L’abécédaire de Rosa Luxemburg


Celle qui est née à Zamość, en Pologne, a per­du la vie ain­si qu’elle l’a­vait pré­dit : à son poste de révo­lu­tion­naire, à la mi-jan­vier 1919 — une balle dans la tempe avant d’être jetée dans un canal par la social-démo­cra­tie alle­mande. Économiste mar­xiste et cofon­da­trice de la Ligue spar­ta­kiste, Rosa Luxemburg conviait à faire des « esclaves sala­riés » des « tra­vailleurs coopé­ra­teurs libres », à en finir avec « la haine chau­vine » et à expro­prier l’en­semble des banques, des mines et des usines. À choi­sir, en somme, entre le socia­lisme ou la bar­ba­rie. Faisant de l’éner­gie et de la bien­veillance les deux piliers de l’i­déal d’é­man­ci­pa­tion qui l’a­ni­mait, elle n’en jurait pas moins qu’il impor­tait de cher­cher par­tout le « miel dans chaque fleur ». Une porte d’en­trée en 26 lettres.


Armes : « Si on attend de nous que nous bran­dis­sions les armes contre nos frères de France et d’ailleurs, alors nous nous écrions : Nous ne le ferons pas ! » (Discours devant le tri­bu­nal de Francfort, 20 février 1914)

Brin d’herbe : « Je me sens bien plus chez moi dans un petit bout de jar­din comme ici, ou dans la cam­pagne, entou­rée de bour­dons et de brins d’herbe que dans un congrès du Parti. À vous, je peux bien dire cela tran­quille­ment : vous n’i­rez pas tout de suite me soup­çon­ner de tra­hir le socia­lisme. Vous savez bien qu’au bout du compte, j’es­père mou­rir à mon poste : dans un com­bat de rue ou au péni­ten­cier. Mais mon moi le plus pro­fond appar­tient plus à mes mésanges char­bon­nières qu’aux cama­rades. » (Lettre à Sonia Liebknecht, 2 mai 1917)

Colonialisme : « Guerre et paix, le Maroc en échange du Congo ou le Togo pour Tahiti, ce sont là des ques­tions où il y va de la vie de mil­liers de per­sonnes, du bon­heur ou du mal­heur de peuples entiers. Une dou­zaine de che­va­liers de l’industrie racistes laissent de fins com­mis poli­ti­ciens réflé­chir et mar­chan­der sur ces ques­tions comme on le fait au mar­ché pour la viande ou les oignons, et les peuples attendent la déci­sion avec angoisse tels des trou­peaux de mou­tons conduits à l’abattoir. […] Le seul moyen effi­cace pour lut­ter contre le crime de la guerre et de la poli­tique colo­niale, c’est la matu­ri­té intel­lec­tuelle et la volon­té réso­lue de la classe des tra­vailleurs qui, par une rébel­lion impli­quant tous les exploi­tés et les domi­nés chan­ge­ra la guerre mon­diale infâme, conçue dans les inté­rêts du capi­tal, en une paix mon­diale et en une fra­ter­ni­sa­tion socia­liste des peuples. » (« Le Maroc », 14 août 1911)

Démocratie : « Sans élec­tions géné­rales, sans liber­té illi­mi­tée de la presse et de réunion, sans lutte libre entre les opi­nions, la vie se meurt dans toutes les ins­ti­tu­tions publiques, elle devient une vie appa­rente, où la bureau­cra­tie reste le seul élé­ment actif. […] L’erreur fon­da­men­tale de la théo­rie Lénine-Trotsky est pré­ci­sé­ment que, tout comme Kautsky, ils opposent la démo­cra­tie à la dic­ta­ture. » (La Révolution russe [1918], Éditions de l’Aube, 2007)

Être humain : « Fais donc en sorte de res­ter un être humain. C’est ça l’es­sen­tiel : être humain. Et ça, ça veut dire être solide, clair et calme, oui, calme, envers et contre tout, car gémir est l’af­faire des faibles. Être humain, c’est, s’il le faut, mettre gaie­ment sa vie toute entière sur la grande balance du des­tin, tout en se réjouis­sant de chaque belle jour­née et de chaque beau nuage. » (Lettre à Mathilde Wurm, 28 décembre 1916)

