qui va inves­tir pour l’augmenter et l’entretenir afin de vendre la mar­chan­dise qui en est issue, c’est-à-dire son tra­vail. Il devrait se com­por­ter exac­te­ment comme un capi­ta­liste – il fait fruc­ti­fier un capi­tal et se déve­loppe à par­tir des fruits de ce dernier.

Quand on uti­lise ce terme, on est dans l’idéologie (comme fausse conscience des rap­ports sociaux). Néanmoins, il fonc­tionne, pour ren­voyer chaque indi­vi­du à sa pro­fonde soli­tude. En effet, il entre­tient l’illusion que sa capa­ci­té à trou­ver du tra­vail et sa per­for­mance au tra­vail, ces deux élé­ments fon­da­men­taux, sont pure­ment indi­vi­duelles. Or, si aujourd’hui les gens ne trouvent plus de tra­vail, c’est que les entre­prises capi­ta­listes sont inca­pables d’atteindre le plein emploi. Le chô­mage ou les inéga­li­tés de trai­te­ment sur le mar­ché du tra­vail en termes de salaires, par la rhé­to­rique du capi­tal humain, ren­voient les indi­vi­dus à une culpa­bi­li­té. Le tour de force idéo­lo­gique occulte le fait que nos per­for­mances n’ont jamais été aus­si inter­dé­pen­dantes les unes des autres : ma pro­duc­ti­vi­té dépend cru­cia­le­ment de celle de mes col­lègues, du contre­maître au-des­sus de moi, de celui qui a orga­ni­sé la chaîne, du comp­table et du balayeur, etc.

C’est le dis­cours ambiant sur la res­pon­sa­bi­li­sa­tion indi­vi­duelle, deve­nir entre­pre­neur de soi-même, les ministres du Travail suc­ces­sifs qui appellent les chô­meurs à se prendre en charge…

Dans un monde où cela n’a plus de sens ! La pro­duc­tion n’a jamais été aus­si col­lec­tive, elle n’a jamais mobi­li­sé autant de gens en même temps. Notre pro­duc­ti­vi­té indi­vi­duelle n’a donc pas de sens, c’est tou­jours la pro­duc­ti­vi­té d’un col­lec­tif. Marx avait bien sou­li­gné que le capi­ta­lisme fai­sait naître le col­lec­tif dans la pro­duc­tion et c’est de ce col­lec­tif dont on a peur : il menace tou­jours le pou­voir d’un seul homme de diri­ger et de répar­tir le pro­fit entre quelques-uns.

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Le récit d’anticipation pos­tule, par sa tem­po­ra­li­té ellip­tique entre un pas­sé révo­lu et connu du lec­teur et un pré­sent nar­ra­tif hypo­thé­tique, l’idée d’un saut qua­li­ta­tif irré­mé­diable. Ainsi, il masque les pro­ces­sus en cours. Où décèle-t-on, ici et main­te­nant, les pré­misses d’une monétarisation/financiarisation crois­sante des individus ?

Je n’ai rien inven­té, il y a des traces assez nom­breuses ! Prenons trois exemples. Tout d’abord, celui de l’éclatement de la bulle des sub­primes aux États-Unis en 2008. Les banques ont prê­té de l’argent à des indi­vi­dus dont elles savaient per­ti­nem­ment qu’ils auraient du mal à rem­bour­ser. Cependant, les banques s’en fichaient puisqu’elles pre­naient en garan­tie les biens immo­bi­liers – les mai­sons – en cas de non- rem­bour­se­ment. Le prix de l’immobilier aug­men­tant, la garan­tie était solide. Ainsi, les banques étaient en posi­tion spé­cu­la­tive : ce ne sont pas les reve­nus des emprun­teurs qui vont nous rem­bour­ser, mais la valeur de leur loge­ment qui sera le gage en der­nière ins­tance. De fait, elles ont mis les ménages dans la même posi­tion spé­cu­la­tive à coups de contrats illi­sibles à taux d’intérêts flot­tants. Concernant une fonc­tion essen­tielle à l’humanité (se loger), l’ensemble des actions entre­prises ont été gou­ver­nées par la ratio­na­li­té finan­cière et spé­cu­la­tive. Les condi­tions mêmes de la vie bio­lo­gique et sociale ont bas­cu­lé du côté d’un contrat finan­cier dans lequel on embringue les ménages. C’est d’une pro­fon­deur et d’une bru­ta­li­té inouïes ! La mar­chan­di­sa­tion des condi­tions d’existence est totale ! Nous nous sommes tel­le­ment habi­tués à la rela­tion de cré­dit qu’on ne la voit plus. Autre exemple. Il existe aujourd’hui des sys­tèmes de crowd­foun­ding dont le but est de finan­cer les études à l’Université de jeunes Américains. Il est à la fois pos­sible de prê­ter mais aus­si de prendre une par­ti­ci­pa­tion dans l’étudiant lui-même, dans son capi­tal humain. On peut ain­si déte­nir un droit sur les reve­nus futurs de l’étudiant en ques­tion. L’interrogation qui reste en sus­pens est le sta­tut de ces titres de pro­prié­té : seront-ils bien­tôt négo­ciables sur un mar­ché secon­daire comme n’importe quel actif finan­cier ? Dernier exemple. À San Francisco, des petits malins ont déve­lop­pé une appli­ca­tion sur smart­phone qui per­met de revendre sa place de sta­tion­ne­ment aux heures d’affluence. L’idée est de mettre aux enchères sa place et de l’adjuger au plus offrant. Cela a été inter­dit par la mai­rie de San Francisco. Ces exemples montrent que nous sommes arri­vés à la finan­cia­ri­sa­tion, non seule­ment de notre capi­tal humain, de notre force de tra­vail et de nos condi­tions d’existence, mais aus­si de toutes nos actions jusqu’aux plus banales, aux plus quo­ti­diennes, aux plus insignifiantes.

