La révolte des cheminots


Entretien inédit pour le site de Ballast

Plus de six mois de grèves, de jour­nées d’action et de mani­fes­ta­tions pour s’opposer à la « réforme fer­ro­viaire » du gou­ver­ne­ment Macron-Philippe : mal­gré le sou­tien de l’opinion, la loi a été adop­tée en juin 2018. Nous retrou­vons Anasse Kazib, syn­di­ca­liste SUD Rail, à la ter­rasse d’un fast-food. Des pas­sants l’interpellent pour le remer­cier ou l’encourager — « Vous êtes au top ! », « On n’a jamais été aus­si fier de quelqu’un ! ». Il faut dire que ses vidéos Internet et ses inter­ven­tions à la télé­vi­sion ont bous­cu­lé le récit média­tique domi­nant : une audience rare pour un syn­di­ca­liste révo­lu­tion­naire. Le tren­te­naire, né à Sarcelles, revient à nos côtés sur son par­cours et appelle à rendre au syn­di­ca­lisme ses lettres de noblesses ouvrières.


Mon tra­vail, c’est d’aiguiller les trains. Quand il y a des tra­vaux de main­te­nance, il faut faire des coupes pour pro­té­ger les sala­riés sur les voies. On a huit heures de ser­vice sans pause — on peut se res­tau­rer tant que ça ne dérange pas le ser­vice. Au quo­ti­dien, on est seul ou à deux ; au total, il y a une cen­taine d’aiguilleurs sur Le Bourget. Mon his­toire avec la SNCF ? Elle remonte à long­temps : c’est une his­toire de famille. Ma femme est che­mi­note et mon père est un chi­ba­ni1. Mon pre­mier contact s’est fait à 18 ans : je tra­vaillais à la SNCF comme sai­son­nier, puis j’y suis ren­tré pour de bon en 2012 en tant que « tech­ni­cien trans­port mou­ve­ment », c’est-à-dire agent de cir­cu­la­tion maî­trise. Avant ça, j’avais fait un BTS et plu­sieurs bou­lots, sur­tout dans l’événementiel — j’ai gran­di dans la cité Rose à Sarcelles, une des cités les plus chaudes de France. Pour être sin­cère, j’étais alors un peu libé­ral, sur le modèle « le cœur à gauche et le por­te­feuille à droite ». Je devais orga­ni­ser des soi­rées à Paris : on ne fai­sait que par­ler d’oseille, de bou­teilles, de bagnoles…

« Ça fonc­tionne comme ça : dès qu’il y a un syn­di­cat, il y a pres­sion et la direc­tion panique. »

Ma pre­mière expé­rience mili­tante à la SNCF s’est faite très tôt. À mon arri­vée, j’ai fait une for­ma­tion de deux ans, j’avais d’assez bons résul­tats. Mais au pas­sage d’un exa­men en cours d’année, il y a eu un raté : le sujet n’était pas le bon, nous n’étions pas pré­pa­rés. Le centre d’examens n’en a pas tenu compte, alors on a pes­té. J’ai décou­vert la méthode SNCF très rapi­de­ment : si tu l’ouvres, on te réprime. Du jour au len­de­main, je suis pas­sé de bon élève à cancre : ils me bais­saient sys­té­ma­ti­que­ment les notes, j’ai tout lâché et je suis retour­né à mon poste au Bourget. Là, ils m’ont dit que je devais aller à Amiens. Impossible : j’étais marié avec des enfants, je ne pou­vais pas par­tir. Je com­men­çais à déses­pé­rer, à me rési­gner. J’en parle à un col­lègue syn­di­qué à SUD, il trouve ça bizarre et en parle à un délé­gué SUD Rail. Le len­de­main matin, à 7 heures, sur mon poste de tra­vail, je les vois débar­quer ; ils me disent : « Te prends pas la tête, la boîte fait de l’intimidation, mais tu as un contrat de tra­vail avec un lieu d’affectation. Ils ont besoin de ton accord par ave­nant pour te déga­ger. On va régler ça tout de suite. » Peu de temps après, mon chef vient me voir : « Vous allez être content, on a trou­vé une solu­tion ! » Bien sûr, il fai­sait mine que la pres­sion syn­di­cale n’avait rien à voir avec ça. À par­tir de là je me suis dit que ça fonc­tion­nait comme ça : dès qu’il y a un syn­di­cat, il y a pres­sion et la direc­tion panique. Par prin­cipe, j’ai pris ma carte à SUD. Pendant plus de six mois, je ne fai­sais rien, je ne lisais même pas les mails. Puis, en 2014, arrivent les élec­tions pro­fes­sion­nelles, et le syn­di­cat me pro­pose de me pré­sen­ter. C’était sim­ple­ment pour faire une liste — en prin­cipe je n’étais pas éli­gible puisque SUD ne fai­sait pas de voix au Bourget. Mais les mecs du Bourget me connais­saient et m’appréciaient, et on a fina­le­ment gagné une place au CHSCT2. Ils m’ont for­mé, et c’est comme ça que je suis entré dans le mili­tan­tisme. Aujourd’hui on a trois membres SUD Rail au CHSCT, sur quatre au total. On a été capables de mener une grève vic­to­rieuse : on fai­sait des grèves de cin­quante-neuf minutes aux heures de pointe, c’était un cal­vaire pour les patrons ! En un mois, ils ont lâché : on a eu les primes.

