Alexander Kuznetsov : « Tant que la vie est là, le film continue »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Devant les murs rouges de l’hô­tel dans lequel nous sommes reçus à Paris, Alexander Kuznetsov lance tout de go : « Je suis un com­mu­niste dans l’âme. » Mais un com­mu­niste sans désir de Grand Soir. Réalisateur et pho­to­graphe russe né en 1957, notre hôte a sui­vi Yulia et Katia, deux jeunes femmes trans­fé­rées d’un orphe­li­nat à l’in­ter­nat neu­ro­psy­chia­trique de Sibérie. Privées de tous leurs droits civiques, sans tra­vail ni famille, elles se battent contre la machine éta­tique russe pour une vie « nor­male ». « La tra­di­tion du ciné­ma sovié­tique ne donne pas la pos­si­bi­li­té de mon­trer deux véri­tés pos­sibles », dit-il un jour : entre espoirs et décep­tions, Kuznetsov par­tage avec émo­tion cette autre véri­té avec son Manuel de libé­ra­tion, qui sort en salles fran­çaises le 19 octobre 2016. 


Votre docu­men­taire suit prin­ci­pa­le­ment deux femmes trans­fé­rées d’un orphe­li­nat vers un inter­nat : on ne com­prend pas bien pour­quoi elles sont trans­fé­rées qua­si-auto­ma­ti­que­ment, sans adop­tion pos­sible — cela semble aller de soi…

Prenons l’exemple de Yulia. Sa mère a renon­cé à elle dès l’accouchement. L’abandon des enfants dès la nais­sance est une pra­tique très lar­ge­ment répan­due en Russie. Pourquoi ? La ques­tion est vaste. Bien enten­du, c’est avant tout parce que la vie y est dif­fi­cile : pas de tra­vail, pas de famille dans laquelle cet enfant peut être accueilli, la mère est sou­vent seule, etc. Après cet aban­don, la chaîne légale et éta­tique est la sui­vante : d’abord, on les place à l’orphelinat — il faut savoir que les orphe­li­nats en Russie se dis­tinguent par tranches d’âges : pour les plus petits, c’est comme une espèce de crèche et, ensuite, quand il sont un peu plus grands, ils vont à l’école. Puis arrive le moment où ils atteignent l’âge de 16/17 ans : il fau­drait les faire sor­tir… mais on ne sait pas quoi faire de ces jeunes gens ! Les adop­tions sont très rares et le pro­ces­sus est dif­fi­cile parce que, tout sim­ple­ment, quand la vie est dif­fi­cile pour tout le monde, les gens n’ont pas envie de faire ce genre de démarche. À 16/17 ans, ils ne sont pas com­plè­te­ment auto­nomes. Il fau­drait qu’ils puissent conti­nuer à faire leurs études, à apprendre un métier pour s’insérer dans la vie pro­fes­sion­nelle. Le sou­ci étant qu’à par­tir de cet âge-là, il n’y a plus de sys­tème pour eux. Le sys­tème s’arrête à la majo­ri­té et il n’y a plus d’encadrement : rien n’est adapté.

« Leur retard soi-disant men­tal n’est rien d’autre que le résul­tat d’un mau­vais enca­dre­ment pédagogique. »

