Kurdistan irakien : les montagnes, seules amies des Kurdes ?


Texte inédit pour le site de Ballast

Le pro­verbe kurde « Seules les mon­tagnes sont nos amies » est affi­ché dans une des salles du musée de la bien macabre Prison rouge de Sulaymaniyah. Un mois après le réfé­ren­dum d’indépendance qui s’est tenu au Kurdistan ira­kien le 25 sep­tembre 2017, ce pro­verbe semble être plus que jamais d’actualité. Cette consul­ta­tion, menée contre l’avis de tous, a pro­vo­qué une crise majeure qui s’est sol­dée, notam­ment, par la perte pour les Kurdes de la qua­si-tota­li­té des ter­ri­toires dis­pu­tés et des champs pétro­liers, ain­si que par la démis­sion du pré­sident Massoud Barzani. C’est pour­tant avec beau­coup d’enthousiasme qu’une impor­tante par­tie des habi­tants de la région se ren­daient aux urnes, ce 25 sep­tembre. Retour, sur place, sur ces quelques jours qui ont pla­cé les Kurdes au centre du monde et sur les consé­quences directes de cette consul­ta­tion.Par Laurent Perpigna Iban


Quelques jours avant le réfé­ren­dum, l’aéroport d’Erbil (Hewler, en kurde) prend des allures très sin­gu­lières. Porte d’entrée prin­ci­pale pour les jour­na­listes et les obser­va­teurs venus en nombre, il affiche fiè­re­ment sur sa façade, côté tar­mac, un immense dra­peau frap­pé du soleil zoroas­trien. Le contrôle des pas­se­ports est effec­tué par des agents por­tant des broches men­tion­nant le ren­dez-vous du 25 sep­tembre. C’est une cer­ti­tude : Erbil pos­sède bien à cet ins­tant l’aéroport le plus « indé­pen­dan­tiste » du monde. À notre arri­vée, pas besoin de visa ira­kien pour péné­trer dans la région kurde du nord du pays : un per­mis déli­vré à l’arrivée suf­fit. Le Kurdistan ira­kien dis­pose alors d’un sta­tut d’autonomie recon­nu offi­ciel­le­ment par la Constitution ira­kienne depuis 1991, de son propre bud­get et de ses propres ins­ti­tu­tions. C’est un sen­ti­ment qui ne nous quit­te­ra plus tout au long de notre séjour : aucun indice ne nous per­met­tra de déce­ler l’appartenance de cette région à l’entité ira­kienne. « Nous ne par­lons même pas l’arabe, l’écrasante majo­ri­té de la popu­la­tion ici com­prend mieux l’anglais que l’arabe ! », s’exclame un jeune homme dans les rues d’Erbil.

« À notre arri­vée, pas besoin de visa ira­kien pour péné­trer dans la région kurde du nord du pays : un per­mis déli­vré à l’arrivée suffit. »

Dans la capi­tale de la région auto­nome du Kurdistan, beau­coup de Kurdes « de la dia­spo­ra » ont fait le dépla­ce­ment. Faruk est de ceux-là : « Nous sommes ori­gi­naires du nord-Kurdistan1 et nous vivons en France. Nous sommes venus ici parce que c’est un moment his­to­rique et que nous vou­lons le par­ta­ger avec le peuple kurde. Nous avons pris plu­sieurs avions afin d’éviter de pas­ser par des zones sen­sibles, au cas où il y ait des com­pli­ca­tions après le réfé­ren­dum… » D’immenses ban­de­roles appe­lant les citoyens de la région à voter « oui » sont ins­tal­lées dans les grands axes. La cita­delle de la ville, elle aus­si, est uti­li­sée comme sup­port sur laquelle trônent d’immense bâches plas­tiques. Le Parti démo­cra­tique du Kurdistan (PDK) de Massoud Barzani n’a pas lési­né sur la com­mu­ni­ca­tion dans son fief ; d’ailleurs, son por­trait s’affiche en grand sur bon nombre de véhi­cules. C’est une cer­ti­tude, ici comme à Dohouk : la popu­la­tion conti­nue de lui être majo­ri­tai­re­ment favorable.

