Juana Doña, une mémoire de la guerre d’Espagne


Texte inédit pour le site de Ballast

Juana Doña est décé­dée à Barcelone il y a un peu plus de dix ans. Après avoir com­bat­tu contre le fas­cisme et résis­té dans la clan­des­ti­ni­té, celle qui se défi­nis­sait comme « com­mu­niste et fémi­niste » pas­sa près de vingt ans en pri­son sous le régime de Franco. Elle raconte dans ce témoi­gnage tour à tour enthou­siaste et âpre — et jus­qu’a­lors introu­vable en fran­çais — ce que furent ces années de lutte. L’idée n’est pas, ici, de rou­vrir les plaies de ce conflit funeste qui, on le sait, oppo­sa éga­le­ment entre eux les com­mu­nistes d’o­bé­dience sta­li­nienne, les trots­kistes, les socia­listes répu­bli­cains et les anar­chistes : lisons plu­tôt ce récit comme l’une de ses nom­breuses, et contra­dic­toires, mémoires.


huanaJe suis née à Madrid en décembre 1918. J’avais 14 ans quand je suis entrée aux Jeunesses com­mu­nistes. Mon père était sym­pa­thi­sant du Parti à un moment où les com­mu­nistes n’étaient pas nom­breux à Madrid. Il a rap­por­té à la mai­son un petit livre de chan­sons où figu­rait l’Internationale. J’ai été émue en la lisant. J’ai pen­sé : « Les pauvres… mais qui sont-ils ces dam­nés ? » Comme je ne le com­pre­nais pas, j’ai deman­dé à un gar­çon du quar­tier qui mili­tait au PCE. Il m’a ame­née pour la pre­mière fois au local du par­ti à Gran Vía1 et pour moi c’était comme d’aller en Chine, je n’avais jamais quit­té mon quar­tier. J’ai com­men­cé aus­si­tôt à tra­vailler avec beau­coup d’enthousiasme. Je suis ren­trée après 22 heures à la mai­son et cela m’a coû­té la pre­mière raclée de ma vie. J’étais encore une gamine avec des tresses et des soc­quettes aux pieds. Depuis ce moment, peut-être en réac­tion à la raclée, je n’ai plus quit­té l’organisation.

« Ce que l’Espagne a connu avec l’avènement de la République était vrai­ment inso­lite. On n’a plus jamais retrou­vé une telle poli­ti­sa­tion de la vie sociale. »

C’était à la Maison de la Culture, les com­mu­nistes n’avaient pas encore rejoint l’UGT [Unión General de Trabajadores, syn­di­cat socia­liste]. Nous étions encore à la CGTU [Confederación General del Trabajo Unitario, syn­di­cat proche des com­mu­nistes], c’est par la suite que nous avons fusion­né avec l’UGT mais à l’époque, c’était un syn­di­cat indé­pen­dant. Lorsque je suis arri­vée aux Jeunesses com­mu­nistes en jan­vier 1933, il y avait à Madrid six femmes mili­tantes, la République exis­tait depuis deux ans. Mais par la suite, le fas­cisme a abo­li tous les droits des femmes et 80 % d’entre elles ont repris leur atti­tude de femme obéis­sante, sou­mise, crain­tive. Les évé­ne­ments qui se sont pro­duits entre 1931 et 1939 ont bou­le­ver­sé l’Europe. Mais ce que l’Espagne a connu avec l’avènement de la République était vrai­ment inso­lite. On n’a plus jamais retrou­vé une telle poli­ti­sa­tion de la vie sociale.

