L’abstention ou l’agonie démocratique


Texte inédit pour le site de Ballast

Depuis plus de trente ans, nous assis­tons à une vive mon­tée en puis­sance de l’abs­ten­tion. Si la plu­part des com­men­ta­teurs (jour­na­listes, per­son­nel poli­tique ou socio­logues) s’ac­cordent pour en faire l’un des pro­blèmes majeurs des démo­cra­ties repré­sen­ta­tives contem­po­raines, l’abs­ten­tion découle avant tout de l’ex­clu­sion d’une par­tie crois­sante de la popu­la­tion — celle-ci ne par­ti­cipe pas à la prise de déci­sion. L’abstention, avance l’au­teur, s’a­vère donc loin d’être un pro­blème pour l’ordre éta­bli : elle « per­met au contraire de désar­mer la cri­tique du capi­ta­lisme contem­po­rain »☰ Par Pierre-Louis Poyau


Il est deve­nu un lieu com­mun pour les poli­tiques de tout bord, au len­de­main de chaque élec­tion, de pro­cla­mer, avec des tré­mo­los dans la voix, la vic­toire du « par­ti de l’abs­ten­tion ». De 19,65 % aux élec­tions pré­si­den­tielles de 2012, le taux d’abs­ten­tion s’est éle­vé à 50 % lors des dépar­te­men­tales de 2015, avant de redes­cendre à 41 % aux régio­nales de décembre der­nier. Depuis les années 1970, l’abs­ten­tion a aug­men­té de 12,6 points pour la pré­si­den­tielle, de 7,8 pour les muni­ci­pales, de 16,9 pour les légis­la­tives et de 18,9 pour les euro­péennes. Il s’a­git, par ailleurs, d’un phé­no­mène géné­ral. Depuis 1945, la par­ti­ci­pa­tion dans les vingt-deux pays les plus déve­lop­pés a chu­té de 5,5 points ; en un quart de siècle, la par­ti­ci­pa­tion aux élec­tions euro­péennes dans les pays de l’Union a quant à elle connu une baisse de 14 points1.

À gauche, les réponses au phé­no­mène abs­ten­tion­niste sont mul­tiples. Deux cou­rants, tou­te­fois, se dégagent clai­re­ment. Il y a ceux qui, à l’ins­tar du Comité pour un boy­cott actif de l’é­lec­tion pré­si­den­tielle, font de l’abs­ten­tion un outil de délé­gi­ti­ma­tion de l’ordre poli­tique éta­bli. Partant de l’hy­po­thèse selon laquelle « quel que soit le can­di­dat choi­si, on peut être sûr que, s’il est élu, il fera le contraire de ce qu’il a pro­mis2 », ils estiment que l’é­lec­tion pré­si­den­tielle est un piège pour le mou­ve­ment social. Une abs­ten­tion mas­sive aurait l’a­van­tage de mettre en lumière, de manière écla­tante, le carac­tère anti-démo­cra­tique du sys­tème élec­to­ral contem­po­rain. Au-delà du geste abs­ten­tion­niste, il fau­drait que « les par­ti­sans du boy­cott se regroupent, forment des comi­tés et débattent, non pas du choix d’un indi­vi­du, qui irait exer­cer le pou­voir à notre place, mais des trans­for­ma­tions de l’organisation poli­tique et sociale, qui redon­ne­raient à cha­cun d’entre nous les moyens d’une exis­tence décente et une prise sur notre des­tin col­lec­tif3 ». Encore majo­ri­taire, l’autre grand cou­rant conti­nue à voir dans l’abs­ten­tion un pro­blème. Les mili­tants, syn­di­ca­listes et intel­lec­tuels à l’i­ni­tia­tive d’un appel à faire « front com­mun » en 2017 s’ins­crivent dans ce second cou­rant. Selon eux, l’abs­ten­tion condui­rait « à un très dan­ge­reux face à face entre néo­li­bé­ra­lisme et natio­nal-popu­lisme4 ». Persuadés qu’une réus­site, même en demi-teinte, de la gauche radi­cale aux élec­tions pré­si­den­tielles de 2017 aurait la ver­tu de dyna­mi­ser le mou­ve­ment social, ils appellent à un ras­sem­ble­ment « du PCF, du PG et de La France insou­mise, d’Ensemble, d’EELV et des groupes de socia­listes cri­tiques, ceux de l’Appel des cent, les assem­blées citoyennes créées dans le cadre du Front de gauche ain­si que les citoyennes et citoyens, celles et ceux qui se sont mobi­li­sés depuis des mois contre la poli­tique du gou­ver­ne­ment3 ».