Le mou­ve­ment de l’été der­nier [2018], on l’appelle « la bataille du rail ». C’est une lutte assez emblé­ma­tique où pen­dant trois mois on a assis­té à un vrai élan de fier­té chez les che­mi­nots. Au-delà de la ques­tion finan­cière, il y avait une guerre psy­cho­lo­gique à mener contre le « che­mi­not-bashing ». Les che­mi­nots avaient la volon­té de dire « On est là, on existe ». C’est fina­le­ment une « révolte du rail » : quoi qu’on en dise, les che­mi­nots se sont révol­tés. Après, le résul­tat, on le connaît… Dès le rap­port Spinetta3, j’ai vu que cer­taines direc­tions syn­di­cales bégayaient. Le rap­port est sor­ti le 15 février [2018], la pre­mière inter­syn­di­cale s’est tenue le 15 mars. Ça sen­tait le manque d’envie d’y aller. Pendant ce temps, je voyais mes potes che­mi­nots se défendre comme ils pou­vaient, à balan­cer leurs fiches de paie sur les réseaux, à se fil­mer sous la neige à dénei­ger des aiguilles… Puis on a vu Laurent Brun [secré­taire géné­ral de la CGT Cheminots, majo­ri­taire dans le sec­teur, ndlr] arri­ver avec sa grille de Loto, sa grève per­lée. Je suis tom­bé des nues ! Je me deman­dais : com­ment c’est pos­sible ? Je ne suis ni à la CGT, ni anar­chiste — je suis trots­kyste —, mais je res­pecte la Charte d’Amiens. Et même si j’ai quelques diver­gences, ce texte nous dit qu’une des solu­tions pour la révo­lu­tion, c’est la grève géné­rale. On ne peut pas gagner avec une grève per­lée, on n’a jamais gagné comme ça. C’est aux gré­vistes de déci­der de leur stra­té­gie, et ce, en AG. Mais là, nous n’avions pas le choix : la CGT avait déjà choi­si la stra­té­gie et ne lais­sait pas de marge. Elle n’avait dépo­sé de pré­avis de grève que pour son propre calen­drier. Alors les AG ne pou­vaient qu’être faibles : pas besoin de se réunir et, de toute façon, il n’y avait pas grand-chose à déci­der ! Il fal­lait juste suivre le calen­drier. Cette stra­té­gie a été déci­dée au som­met mais tous les cégé­tistes que je connais deman­daient la reconductible !