Ce qui se passe alors sou­vent, c’est que, compte tenu du fait que ces enfants sont aban­don­nés, ils sont défi­nis comme étant dans une situa­tion émo­tion­nel­le­ment dif­fi­cile. S’ils ne sont pas bien dans leur peau et dans leur tête, ils ne vont pas bien étu­dier. Dès qu’ils vont avoir un retard sco­laire, on va très vite leur diag­nos­ti­quer une « défi­cience men­tale ». À par­tir du moment où cette « défi­cience » est dans leur dos­sier, c’est très facile d’arriver à l’âge de 18 ans et de dire que ce sont des gens qui n’ont pas la capa­ci­té d’être auto­nome. C’est là que l’on va les pla­cer dans un inter­nat neu­ro­psy­chia­trique comme celui que l’on voit dans le film. Ils sont donc enfer­més dans un centre de 18 ans… jusqu’à leur mort. Toutes les per­sonnes qui tra­vaillent dans ce genre de centre disent que 15 à 20 % des rési­dents, s’ils avaient été dans une famille et s’ils avaient été enca­drés nor­ma­le­ment, auraient été par­fai­te­ment nor­maux ! Leur retard soi-disant men­tal n’est rien d’autre que le résul­tat d’un mau­vais enca­dre­ment péda­go­gique. Katia est un cas dif­fé­rent : sa mère l’a eue à 16 ans. Elle l’a quand même gar­dée dans un pre­mier temps mais, comme elle le raconte dans le film, la rela­tion était très dif­fi­cile. Comme Katia, selon sa mère, se com­por­tait « mal », elle a fini par l’amener elle même dans une cli­nique psy­chia­trique. Un autre cas qui est éga­le­ment très fré­quent mais pas mon­tré dans le film, ce sont des parents qui sont pri­vés de leurs droits paren­taux pour peu qu’ils soient alcoo­liques, qu’ils partent en pri­son, etc. Que faire de ces enfants une fois qu’ils atteignent la majo­ri­té ? Comme le disait très bien Sergei, le direc­teur du centre, un homme excep­tion­nel : « On les mets dans un centre neu­ro­psy­chia­trique : plus de pro­blème. » On les range alors dans un pla­card et on a plus besoin de s’en occuper. 

Un texte de loi du Code Civil de la Fédération de Russie dit qu’un « un citoyen qui, en consé­quence d’un déran­ge­ment psy­chique, ne peut com­prendre la signi­fi­ca­tion de ses actes [est] mis sous tutelle ». Mais on réa­lise dans ce film qu’il y a, dans ce centre, des per­sonnes non-défi­cientes qui coha­bitent avec des indi­vi­dus ayant une véri­table défi­cience men­tale… Pourquoi ne pas avoir deux centres différents ? 

Il y a quelques années, il n’y avait même pas la pos­si­bi­li­té de récu­pé­rer son auto­no­mie. Ils étaient véri­ta­ble­ment enfer­més d’office, et à vie. La ques­tion ne se posait même pas. Il y a eu un chan­ge­ment assez récent, pro­vo­qué notam­ment par Sergei. Au départ, il s’agissait de mesures locales qui ont été reprises par le minis­tère des Affaires sociales de la région de Krasnoyarsk, qui a créé quelque chose qui n’existait pas avant et pas for­cé­ment ailleurs : c’est un lieu de loge­ment pour les per­sonnes qui viennent de récu­pé­rer leur auto­no­mie et, donc, leurs droits. Il peuvent y loger, avoir le gîte et le cou­vert le temps de finir leurs études, de trou­ver un tra­vail, etc., pour qu’ils n’aient pas à subir une tran­si­tion trop bru­tale. Il y a une espèce de sas de sor­tie et c’est très récent. À ce genre de petits exemples, on voit que le sys­tème évo­lue, dou­ce­ment mais sûre­ment. D’autres choses ont été créées. Il y a par exemple une com­pé­ti­tion de spec­tacles entre les inter­nats. Des groupes chantent, dansent… Ils orga­nisent aus­si des tour­nois de foot­ball, à tel point que cer­tains direc­teurs observent les meilleurs joueurs de foot de chaque centre afin de les avoir dans leur équipe. Ce qu’on peut dire, c’est que la Russie n’est pas prête à accep­ter ces gens en son sein. Même quand ils sortent, ils res­tent à part, iso­lés. C’est com­pli­qué de se dire qu’il faut un effort com­mun pour inté­grer tout le monde. 

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(Par Stéphane Burlot, pour Ballast)

On voit quelques hommes dans ce centre, mais très peu. Pourquoi avoir vou­lu suivre ces deux femmes en particulier ? 