« Slemani », l’autre Kurdistan irakien

À trois heures de route, au sud-est d’Erbil, l’ambiance est tout autre. Nous sommes à Sulaymaniyah, deuxième ville du Kurdistan ira­kien, une cité bien dif­fé­rente de son homo­logue. « Slemani », comme on se plaît à l’appeler, n’a que peu de points com­muns avec Erbil. On y trouve grand nombre de cafés avec jar­din, de biblio­thèques et de salles dédiées à la culture qui font d’elle la capi­tale intel­lec­tuelle du Kurdistan ira­kien. Toujours pas de trace de l’État ira­kien, mais nous sommes ici dans le fief his­to­rique de l’Union patrio­tique du Kurdistan (UPK), de Jalal Talabani, et éga­le­ment de « Gorran », le Mouvement pour le chan­ge­ment. Le PDK et l’UPK ont entre­te­nu pen­dant long­temps des rela­tions chao­tiques. Dans les années 1980, les deux prin­ci­pales forces poli­tiques com­bat­taient sépa­ré­ment le gou­ver­ne­ment ira­kien, sans man­quer de s’entretuer dans les val­lées de la région. Plus tard, à la libé­ra­tion du Koweit, le Kurdistan ira­kien, qui avait obte­nu une qua­si-indé­pen­dance, vit une tra­gique guerre civile écla­ter avec pour toile de fond les désac­cords entre le PDK et l’UPK : les forces d’un Mustafa Barzani2, réso­lu­ment tour­né vers la Turquie, et celles de Jalal Talabani, tour­né lui vers l’Iran, vont s’affronter dans un duel fra­tri­cide jusqu’à un ces­sez-le-feu arti­cu­lé autour d’un par­tage des pou­voirs et d’une divi­sion admi­nis­tra­tive. La las­si­tude de nombre de Kurdes face à un sys­tème par­ta­gé entre deux des familles les plus riches de la région a emme­né le mou­ve­ment Gorran à prendre beau­coup d’ampleur, jusqu’à dépas­ser son rival de l’UPK lors des élec­tions légis­la­tives de 2013.

Des Peshmergas du PDK, juchés sur le toit d'une jeep, le jour du référendum

Dans une immense bâtisse juchée sur une col­line de la ville, Hoshyar Omer, le res­pon­sable des rela­tions diplo­ma­tiques du par­ti Gorran, nous reçoit. « Nous avons été exclus du Parlement, nos ministres ren­voyés. Pourquoi ? Êtes-vous mal reçus ici ? Avons-nous l’air dan­ge­reux ? » s’exclame-t-il. Le par­ti Gorran, deve­nu deuxième force poli­tique de la région, inquiète les hautes sphères du Kurdistan. Créé en 2009, par des dis­si­dents de l’UPK las­sés des mono­poles poli­tiques tra­di­tion­nels des élites kurdes, ce jeune par­ti a connu une ascen­sion fou­droyante. Il s’est d’ailleurs posi­tion­né « contre » ce réfé­ren­dum. « La situa­tion poli­tique du GRK [Gouvernement régio­nal du Kurdistan d’Irak] ne nous per­met pas d’envisager un futur en tant que nation. Nous sommes pour l’indépendance, mais nous devons d’abord résoudre nos graves pro­blé­ma­tiques. Nous avons lut­té pour nous débar­ras­ser d’un dic­ta­teur pen­dant des dizaines d’années. Ce n’est pas pour choi­sir le nôtre », clame Hoshyar Omer.

« Les pro­blèmes sociaux poin­tés du doigt par Gorran consti­tuent la clé de voûte de la contes­ta­tion populaire. »

