Kurdistan irakien : les enjeux d’un référendum


Texte inédit pour le site de Ballast

Le 7 juin 2017, plu­sieurs par­tis kurdes d’Irak annon­çaient la tenue en grande pompe d’un réfé­ren­dum d’indépendance le 25 sep­tembre pro­chain. Le Kurdistan ira­kien, ter­ri­toire déjà de fac­to auto­nome, entend ain­si pro­fi­ter du recul signi­fi­ca­tif de l’organisation État isla­mique sur le ter­ri­toire ira­kien pour enta­mer un pro­ces­sus de séces­sion. Un pro­jet que le Gouvernement du Kurdistan ira­kien, le GRK, avait tem­po­rai­re­ment mis de côté depuis 2014, afin de mobi­li­ser toutes ses res­sources contre la menace dji­ha­diste. Si les dyna­miques kurdes en Turquie et au Rojava s’opposent à la construc­tion de nou­veaux « États-nations » au pro­fit d’une solu­tion confé­dé­ra­liste, le pro­ces­sus en cours en Irak vise, lui, à construire un État sou­ve­rain, qui se sous­trai­rait au fédé­ra­lisme ira­kien… ☰ Par Laurent Perpigna Iban


Depuis cette annonce, les chan­cel­le­ries s’agitent. L’année 2018 risque bien de mar­quer le point de départ d’une recons­truc­tion de la région, ain­si que de des­si­ner de nou­velles alliances stra­té­giques. Le Kurdistan ira­kien, appe­lé Djebel par les popu­la­tions arabes il y a plu­sieurs siècles, compte aujourd’hui plus de 5,3 mil­lions d’habitants, repar­tis au sein de plu­sieurs gou­ver­no­rats. La région est riche et pros­père, au cœur d’un Irak déchi­ré et qui ne par­vient plus à des­si­ner ses espoirs de paix. La ques­tion de sa par­ti­tion est désor­mais inévi­table, tant la socié­té ira­kienne s’est mili­ta­ri­sée, voire mili­ci­sée, ces der­nières années. Le GRK, créé en 1992 et offi­ciel­le­ment recon­nu dans la consti­tu­tion ira­kienne depuis 1995, a tou­jours consi­dé­ré ce sta­tut d’autonomie comme une étape dans la construc­tion de sa nation. Massoud Barzani, pré­sident du gou­ver­ne­ment régio­nal du Kurdistan et chef du Parti démo­cra­tique du kur­dis­tan (PDK), est l’architecte de ce réfé­ren­dum d’autodétermination. Il est éga­le­ment le sym­bole d’un Kurdistan plus dés­uni que jamais.

Divisions kurdes

« La ques­tion de sa par­ti­tion est désor­mais inévi­table, tant la socié­té ira­kienne s’est mili­ta­ri­sée, voire mili­ci­sée, ces der­nières années. »

La situa­tion poli­tique et éco­no­mique dans la région reste très confuse. Malgré les énormes richesses que pos­sède le sud Kurdistan, les dis­pa­ri­tés éco­no­miques n’ont fait que s’accroître ces der­nières années — au point de désta­bi­li­ser l’autorité du pré­sident du gou­ver­ne­ment régio­nal. Ainsi, le gou­ver­no­rat de Souleymanieh, deuxième ville de la région au sud-est d’Erbil, reste le ter­rain opé­ra­tion­nel de Jalal Talabani et de l’UPK1 qui dirige cette zone géo­gra­phique d’une main de maître. Adel Bakawan, cher­cheur en socio­lo­gie poli­tique, résume la situa­tion : « L’échec poli­tique du GRK est fla­grant : le Parlement est fer­mé, les ministres du Parti pour le Changement Gorran ont été ren­voyés… Politiquement et admi­nis­tra­ti­ve­ment, le Kurdistan est désor­mais cou­pé en deux. Par exemple, Barzani lui-même ne peut pas envoyer de poli­ciers sur les terres de l’UPK »