Ce sont les plus actives. Les plus entre­pre­nantes. Les hommes ont une dif­fi­cul­té dans la vie et c’est fini, ils aban­donnent. Les femmes, elles, se battent jusqu’au bout. En Russie, toutes les petites et moyennes entre­prises sont diri­gées par des femmes. Pourquoi ? Parce que, même si les femmes sont confron­tées à des dif­fi­cul­tés, elles vont se battre pour les sur­mon­ter. Elles tra­vaillent sou­vent plus que les hommes, si on regarde la popu­la­tion moyenne. D’ailleurs, l’Union sovié­tique a sur­vé­cu grâce aux femmes : pen­dant que les hommes allaient faire la révo­lu­tion, les femmes tra­vaillaient, éle­vaient les enfants et rame­naient les hommes à la vie quand ils reve­naient de la guerre. Pourquoi voit-on moins d’hommes que de femmes dans mon film ? C’est sim­ple­ment parce que les gar­çons et les filles ne vivent pas sous le même toit ; les bara­que­ments sont sépa­rés. Officiellement, ils n’ont pas le droit de se fré­quen­ter et de coha­bi­ter. Les hommes se font plus faci­le­ment à cette situa­tion : ils n’ont pas besoin de tra­vailler, la retraite est assu­rée, ils sont nour­ris, logés et blan­chis. Les femmes sont des bat­tantes — et en par­ti­cu­lier Katia. C’est une grave erreur de croire que ce sont les hommes qui consti­tuent le sexe fort. Il y a eu une géné­ra­tion per­due, en par­ti­cu­lier pour les hommes, pour ceux qui ont vécu la Perestroïka : en deve­nant des hommes, ils sont tom­bés dans les drogues, la délin­quance, la cri­mi­na­li­té. C’est une géné­ra­tion per­due et seules les femmes y ont sur­vé­cu. J’ai choi­si ces deux femmes parce qu’elles étaient de beaux sujets de ciné­ma, parce qu’elles sont tel­le­ment belles et tel­le­ment authen­tiques qu’on est sai­si par l’injustice de ce qui leur arrive : on ne peut qu’être avec elles. 

On voit, dans vos films, que vous mon­trez deux facettes : le côté juri­dique, un peu froid — avec cette idée de « ter­ri­toire » et de « manuel » —, et le côté humain, plus émo­tion­nel… L’humanité est du côté du citoyen et la froi­deur du côté de la « jus­tice »… Peut-on dire que vous êtes un militant ? 

« L’Union sovié­tique a sur­vé­cu grâce aux femmes : pen­dant que les hommes allaient faire la révo­lu­tion, les femmes tra­vaillaient, éle­vaient les enfants et rame­naient les hommes à la vie. »

Oui. Je milite au moins dans le sens où je fais ces films en mon­trant ce que devrait être l’humain, c’est-à-dire quelque chose de plus libre, de plus cha­leu­reux, de plus heu­reux. Je suis mili­tant par ce que je fais. Je suis pour atteindre la liber­té par des voies pro­gres­sives plu­tôt que par la révo­lu­tion — la révo­lu­tion, mes grands-parents l’ont vue, mes parents l’ont vue, et cela n’a mené à rien. Je ne crois pas en la révo­lu­tion. Je suis pour la révo­lu­tion qui se passe dans l’âme d’une per­sonne, dans sa tête, son esprit, afin qu’elle se libère. La prin­ci­pale révo­lu­tion qu’il faut qu’on accom­plisse, c’est celle de l’éducation de nos enfants : ouvrir leurs fron­tières et leurs esprits. 

À un moment, vous fil­mez un tri­bu­nal. Quid de la cen­sure ? Comment cela se passe-t-il pour vous, en Russie ?