L’influence de Gorran à Sulaymaniyah est très forte. Ici plus qu’ailleurs, à la veille du réfé­ren­dum, les habi­tants sont par­ta­gés, entre enthou­siasme et dés­illu­sion. Les pro­blèmes sociaux poin­tés du doigt par Gorran consti­tuent la clé de voûte de la contes­ta­tion popu­laire. Paiman, une jeune fille d’une ving­taine d’années, résume : « Le plus gros pro­blème est que la popu­la­tion souffre d’avoir de si petits salaires : je pense que, pour l’heure, ils devraient tra­vailler à régler cette ques­tion et ne devraient pas s’occuper d’autre chose. » Sulaymaniyah est le cœur de la résis­tance face à l’oppression baa­siste, qui hante encore les mémoires bien des années après. La Prison rouge, réha­bi­li­tée en musée, est là pour témoi­gner des souf­frances du peuple kurde durant cette époque sombre. Ancien siège des mou­kha­ba­rat [les ser­vices secrets ira­kiens, ndlr], ce lieu a ser­vi de centre d’emprisonnement et de tor­ture entre la prise de fonc­tion de Saddam Hussein, en 1979, et le mois de mars 1991, quand les Peshmergas, sou­te­nus par de nom­breux civils, don­nèrent l’assaut final sur ce lieu lugubre. Les salles de tor­ture sont res­tées en l’état et une gale­rie com­pile les images du ter­rible exode de 1991, dans lequel 12 000 Kurdes mou­rurent de faim et d’épuisement. Sur un pan de mur, les unes des jour­naux de l’époque tra­duisent la dou­leur du peuple. Un membre de l’équipe du musée, par­fai­te­ment fran­co­phone, lance : « Nous avons entre­po­sé dans ce cou­loir 180 000 mor­ceaux de miroirs. Ce chiffre cor­res­pond au nombre de vic­time de la cam­pagne d’Anfal3. Ce lieu est très sym­bo­lique ; il entre­tient la mémoire de notre peuple. Mais pour­quoi Massoud Barzani ne vient jamais ici ? La der­nière fois qu’il est venu, il était escor­té, il paraît même qu’il por­tait un gilet pare-balles : est-ce nor­mal ? »

Montée en pression

Nous sommes aujourd’hui le 24 sep­tembre 2017, à la veille du réfé­ren­dum. Dans la nuit, la situa­tion s’est lar­ge­ment dété­rio­rée. De plus en en plus de rumeurs font état d’un chan­ge­ment de cap de l’UPK qui, sous la pres­sion de l’Iran, sem­ble­rait dis­po­sé à accep­ter « l’alternative » pro­po­sée par l’ONU — à savoir le report du réfé­ren­dum en contre­par­tie d’un accom­pa­gne­ment des négo­cia­tions éta­lées sur trois ans. La ten­sion est mon­tée d’un cran dans la nuit, à Kirkouk, après un épi­sode ten­du entre deux franges de l’UPK, puis entre des repré­sen­tants de l’UPK et du PDK. Si un consen­sus est trou­vé in extre­mis au cours de la soi­rée, c’est néan­moins un pre­mier acte de divi­sion au sein de l’UPK. C’est éga­le­ment dans la ban­lieue de la « Jérusalem kurde » qu’une voi­ture pié­gée visant un maga­sin d’alcool fait trois vic­times, rap­pe­lant un para­mètre impor­tant : les pre­mières lignes de front face à Daech ne sont qu’à quelques kilo­mètres de Kirkouk.

La ville de Sulaymaniyah, fief de l'UPK mais aussi du parti Gorran

Au cours de la jour­née, Keyvan Khosravi, porte-parole de la plus haute ins­tance de la sécu­ri­té ira­nienne, le Conseil suprême de sécu­ri­té natio­nale ira­nien, annonce que toutes les liai­sons aériennes entre l’Iran et le Kurdistan ira­kien sont inter­dites jusqu’à nou­vel ordre. Ce même Iran qui a frap­pé durant la nuit les zones de Haji Omaran, près de sa fron­tière, pré­tex­tant la pré­sence sur place de com­bat­tants kurdes ira­niens. Du côté de la Turquie, une sus­pen­sion des liai­sons aériennes est rapi­de­ment annon­cée par une agence de presse. L’information sera sans délai démen­tie par le gou­ver­ne­ment turc, qui se conten­te­ra dans un pre­mier temps d’effectuer des manœuvres mili­taires le long de sa fron­tière avec le Kurdistan ira­kien. Le 23 sep­tembre, comme un aver­tis­se­ment, c’est le par­le­ment turc qui votait le renou­vel­le­ment d’un man­dat per­met­tant à l’armée d’intervenir sur les ter­ri­toires ira­kiens et syriens. À Bagdad, alors qu’une confron­ta­tion entre milices chiites et Peshmergas est crainte, le gou­ver­ne­ment ira­kien appelle tous les pays de la région à ne trai­ter qu’avec l’État ira­kien pour les tran­sac­tions pétro­lières, cou­pant ain­si le Gouvernement régio­nal du Kurdistan d’Irak du reste du monde.