[Cyrille Choupas | Ballast]

À SUD, la ligne était simple : grève recon­duc­tible avec pré­avis dépo­sé par le syn­di­cat, puis l’AG sou­ve­raine décide ce qu’elle en fait. Tu ne peux pas te chauf­fer avec ton patron le lun­di puis le mar­di pour te poin­ter au bou­lot le mer­cre­di ! Le patron ne va pas lâcher, il te rem­pla­ce­ra ou te sur­veille­ra jusqu’à ce que tu fasses la moindre petite erreur. La plu­part des entre­tiens dis­ci­pli­naires se font comme ça : sur des gré­vistes qui reprennent le tra­vail. On savait que la grève per­lée ne mar­che­rait pas. Dans mon métier, on est sou­mis à ce qu’on appelle les décla­ra­tions d’intention de faire grève : on doit pré­ve­nir 48 heures avant. Si on doit faire ça pour deux jours, ça avan­tage le patron : il a le calen­drier des trois mois de grève, donc il ne compte même pas sur toi. Une col­lègue me disait : « De toute façon, votre grève c’est gra­tos pour la boîte parce qu’elle ne compte pas sur vous, elle prend d’autres per­sonnes et vous paie pas. C’est pareil pour elle ! » C’est seule­ment une ques­tion logis­tique. La grève per­lée, c’est la double arnaque.

« On savait que la grève per­lée ne mar­che­rait pas. C’est la double arnaque. »

L’autre pro­blème, c’est la com­mu­ni­ca­tion. Laurent Brun expli­quait que la grève recon­duc­tible ne marche pas. Tu ne peux pas dire ça ! Comment tu fais après, dans 5 ans, dans 10 ans ? Comment tu fais si tu perds ? Si la recon­duc­tible ne marche pas, et que la per­lée non plus, tu amènes à l’idée que c’est la grève en elle-même qui ne marche pas et qu’il fau­drait se conten­ter de dis­cu­ter, de négo­cier. Il y a une phrase de Brun dans un film d’Yvan Le Bolloch, où il dit en gros : « Avec cette grève per­lée, ils sont obli­gés de répondre à nos ques­tions toutes les semaines. » Va dire ça devant une AG de che­mi­nots ! Les gens font grève pour reti­rer la réforme et pour amé­lio­rer le sys­tème fer­ro­viaire, pas pour que tu ailles poser tes ques­tions ! Ils ont eu trente ren­dez-vous avec la ministre des Transports : rien n’a bou­gé. C’est ça qui est extra­or­di­naire dans cette lutte : c’est la plus longue bataille de la SNCF, et c’est sans doute la seule où rien n’a été concé­dé ! Et je dis ça en toute tran­quilli­té : par­tout en France, il y a des mili­tants CGT hon­nêtes et com­ba­tifs qui se sont bat­tus corps et âmes contre cette réforme fer­ro­viaire. Ce ne sont pas les mili­tants CGT qu’on cri­tique, c’est le choix d’une stra­té­gie qui ne nous a pas per­mis de gagner — il faut le reconnaître.

La plus grosse erreur qu’ils ont faite, ce n’est même pas le choix de la grève per­lée, c’est le délai de trois mois posé. Brun pen­sait que Macron allait être téta­ni­sé par trois mois de grève, mais ça n’a eu aucun impact. En avril, Macron voyait que le pays tenait mal­gré la grève, il savait que les che­mi­nots ne feraient pas mieux : il n’y a eu aucun rebon­dis­se­ment, il était tran­quille. Pourquoi Brun n’a pas chan­gé de stra­té­gie ? L’orgueil… Quand tu as ven­du la grève per­lée comme la hui­tième mer­veille du monde mais que ça ne marche pas, le mieux c’est que tu la fermes et que tu ne dises pas que c’est un fias­co. Maintenant, leur truc dans la bureau­cra­tie syn­di­cale, c’est de dire que si les agents l’avaient vou­lu, ils auraient fait autre chose… Comme si les agents pou­vaient se pas­ser des struc­tures syn­di­cales alors que c’é­taient les orga­ni­sa­tions syn­di­cales qui allaient dans les négo­cia­tions et qui ont por­té cette politique…

[Cyrille Choupas | Ballast]