Femmes de la bour­geoi­sie : « À part quelques-unes d’entre elles, qui exercent une acti­vi­té ou une pro­fes­sion, les femmes de la bour­geoi­sie ne par­ti­cipent pas à la pro­duc­tion sociale. Elles ne sont rien d’autre que des co-consom­ma­trices de la plus-value que leurs hommes extorquent au pro­lé­ta­riat. Elles sont les para­sites des para­sites du corps social. » (« Suffrage fémi­nin et lutte de classes », Frauenwahlrecht, 12 mai 1912)

Grève géné­rale : « Elle n’est effi­cace que dans une situa­tion révo­lu­tion­naire, comme expres­sion d’une éner­gie révo­lu­tion­naire for­te­ment concen­trée, et d’une haute ten­sion des anta­go­nismes. Déta­chée de cette éner­gie et de cette situa­tion, trans­for­mée en une manœuvre stra­té­gique déter­mi­née long­temps d’avance et exé­cu­tée de façon pédante, à la baguette, la grève de masse ne peut qu’échouer neuf fois sur dix. » (« Nouvelle expé­rience belge », Leipziger Volkszeitung, mai 1913)

Héroïsme : « Ah ! quelle misère que vos âmes d’é­pi­ciers ! Vous seriez prêts à la rigueur à mon­trer un peu d’héroïsme, mais seule­ment contre mon­naie son­nante, et tant pis si on ne vous donne que trois pauvres sous moi­sis, pour­vu que vous voyiez tou­jours le béné­fice sur le comp­toir. » (Lettre à Mathilde Wurm, 28 décembre 1916)

[Lewis Hine, 1911]

Immensité : « Et où veux-tu en venir avec les souf­frances par­ti­cu­lières des Juifs ? Pour moi, les mal­heu­reuses vic­times des plan­ta­tions de caou­tchouc dans la région de Putumayo, les nègres d’Afrique dont les corps ser­vaient de bal­lons aux Européens, me sont aus­si proches. […] Ce silence sublime de l’im­men­si­té, où tant de cris se perdent sans avoir été jamais enten­dus, résonne en moi si fort qu’il n’y a pas dans mon cœur un petit coin spé­cial pour le ghet­to : je me sens chez moi dans le monde entier, par­tout où il y a des nuages, des oiseaux et les larmes des hommes. » (Lettre à Mathilde Wurm, 16 février 1917) 

Juges : « Si, Messieurs les Juges, de tous les gens pré­sents aux réunions que je tenais, vous aviez inter­ro­gé l’ou­vrier le plus frustre, il vous eût don­né une tout autre image, une tout autre impres­sion de ce que j’ai dit. Oui, les hommes et les femmes les plus simples du peuple tra­vailleur sont sans doute en mesure de com­prendre nos idées qui, dans le cer­veau d’un pro­cu­reur prus­sien, se reflètent comme dans un miroir défor­mant. » (Discours devant le tri­bu­nal de Francfort, 20 février 1914)

Karl Marx : « Et pour­tant, sur ce ter­rain aus­si, à part quelques petites recherches, l’héritage de Marx est res­té en friche. On laisse rouiller cette arme mer­veilleuse. » (« Arrêts et pro­grès du mar­xisme », 1903)

Liberté : « La liber­té seule­ment pour les par­ti­sans du gou­ver­ne­ment, pour les membres d’un par­ti, aus­si nom­breux soient-ils, ce n’est pas la liber­té. La liber­té, c’est tou­jours la liber­té de celui qui pense autre­ment. » (La Révolution russe [1918], Éditions de l’Aube, 2007)

Masse : « Le pro­lé­taire est d’a­bord l’ou­vrier capable et conscien­cieux qui, dès son enfance, trime patiem­ment pour ver­ser son tri­but quo­ti­dien au capi­tal. La mois­son dorée des mil­lions s’a­jou­tant aux mil­lions s’en­tasse dans les granges des capi­ta­listes ; un flot de richesses de plus en plus impo­sant roule dans les banques et les bourses tan­dis que les ouvriers — masse grise, silen­cieuse, obs­cure — sortent chaque soir des usines et des ate­liers tels qu’ils y sont entrés le matin, éter­nels pauvres hères, éter­nels ven­deurs appor­tant au mar­ché le seul bien qu’ils pos­sèdent : leur peau. » (« Dans l’a­sile de nuit », Die Gleichheit, 1er jan­vier 1912)