En 1934, suite à la répres­sion déclen­chée par la défaite du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, nous avons créé l’Enfance ouvrière, avec l’association Femmes anti­fas­cistes. À l’arrivée au pou­voir de la Confédération de la Droite auto­nome [alliance des par­tis catho­liques de droite, fon­dée en 1933], les orga­ni­sa­tions de femmes se sont trou­vées dans une semi-clan­des­ti­ni­té, obli­gées de cher­cher une autre voie d’action. J’ai per­son­nel­le­ment pris part à cela. Dans les Asturies, le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire avait triom­phé et, pen­dant deux semaines, on avait connu un pou­voir ouvrier et pay­san. Cela avait été mer­veilleux. Mais le mou­ve­ment avait été écra­sé parce que le reste de l’Espagne n’avait pas sui­vi. Bilan : quelque 40 000 pri­son­niers, 4 000 morts et une mul­ti­tude d’enfants dans la rue.

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Nous avons donc créé l’Enfance ouvrière, avec les femmes répu­bli­caines : Catalina Salmerón, petite-fille du pre­mier pré­sident de la République – une femme déjà âgée bien intro­duite dans les milieux intel­lec­tuels – et Clara Campoamor, une per­son­na­li­té extra­or­di­naire qui avait obte­nu le droit de vote pour la femme ; Dolorès Ibárruri en était la pré­si­dente. On a ensuite créé des comi­tés dans les quar­tiers. En moins de dix jours, dans mon quar­tier Centre-Lavapiés, alors très pro­lé­taire, j’ai moi-même créé trente‑trois comi­tés de femmes pro-Enfance ouvrière. Comme moi, les cama­rades des autres quar­tiers en ont orga­ni­sés à Madrid et aus­si en Catalogne. Nous avons fait venir des enfants par wagons entiers, que les femmes des dif­fé­rents comi­tés accueillaient chez elles. D’autres étaient envoyés en URSS : ils sont reve­nus après le triomphe du Front popu­laire. C’étaient un tra­vail de soli­da­ri­té et une orga­ni­sa­tion semi-légale, ils ne pou­vaient pas l’interdire.

« Eh bien, vous l’avez enten­due, elle n’est pas pla­to­nique, notre lutte. »

Moi, je mon­tais sur un tabou­ret pour par­ler dans les rues de mon quar­tier : Corredores, Mesón de Paredes, Embajadores… J’expliquais le but de l’Enfance ouvrière, ce qu’était le fas­cisme, ce qu’était la lutte, et j’ai ain­si lan­cé les trente‑trois comi­tés. Lors d’un grand mee­ting devant des mil­liers de femmes, où Dolorès par­lait pour remer­cier l’organisation des comi­tés à Madrid, elle m’a citée en exemple. C’était ma deuxième grande sor­tie. J’avais de grandes dif­fi­cul­tés à par­ler en public hors de mon quar­tier, où je me sen­tais à l’aise. Là, j’étais ter­ro­ri­sée. Je me suis alors sou­ve­nu d’une phrase que j’avais enten­due Dolorès dire dans un mee­ting : « Notre lutte n’est pas pla­to­nique. » Je le disais à l’endroit et à l’envers, à l’envers et à l’endroit… jusqu’à ce que Dolorès m’agrippe et me fasse quit­ter la scène en disant : « Eh bien, vous l’avez enten­due, elle n’est pas pla­to­nique, notre lutte. »

Au début de la guerre, j’étais au Parti, je n’étais plus aux Jeunesses. Je n’avais que 17 ans mais ils m’avaient accep­tée parce que j’étais une acti­viste for­mi­dable, et lors de la fusion des socia­listes et des com­mu­nistes, j’étais pré­sente comme délé­guée invi­tée. Mon com­pa­gnon, Eugenio Mesón, était un diri­geant des Jeunesses, un diri­geant très connu. Mais main­te­nant, plus per­sonne ne connaît ces hommes. Eugenio et moi nous étions « unis » depuis le 2 mai 1936. Unis, pas mariés. Nous nous sommes pris par la main et voi­là, parce que nous nous aimions fol­le­ment, et il nous était impos­sible d’être sépa­rés. Ma mère, qui était mer­veilleuse et qui mili­tait au Parti, m’a dit : « Soyez heu­reux, cette mai­son sera la vôtre quand vous vou­drez. »