« Il est 17 heures, dans un café de Slemani ; cha­cun attend la décla­ra­tion de Massoud Barzani annon­cée en cours de journée. »

Il est 17 heures, dans un café de Slemani ; cha­cun attend la décla­ra­tion de Massoud Barzani annon­cée en cours de jour­née. Les spé­cu­la­tions vont bon train. « Il ne fera pas machine arrière, c’est trop tard ! », nous confie un jeune homme, qui ima­gine des inci­dents en cas d’annonce de report. Un de ses amis s’emporte : « Le PDK répète que c’est le bon moment, mais per­sonne ne nous sou­tient. Nous sommes encore et tou­jours seuls au monde ! » La ten­sion est à son paroxysme. Massoud Barzani met immé­dia­te­ment un terme aux rumeurs. « Nous allons au réfé­ren­dum. Nous ne revien­drons jamais à Bagdad pour rené­go­cier un par­te­na­riat qui a échoué. »

Jour J, année 0

7 heures du matin, le 25 sep­tembre 2017. C’est avec une heure d’avance sur les civils que les Peshmergas, armes sous le bras, prennent la direc­tion des bureaux de vote. À Erbil, la mobi­li­sa­tion est très forte en ce début de mati­née. Une vache est sacri­fiée devant l’un des bureaux de la capi­tale du Gouvernement régio­nal du Kurdistan d’Irak. « C’est sym­bo­lique pour nous, les Kurdes. On fait cela lors des nais­sances. Et aujourd’hui, c’est une nais­sance » com­mente un homme devant la scène. À l’intérieur, c’est la cohue. Les salles de classe voient défi­ler des familles entières, sou­vent vêtues de cos­tumes ache­tés spé­cia­le­ment pour l’occasion. Les enfants, eux, se plaisent à trem­per le doigt dans l’encrier. « Je rêve de ce moment depuis 1956 ! C’est mon rêve ! » s’exclame un homme, écharpe « Kurdistan » autour du cou. Il a dépas­sé la soixante-dizaine et voit ce moment comme un hon­neur fait à tous les mar­tyrs de son peuple. Naima est venue voter en com­pa­gnie de sa fille et de sa petite-fille : « Notre pré­sence ici doit nous appor­ter la liber­té, pas la tris­tesse. Ce qui s’est pro­duit dans le pas­sé doit aujourd’hui se chan­ger en joie. Le sang ver­sé par nos mar­tyrs ne doit pas avoir été ver­sé pour rien, nous avons connu un géno­cide, nous avons été réfu­giés, nous avons souf­fert — et pas qu’un peu ! Je prie Dieu que dans la joie et la sécu­ri­té, nos droits soient res­pec­tés. »

Coupures de presse relatant l'Anfal, affichées dans le musée de la Prison rouge

Juchés sur une jeep, des Peshmergas paradent sur la place cen­trale d’Erbil. Mais, curieu­se­ment, l’atmosphère reste glo­ba­le­ment calme tout au long de la jour­née. À la nuit tom­bée, quelques feux d’artifices sont tirés, mais nous sommes loin des moments d’enthousiasme où des dizaines de mil­liers de per­sonnes se ras­sem­blaient lors des moments forts de la cam­pagne. Aux alen­tours de 21 heures, les pre­miers chiffres de la par­ti­ci­pa­tion tombent. Sans sur­prise, les fiefs du PDK de Erbil et de Dohouk voient une forte mobi­li­sa­tion, avec une par­ti­ci­pa­tion oscil­lant entre 86 % et 88 %. Sulaymaniyah et Halabja (ville mar­tyre gazée par Saddam Hussein) dépassent à peine les 50 %, comme un sym­bole de dés­in­té­res­se­ment de la socié­té kurde. Kamal Chomani, jour­na­liste kurde et col­la­bo­ra­teur à The Tahrir Institute, consi­dère que ces chiffres ne sont pas le fruit du hasard : « Les citoyens de Souleymanieh et de Halabja ont envoyé un mes­sage fort aux lea­ders kurdes. Nous n’avons pas été voter, non pas car nous sommes contre l’indépendance du Kurdistan, mais sim­ple­ment parce que nous ne vous fai­sons plus confiance, et que nous ne croyons plus en vos pro­messes. »

« Avant même l’annonce des résul­tats, le gou­ver­ne­ment ira­kien avait publi­que­ment décla­ré qu’il était oppo­sé à toute négo­cia­tion dans ces conditions. »