Les désac­cords entre ces deux par­tis his­to­riques ont entraî­né une mili­ci­sa­tion du champ poli­tique. Ainsi, seule­ment 27 % des Peshmergas dépendent aujourd’hui du GRK ; les troupes res­tantes étant des forces appar­te­nant aux dif­fé­rents par­tis, qui ne sont pas par­ve­nus à natio­na­li­ser leurs forces mili­taires. La richesse des familles Talabani et Barzani a éga­le­ment créé d’importantes frus­tra­tions au sein de la socié­té civile. Le par­ti Gorran en est direc­te­ment issu. Créé en 2009 sur fond de crise sociale, ses membres reven­di­quaient la démis­sion de Massoud Barzani. Suite à de vio­lentes mani­fes­ta­tions en 2015, ils ont été accu­sés « d’inciter à la haine et la vio­lence2 », et leurs ministres ont dû quit­ter la région. Pourtant, la réduc­tion des écarts entre les dif­fé­rents groupes sociaux était une pro­messe du GRK. « Un fonc­tion­naire kurde doit tra­vailler 347 ans pour obte­nir l’équivalent des reve­nus d’une année pour une per­sonne de la haute socié­té. Le GRK est donc en situa­tion échec : même la des­crip­tion de ce qu’on l’appelle en sciences poli­tiques l’État fra­gile ne peut pas s’appliquer au GRK ; il n’est ni un État, ni une par­tie d’un État », résume Adel Bakawan.

Masoud Barzani (DR)

Alors pour­quoi pré­pa­rer ce réfé­ren­dum main­te­nant, alors que le Kurdistan paraît si divi­sé ? Le repré­sen­tant du GRK en France, Ali Dolamari, est clair : « Ce réfé­ren­dum aurait pu, et aurait dû se tenir en 2014, avant l’arrivée de Daech dans la région. Mais cette menace a chan­gé nos prio­ri­tés. Aujourd’hui, Daech est éloi­gné du Kurdistan, ce qui nous emmène à pen­ser que le moment oppor­tun est arri­vé. Et il n’y pas d’autres solu­tions pour nous, le modèle de sys­tème fédé­ral construit avec Bagdad a clai­re­ment échoué. » Ce réfé­ren­dum est plé­bis­ci­té conjoin­te­ment par le PDK et par son prin­ci­pal rival, l’UPK. A contra­rio, les par­tis Gorran et Komel se sont posi­tion­nés contre sa tenue. Abdulstar Macid, ministre de l’Agriculture du gou­ver­ne­ment kurde et membre du par­ti Komel, témoigne des rai­sons de l’opposition de son par­ti : « Nous ne pen­sons pas que ce réfé­ren­dum inter­vienne au bon moment. Nous avons beau­coup d’autres pro­blé­ma­tiques qu’il nous faut résoudre impé­ra­ti­ve­ment, comme la ques­tion du Parlement qui a été fer­mé. C’est un préa­lable à ce réfé­ren­dum : le Parlement doit être rou­vert et actif. Les pro­fonds désac­cords entre les par­tis poli­tiques se réper­cutent sur la popu­la­tion et la divise. Ces divi­sions sont graves. »

« Depuis l’annonce de ce réfé­ren­dum, la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale s’affole. L’Iran et la Turquie se sont immé­dia­te­ment posi­tion­nés contre la tenue de cette consultation. »