Nation : « La mis­sion his­to­rique de la bour­geoi­sie est la créa­tion d’un État natio­nal moderne ; mais la tâche his­to­rique du pro­lé­ta­riat est d’a­bo­lir cet État en ce qu’il est une forme poli­tique du capi­ta­lisme dans laquelle lui-même émerge en tant que classe consciente, afin d’é­ta­blir le sys­tème socia­liste. » (« L’État-nation et le pro­lé­ta­riat », Przeglad Socjaldemokratyczny, 1908)

[Lewis Hine, 1904]

Oisiveté : « Il faut en finir avec la vie oisive comme la mènent aujourd’­hui la plu­part des riches exploi­teurs. Il va de soi que la socié­té socia­liste exige l’o­bli­ga­tion du tra­vail pour tous ceux qui sont en état de tra­vailler, à l’ex­cep­tion, bien enten­du, des enfants, des vieillards et des malades. » (« La socia­li­sa­tion de la socié­té », Die junge Garde, 4 décembre 1918)

Prison : « La pri­son me semble tout natu­rel­le­ment faire par­tie de notre métier de com­bat­tants pro­lé­ta­riens de la liber­té, et la Russie m’a habi­tuée à consi­dé­rer qu’en­trer et sor­tir de ces murs était une chose des plus banales. » (Lettre à Westphal, 25 février 1916)

Quatre : « En même temps que le socia­lisme et que les inté­rêts de la révo­lu­tion, il nous fau­dra défendre aus­si les inté­rêts de la paix mon­diale. Ceci confirme pré­ci­sé­ment la tac­tique que nous autres, spar­ta­kistes, avons défen­due sans relâche et en toute occa­sion pen­dant les quatre ans de la guerre. La paix, c’est la révo­lu­tion mon­diale du pro­lé­ta­riat. Il n’y a pas d’autre moyen pour éta­blir et assu­rer réel­le­ment la paix que la vic­toire du pro­lé­ta­riat socia­liste. » (Discours au congrès de fon­da­tion du Parti com­mu­niste alle­mand (Ligue Spartacus), 31 décembre 1918 – 1er jan­vier 1919)

Représentation : « L’émancipation des tra­vailleurs sera l’œuvre des tra­vailleurs eux-mêmes, est-il dit dans le Manifeste com­mu­niste. Et les tra­vailleurs, ce ne sont pas quelques cen­taines de repré­sen­tants élus qui dirigent les des­ti­nées de la socié­té avec des dis­cours et des contre-dis­cours, ce sont encore moins les deux ou trois dou­zaines de diri­geants qui occupent les fonc­tions gou­ver­ne­men­tales. La classe ouvrière, ce sont les masses elles-mêmes, dans toute leur ampleur. » (« L’Achéron s’est mis en mou­ve­ment », Die Rote Fahne, 27 novembre 1918)

Souffrance : « Pendant qu’on déchar­geait la voi­ture, les bêtes res­taient immo­biles, tota­le­ment épui­sées, et l’un des buffles, celui qui sai­gnait, regar­dait droit devant lui avec, sur son visage sombre et ses yeux noirs et doux, un air d’enfant en pleurs. C’était exac­te­ment l’expression d’un enfant qu’on vient de punir dure­ment et qui ne sait pour quel motif et pour­quoi, qui ne sait com­ment échap­per à la souf­france et à cette force bru­tale… J’étais devant lui, l’animal me regar­dait, les larmes cou­laient de mes yeux, c’étaient ses larmes. Il n’est pas pos­sible, devant la dou­leur d’un frère ché­ri, d’être secouée de san­glots plus dou­lou­reux que je ne l’é­tais dans mon impuis­sance devant cette souf­france muette. […] Oh mon pauvre buffle, mon pauvre frère bien-aimé, nous sommes là tous deux aus­si impuis­sants, aus­si hébé­tés l’un que l’autre, et notre peine, notre impuis­sance, notre nos­tal­gie font de nous un seul être. » (Lettre à Sonia Liebknecht, 24 décembre 1917)

Tombe : « Sur ma tombe, comme dans ma vie, il n’y aura pas de phrases gran­di­lo­quentes. Sur la pierre de mon tom­beau, on ne lira que deux syl­labes : tsvi-tsvi. C’est le chant des mésanges char­bon­nières que j’i­mite si bien qu’elles accourent aus­si­tôt. » (Lettre à Mathilde Jacob, 7 février 1917)