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Mais nous ne vou­lions pas habi­ter chez ma mère et nous n’avions pas d’autre endroit où aller. Ce jour-là finis­sait le Congrès d’unification des Jeunesses et Dolorès – elle m’aimait beau­coup parce que j’étais très petite mais que j’étais par­tout – après qu’on lui eut expli­qué la situa­tion, nous prê­ta les clés de sa mai­son. Elle par­tait jus­te­ment dans les Asturies… On était gênés mais on a bien ri quand on s’est retrou­vé dans le lit de Dolorès. On était si puri­tains… Le fait de nous trou­ver dans son lit nous gênait tel­le­ment que nous n’avons presque pas pu faire l’amour et nous sommes par­tis. Je fai­sais par­tie de la com­mis­sion fémi­nine du comi­té pro­vin­cial, qui n’était pas une com­mis­sion fémi­niste, loin de là : elle ser­vait à atti­rer les femmes au Parti, pour les y inté­grer au mieux en tant que femmes. Mais ma prin­ci­pale res­pon­sa­bi­li­té res­tait, je pense, l’organisation du sec­teur Sud – le plus grand. J’étais l’une des res­pon­sables du Parti, une fonc­tion impor­tante. J’avais une acti­vi­té poli­tique et de plus, j’étudiais et je tra­vaillais. J’étais membre de la Commission des femmes anti­fas­cistes et m’occupais d’une asso­cia­tion dans le sec­teur Sud. Par ailleurs, je fai­sais éga­le­ment par­tie de deux autres com­mis­sions : l’une qui, déjà en 1937, orga­ni­sait l’évacuation, et une autre char­gée de réqui­si­tion­ner des hôtels, des mai­sons de maître, etc. Je m’occupais des inventaires.

J’ai pas­sé toute la guerre à Madrid et j’y ai accou­ché deux fois. D’abord en 1937, à la mater­ni­té, d’une fille. Un mois après, ma mère l’a emme­née à Valence, où vivaient toutes les per­sonnes éva­cuées. Elle est morte à sept mois d’une attaque de ménin­gite. Je venais juste de lui rendre visite quand ma mère m’a deman­dé de reve­nir. Je n’imaginais pas que c’était à cause de ma fille, je croyais que c’était ma mère qui n’était pas bien. On lui avait don­né un bibe­ron dou­teux. Elle avait d’abord eu la dys­en­te­rie, puis la ménin­gite. Elle était morte en 24 heures. Quand je suis arri­vée, on m’attendait pour aller au cime­tière. Je ne veux pas m’en sou­ve­nir… Elle s’appelait Lina, en sou­ve­nir de Lina Odena. Maintenant, j’ai une petite-fille qui s’appelle Lina.

« Ils envoyaient tout le monde dans les abris, mais j’étais en train d’accoucher. Dans tous les quar­tiers de Madrid, les bom­bar­de­ments fai­saient des ravages. »

Mon fils est né en 1938. J’ai vou­lu l’avoir près de moi et je l’emmenais avec moi au tra­vail, au Parti com­mu­niste. Nous étions trois femmes à avoir des enfants et on a ins­tal­lé, à la mai­son du par­ti, une gar­de­rie, une chambre enso­leillée très bien amé­na­gée avec de petits lits et une jeune infir­mière. La nuit je le pre­nais avec moi. Je l’ai nour­ri au sein. C’est pour ça qu’il a pu résis­ter après, au camp de concen­tra­tion. Toutes les trois heures, j’allais à la gar­de­rie pour le nour­rir. J’avais alors 19 ans et je pou­vais cou­rir. Je n’ai jamais ces­sé l’activité dans le Parti, accou­che­ment ou pas. Et tout ça se pas­sait sous les bombardements !