La bureau­cra­tie est un pro­blème clé. Un bureau­crate c’est une per­sonne qui fait pas­ser un inté­rêt per­son­nel ou d’ap­pa­reil avant l’in­té­rêt géné­ral et qui veut avoir le contrôle sur les choses. Toutes les actions et les outils que le mou­ve­ment ouvrier avait construits dis­pa­raissent : la grève géné­rale, la grève recon­duc­tible, les caisses de grève, les comi­tés de grève. Quand tu viens dans un sec­teur pour dire que tu veux faire un comi­té de grève, les « buros » [bureau­crates, ndlr]. te regardent avec de ces yeux ! « Quoi, comi­té de grève ? T’es malade, c’est l’intersyndicale qui décide ! » Ils te boy­cottent, ils te fument ! C’est ce que dit Trotsky : la bour­geoi­sie a sa police, ses patrons et ses médias, mais elle a aus­si sa bureau­cra­tie syn­di­cale qui te dit quand tu dois faire grève et quand tu dois arrê­ter. Enfin vient la ques­tion cen­trale du rap­port à la négo­cia­tion. Laurent Brun s’est concen­tré sur la négo­cia­tion, sauf qu’il n’a pas com­pris la poli­tique de Macron. C’est un bull­do­zer, il avance vite, il est là pour faire des réformes. Nous avons essuyé une défaite, la réforme est bel et bien pas­sée, mais ça n’est pas la défaite qu’aurait vou­lu Macron : il vou­lait être le Thatcher à la fran­çaise, il vou­lait asseoir son auto­ri­té, plier les che­mi­nots en trois mois — là où les autres gou­ver­ne­ments trem­blaient. La popu­la­ri­té de la grève, la caisse de grève, les sou­tiens, la durée, les son­dages qui n’ont jamais ces­sé d’être en faveur des che­mi­nots, tout ça, ça lui a fait mal.

« C’est ce que dit Trotsky : la bour­geoi­sie a sa police, ses patrons et ses médias, mais elle a aus­si sa bureau­cra­tie syn­di­cale qui te dit quand tu dois faire grève et quand tu dois arrêter. »

Toute l’histoire du syn­di­ca­lisme des der­nières années, c’est qu’on est sur la défen­sive en per­ma­nence : il n’y a rien d’offensif. On parle sou­vent de la Charte d’Amiens : on n’en retient que la sépa­ra­tion du poli­tique et du syn­di­cat, mais ça n’est pas seule­ment ça. Les anar­chistes, à l’époque, posaient ce prin­cipe par peur du bureau­cra­tisme poli­tique et par crainte qu’un par­ti poli­tique récu­père et s’immisce dans le syn­di­cat. Il y avait les trip­tyques PCF-CGT-Huma et PS-CFDT-FSU, et c’est eux qui aujourd’hui nous disent de ne pas faire de poli­tique ! On me le reproche au quo­ti­dien : « Toi, tu ne fais pas du syn­di­ca­lisme, tu fais de la poli­tique. » Mais la Charte d’Amiens ne dit pas de ne pas faire de poli­tique. La loi Travail, c’est poli­tique, le par­tage du temps de tra­vail, c’est poli­tique ! À l’inverse, qu’on nous dise qu’il ne faut pas de par­tage des richesses, que c’est nor­mal qu’il y ait des pauvres, c’est poli­tique aus­si. Avec cette concep­tion, tu laisses la poli­tique aux bour­geois et tu aban­donnes le sort des pro­los entre les mains de la bureau­cra­tie syn­di­cale qui, elle, sert des inté­rêts poli­tiques. C’est d’ailleurs cette bureau­cra­tie qui finit géné­ra­le­ment par tra­hir : comme Nicole Notat, François Chérèque et les autres. Avec les lois Travail sont appa­rus les Comités sociaux éco­no­miques [CSE]4, et la bureau­cra­tie syn­di­cale va conti­nuer d’exister. Le CSE ne tue pas les « buros », qui n’ont pas bos­sé depuis quinze ou vingt ans, mais bien le mili­tan­tisme de ter­rain et les CHSCT.