La ville de Kirkouk, point de conver­gence de tous les regards, a vu sa popu­la­tion se mobi­li­ser assez lar­ge­ment : près de 80 % de ses habi­tants se sont ren­dus dans les urnes. La jour­née s’est dérou­lée sans inci­dent majeur. Les pre­mières images venant de Kurdes en liesse au Rojava et au Kurdistan ira­nien cir­culent. On y voit des familles pre­nant les rues, célé­brant un évé­ne­ment qui semble être moins cli­vant en dehors des fron­tières du Kurdistan ira­kien. C’est en réa­li­té un contraste fort. Sur les artères prin­ci­pales d’Erbil, les célé­bra­tions de joie sont de courte durée et for­te­ment modé­rées. L’enjeu prin­ci­pal de cette jour­née n’est fina­le­ment pas le résul­tat de ce réfé­ren­dum, mais plus les réac­tions d’Ankara, de Téhéran et de Bagdad.

Le jour d’après

Les résul­tats offi­ciels du réfé­ren­dum sont ren­dus publics par la Commission élec­to­rale kurde dans l’après-midi du mer­cre­di 27 sep­tembre. Les nom­breux jour­na­listes et obser­va­teurs ont déjà pour la plu­part quit­té la région. Le « oui » a très lar­ge­ment rem­por­té le scru­tin, avec 92,73 % des suf­frages. Dans les rues d’Erbil, la joie a lais­sé place à l’inquiétude. Si cha­cun se satis­fait d’une jour­née his­to­rique sans inci­dent, alors que le pays était pla­cé au centre de l’attention inter­na­tio­nale, per­sonne n’ignore les consé­quences de cette « fuite en avant ». Ce réfé­ren­dum était, selon ses orga­ni­sa­teurs, un simple préa­lable à l’ouverture de négo­cia­tions avec Bagdad. Avant même l’annonce des résul­tats, le gou­ver­ne­ment ira­kien avait publi­que­ment décla­ré qu’il était oppo­sé à toute négo­cia­tion dans ces condi­tions. Toutes les liai­sons inter­na­tio­nales au départ et à des­ti­na­tion d’Erbil et de Sulaymaniyah sont sus­pen­dues jusqu’à nou­vel ordre ; c’est un pre­mier signal fort envoyé par Bagdad. Rapidement, les liai­sons entre le Kurdistan ira­kien et l’Egypte, le Liban, puis la Turquie sont annu­lées. La région se retrouve ain­si encla­vée, déser­tée par la qua­si-tota­li­té des étran­gers rési­dents et des journalistes.

Une famille kurde sortant des bureaux de vote

Les habi­tants du Kurdistan ira­kien le savent. Le Gouvernement régio­nal n’a pas le moyen de contrô­ler ses fron­tières, ni même de vivre de manière « auto­nome ». Il est dépen­dant éco­no­mi­que­ment de ses voi­sins directs avec qui il est aujourd’hui en conflit ouvert. Téhéran, Bagdad et Ankara ont les moyens d’affamer le Kurdistan ira­kien, « laché » par des États-Unis furieux que Barzani n’ait pas sui­vi ses pré­ro­ga­tives. En dépit des ges­ti­cu­la­tions de Recep Tayyip Erdoğan, le pipe­line par lequel tran­sitent chaque jour des cen­taines de mil­liers de barils de brut pro­duits au Kurdistan reste ouvert. Pendant ce temps, la répres­sion du régime turc sur les Kurdes de son pays et sur ceux du Rojava s’intensifie dan­ge­reu­se­ment. Osman Baydemir, dépu­té et porte-parole du Parti démo­cra­tique des Peuples (HDP), est condam­né au début du mois d’octobre par un tri­bu­nal pénal de Diyarbakir à 17 mois d’emprisonnement, cou­pable d’« insultes à des fonc­tion­naires de l’État en ser­vice ».

« Guerre éclair » à Kirkouk

« Dans cette ville ou plus qu’ailleurs la popu­la­tion civile est très majo­ri­tai­re­ment armée, la crainte d’une guerre totale était justifiée. »

Le 15 octobre, en fin de jour­née, des mou­ve­ments de troupes ira­kiennes aux abords de la ville de Kirkouk sont rap­por­tés. Ces infor­ma­tions ne tardent pas à être confir­mées : elles vont être sui­vies d’une recon­quête éclair de la ville par l’armée ira­kienne et par les milices chiites, en moins de 24 heures. Pourtant, en 2014, c’était bien le gou­ver­ne­ment de Nouri al-Maliki qui avait confié la ges­tion de cette ville clé ain­si que des ter­ri­toires dis­pu­tés au Gouvernement régio­nal du Kurdistan, qui mobi­li­sait ses forces pour reprendre d’autres villes clés alors sous le dra­peau noir de l’OEI : Mossoul, Tikrit, ou Ramadi, entre autres. La déroute de Daech sur le ter­ri­toire ira­kien a donc géné­ré deux agen­das dif­fé­rents chez ceux qui com­bat­taient ensemble hier : le che­min de l’indépendance pour les Kurdes, et la reprise des ter­ri­toires per­dus puis confiés au Gouvernement régio­nal pour l’Irak.