Le jour de la nais­sance de ma fille, rue O’Donell, c’était épou­van­table : ma mère n’était pas avec moi et ils envoyaient tout le monde dans les abris, mais j’étais en train d’accoucher. Dans tous les quar­tiers de Madrid, les bom­bar­de­ments fai­saient des ravages. Je crois que je n’ai pas sen­ti la dou­leur à cause du bom­bar­de­ment, je ne com­prends pas com­ment le méde­cin et la sage-femme ont pu s’occuper de moi. Ma fille est née, ils l’ont prise et l’ont emme­née en cou­rant dans les sous-sols. Mon fils, lui, est né à l’École des cadres. Je m’étais trom­pée d’un mois, je pen­sais qu’il naî­trait en mars. Ce jour-là, je me trou­vais à l’école pour un exa­men et j’y ai accou­ché. Il était 9 heures du matin et l’examen était à 10 heures… Tout de suite après, ils sont donc mon­tés pour me faire pas­ser l’examen. On était si rigide à l’époque !

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Après, ils m’ont don­né une assiette de pois chiches. On m’a ins­tal­lé dans une chambre avec d’autres femmes, par­mi les­quelles Matilde, infir­mière à l’Hôpital géné­ral. Elle était pani­quée. J’ai failli étouf­fer l’enfant parce que je ser­rais les jambes en atten­tant que le méde­cin arrive. La cui­si­nière a dû mon­ter – elle avait eu cinq enfants. Elle a sor­ti le bébé. Nous n’avions pas de quoi nouer le cor­don et Carmen a enle­vé un ruban de sa culotte. Avant d’être fusillé, mon com­pa­gnon avait écrit : « Notre fils, qui est né au milieu de conver­sa­tions sur Lénine et Staline, doit être un bon bol­che­vik. » Il n’est pas deve­nu bol­che­vik mais il est un bon fils.

« On ne pou­vait pas gagner la guerre, c’était vrai, mais des trains rem­plis d’armes allaient arriver. »

En 1938, beau­coup de jeunes se trou­vaient déjà au par­ti et les Jeunesses [socia­listes uni­fiées] se plai­gnaient car elles n’avaient plus de cadres. Le Parti a alors deman­dé à tous les jeunes de moins de 20 ans de retour­ner aux Jeunesses. J’ai lais­sé à contre­cœur mon tra­vail, que j’adorais, pour deve­nir la secré­taire géné­rale de l’Union des jeunes femmes pour la région de Castille. La guerre finie, le 5 mars, la Junte de Casado a fait une pro­cla­ma­tion. Au Parti, tout le monde était mobi­li­sé. Craignant un coup des mili­taires, en accord avec Franco pour livrer Madrid à n’importe quel prix, les femmes des Jeunesses com­mu­nistes avaient été mobi­li­sées depuis quinze jours. On ne dor­mait pas chez nous mais dans les mai­sons du par­ti. Nous étions dans une situa­tion dif­fi­cile, on était cou­pé de la Catalogne ; on ne pou­vait pas gagner la guerre, c’était vrai, mais des trains rem­plis d’armes allaient arriver.

Le gou­ver­ne­ment répu­bli­cain, sur­tout en rai­son de la pres­sion des com­mu­nistes et de Negrín, vou­lait une paix hono­rable mais en aucun cas une red­di­tion totale. Il cher­chait donc à créer des condi­tions favo­rables à la résis­tance et nous avons com­men­cé à pro­cla­mer les Treize Points2 de Negrín aux quatre coins de la capi­tale. C’est comme ça qu’on me voit dans le NODO [les actua­li­tés ciné­ma­to­gra­phiques offi­cielles du pou­voir fran­quiste] des fas­cistes, sur un camion, avec un porte-voix. Nous deman­dions d’éviter le mas­sacre qui allait fina­le­ment se pro­duire. Nous savions que Franco avait réus­si à s’allier à cer­tains géné­raux comme Casado, quelques figures poli­tiques fortes, comme Besteiro, qui repré­sen­tait l’aile droite du Parti socia­liste, et Mera, par­mi les anar­chistes. Communistes, répu­bli­cains, oppo­sants à la red­di­tion et même cer­tains socia­listes… nous étions tous en alerte. Pourtant, le 5 mars, ils ont fait la pro­cla­ma­tion, le coup de force, et ils ont pris le pouvoir.