Je ne crois pas du tout au réfor­misme ni au par­le­men­ta­risme. Je ne pense pas que ça change quoi que ce soit. Le syn­di­ca­lisme est issu de la Commune de Paris, il y a rien de réfor­miste là-dedans. L’autre pro­blème, selon moi, c’est l’idéologie du dia­logue social avec le patron. Un dia­logue est pos­sible ; mais un dia­logue « social », non. Lorsque tu as tous les pou­voirs d’un côté, c’est pas un dia­logue social. Des réunions, on peut en avoir quand on veut et autant qu’on veut en tant que syn­di­ca­liste. On peut se réunir quatre heures avec la DRH, mais, en défi­ni­tive, c’est le patron qui décide. On n’obtiendra jamais une réduc­tion du temps de tra­vail ou une baisse de l’âge de départ à la retraite comme ça. C’est un dia­logue sans social. C’est l’une des plus grosses super­che­ries du sys­tème : faire croire qu’on peut obte­nir des choses en se met­tant autour d’une table. En disant ça, on éloigne les gens des mani­fes­ta­tions et des grèves. On gagne qu’à tra­vers la rue et le blo­cage de l’économie.

[Cyrille Choupas | Ballast]

Il faut un par­ti ouvrier : tout ne se gère pas au niveau éco­no­mique ni au niveau du syn­di­cat. Dans des syn­di­cats comme FO, on tolère que les adhé­rents soient au FN comme au NPA — tu finis par cas­ser ton syn­di­cat parce que tu vas évi­ter de par­ler de cer­tains sujets (les ques­tions de genre, par exemple), pour te concen­trer sur les ticket res­tau… Tu ne parles plus de ren­ver­ser le gou­ver­ne­ment. Quel type de syn­di­ca­lisme on veut ? Au Bourget, on est par­ve­nus à faire une grève en recon­duc­tible, on avait des AG où on dis­cu­tait et on choi­sis­sait notre stra­té­gie. Bien sûr, on n’est pas obli­gés à chaque grève de vou­loir faire la révo­lu­tion ; bien sûr, il faut des luttes par­tielles, mais il faut les mener conve­na­ble­ment, sinon les gens se démo­tivent. Pourquoi on ne retrouve pas le mil­lion de mani­fes­tants contre la loi Travail sous Hollande le 14 juin 2016, contre la loi Travail sous Macron ? Parce qu’ils ont été convain­cus par le pro­jet du gou­ver­ne­ment ? Bien sûr que non. C’est parce qu’ils se disent que s’ils font grève, ils perdent de l’argent, ils prennent des sanc­tions dis­ci­pli­naires, et puis plus rien : les gens étaient dégoû­tés. Dès lors qu’on a un plan de bataille offen­sif avec une pos­si­bi­li­té pour les tra­vailleurs de déci­der, on par­vient à mobiliser.

« Avec les cama­rades, on a fait une pro­po­si­tion : une SNCF entiè­re­ment gra­tuite. On a la carte Vitale pour la san­té, on pro­pose la carte vitale ferroviaire. »