« Il est deve­nu un lieu com­mun, au len­de­main de chaque élec­tion, de pro­cla­mer, avec des tré­mo­los dans la voix, la vic­toire du par­ti de l’abs­ten­tion. »

Il est inté­res­sant de rele­ver qu’une par­ti­ci­pa­tion accrue ne chan­ge­rait sans doute pas fon­da­men­ta­le­ment la donne élec­to­rale. Un son­dage Ifop effec­tué au len­de­main des élec­tions régio­nales de 20155 semble mon­trer que les abs­ten­tion­nistes, dans l’hy­po­thèse où ils auraient été contraints de voter, se seraient com­por­tés sen­si­ble­ment de la même manière que le reste des élec­teurs. Le phé­no­mène abs­ten­tion­niste dénote cepen­dant une las­si­tude crois­sante vis-à-vis du fonc­tion­ne­ment des régimes démo­cra­tiques contem­po­rains. Dans les médias, cha­cun y va de son ana­lyse des causes du phé­no­mène : du Parisien qui pointe la faible adé­qua­tion entre « offre » et « demande » poli­tiques6 à l’i­nef­fable Raphaël Enthoven qui, sur les ondes d’Europe 1, fus­tige la fai­néan­tise des abs­ten­tion­nistes, des ingrats qui « négligent les acquis que d’autres ont payé de leur vie et vou­draient des droits sans devoirs7 ». Quoi qu’il en soit, tous s’ac­cordent à pré­sen­ter le phé­no­mène comme un grave pro­blème pour la démo­cra­tie. De leur côté, les socio­logues abondent en expli­ca­tions diverses. Classiquement, la socio­lo­gie se pro­pose de rendre compte du com­por­te­ment abs­ten­tion­niste par le faible niveau d’ins­truc­tion, l’ex­clu­sion éco­no­mique et sociale. Si ces grilles d’a­na­lyse ne sont pas dénuées de fon­de­ment, elles n’é­puisent pas le pro­blème et se heurtent, depuis quelques années, à un démen­ti cin­glant : la hausse spec­ta­cu­laire du niveau d’ins­truc­tion dans les pays de l’OCDE ne semble pas pou­voir enrayer le phé­no­mène abs­ten­tion­niste, bien au contraire.

Décembre 1932, USA (BETTMANN/CORBIS)

Entre 1995 et 2002, les ins­crip­tions dans l’en­sei­gne­ment supé­rieur ont aug­men­té de 50 % en Grèce, en Hongrie en Islande ou en Pologne, de 20 % en Espagne, en Finlande, en Irlande ou en Suède. Ce qui n’a pas empê­ché une impres­sion­nante baisse de la par­ti­ci­pa­tion8. Dans le sillage des tra­vaux de l’é­co­no­miste Gary Becker et des théo­ri­ciens du « choix ration­nel », cer­tains socio­logues font quant à eux de l’abs­ten­tion le résul­tat d’un cal­cul d’u­ti­li­té. À la veille d’une élec­tion, les indi­vi­dus cal­cu­le­raient l’é­ven­tuel béné­fice qu’ils pour­raient tirer de la par­ti­ci­pa­tion poli­tique. Si ce béné­fice est nul ou mar­gi­nal, l’é­lec­teur ne se déplace pas. Ce para­digme consu­mé­riste d’ex­pli­ca­tion de l’abs­ten­tion, sous l’im­pul­sion de l’im­pé­ria­lisme uni­ver­si­taire de la science éco­no­mique, gagne du ter­rain chez les socio­logues. Au-delà des diverses pro­po­si­tions d’ex­pli­ca­tion du phé­no­mène, jour­na­listes, socio­logues et éco­no­mistes s’ac­cordent à voir dans l’abs­ten­tion un pro­blème majeur, sym­bole du dys­fonc­tion­ne­ment des régimes démo­cra­tiques contemporains.

« Yamina, la mère de Joris, est née en France dans les années 1950. Elle s’ins­talle avec ses sœurs dans le quar­tier de Bassens, dans un appar­te­ment où les fêtes virent au forum mili­tant ».