À la sur­prise géné­rale, les Peshmergas de l’UPK se retirent très rapi­de­ment de Kirkouk, pro­vo­quant la colère de sa popu­la­tion. En réa­li­té, le par­ti kurde qui admi­nistre le sud du Kurdistan ira­kien fait face à une crise interne majeure, après la mort de son lea­der, Jalal Talabani. La branche majo­ri­taire de l’UPK aban­donne rapi­de­ment toutes ses posi­tions, lais­sant sans coup férir la ville à Bagdad. Si le bilan humain de la jour­née du 16 octobre est esti­mé à au moins 86 morts du côté des Peshmergas, c’est avant tout parce qu’une autre frange du par­ti, menée par l’ancien gou­ver­neur de Kirkouk, Najm Eddine Karim, n’entend pas aban­don­ner Kirkouk sans com­battre. Dans cette ville ou plus qu’ailleurs la popu­la­tion civile est très majo­ri­tai­re­ment armée, la crainte d’une guerre totale était jus­ti­fiée. Dès le matin, des colonnes de véhi­cules civils kurdes pre­naient la route d’Erbil et de Soulaymaniya, effrayés par le spectre d’une ven­geance des milices chiites. Dans la ville mul­ti-eth­nique de Touz Khourmatou, à quelques kilo­mètres de Kirkouk, les troupes ira­kiennes ont là aus­si pro­vo­qué un exode mas­sif de la popu­la­tion kurde, avant de per­pé­trer nombre de pillages. Des dizaines d’habitations kurdes ont en outre été incendiées.

Portrait de Massoud Barzani, dans les rues d'Erbil

Alliance internationale afin d’isoler Massoud Barzani ?

L’échiquier poli­tique kurde vole en éclat. Du côté du PDK, on accuse publi­que­ment l’UPK de haute tra­hi­son. Seulement, voi­là, quelques heures plus tard, ce sont les Peshmergas de Barzani qui se retirent à leur tour, cette fois de la région de Sinjar, comme ils l’avaient déjà fait en 2014. À la dif­fé­rence près qu’ils ne laissent pas, cette fois-ci, les Yézidis aux mains de Daech mais dans celles des milices chiites4. L’armée ira­kienne a récu­pé­ré la qua­si-tota­li­té des zones dis­pu­tées en trois jours et semble mili­tai­re­ment en mesure d’envahir l’ensemble du GRK, jusqu’à la fron­tière turque. Ce scé­na­rio, s’il est pos­sible, n’est cepen­dant pas le plus pro­bable. Bagdad semble plus dis­po­sé à « encer­cler » le GRK, en repre­nant la ges­tion des fron­tières de son ter­ri­toire natio­nal. Tous les indi­ca­teurs semblent dès lors aiguiller vers un consen­sus stra­té­gique étu­dié entre Badgad, Téhéran et Soulayminiyah afin d’isoler Massoud Barzani et d’affaiblir sa main mise sur le Gouvernement régio­nal du Kurdistan d’Irak. La frange domi­nante de l’UPK, étroi­te­ment liée à la République isla­mique, ne serait d’ailleurs pas la grande per­dante d’une telle situa­tion puisqu’elle pour­rait obte­nir des faveurs éco­no­miques de Bagdad dans un futur proche.