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Le gou­ver­ne­ment répu­bli­cain ne se trou­vait plus à Madrid mais à Almería. Nous étions prêts à résis­ter, nous avions encore des forces pour quelques mois mais en face, ils étaient pres­sés de prendre Madrid, pour don­ner confiance aux troupes. Si nous avions résis­té un peu plus, nous aurions pu gagner beau­coup. Mon com­pa­gnon Eugenio a été arrê­té par la Junte de Casado. Je le cher­chais en vain. Le 21, le Parti m’avait dit de par­tir avec la der­nière expé­di­tion pour Valence. Ils allaient se char­ger de trou­ver les cama­rades arrê­tés – dix-huit en tout. La Junte de Casado avait livré des mil­liers de com­mu­nistes, pris comme des rats et empri­son­nés. Je suis par­tie le 21 avec mon fils, qui avait 13 mois, et ma sœur de 15 ans à Valence ; ma mère est res­tée avec mes frères. Je suis res­tée à Valence jusqu’à sa chute. Après, nous avons rejoint le port d’Alicante, qu’on croyait être une zone neutre, pour attendre l’arrivée des bateaux. Nous étions 25 000, dont 8 ou 9 000 femmes. Mais ce n’était pas une zone neutre et les bateaux pro­mis par les Nations unies ne sont jamais arrivés.

« À Madrid, la police et la Phalange me cher­chaient. Ma mère n’avait plus de mai­son : les pha­lan­gistes l’avaient jetée dehors avec mes frères, sans rien les lais­ser emporter. »

Avant de quit­ter Valence, j’avais appris que mon mari était empri­son­né à San Miguel de los Reyes avec les autres dix-huit cama­rades. Je suis allée au par­ti pour deman­der qu’on les sorte de là. Je leur ai dit que sur la place Emilio Castelar, nous étions des mil­liers, le fusil à la main, et que quatre d’entre nous pou­vaient suf­fire à faire éva­der les nôtres. Le par­ti m’a répon­du de m’en aller tran­quille – ils allaient le faire sor­tir : « Va à Alicante, puis en France, et là, tu pour­ras retrou­ver Eugenio. » Je suis repar­tie ras­su­rée. Et puis rien. Je n’en suis pas sor­tie. À Alicante, nous avons tous été arrê­tés, cer­tains se sont sui­ci­dés. Ils nous ont pla­cés dans un camp de concen­tra­tion. Les hommes dans le fameux camp d’Albatera, qui était ter­ri­fiant, et nous à la Maison de retraites spi­ri­tuelles, sur la route d’Alicante. Par la suite, ils nous ont fait mon­ter dans des wagons scel­lés. Cinq de nos enfants sont morts. Je ne sais pas com­ment on n’est pas mortes, nous aus­si. On a mis cinq jours à arri­ver, sous un soleil de plomb. On nous a don­né une sar­dine et une orange le pre­mier jour, et au troi­sième, un bout de pain noir. C’est tout. Cinq enfants sont morts. Ils pour­ris­saient dans nos bras. Mon fils était mourant.

À Madrid, la police et la Phalange me cher­chaient. Ma mère n’avait plus de mai­son : les pha­lan­gistes l’avaient jetée dehors avec mes frères, sans rien les lais­ser empor­ter. Les meubles, les vête­ments, ils les avaient jetés par-des­sus les bal­cons. Elle était par­tie vivre chez ma grand-mère avec mes six frères. C’est là que je l’ai retrou­vée : je lui ai confié mon fils à moi­tié mort, je me suis lavée, elle à dû m’enlever les poux et je suis par­tie me cacher. Je suis res­tée cachée pen­dant trois mois. Personne ne vou­lait de moi parce que c’était ter­rible : si quelqu’un se fai­sait prendre, ils arrê­taient tout le monde et on confis­quait la mai­son comme « mai­son franche ». J’ai fait qua­torze mai­sons, jusqu’à ce que je trouve une place dans une pen­sion. J’ai appris alors qu’Eugenio n’était pas sor­ti et qu’ils l’avaient trans­fé­ré à Madrid, à Yeserías. Je suis allée le voir avec les papiers d’une autre famille mais quelqu’un m’a recon­nue et ils m’ont arrêtée.