Mais l’abs­ten­tion est-elle réel­le­ment un pro­blème pour tout le monde ? Cette ques­tion d’une brû­lante actua­li­té fait écho à une vive contro­verse ayant oppo­sé, dans les États-Unis des années 1970, les poli­tistes Seymour Martin Lipset et Morris Jones au grand his­to­rien anti­qui­sant Moses I. Finley. Les deux pre­miers sont alors les grands repré­sen­tants de ce qu’il est conve­nu d’ap­pe­ler la théo­rie éli­tiste de la démo­cra­tie. Développée par les socio­logues ita­liens Vilfredo Pareto et Gaetano Mosca au début du XXe siècle, pro­lon­gée par Joseph Schumpeter, cette théo­rie est par­ti­cu­liè­re­ment en vogue chez les poli­tistes amé­ri­cains des années 1960–1970. Ses concep­teurs voient dans la démo­cra­tie un régime intrin­sè­que­ment vicié par une dan­ge­reuse ten­dance à la com­plai­sance pour la vio­lence. Selon Lipset, au sein d’un régime démo­cra­tique, le peuple mécon­tent, « les déra­ci­nés, ceux qui ont connu l’é­chec ou se retrouvent pri­vés de contacts sociaux » risquent de se tour­ner vers « des mou­ve­ments extré­mistes9. » De ce fait, l’a­pa­thie poli­tique, l’abs­ten­tion et la non-par­ti­ci­pa­tion doivent être vues comme béné­fiques. Comme l’é­crit Morris Jones dans un article au titre élo­quent, « Défense de l’a­pa­thie », cette der­nière s’a­voue, en poli­tique, « un contre­poids aux fana­tiques qui consti­tuent le véri­table dan­ger qui menace la démo­cra­tie libé­rale » ; elle a « un effet béné­fique sur l’am­biance de la vie poli­tique10 ». La démo­cra­tie pro­mue par les théo­ri­ciens éli­tistes se doit d’être repré­sen­ta­tive et libé­rale. Comme l’af­fir­mait déjà Schumpeter, le prin­cipe démo­cra­tique réside dans le choix de repré­sen­tants com­pé­tents et non dans la par­ti­ci­pa­tion directe à la vie poli­tique. Les pro­cé­dés mis en place aux États-Unis tout au long du XXe siècle pour écar­ter les Afro-Américains du vote ne sont pas sans faire écho à cette défiance vis-à-vis de la par­ti­ci­pa­tion poli­tique des classes popu­laires. Nombre d’États du sud du pays ont ain­si mis en place, au len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale, des taxes élec­to­rales dont le mon­tant pro­hi­bi­tif tenait à l’é­cart du vote les habi­tants des ghet­tos noirs11.

Éminent spé­cia­liste de la démo­cra­tie athé­nienne, brillant hel­lé­niste vic­time du mac­car­thysme, Moses Finley entre dans la polé­mique avec la publi­ca­tion, en 1973, de Democracy Ancient and Modern. Cet ouvrage, étude com­pa­ra­tive des démo­cra­ties athé­nienne et moderne, se veut une réponse à Lipset et ses épi­gones. Selon Finley, l’a­pa­thie, loin d’être une com­po­sante béné­fique de la démo­cra­tie, témoigne de la déli­ques­cence des régimes démo­cra­tiques modernes. Elle est l’ex­pres­sion de la frus­tra­tion d’un peuple qui s’est vu cou­per l’ac­cès à la déli­bé­ra­tion et à la prise de déci­sion : « Loin d’être une condi­tion néces­saire et saine de la démo­cra­tie, l’a­pa­thie est une réponse par le replie­ment sur soi à l’i­né­ga­li­té d’ac­cès des dif­fé­rents groupes d’in­té­rêts auprès de ceux qui prennent les déci­sions ; en d’autres termes, une réponse à l’é­vo­lu­tion poli­tique qui a assi­gné à la léga­li­sa­tion par l’au­to­ri­té une pri­mau­té fonc­tion­nelle par rap­port à l’ar­ti­cu­la­tion des inté­rêts12. » Dans son ouvrage d’en­quête sur les quar­tiers nord de Marseille, qui lui valut le prix Albert Londres en 2014, le jour­na­liste Philippe Pujol rend compte de ce phé­no­mène d’ex­clu­sion poli­tique avec acui­té. À tra­vers l’his­toire de Joris, chô­meur de 27 ans, Pujol illustre les ravages que trente ans d’ex­clu­sion poli­tique ont pro­vo­qué dans les ghet­tos des­dits quar­tiers. Yamina, la mère de Joris, est née en France dans les années 1950. Elle s’ins­talle avec ses sœurs dans le quar­tier de Bassens, dans un appar­te­ment où « les fêtes virent au forum mili­tant ». En 1983, elle par­ti­cipe à la Marche pour l’é­ga­li­té et contre le racisme. Trente ans plus tard, elle raconte : « Ce qui devait être un pro­ces­sus de poli­ti­sa­tion a été cas­sé, on a réduit une prise de conscience poli­tique de classe à une pro­tec­tion du bon petit beur avec Touche pas à mon pote13» Le père de Joris, Pierre Godard, syn­di­ca­liste his­to­rique, fut l’un des pre­miers à se dres­ser contre le sys­tème clien­té­liste à Marseille. Malgré cet héri­tage mili­tant, Joris ne vote pas. « Quand on le croise, on a l’im­pres­sion que toute sa jeu­nesse s’est jetée dans un canal. Il ne lui reste que la dés­illu­sion qui prend la forme de l’a­pa­thie14. »