Plus les années passent et plus la peur revient. La poli­tique qui est menée referme peu à peu les contacts pos­sibles, les petites marges de liber­té pos­sibles. Le film a été tour­né sur six années, beau­coup de choses se sont pas­sées durant ce temps. Déjà, pour par­ler de l’internat lui-même : nor­ma­le­ment, il est inter­dit de fil­mer puisque c’est fer­mé — par défi­ni­tion, ce lieu n’est pas ouvert à l’image et au film. Là, c’était pos­sible grâce au direc­teur, puisqu’il est le tuteur légal de tous les rési­dents : c’est lui qui m’a don­né l’autorisation de venir et de fil­mer. Lorsqu’on veut fil­mer dans un tri­bu­nal pen­dant un ren­du de jus­tice, c’est le Palais de jus­tice qui donne ou non l’autorisation. En 2011, pen­dant le pre­mier juge­ment de Yulia, ils me l’ont don­née sans trop de dif­fi­cul­tés. Entretemps, l’époque a chan­gé et il m’était plus com­plexe d’obtenir l’autorisation. Quand je suis allé au CNC pour obte­nir un finan­ce­ment afin de finir le film, celui-ci m’a deman­dé com­ment j’avais pu fil­mer dans un Palais de jus­tice… Nous ne sommes pas à Moscou, mais à la péri­phé­rie ; il y a ici des gens encore « nor­maux », qui se per­mettent d’agir un peu en dehors du cadre qui leur est impo­sé, des gens avec qui on peut dis­cu­ter d’humain à humain et, donc, s’arranger. Il y a eu un sou­tien de la part du minis­tère aux Affaires sociales de Krasnoyarsk, à qui j’ai pré­sen­té la chose de cette façon : « Ce film va ser­vir à faire un mode d’emploi sur com­ment, par les voies légales, en Russie, aujourd’hui, on peut sor­tir d’un inter­nat psy­chia­trique si on s’y est retrou­vé par erreur. Ce mode d’emploi va ser­vir à ceux qui veulent sor­tir, mais aus­si aux admi­nis­tra­teurs qui veulent les aider. » Ça a été enten­du. Des gens pro­ba­ble­ment cou­ra­geux : je leur en suis très recon­nais­sant. Je suis convain­cu que mon film est utile, et qu’il est utile là où j’habite, là où je suis, là où je filme. Je ne montre que ce qui se passe en face de moi, je ne fais pas de com­men­taire. C’est utile, aus­si, que je joue le rôle d’un miroir — si le miroir est déjà en soi une critique.

D’ailleurs, vous lais­sez votre camé­ra entre les mains des jeunes femmes !

Oui, c’est un geste qui veut les libé­rer inté­rieu­re­ment. C’est impor­tant de savoir de quoi elles parlent entre elles, et pas seule­ment lorsque je viens les fil­mer. Par exemple, lors de la séquence qui ouvre le film lorsque les rési­dents disent à la camé­ra de quoi ils rêvent, les ques­tions sont posées par les jeunes filles elles-mêmes. C’est moi qui filme mais c’est elles qui ini­tient la conver­sa­tion, c’est à elles que les jeunes répondent, pas à moi. Je ne suis pas l’homme à la camé­ra qui vient, de manière bru­tale, inter­ro­ger l’autre : l’homme à la camé­ra, il filme, il ne pose pas de questions. 

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(Par Stéphane Burlot, pour Ballast)

On a vrai­ment l’impression d’y être et de par­ta­ger leur vie et leur com­bat. Katia se pose des ques­tions sur la vie, des ques­tions d’ordre éthique. À un moment, elle dit : « Je ne com­prends pas pour­quoi on me demande pas mon avis, pour­quoi ? ». Le méde­cin psy­chiatre n’ose pas lui répondre, il dit qu’il ne sait pas… 

Katia a quand même été diag­nos­ti­quée schi­zo­phrène, alors qu’elle ne l’est pas ! Ce pas­sage est une manière de répondre à la ques­tion « Comment peut-on faire des diag­nos­tics comme celui-là ? » Cette séquence est jus­te­ment là pour répondre à cette ques­tion : c’est un psy­chiatre qui vient d’être para­chu­té à cet endroit, c’est quelqu’un qui exer­çait un autre métier avant, qui a été requa­li­fié en sui­vant des cours visi­ble­ment peu pous­sés ; il débarque ici et ne connaît vrai­ment pas la réponse. Il n’est pas com­pé­tent. La réponse n’est pas fron­tale ; je n’accuse pas par­ti­cu­liè­re­ment cet homme quand je dis cela. C’est juste une manière pour moi de lais­ser des indices afin de répondre à la ques­tion posée. Eh bien, regar­dez le niveau de diag­nos­tique psy­chia­trique en Russie : voi­là comme il est. Bien sûr, je ne parle pas pour tous les méde­cins russes mais cela signi­fie qu’il y a de quoi réflé­chir… Surtout, je trouve qu’il est impor­tant, à cet ins­tant, de mon­trer que Katia est plus forte que lui. 