Du côté du GRK, on juge que ces argu­ments ne sont que des « pré­textes » infon­dés. « Si ce n’est pas le bon moment, alors quand est-ce que ce le sera ? Aujourd’hui, la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale sou­tient les Kurdes ; nous ne savons pas si nous aurons une autre oppor­tu­ni­té », tranche Ali Dolamari. Abdulstar Macid pointe du doigt la res­pon­sa­bi­li­té des poli­ti­ciens de tous bords, et prône une alliance poli­tique repré­sen­ta­tive : « Le peuple kurde s’inquiète de cela, il est fati­gué des règles impo­sées par le gou­ver­ne­ment. Personne n’est oppo­sé à l’indépendance. Cette idée ne déplaît à per­sonne. Ce à quoi s’oppose le peuple kurde, c’est l’appauvrissement, l’injustice, la cor­rup­tion, les pro­fondes inéga­li­tés entre les riches et les pauvres. Les gens sont fati­gués du gou­ver­ne­ment actuel, qui, lui, n’accepte pas du tout cette idée. » Massoud Barzani, qui a ache­vé son man­dat depuis long­temps (le Parlement a refu­sé de le renou­ve­ler en 2015, sa pré­sence à la tête du GRK a été pro­ro­gée par le conseil consul­ta­tif) a annon­cé que ni lui, ni un des membres de sa famille ne seraient can­di­dats aux élec­tions pré­si­den­tielles et légis­la­tives de novembre. Pour Adel Bakawan, la déci­sion de la tenue de ce réfé­ren­dum est éga­le­ment moti­vée par le contexte poli­tique inté­rieur, puisqu’en se posi­tion­nant comme l’architecte de ce réfé­ren­dum, Barzani « orga­nise son sau­ve­tage poli­tique, et cherche une grande sor­tie à l’impasse dans laquelle il se trouve ».

Enjeux internationaux

Depuis l’annonce de ce réfé­ren­dum, la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale s’affole. L’Iran et la Turquie se sont immé­dia­te­ment posi­tion­nés contre la tenue de cette consul­ta­tion. Le risque pour ces deux pays de voir leurs mino­ri­tés kurdes agi­tées par une indé­pen­dance pro­cla­mée dans une des quatre par­ties du Kurdistan est réel. La ques­tion devient d’autant plus brû­lante que ces deux pays sont les prin­ci­paux par­te­naires éco­no­miques d’Erbil, et qu’un embar­go asphyxie­rait dura­ble­ment le gou­ver­ne­ment du GRK. On estime actuel­le­ment à 15 mil­liards de dol­lars les échanges avec Ankara, et à 7 ceux avec Téhéran. Alors, com­ment expli­quer, mal­gré les menaces pro­fé­rées par les diri­geants de ces deux pays, le main­tien de ce réfé­ren­dum ? Malgré les appa­rences, les situa­tions turques et ira­niennes sont très dif­fé­rentes. En ce qui concerne un pos­sible embra­se­ment de la situa­tion avec Téhéran, les élites de l’UPK et du PDK ont une lec­ture assez lucide de la situa­tion : dans le contexte actuel, des actions de coer­ci­tion menées par la République isla­mique seraient une véri­table décla­ra­tion de guerre aux États-Unis, qui semblent, mal­gré les efforts du gou­ver­ne­ment Rohani, arc-bou­tés dans une dia­bo­li­sa­tion de l’Iran qui paraît sans fin. Un conflit ouvert ira­no-amé­ri­cain est donc une option assez peu pro­bable, qui plus est pour un sujet qui ne concerne direc­te­ment aucun des deux pays.

Combattant peshmerga sur le Mont Zardak, près de Mossoul en Irak, le 4 juin 2016 (AFP/Archives)

Si l’Iran demeure farou­che­ment oppo­sé à un État kurde, la ques­tion de la Turquie est bien plus com­plexe qu’il n’y paraît. Pour Adel Bakawan, la situa­tion est claire : « La ques­tion prio­ri­taire pour les Turcs, c’est la pro­tec­tion de leur sécu­ri­té natio­nale et de leur ter­ri­toire. Un État kurde au sein de l’actuel Irak peut don­ner à Ankara la garan­tie d’une pro­tec­tion de ses fron­tières et sa sécu­ri­té. Et ces garan­ties, Erbil les donne déjà depuis un cer­tain nombre d’années. Un nou­vel État kurde serait donc presque une colo­nie de la Turquie. » Un État kurde indé­pen­dant pour­rait aus­si limi­ter l’hégémonie ira­nienne dans la région ; une idée qui est loin de déplaire aux Turcs. Du côté du GRK, on vente les rap­ports cor­diaux entre­te­nus avec le régime de Recep Tayyip Erdoğan : « Il y a un peu plus de 10 ans, des cen­taines de sol­dats turcs étaient posi­tion­nés sur la fron­tière, prêts à atta­quer le Kurdistan. Aujourd’hui, nous avons de bonnes rela­tions, car nous leur avons prou­vé que nous étions un fac­teur de paix, de dia­logue, et de pros­pé­ri­té dans la région. Nous ne sommes pas une menace, ni pour l’Iran, ni pour la Turquie », com­mente le repré­sen­tant du GRK en France.