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Ils m’ont tor­tu­rée, ils m’ont injec­té du cou­rant sur les tétons et dans les mains, qui ont fini déchar­nées. La chair a fini par repous­ser mais j’ai tou­jours gar­dé les cica­trices. On voyait l’os. Mes tétons sont tom­bés. Avant ça, ils avaient arrê­té ma mère pour qu’elle leur dise où j’étais. Elle, on lui a injec­té du cou­rant dans les oreilles et on l’a plon­gée dans une bai­gnoire d’eau froide en plein mois de décembre. Ils n’ont jamais su qu’elle était com­mu­niste mais ils l’auraient tuée quand même. Ils ont arrê­té seize ou dix-sept membres de ma famille. Quand ils m’ont arrê­tée, ils n’ont libé­ré aucun d’entre eux. Ma mère est res­tée trois ans en pri­son après mon arrestation.

« Les cama­rades, qui tra­vaillaient dans les car­rières, me don­naient un autre sac en toile rem­pli de dyna­mite et de détonateurs. »

Je suis allée en pri­son, condam­née à douze ans, mais je suis sor­tie après trois ans. J’ai aus­si­tôt repris le tra­vail clan­des­tin, dans la gué­rilla de la Plaine. Je me ren­dais avec un sac en toile dans les camps de tra­vail où se trou­vaient nos com­pa­gnons. Je disais rendre visite à un pri­son­nier et les cama­rades, qui tra­vaillaient dans les car­rières, me don­naient un autre sac en toile rem­pli de dyna­mite et de déto­na­teurs. Je les empor­tais avec moi dans le bus, où il y avait tou­jours la Garde civile. Ceux-là me connais­saient de vue. Ils croyaient que j’allais voir le vété­ri­naire qui était là. J’avais pré­ten­du que c’était mon beau-frère. Un jour, je suis arri­vée un peu tard car j’avais dû attendre le contact, et je ne pou­vais pas rater le bus. Les gardes civils ont vou­lu gen­ti­ment m’aider à mon­ter et ils ont attra­pé mon sac. J’allais à Valdemanco. Cela me pre­nait trois quarts d’heure et là, je remet­tais le sac à un camarade.

Voyant cela, le cama­rade a cru qu’ils m’avaient arrê­tée et il est par­ti en cou­rant. J’ai donc dû empor­ter le sac à la mai­son. Il conte­nait de la dyna­mite mais aus­si trois bombes arti­sa­nales que les cama­rades avaient fabri­quées. J’ai tout caché au-des­sus de l’armoire. Ma mère était fâchée. Nous n’avons pas dor­mi pen­dant trois jours jusqu’à ce que j’aie pu livrer le tout lors d’un ren­dez-vous clan­des­tin. J’ai fait ça jusqu’à mon arres­ta­tion. On m’a accu­sée d’avoir pla­cé deux bombes. Le Parti était alors un par­ti sym­bo­lique, il n’y avait que quelques acti­vistes de pointe et à peine quelques autres. Il devait se rendre visible – impos­sible d’organiser les tra­vailleurs dans ces années 1940. Ils étaient muse­lés, la peur au ventre. Les comi­tés de la Phalange étaient dans la rue, à l’usine, il y avait des déla­teurs, des confi­dents… c’était impos­sible. Nous vivions sous la ter­reur. Alors, le par­ti devait faire des choses sym­bo­liques et il a pla­cé l’une ou l’autre petite bombe. Pendant le blo­cus contre l’Espagne, la seule nation qui n’a pas adhé­ré au blo­cus avec le Portugal, c’était l’Argentine. Ils ont envoyé du blé et de la nour­ri­ture, et l’ambassadeur argen­tin est venu en disant qu’ici, c’était une oasis au milieu de l’Europe, cette Europe détruite par la guerre.