Lorsque Yulia essuie un pre­mier refus au tri­bu­nal lors de sa demande d’é­man­ci­pa­tion, une autre femme du centre lui demande, à son arri­vée, com­ment ça s’est pas­sé. Yulia va lui répondre « je suis un enfant non dési­ré » : c’est ça, fina­le­ment, le sys­tème psy­chia­trique russe ? Pas de famille, donc pas de droits ?

« C’est donc lui qui fai­sait à lui seul le tra­vail de l’État. Une per­sonne bien, c’est un État en soi. »

C’est exac­te­ment ça. Le choc de Yulia est qu’elle découvre, tout à coup, que per­sonne ne veut d’elle. Pas juste sa mère, pas juste sa famille, mais per­sonne. Elle est non dési­rée dans une sens encore plus large que ce qu’elle pen­sait. Tous ceux qui sont là-bas sont trau­ma­ti­sés à vie par cet aban­don qui ne s’explique pas. C’est la ques­tion qui les taraude le plus : « Pourquoi sommes-nous aban­don­nés ? » J’ai par­lé à une jeune femme qui disait : « J’aimerais trou­ver ma mère pour lui poser une seule ques­tion : Pourquoi m’as-tu aban­don­née ? Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? » Pour Yulia, ce refus est un choc car elle était dans un uni­vers fer­mé jusque-là ; autour d’elle, il y avait des gens qui l’aimaient : le direc­teur, quelques péda­gogues, etc. C’est la pre­mière fois qu’elle se trouve face à des gens qui ne l’aiment pas, qui n’en veulent pas. C’est la pre­mière fois qu’elle est face à un mur de refus. Quand j’ai mon­té le film, j’ai fait en sorte qu’il suive une pro­gres­sion très ser­rée des enjeux psy­cho­lo­giques des per­son­nages. Il est mon­té sur l’itinéraire psy­cho­lo­gique des per­son­nages et sur ce qui leur arrive, leur com­bat. On ne s’écarte jamais de cet enjeu, on ne lâche pas ces per­son­nages du début à la fin. On est tout le temps avec eux, en sui­vant leur tra­jec­toire inté­rieure. La pre­mière fois qu’on s’éloigne d’un per­son­nage, c’est quand Yulia obtient son auto­no­mie : on la voit s’éloigner pro­gres­si­ve­ment du centre avec les autres et, pour la pre­mière fois, la camé­ra prend de la dis­tance. C’est là qu’elle nous échappe.

Pour en reve­nir au moment où Yulia s’en va et quitte le centre : on se demande jus­te­ment « Où va-t-elle ? Quel ave­nir pour elle ? ». Y a‑t-il un sui­vi après le départ des rési­dents ?

Le direc­teur ne fai­sait pas ça pour n’importe qui ; il n’encourageait pas l’autonomie de n’importe qui. Le cri­tère n’était pas juste d’être sain d’esprit, mais plu­tôt : est-ce que cette per­sonne peut s’insérer dans la vie réelle ? a‑t-elle quelqu’un de sa famille qui peut l’accueillir à l’extérieur ? Ce direc­teur ne fai­sait pas les choses n’importe com­ment ; ce n’était pas « sors et dégage ». Par exemple, il a encou­ra­gé le départ d’un jeune homme qui n’avait pas de famille mais qui était extrê­me­ment doué pour tout ce qui était câblage de télé­vi­sion : il a per­mis à tout le vil­lage d’obtenir le câble. Le direc­teur était donc cer­tain que ce jeune homme allait trou­ver du tra­vail — d’autant plus que, là-bas, la vie coûte très peu cher et qu’avec peu d’argent on peut s’acheter une mai­son dans un vil­lage. C’est le direc­teur qui l’a accom­pa­gné dans toutes ses démarches — c’est donc lui qui fai­sait à lui seul le tra­vail de l’État. Une per­sonne bien, c’est un État en soi. Chose un peu para­doxale : ce direc­teur était un peu trop entre­pre­nant et a été ren­voyé. Dans le film, on ne le dit pas mais il a été ren­voyé durant le tour­nage. Il a lan­cé une dyna­mique qui se pour­suit sans lui : plu­sieurs inter­nats font désor­mais la même chose que ce que lui fai­sait seul. Le minis­tère aux Affaires sociales de la région a pris le relais et à créé ce lieu dont nous par­lions tout à l’heure, où ces per­sonnes peuvent aller après leur départ du centre : ils ont la garan­tie de savoir où loger et quoi man­ger tout en tra­vaillant dans le monde réel. 