« Israël entre­tient dis­crè­te­ment, depuis les années 1960, des rela­tions éco­no­miques avec les Kurdes, qu’ils consi­dèrent comme un vec­teur de désta­bi­li­sa­tion du monde arabe. »

Cette prise de risque semble donc très mesu­rée, d’autant plus que l’indépendance du Kurdistan ira­kien ne s’inscrirait abso­lu­ment pas dans une dyna­mique pan-kurde, ni même dans un pro­lon­ge­ment idéo­lo­gique de la révo­lu­tion en cours à l’ouest et au nord. Du côté du PKK turc et du PYD syrien, on regarde ces évé­ne­ments avec inquié­tude : le PDK pour­rait bien négo­cier un accord de non-agres­sion avec la Turquie, en contre­par­tie d’un accrois­se­ment de l’aide logis­tique appor­tée par Erbil à Ankara sur l’épineuse ques­tion des bases arrières du PKK ins­tal­lées au Kurdistan ira­kien. Situées au cœur des mon­tages de Qandil, ces bases sont au centre des pré­oc­cu­pa­tions d’Erdoğan depuis long­temps : elles consti­tuent pour lui un fac­teur de désta­bi­li­sa­tion dif­fi­ci­le­ment contrô­lable. Cette zone géo­gra­phique, qui s’était conver­tie en ter­rain opé­ra­tion­nel des com­bat­tants du PKK à la faveur du chaos de la guerre Iran-Irak et de la guerre civile kurde, se retrou­ve­rait alors dans l’œil du cyclone. L’annonce a fait grand bruit : Israël a appor­té son sou­tien à l’in­dé­pen­dance du Kurdistan ira­kien, d’a­bord via sa ministre de la Justice Ayelet Shaked, puis quelques heures plus tard via Benyamin Netanyahou. « Israël et les pays de l’ouest s’in­té­ressent beau­coup à l’é­ta­blis­se­ment de l’État du Kurdistan. Je pense que le temps est venu pour les États-Unis de sou­te­nir ce pro­ces­sus », a ain­si décla­ré la ministre israé­lienne lun­di 11 sep­tembre, à l’occasion d’une confé­rence contre le ter­ro­risme. Israël entre­tient dis­crè­te­ment, depuis les années 1960, des rela­tions éco­no­miques avec les Kurdes, qu’ils consi­dèrent comme un vec­teur de désta­bi­li­sa­tion du monde arabe.

La créa­tion d’un État kurde en Irak serait lar­ge­ment pro­fi­table à l’État hébreu — d’une part car le Kurdistan pos­sède des res­sources qui manquent cruel­le­ment à Israël ; d’autre part car ce nou­vel État pour­rait deve­nir un appui de taille dans un Moyen-Orient qui lui est hos­tile. La situa­tion géo­gra­phique du Kurdistan, et sa proxi­mi­té avec l’Iran, est éga­le­ment stra­té­gique pour les Israéliens ; en revanche, cela n’est abso­lu­ment pas gage de sta­bi­li­té pour la région. À la dif­fé­rence des Israéliens, les États-Unis ne sou­tiennent pas offi­ciel­le­ment l’émergence d’une nou­velle nation, mais leur dis­cours a évo­lué : s’ils étaient clai­re­ment oppo­sés à l’indépendance du Kurdistan jusqu’alors, ils ont enta­mé une média­tion avec Erbil pour repous­ser cette consul­ta­tion, consi­dé­rant que ce réfé­ren­dum n’intervenait pas au bon moment. Selon eux, le pro­ces­sus d’autodétermination pour­rait nuire à l’efficacité de la lutte contre l’État isla­mique, qui reste la prio­ri­té absolue.