Bafel Talabani, fils du défunt « oncle Mam », accu­sé de toutes parts d’avoir lais­sé Kirkouk aux mains ira­kiennes au nom d’une « stra­té­gie poli­tique », a démen­ti caté­go­ri­que­ment ces allé­ga­tions dans une inter­view accor­dée à France 24 : ce ne sont d’après lui que le risque de lourdes pertes humaines qui ont moti­vé ce retrait. Ce démen­ti a tou­te­fois du mal à trou­ver un écho favo­rable : l’Iran, par­te­naire his­to­rique de l’UPK, a, entre le 24 et le 25 octobre, rou­vert la fron­tière avec la région kurde contrô­lée par l’UPK tout en lais­sant fer­mé l’ac­cès à la région contrô­lée par le PDK. Une déci­sion qui cor­ro­bore tota­le­ment la théo­rie d’accords secrets entre l’UPK et le gou­ver­ne­ment ira­kien. Au Kurdistan ira­kien, les fan­tômes de la guerre civile hantent les esprits d’une popu­la­tion qui craint un affron­te­ment armé entre les dif­fé­rentes fac­tions kurdes. En effet, seule­ment 27 % des uni­tés des Peshmergas sont « natio­na­li­sées », ce qui signi­fie que 73 % des forces de défense kurdes sont des milices qui appar­tiennent aux dif­fé­rents par­tis. Le risque est d’autant plus impor­tant que les dif­fé­rentes fac­tions des Peshmergas — au même titre que l’armée ira­kienne et les milices chiites — ont été lour­de­ment armées par les Occidentaux pour lut­ter contre Daech. Acculé, Massoud Barzani est contraint d’annoncer sa démis­sion le 29 octobre. À l’issue d’une ses­sion sous ten­sion au Parlement, des membres du par­ti Gorran sont vio­lem­ment pris à par­tie par des pro-Barzani, furieux de voir leur lea­der quit­ter son poste. À Zakho, le siège du par­ti du chan­ge­ment, ain­si que celui de l’UPK, sont incen­diés. Même si la démis­sion de Barzani n’est que sym­bo­lique — il reste de fait le prin­ci­pal inter­lo­cu­teur au Kurdistan ira­kien —, il est peu pro­bable qu’elle mette fin aux ten­sions poli­tiques dans le pays, d’autant qu’il n’a pas man­qué d’épingler vio­lem­ment ses rivaux, qu’il qua­li­fie de « traîtres ».

La frontière entre le Rojava et le GRK dans l’œil du cyclone

Malgré toutes les pres­sions inter­na­tio­nales, et en dépit de ses divi­sions déjà exis­tantes, le Gouvernement régio­nal du Kurdistan d’Irak avait fait front, et main­te­nu le réfé­ren­dum. Sa pro­po­si­tion de « geler » les résul­tats est un aveu de fai­blesse bien cruel pour une par­tie de la popu­la­tion qui s’était prise à rêver de jours meilleurs. Mais les faits sont là : les accro­chages entre Peshmergas et armée ira­kienne sont nom­breux, prin­ci­pa­le­ment près des fron­tières syriennes et turques, qui se sont conver­ties en une zone à hauts risques. Cette pro­po­si­tion, moti­vée par le désir de reprendre le dia­logue et les négo­cia­tions, a été reje­tée en bloc par les Hachd al-Chaabi, puis par le gou­ver­ne­ment ira­kien, qui réclament, eux, l’annulation pure et simple des résul­tats. En atten­dant, les ten­sions conti­nuent de s’accroître le long de cette fron­tière sen­sible. La ville de Fishkabour, située à la jonc­tion des Kurdistans ira­kiens, syriens et turcs, fait office d’un déli­cat point de conver­gence mili­taire. Point de pas­sage du prin­ci­pal pipe­line reliant les puits de pétrole kurdes à la Turquie, Fishkabour risque d’être très rapi­de­ment convoi­té par Bagdad — d’autant que le gou­ver­ne­ment turc a été clair : si l’Irak ne ferme pas le point fron­tière entre le Rojava et le Gouvernement régio­nal, l’armée turque s’en char­ge­ra uni­la­té­ra­le­ment. Ce qui, dans le contexte actuel, ne serait pas pour déplaire à un Recep Tayyip Erdoğan qui mul­ti­plie les attaques contre le PKK et ses affi­liés au Rojava. À ce pro­pos, un accord a été signé entre Badgad et Ankara afin d’éliminer toutes les bases arrières du Parti des tra­vailleurs du Kurdistan sur le ter­ri­toire irakien.

Dans un des bureaux de vote d'Erbil, le 25 septembre 2017

Quel Irak pour demain ?