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(Par Stéphane Burlot, pour Ballast)

Pourquoi a‑t-il été renvoyé ? 

Si l’on veut ren­voyer quelqu’un, c’est extrê­me­ment facile : c’est pour « non-res­pect des règles de la vie à l’internat ». Ce non-res­pect est très vite attei­gnable car, si vous lisez l’instruction pour la vie des internes, ils n’ont droit à rien : pas le droit de tra­vailler, d’apprendre à tra­vailler. Or on voit qu’ils le font, dans le film. Ils n’ont pas le droit d’avoir des prises élec­triques dans leurs chambres… Si l’on se confor­mait à l’instruction, ils vivraient comme des plantes. Peut-être que cela a chan­gé depuis, mais quand je tour­nais c’était comme ça que cela se pas­sait. Il y avait un four­nil pour apprendre à faire le pain ; quand le direc­teur a été ren­voyé, il a été fer­mé. Il avait aus­si créé un maga­sin dans lequel il appre­nait aux rési­dents à gérer de l’argent ; fer­mé, éga­le­ment. Lorsque je finis Manuel de libé­ra­tion, ce que je montre n’est pas ce qui va arri­ver à Yulia, mais cette peur inté­rieure qui l’anime car elle ne sait pas à quoi res­semble la vie là-bas, dehors. C’est vrai que dans la majeure par­tie des cas, c’est comme ça : « Tu as obte­nu ton pas­se­port, tu as tes droits, débrouille-toi. » Mais ça, c’est le sujet du pro­chain film… C’est une tri­lo­gie : il y a Territoire de l’amour, qui se finit sur une ques­tion qui ouvre sur « Mais com­ment faire pour sor­tir quand on ne devrait pas être là ? », ques­tion à laquelle répond Manuel de la liber­té. Puis il y a la ques­tion « Et après ? », à laquelle le pro­chain film répon­dra. Ce sont des gens qui sont dans ma vie main­te­nant : je vois régu­liè­re­ment ces jeunes femmes, on s’appelle sou­vent. Je ne peux pas un jour leur dire « le film est fini, adieu ». Tant que la vie est là, le film conti­nue, d’une cer­taine manière… J’imagine qu’un réa­li­sa­teur pro­fes­sion­nel qui a fait plein de films, à mille per­son­nages, ne les recon­naît plus, ne peut pas les suivre, etc. Moi, de ce point de vue, je ne suis pas un réa­li­sa­teur pro­fes­sion­nel ; c’est mon mode de vie : je vis avec mes personnages. 

« En Russie, per­sonne ne veut être ouvrier : les gens veulent vendre ou être banquier ! »

Pourquoi ce centre et pas un autre ?

Katia dit : « J’ai deman­dé à être dans cet inter­nat car ici, on peut sor­tir. » Tout le monde sait que c’est un endroit où l’on se bat pour libé­rer les gens, pour les faire sor­tir. C’est pour cela que je l’ai choisi. 