Civil ira­kien fuyant Mossoul (AhlulBayt News Agency, Abna)

Bagdad, principal risque d’embrasement ?

L’instabilité ira­kienne a fini par convaincre le gou­ver­ne­ment de Massoud Barzani d’accélérer le pro­ces­sus de sépa­ra­tion, comme l’argumente Ali Dolamari : « Depuis 1923, et la créa­tion de l’Irak, nous sommes en désac­cord avec Bagdad. Jusqu’à main­te­nant, ils ne nous ont jamais don­né nos droits. » Et même si de 1991 à 2003 le Kurdistan était presque indé­pen­dant, la situa­tion s’est com­pli­quée ces quinze der­nières années : « En 2003, les Kurdes sont retour­nés vers Bagdad pour par­ti­ci­per à la créa­tion d’un Irak fédé­ral, plu­ra­liste, démo­cra­tique et res­pec­tueux des mino­ri­tés. Malheureusement, cela s’est sol­dé par un échec. Aujourd’hui, ce sont les chiites qui ne res­pectent ni la consti­tu­tion, ni le droit des Kurdes. Ainsi, négo­cier serait une perte de temps. » Les puis­santes milices chiites pour­raient bien être le prin­ci­pal risque pour les Kurdes. Ces der­nières ont lar­ge­ment par­ti­ci­pé au recul de l’État isla­mique, avec une force mili­taire de près de 150 000 hommes armés. « Il n’y a aucune garan­tie que lorsque la guerre mili­taire sera ache­vée face à l’État isla­mique, ces forces n’attaqueront pas le Kurdistan ira­kien, avec ou sans l’accord du gou­ver­ne­ment », constate Adel Bakawan. Ces milices chiites ont de plus joué un rôle déter­mi­nant en faveur du GRK, puisqu’elles ont lar­ge­ment contri­bué à sau­ver Erbil des griffes de l’État isla­mique en 2014, alors que les forces des Peshmergas étaient accu­lées. Haïder al-Abadi, qui est à la tête du gou­ver­ne­ment ira­kien depuis la chute de Nouri al-Maliki, n’est pas en posi­tion de force, à une année des élec­tions. La situa­tion poli­tique en Irak va évo­luer dans les mois qui viennent. Seule cer­ti­tude, en pro­cla­mant son indé­pen­dance, le Kurdistan se pro­té­ge­rait aus­si des pos­sibles dérives d’un État ira­kien qui cher­che­rait à impo­ser sa domi­na­tion sur les ter­ri­toires sun­nites et kurdes dans les mois ou années à venir. Les nom­breux points de fric­tions sont illus­trés par la tenue du réfé­ren­dum dans les zones que se dis­putent le GRK et l’État ira­kien. Le désac­cord est éga­le­ment séman­tique : le GRK parle de zones déta­chées, quand le gou­ver­ne­ment ira­kien parle de zones dis­pu­tées.