Septembre 1930, USA (BETTMANN/CORBIS)

Trente ans d’ex­clu­sion éco­no­mique, sociale et poli­tique ont mené à une dépo­li­ti­sa­tion mas­sive des quar­tiers popu­laires. Loin d’être un pro­blème pour l’ordre éta­bli, l’abs­ten­tion per­met au contraire de désar­mer la cri­tique du capi­ta­lisme contem­po­rain et d’é­touf­fer les vel­léi­tés mili­tantes des milieux popu­laires. L’exclusion poli­tique n’a tou­te­fois pas encore éra­di­qué tout effort de poli­ti­sa­tion. Ainsi de l’as­so­cia­tion Made in Bassens qui, dans les quar­tiers nord de Marseille, s’ef­force de pro­mou­voir les soli­da­ri­tés et d’en­cou­ra­ger les mobi­li­sa­tions col­lec­tives. Ses efforts ont « per­cé des portes et des fenêtres dans les murs du ghet­to15. » Les causes invo­quées pour expli­quer l’abs­ten­tion sont nom­breuses. Certaines relèvent de la fai­blesse théo­rique la plus insigne (la fameuse thèse du « dés­in­té­rêt crois­sant pour la chose poli­tique »), d’autres com­portent une part de jus­tesse (ain­si de celles qui blâment le rap­pro­che­ment aus­si spec­ta­cu­laire que déses­pé­rant du PS et de la droite), mais toutes ne touchent que trop rare­ment à l’es­sen­tiel. L’abstention découle avant tout de l’ex­clu­sion d’une par­tie crois­sante de la popu­la­tion de la par­ti­ci­pa­tion à la prise de décision.


Photographie de cou­ver­ture : RCA Building, USA, sep­tembre 1932 (Bettmann Collection/Corbis)


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  1. MUXEL Anne, « L’abstention : défi­cit démo­cra­tique ou vita­li­té poli­tique ? », Pouvoirs 1/2007 (n° 120) , pp. 43–55.
  2. « Pour un boy­cott actif de l’élection pré­si­den­tielle », Libération, 20 mars 2016.
  3. Ibid.
  4. « En 2017, fai­sons Front com­mun ! »
  5. LAURENT Samuel, « Elections régio­nales : pour­quoi les abs­ten­tion­nistes n’auraient rien chan­gé au résul­tat », décembre 2015.
  6. « Résultats régio­nales : les rai­sons d’une forte abs­ten­tion », Le Parisien, 7 décembre 2015.
  7. « Abstention : piège à cons », Europe 1, 7 décembre 2015.
  8. « Le niveau d’ins­truc­tion pro­gresse dans les pays de l’OCDE mais des obs­tacles demeurent », Regards sur l’é­du­ca­tion, sep­tembre 2004.
  9. LIPSET, Seymour Martin. L’Homme et la poli­tique, Paris, Seuil, 1963. p. 194.
  10. MORRIS JONES, W. H., Political Studies 2, 1954. pp. 25–37.
  11. BENN MICHAELS Walter, The Trouble with Diversity. How We Learned to Love Identity ans Ignore Inequality, Metropolitan Books, 2006.
  12. FINLEY, Moses. Démocratie antique et démo­cra­tie moderne, Payot, 2003. p. 120.
  13. PUJOL Philippe, La Fabrique du monstre — 10 ans d’im­mer­sion dans les quar­tiers nord de Marseille, la zone la plus pauvre d’Europe, Les Arènes, 2016, p. 144.
  14. Ibid. p.146.
  15. Ibid. p. 155.

REBONDS

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Pierre-Louis Poyau

Vit à Paris. Étudiant en histoire ; ses recherches portent sur la Commune de 1871. Écosocialiste, républicain critique, universaliste.

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