Union sacrée : « En plus de l’Union sacrée et des cré­dits de guerre, la social-démo­cra­tie approu­vait par son silence l’é­tat de siège qui la livrait pieds et poings liés au bon vou­loir des classes diri­geantes. Elle admet­tait du même coup que l’é­tat de siège, le musel­le­ment du peuple et la dic­ta­ture mili­taire étaient des mesures néces­saires à la défense de la patrie. » (La Crise de la social-démo­cra­tie [1915], Spartacus, 1994)

[Soldats de l'armée italienne | Comando Suprem | Italian Army]

Voleurs : « Les pro­fi­teurs qui ont gagné des mil­lions pen­dant la guerre ont été acquit­tés ou s’en sont tirés avec des peines ridi­cules, mais les petits voleurs ont reçu des peines de pri­son sévères. Épuisés par la faim et le froid, dans des cel­lules à peine chauf­fées, ces enfants oubliés de la socié­té attendent l’in­dul­gence, le sou­la­ge­ment. Ils attendent en vain. » (« Un devoir d’hon­neur », Die Rote Fahne, 18 novembre 1918)

Wagon : « L’allégresse bruyante des jeunes filles cou­rant le long des convois ne fait plus d’es­corte aux trains de réser­vistes et ces der­niers ne saluent plus la foule en se pen­chant depuis les fenêtres de leur wagon, un sou­rire joyeux aux lèvres ; silen­cieux, leur car­ton sous le bras, ils trot­tinent dans les rues où une foule aux visages cha­gri­nés vaque à ses occu­pa­tions quo­ti­diennes. Dans l’at­mo­sphère dégri­sée de ces jour­nées blêmes, c’est un tout autre chœur que l’on entend : le cri rauque des vau­tours et des hyènes sur le champ de bataille. […] Souillée, désho­no­rée, patau­geant dans le sang, cou­verte de crasse ; voi­là com­ment se pré­sente la socié­té bour­geoise, voi­là ce qu’elle est. » (La Crise de la social-démo­cra­tie [1915], Spartacus, 1994)

XIXe siècle : « Il faut en réa­li­té admi­rer l’in­croyable résis­tance du peuple indien et des ins­ti­tu­tions com­mu­nistes agraires dont, mal­gré ces condi­tions, des restes se sont conser­vés jus­qu’au XIXe siècle. » (Introduction à l’é­co­no­mie poli­tique [1907], 10/18, 1973)

Yeux : « La lumière du soleil our­lait ces nuages d’un blanc d’écume écla­tant, et au cœur, ils étaient gris, d’un gris très expres­sif, pas­sant par toutes les nuances, du voile argen­té le plus doux au ton ora­geux le plus sombre. Avez-vous déjà remar­qué la beau­té et la richesse du gris ? Il y a quelque chose de si dis­tin­gué et pudique, il offre tant de pos­sibles. Quelle mer­veille, tous ces tons gris sur le fond bleu tendre du ciel ! Comme une robe grise va bien aux yeux bleu pro­fond. » (Lettre à Hans Diefendbach, 6 juillet 1917)

Zoologie : « Vous n’avez pas d’élan du tout, vous ram­pez. Ce n’est pas une dif­fé­rence de degré, mais de nature. Au fond, vous êtes d’une autre espèce zoo­lo­gique que moi, et vos per­sonnes cha­grines, moroses, lâches et tièdes ne m’ont jamais été aus­si étran­gères, je ne les ai jamais autant détes­tées qu’aujourd’hui. » (Lettre à Mathilde Wurm, 28 décembre 1916)


Tous les abé­cé­daires sont confec­tion­nés, par nos soins, sur la base des ouvrages, articles, entre­tiens ou cor­res­pon­dance des auteur·es.
Photographie de ban­nière : Lewis Hine, février 1912


image_pdf

REBONDS

☰ Lire notre abé­cé­daire d’Angela Davis, octobre 2016
☰ Lire notre abé­cé­daire de George Orwell, octobre 2016
☰ Lire notre abé­cé­daire de Noam Chomsky, sep­tembre 2016
☰ Lire notre abé­cé­daire de Daniel Bensaïd, mai 2015

Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.