« Depuis 2014, les Peshmergas ont libé­ré près de 30 000 mètres car­rés de terres occu­pées par l’État isla­mique, occa­sion­nant de lourdes pertes chez les forces kurdes. »

Depuis 2014, les Peshmergas ont libé­ré près de 30 000 mètres car­rés de terres occu­pées par l’État isla­mique, occa­sion­nant de lourdes pertes chez les forces kurdes. « La ques­tion du ter­ri­toire est pour moi beau­coup plus impor­tante que la ques­tion du pétrole ou des res­sources éner­gé­tiques. Barzani consi­dère qu’après avoir don­né plus de 1 731 mar­tyrs pour récu­pé­rer ces zones-là, il est impos­sible de les res­ti­tuer une nou­velle fois au gou­ver­ne­ment de Bagdad », affirme Adel Bakawan. Ces zones sont « his­to­ri­que­ment et géo­gra­phi­que­ment kurdes » pour le repré­sen­tant du GRK en France. Au cœur du dif­fé­rend entre Badgad et Erbil, l’article 1403 de la consti­tu­tion ira­kienne : « Nous vou­lions trou­ver une solu­tion avec l’article 140 de la consti­tu­tion ira­kienne, qui pro­met­tait de trou­ver une issue au sta­tut de ces zones avant 2007. Cet article n’ayant pas été appli­qué, main­te­nant nous sou­hai­tons don­ner le choix aux popu­la­tions. Le réfé­ren­dum se tien­dra sur ces zones, et c’est la popu­la­tion elle-même qui déci­de­ra de son futur », argu­mente Ali Dolamari. Épicentre des ten­sions diplo­ma­tiques entre Badgad et Erbil, la ville de Kirkouk, qui pos­sède les secondes réserves pétro­lières d’Irak, ver­ra elle aus­si le réfé­ren­dum se tenir ce 25 sep­tembre. Souvent qua­li­fiée de « Jérusalem kurde », cette ville de 1,6 mil­lions d’habitants à majo­ri­té kurde pos­sède d’importantes mino­ri­tés arabes et turk­mènes. C’est un car­re­four des mondes kurdes, arabes et perses, qui abrite d’importantes com­mu­nau­tés sun­nites, chiites et chrétiennes.

Si le gou­ver­no­rat de Kirkouk relève offi­ciel­le­ment de l’autorité de l’État cen­tral, les forces kurdes en ont l’entière ges­tion depuis le retrait de forces ira­kiennes en déroute face à la pro­gres­sion de l’État isla­mique en juin 2014. Cependant, ce sont bien les milices chiites qui ont pris pos­ses­sion du Sud de la pro­vince. Sans sur­prise, le 12 sep­tembre, le Parlement ira­kien votait contre la tenue de ce réfé­ren­dum. Salim Al-Joubouri, le chef du Parlement, a appuyé cette déci­sion qui vise à main­te­nir « l’unité du ter­ri­toire et du peuple ira­kien ». La balle est désor­mais dans le camp du pre­mier ministre Haider al-Abadi, qui devra « prendre toutes les mesures pour pro­té­ger l’unité de l’Irak et enta­mer un dia­logue sérieux » avec les kurdes. Ce même jour, Massoud Barzani était à Kirkouk, où il tenait un dis­cours très fédé­ra­teur, décla­rant vou­loir « faire de la ville un exemple de coexis­tence, où cha­cun aurait ses droits ».

Combattante kurde du Rojava, par Sonja Hamad (« Women, Life, Freedom »)

Perspectives

Si la région du Kurdistan venait à faire séces­sion, les sun­nites devien­draient lar­ge­ment mino­ri­taires en Irak, puisqu’ils ne repré­sen­te­raient guère plus de 20 % de la popu­la­tion totale. Dans le contexte actuel, face à l’émergence de milices chiites tou­jours plus puis­santes, la popu­la­tion sun­nite d’Irak devien­drait une cible. C’est bien là tout le drame d’un pays qui, depuis le 20 mars 2003 et l’invasion amé­ri­caine, n’arrive pas à se sor­tir de la spi­rale de la vio­lence. Les sys­tèmes d’oppressions et de domi­na­tions d’hier ont entraî­né ceux d’aujourd’hui. Et ces der­niers risquent fort de pré­pa­rer un ter­rain fer­tile pour ceux de demain. Si le Kurdistan venait à faire séces­sion, la par­ti­tion de l’actuel État ira­kien en trois ter­ri­toires bien dis­tincts (un État chiite, un état sun­nite, et un État kurde) devien­drait un scé­na­rio plau­sible. L’issue du réfé­ren­dum ne laisse que peu de doutes : le « oui » devrait l’emporter lar­ge­ment. La suite des évé­ne­ments est plus incer­taine. « Nous allons négo­cier avec Bagdad pour nous sépa­rer paci­fi­que­ment de l’Irak, il n’y a pas d’autres solu­tions. On ne peut plus vivre avec Bagdad. Nous sommes dans l’impasse » résume Ali Dolamari. « Si le oui est plé­bis­ci­té lors du réfé­ren­dum, nous enver­rons une délé­ga­tion offi­cielle à Bagdad, afin d’établir un calen­drier en vue de sépa­rer paci­fi­que­ment le Kurdistan de l’Irak. Si l’État ira­kien n’accepte pas, les Kurdes seront libres de déci­der du futur de leur région. Mais nous sou­hai­tons vrai­ment trou­ver une solu­tion paci­fique, afin que nous soyons de bons voi­sins. »