Ce qu’il nous manque, ce sont des pro­po­si­tions, c’est réus­sir à être audibles sur nos pro­jets posi­tifs. On ne peut pas être juste des gueu­lards. Quand je vois des cama­rades pas­ser à la radio et défendre la retraite des che­mi­nots en disant « Dans quel état on est, à 54 ans, à conduire un train ? », ce mes­sage n’est pas audible pour des gens qui tra­vaillent dans le bâti­ment jusqu’à 64 ans. Nous, on se bat pour que le régime des che­mi­nots soit celui de tous les sala­riés : on est pour que les gens partent tôt en retraite pour lais­ser embau­cher les jeunes. Ça, c’est un dis­cours qui touche plus. Avec les cama­rades, on a fait une pro­po­si­tion : une SNCF entiè­re­ment gra­tuite. On a la carte Vitale pour la san­té, on pro­pose la carte vitale fer­ro­viaire. Les dépenses en frais de san­té et en dom­mages éco­lo­giques du tra­fic rou­tier, c’est pra­ti­que­ment 100 mil­liards d’euros par an. Le chiffre d’affaires de la SNCF, c’est 38 mil­liards, et les spé­cia­listes chiffrent à 20 ou 25 mil­liards d’euros le fait de pas­ser à la gra­tui­té totale de la SNCF. J’en rajoute une couche : le CICE5, c’est presque 100 mil­liards d’euros depuis sa créa­tion, et ça n’a pas fait bais­ser le chô­mage. Face à ça, tu as la pos­si­bi­li­té de prendre le TGV et les trans­ports en com­mun à n’importe quelle heure, avec une grande qua­li­té et gra­tui­te­ment. On aurait juste à mon­ter dans le train et il y aurait des gens qui le feraient avan­cer, qui entre­tien­draient la voie, qui inves­ti­raient pour de nou­velles voies. C’est un pro­gramme qui plaît aux sala­riés, et qui est audible pour les usa­gers. Si tu leur dis qu’on se met en grève pour que les conseils d’administration soient com­po­sés à 50 % de sala­riés et à 50 % d’usagers, pour qu’on décide nous-mêmes des finan­ce­ments, là, tu ramasses avec toi tous les usa­gers de France, du pro­lo au cadre sup’ ! Et si tu leur dis « Par contre, on va avoir besoin de vous », la caisse de grève, tu la finances en moins de deux avec cette pro­po­si­tion ! Les gens payent, mais ne décident de rien. Qui a déci­dé que Guillaume Pepy [diri­geant de la SNCF, ndlr] devait tou­cher 450 000 euros ? Les gens voient bien qu’on nous prend pour des cons.

Notre deuxième pro­po­si­tion, ça a été l’intergare : une ren­contre avec des che­mi­notes et des che­mi­nots, syn­di­qués ou non, de dif­fé­rentes gares pari­siennes. L’intergare, c’est l’avenir de la lutte. Ces ren­contres étaient fon­dées sur une stra­té­gie : mettre au centre la ques­tion de la démo­cra­tie ouvrière. On le voyait, les gens déser­taient de plus en plus les mee­tings syn­di­caux — il faut dire que venir pour écou­ter des syn­di­ca­listes te résu­mer ce que tu entends en boucle à la télé, ça ne fait rêver per­sonne… Dans les ren­contres inter­gares, les che­mi­nots avaient des réac­tions de base, mais excel­lentes : « Qui t’autorise à diri­ger l’AG ? », « Qui t’autorise à par­ler pen­dant 20 minutes ? », « Qui t’autorise à nous dire quand et com­ment se ter­mine notre AG ? », « Pourquoi tu nous dis ce qu’on doit faire dans tes tracts ? », etc. L’intergare est décon­nec­tée des direc­tions syn­di­cales : syn­di­qués ou non, tout le monde s’exprime, il y a un micro, le prend qui veut. Et puis on tour­nait, de gare en gare, de sec­teur en sec­teur. La CGT a gar­dé la main­mise sur l’ensemble du mou­ve­ment, mais l’intergare a été une réus­site et une découverte.

[Cyrille Choupas | Ballast]