L’avenir du Kurdistan dépen­dra donc autant de sa facul­té à gérer une coha­bi­ta­tion poli­tique en interne que de la recons­truc­tion de l’Irak et de sa sta­bi­li­sa­tion poli­tique. Empêtré dans des divi­sions confes­sion­nelles, s’il veut sur­vivre en tant qu’État-nation, l’Irak devra réus­sir à récon­ci­lier chiites et sun­nites en tirant un trait défi­ni­tif sur son pas­sé. C’est éga­le­ment la seule manière de cou­per l’herbe sous le pied de Daech, qui, même défait mili­tai­re­ment, sera tou­jours une menace dans le cadre d’un pro­lon­ge­ment d’une oppres­sion confes­sion­nelle sun­nite. C’est le risque majeur pour l’Irak : pro­lon­ger les sys­tèmes de domi­na­tion qui gan­grènent le pays depuis plu­sieurs dizaines d’années. Si les forces kurdes et ira­kiennes ont coopé­ré durant plu­sieurs années, c’est bien parce qu’elles avaient un « enne­mi com­mun » : la dis­pa­ri­tion de cet enne­mi com­mun a fait explo­ser en éclats les alliances d’hier, trans­for­mant alliés en adver­saires. Les milices Hachd al-Chaabi sont offi­ciel­le­ment sous l’autorité du gou­ver­ne­ment ira­kien, mais cha­cun sait qu’elles peuvent rapi­de­ment deve­nir incon­trô­lables et que quelques-unes de ses bri­gades sont direc­te­ment pilo­tées depuis l’Iran.

Dans le cadre où une solu­tion serait trou­vée à la ques­tion kurde, qu’en sera-t-il des rela­tions entre le gou­ver­ne­ment ira­kien et ses dif­fé­rentes fac­tions ? Pourrait-on là aus­si voir les alliés cir­cons­tan­ciels d’hier se trans­for­mer en enne­mis du len­de­main ? C’est un scé­na­rio plau­sible, étant don­né que même dans le camp chiite, l’alignement sur la République isla­mique d’Iran n’est pas sys­té­ma­tique et que les États du golfe sont en embuscade5. Si le sché­ma actuel de divi­sions com­mu­nau­taires venait à per­sis­ter, une par­ti­tion de l’Irak entre chiites et sun­nites devien­drait inévi­table. Par rico­chet, cette option pour­rait bien ouvrir une nou­velle porte aux Kurdes irakiens.


Toutes les pho­to­gra­phies sont de l’auteur.


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  1. Kurdistan sous admi­nis­tra­tion turque.
  2. Mustafa Barzani, fon­da­teur du PDK et père de Massoud Barzani.
  3. L’opération Anfal, menée en 1988 par Saddam Hussein contre les Kurdes d’Irak, en quelques chiffres : 100 000 Kurdes tués, 3 000 vil­lages rayés de la carte et les popu­la­tions dépor­tées dans des camps.
  4. Parmi les milices chiites, il existe un bataillon yézi­di qui s’est engouf­fré rapi­de­ment dans la brèche pro­vo­quée par le retrait des Peshmergas.
  5. Lire Saif Eddine Al-Amri, « L’Arabie saou­dite à la recherche d’alliés ira­kiens contre l’Iran », Orient XXI, 3 octobre 2017.

REBONDS

☰ Lire notre article « Kurdistan ira­kien : les enjeux d’un réfé­run­dum », Laurent Perpigna Iban, sep­tembre 2017
☰ Lire notre ren­contre avec la Représentation du Rojava, juillet 2017
☰ Lire notre article « La démo­cra­tie radi­cale contre Daech » (tra­duc­tion), Dilar Dirik, mai 2017
☰ Lire notre article « Rojava : des révo­lu­tion­naires ou des pions de l’Empire ? » (tra­duc­tion), Marcel Cartier, mai 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Chris Den Hond : « Les Kurdes sont en train d’écrire leur propre his­toire », mai 2017
☰ Lire notre entre­tien « Quelle révo­lu­tion au Rojava ? » (tra­duc­tion), avril 2017
☰ Lire notre article « Newroz, entre enthou­siasme et incer­ti­tudes », Laurent Perpigna Iban, avril 2017
☰ Lire notre entre­tien « De retour de la révo­lu­tion du Rojava » (tra­duc­tion), mars 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Gérard Chaliand : « Nous ne sommes pas en guerre », décembre 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Abbas Fahdel : « En Irak, encore dix ans de chaos », sep­tembre 2015

Laurent Perpigna Iban

Journaliste indépendant. Il travaille essentiellement sur la question du Proche et du Moyen-Orient, ainsi que sur les « nations sans État ».

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