Le des­tin des Kurdes a été scel­lé au XXe siècle par les grandes puis­sances qui ont pro­vo­qué sa par­ti­tion. L’Histoire semble aujourd’hui se répé­ter. Le rôle de ces der­nières, et en par­ti­cu­lier des États-Unis va être déci­sif. L’administration amé­ri­caine, qui ont tota­le­ment per­du pied au Moyen-Orient depuis plu­sieurs années pour­rait bien y trou­ver son compte, avec une nou­velle nation qui serait favo­rable à leurs inté­rêts. Mais, inévi­ta­ble­ment, de nou­velles alliances se des­si­ne­ront, emme­nant leur lot d’incertitudes. Quoi qu’il en soit, la ques­tion kurde, celle d’Irak, mais éga­le­ment celle de Syrie de Turquie et d’Iran, va être un élé­ment cen­tral dans la recons­truc­tion du Moyen-Orient.


image_pdf
  1. Union patrio­tique du Kurdistan ; par­ti issu d’une scis­sion avec le PDK en 1975 après les accords d’Alger. Les deux par­tis se sont affron­tés de 1994 à 1996.
  2. Déclarations de Mansour Barzani, chef des ren­sei­gne­ments de la région auto­nome et fils du pré­sident.
  3. Ces ter­ri­toires cor­res­pondent his­to­ri­que­ment à des régions kurdes ara­bi­sées par le régime baa­siste. Selon la consti­tu­tion de 2005, un réfé­ren­dum devait y être mené afin d’évaluer les aspi­ra­tions de la popu­la­tion. Il n’a jamais eu lieu.

REBONDS

☰ Lire notre ren­contre avec la Représentation du Rojava, juillet 2017
☰ Lire notre article « La démo­cra­tie radi­cale contre Daech » (tra­duc­tion), Dilar Dirik, mai 2017
☰ Lire notre article « Rojava : des révo­lu­tion­naires ou des pions de l’Empire ? » (tra­duc­tion), Marcel Cartier, mai 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Chris Den Hond : « Les Kurdes sont en train d’écrire leur propre his­toire », mai 2017
☰ Lire notre entre­tien « Quelle révo­lu­tion au Rojava ? » (tra­duc­tion), avril 2017
☰ Lire notre article « Newroz, entre enthou­siasme et incer­ti­tudes », Laurent Perpigna Iban, avril 2017
☰ Lire notre entre­tien « De retour de la révo­lu­tion du Rojava » (tra­duc­tion), mars 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Patrice Franceschi : « Être un idéa­liste réa­liste, c’est-à-dire agir », février 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Gérard Chaliand : « Nous ne sommes pas en guerre », décembre 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Abbas Fahdel : « En Irak, encore dix ans de chaos », sep­tembre 2015

Laurent Perpigna Iban

Journaliste indépendant. Il travaille essentiellement sur la question du Proche et du Moyen-Orient, ainsi que sur les « nations sans État ».

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.