Une autre décou­verte, pour moi, ça a été la rela­tion aux médias. Je ne suis pas un pro de la vidéo, mais quand le rap­port Spinetta est tom­bé, imbu­vable avec ses cent vingt pages, j’ai déci­dé de le lire pour le vul­ga­ri­ser et pour le démon­ter. Je démarre comme ça sur Révolution per­ma­nente, et la pre­mière vidéo fait cent mille vues : c’est énorme. La force de RP, c’est qu’ils sont bien sui­vis chez les che­mi­nots. Si tu fais dix mille vues, tu peux être sûr qu’il y aura deux mille che­mi­nots devant leur écran. Et c’est pas rien. Quand tu es syn­di­ca­liste, pour voir deux mille per­sonnes dans ta car­rière, bon cou­rage ! Quand je fais des tour­nées syn­di­cales, par­fois, en une semaine, je vois même pas cin­quante che­mi­nots. Et j’en ai vu direc­te­ment l’impact. Les che­mi­nots me connaissent presque tous, et ça, c’est inouï pour un syn­di­ca­liste. J’ai mis des mots devant des faits. En paral­lèle, j’ai com­men­cé à être invi­té sur des pla­teaux télé. Je suis pas­sé chez Bourdin, puis j’ai été invi­té aux « Grandes gueules » pour par­ler trente minutes. Au départ, je devais inter­ve­nir sur la SNCF, mais c’est par­ti en clash. Ça leur a plu, j’ai été invi­té d’autres fois, main­te­nant je suis un habi­tué. Au-delà du carac­tère réac’ des « Grandes Gueules », il faut voir que c’est la seule émis­sion de télé où tu peux t’exprimer. Sur trois heures, tu as des sujets où tu peux mettre du conte­nu poli­tique. Je ne suis pas par­ti­san du dis­cours du type « Ce sont des réac’, ils attaquent nos droits alors on n’y va pas, on n’a rien à faire là-dedans. »

On conforte cette image de gauche jamais contente, de radi­caux… et, à l’ar­ri­vée, nous, on n’est jamais dans les médias. Quand tu as la chance d’avoir un cama­rade de lutte qui peut s’exprimer et repré­sen­ter un peu une pen­sée et des idées poli­tiques pro­gres­sistes, tu vas pas lui dire « Non, on parle pas avec eux ». Les « GG », c’est deux mil­lions et demi d’auditeurs. Récemment, j’y étais : on par­lait de Macron qui conseille aux chô­meurs de « tra­ver­ser la rue » pour trou­ver un emploi ; j’interviens et je dis : « Ça, c’est du mépris de classe. » Tu peux allu­mer toutes les chaînes de France et de Navarre, en dehors des périodes élec­to­rales où Olivier Besancenot ou Nathalie Arthaud passent un peu, à aucun moment tu n’entends ce genre de dis­cours ! Ils m’ont pro­po­sé de conti­nuer avec eux — je ver­rai com­bien de temps ça dure, com­bien de temps je peux le faire. Ma seule limite, c’est la grève : je ne veux rater aucune AG, aucun piquet de grève. Les col­lègues et le ter­rain passent avant les médias. Car tu peux tom­ber très rapi­de­ment dans ce milieu : les médias n’attendent qu’une chose, c’est de te retrou­ver dépu­té du PS. Soit tu finis chez Hanouna, soit tu finis Manuel Valls. Pour eux, tu ne peux pas avoir un pro­pos de classe, ren­trer chez toi et jouer avec tes enfants.


Photographie de ban­nière et de vignette : Cyrille Choupas | Ballast


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  1. « Vieil homme », en arabe. En février 2018, 848 chi­ba­nis ont gagné leur pro­cès pour dis­cri­mi­na­tion face à la SNCF.[]
  2. Le Comité d’hygiène, de sécu­ri­té et des condi­tions de tra­vail, sup­pri­mé par les ordon­nances Macron.[]
  3. Rapport conduit par Jean-Cyril Spinetta sur l’avenir de la SNCF, ren­du le 15 février 2018. Commandé par le gou­ver­ne­ment, ce rap­port recom­man­dait, entre autres choses, la fer­me­ture de neuf mille kilo­mètres de lignes fer­ro­viaires.[]
  4. Les ordon­nances « Travail » du gou­ver­ne­ment Macron ont fusion­né les Comités d’hygiène, de sécu­ri­té et des condi­tions de tra­vail avec d’autres ins­tances, pour créer le Comité social et éco­no­mique.[]
  5. Crédit d’impôt pour la com­pé­ti­ti­vi­té et l’emploi. Instaurée en 2013, cette réduc­tion fis­cale coûte en moyenne 20 mil­liards d’euros par an. L’objectif affi­ché est de réduire les impôts des entre­prises pour favo­ri­ser l’embauche.[]

REBONDS

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