Quand Yulia répond à une ques­tion du psy­chiatre durant l’expertise, elle dit qu’elle est allée à l’école. Comment se passe ce sys­tème ? C’est para­doxal : ils apprennent un métier et, pour­tant, ils ne sor­ti­ront jamais…

Quand on est dans l’orphelinat, on n’est pas encore recon­nu comme malade psy­chia­trique. Ce sont encore des enfants « nor­maux » qui vont à l’école « nor­male ». Ce direc­teur est allé voir des for­ma­teurs pour for­mer les internes à deve­nir peintre en bâti­ment, ouvriers… Car, en Russie, per­sonne ne veut être ouvrier : les gens veulent vendre ou être ban­quier ! On est en manque de per­son­nel et les for­ma­teurs sont sou­vent d’accord pour accueillir ces jeunes. Le métier mas­cu­lin popu­laire en Russie, c’est gar­dien de sécu­ri­té, il y en a par­tout ! Comment faites-vous sans eux ? Nous, on en a par­tout ! (rires) Le direc­teur lais­sait non seule­ment sor­tir les internes mais ils allaient par­fois vivre sur le lieu de for­ma­tion, comme s’il s’agissait d’un entraî­ne­ment pour la vie réelle. Il fau­drait faire un film à part sur ce direc­teur : un homme exceptionnel. 

Vous êtes pho­to­graphe de métier. Qu’est-ce que la pho­to­gra­phie apporte que le film n’apporte pas — et inver­se­ment ?

Je suis repor­ter pho­to avant d’être cinéaste. Avant de com­men­cer le film, j’ai fait des séries de pho­tos de l’internat : des gens nor­maux, par­fois même des gens heu­reux. On n’y voyait fina­le­ment rien de la noir­ceur de leur vie. Il y a eu plu­sieurs ten­ta­tives de faire articles sur cet inter­nat : plu­sieurs jour­na­listes de Moscou sont venus, avec qui j’ai fait des repor­tages (ils fai­saient les textes et je pre­nais les pho­tos). Ça n’a jamais été accep­té par aucun organe de presse : ce n’était pas assez noir ni assez glauque, donc pas inté­res­sant pour eux. Il faut accom­pa­gner les pho­tos de ce type de lieux de textes, pour les expo­ser de manière juste ; des textes qui disent ce qu’il y a avant et après la pho­to. Une pho­to magni­fique peut expli­quer toute la com­plexi­té de ce qui se joue pour le per­son­nage, mais il faut que le spec­ta­teur sache de quoi il est ques­tion, de quoi il en retourne, afin de sai­sir tout ce que la mise en scène de la pho­to­gra­phie donne à racon­ter. Pour le célèbre bai­ser de Doisneau, si on ne sait pas qu’on est dans l’a­près-guerre, le mes­sage est per­du. Un autre exemple est la pho­to du débar­que­ment en Normandie par Robert Capa : ici aus­si, si on n’a aucune idée de ce qui se déroule autour de cette pho­to­gra­phie, ça n’a pas de sens. Ce que le film apporte, par rap­port à la pho­to­gra­phie, c’est jus­te­ment ce contexte. En un seul film, on arrive à rendre l’ensemble de sa pen­sée. Je dirais que le prin­ci­pal pro­blème de la pho­to­gra­phie pro­fes­sion­nelle est le spec­ta­teur. C’est dif­fi­cile de trou­ver le bon spec­ta­teur, celui qui est assez intel­li­gent pour com­prendre ce qui se joue — notam­ment car, en Russie, nous sommes très peu for­més à l’histoire de l’art et de la pho­to­gra­phie… C’est un vrai pro­blème pour moi. Dans le ciné­ma, le pro­blème se déplace : il n’est plus du côté du spec­ta­teur, mais du cinéaste. C’est son pro­blème avec lui-même : com­ment va-t-il racon­ter sa pen­sée de la façon la plus juste et la plus com­plète pos­sible ? Je suis allé apprendre à faire des scé­na­rios de films docu­men­taires en me disant que cela allait m’aider sim­ple­ment à pho­to­gra­phier autre­ment — et puis il s’est révé­lé qu’on pou­vait faire des films… 


Toutes les pho­to­gra­phies sont de Stéphane Burlot, pour Ballast.


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REBONDS

☰ Lire notre article « Svetlana Alexievitch, quand l’histoire des femmes reste un champ de bataille », Laélia Véron, jan­vier 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Costa-Gavras : « Tous les films sont poli­tiques », mai 2016

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