La liqui­da­tion pense une forme de résis­tance à l’assujettissement au tota­li­ta­risme finan­cier. Diriez-vous avec Orwell, et à tra­vers le per­son­nage de Winston Smith dans 1984, que « s’il y a un espoir, il réside chez les pro­lé­taires », car les formes tra­di­tion­nelles de morale, de réci­pro­ci­té et de dés­in­té­res­se­ment s’y jouent de façon bien plus quotidienne ?

« Marx avait bien sou­li­gné que le capi­ta­lisme fai­sait naître le col­lec­tif dans la pro­duc­tion et c’est de ce col­lec­tif dont on a peur : il menace tou­jours le pou­voir d’un seul homme de diri­ger et de répar­tir le pro­fit entre quelques-uns. »

J’aurais un gros conten­tieux avec Orwell sur ce point ! Je men­tion­ne­rais plu­tôt le constat de Keynes dans Perspectives éco­no­miques pour nos petits enfants. Il remarque que, lorsque les éco­no­mies déve­lop­pées auront atteint un « pro­grès » tech­nique et indus­triel consé­quent, la seule manière de jouir de tout cela sera de réduire le temps de tra­vail. En effet, il y aurait contra­dic­tion avec le fait d’ac­cu­mu­ler des quan­ti­tés gigan­tesques de mar­chan­dises que nous n’aurions même pas le temps de consom­mer. Sa crainte fon­da­men­tale est que cela arrive trop tard, c’est-à-dire à un moment où la logique de la mar­chan­dise, du tra­vail et de la consom­ma­tion nous auront pri­vés de toute capa­ci­té à pro­duire des jouis­sances auto­nomes. Inquiétude que l’on retrouve chez André Gorz. On est tel­le­ment mou­lé par la logique du tra­vail dans des grandes orga­ni­sa­tions très for­melles où les tâches sont de plus en plus divi­sées et insi­gni­fiantes, on est tel­le­ment habi­tué à avoir une réponse à nos dési­rs sur le mode de la consom­ma­tion qu’au moment où on pour­rait jouir de tout cela, il nous man­que­ra les res­sources intel­lec­tuelles et morales. Au risque d’être un peu bru­tal, ceux qui en ont encore les res­sources semblent être les caté­go­ries – ce n’est évi­dem­ment pas une loi géné­rale – ins­truites et rela­ti­ve­ment aisées… Les res­sources intel­lec­tuelles, cri­tiques, mais aus­si finan­cières néces­saires, ne se retrouvent mal­heu­reu­se­ment pas majo­ri­tai­re­ment chez les pro­lé­taires, pour reprendre la for­mule d’Orwell. Si pour échap­per au fast-food, il faut pou­voir se déga­ger des modes domi­nants d’injonction à la consom­ma­tion (télé, publi­ci­té) et avoir l’argent pour ache­ter le slow-food, on est loin de la condi­tion pro­lé­ta­rienne aujourd’hui…

Dernière ques­tion. Certains de vos col­lègues ont ten­té de créer, sans suc­cès appa­rem­ment, une sec­tion uni­ver­si­taire hété­ro­doxe en éco­no­mie (proche des sciences humaines comme la socio­lo­gie et l’histoire), en rup­ture avec l’économie ortho­doxe (proche des sciences dures comme les mathé­ma­tiques). Selon vous, résis­ter passe aus­si par l’enseignement à l’Université ?

Ce mou­ve­ment des éco­no­mistes hété­ro­doxes, c’est-à-dire de ceux qui ne s’accordent pas avec les méthodes et les conclu­sions du cou­rant domi­nant, est très puis­sant en France – plus de 600 ensei­gnants-cher­cheurs. Il est par­ve­nu à reven­di­quer de manière légi­time la consti­tu­tion de deux dis­ci­plines dif­fé­rentes en éco­no­mie : une dis­ci­pline qui res­semble au mains­tream mathé­ma­ti­sé et une autre d’économie poli­tique, plus arti­cu­lée aux autres sciences sociales, avec des métho­do­lo­gies plus réa­listes, et sur­tout des approches doc­tri­nales plu­ra­listes : accueillir le mar­xisme, le key­né­sia­nisme, l’institutionnalisme, l’école de la régu­la­tion. Ce mou­ve­ment a déjà rem­por­té de belles vic­toires, mais pour l’heure, pas encore la créa­tion d’une nou­velle sec­tion. Ce sont main­te­nant les éco­no­mistes ortho­doxes qui sont au pied du mur. Ils doivent démon­trer que leur atti­tude est moins sec­taire que dans les vingt-cinq der­nières années.

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