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On a déci­dé de poser des bombes et j’étais la res­pon­sable du groupe. En prin­cipe, on n’allait pas les poser à l’Ambassade d’Argentine mais je ne pou­vais pas les cacher, comme pré­vu, dans le Comité pro­vin­cial de la Phalange, où se trouvent les Beaux-Arts. C’était impos­sible. L’autre bombe, on n’a pas pu la pla­cer à la Sûreté de l’État et on l’a posée en face, rue Correo, dans une ins­ti­tu­tion du même genre. Comme je ne pou­vais pas cacher l’autre à l’endroit pré­vu, j’ai pen­sé : « Nous allons la pla­cer dans l’“oasis”. Ça lui appren­dra, à cet ambas­sa­deur. » C’est ce qu’on a fait mais le concierge m’a vue, et ç’a été la pagaille, parce que pour com­mé­mo­rer le 18 février, les bombes étaient réglées pour 7 heures du soir, un 14 février. Un bor­del monstre. J’avais don­né ren­dez-vous à une cama­rade, Rosita Cremón. Nous sommes pas­sées par là et quand on a deman­dé ce qui arri­vait, on nous a répon­du : « Une bombe, les gué­rille­ros ont mis une bombe. » Dans le quar­tier de l’ambassade, ils étaient très inquiets. À Carretas, par contre, les gens étaient ravis. Ils se sont mis à arrê­ter tout le monde. Un vrai mas­sacre, évi­dem­ment. Le concierge m’a recon­nue, les agents de la Sûreté aus­si car j’étais venue une pre­mière fois pour des­si­ner le plan des lieux et qu’ils m’avaient repérée.

Ils m’ont condam­née à mort en 1947. Pour ce même dos­sier, ils ont fusillé vingt et une per­sonnes et en ont tué trois autres dans la rue. Quant à moi, ils ont com­mué ma peine quand Eva Perón est venue. J’étais condam­née à mort depuis quatre mois, en iso­le­ment total – j’ai été la der­nière femme avant celles du FRAP – et la Perona, pour faire un geste, a dit en des­cen­dant de l’avion : « La pre­mière chose que je demande est la com­mu­ta­tion de la peine de la femme condam­née à mort pour avoir posé une bombe dans mon ambas­sade… Il n’y a pas eu de morts, c’étaient de petites bombes arti­sa­nales. »

*

« Les femmes ont beau­coup don­né. Jamais on n’aurait résis­té trois ans de guerre sans la par­ti­ci­pa­tion des femmes : elles ont tra­vaillé à l’industrie de guerre, aux ser­vices… abso­lu­ment partout. »

Maintenant, du haut de mes 70 ans, je pense que sans le savoir, nous étions des héroïnes. Nous pen­sions que nous devions don­ner tou­jours plus, nous avions un esprit très auto­cri­tique. Les femmes ont beau­coup don­né. Jamais on n’aurait résis­té trois ans de guerre sans la par­ti­ci­pa­tion des femmes : elles ont tra­vaillé à l’industrie de guerre, aux ser­vices… abso­lu­ment par­tout. Elles ont sau­vé l’économie du côté répu­bli­cain. Et tout cela, elles en étaient conscientes. Mais on ne s’arrêtait pas à pen­ser « fémi­niste » ou « pas fémi­niste ». Nous savions qu’avec le fas­cisme, nous allions perdre tout ce que la République nous avait don­né. La République nous avait tant appor­té, elle avait ouvert pour nous une fenêtre sur la vie… L’association Femmes anti­fas­cistes consti­tuait une res­source énorme, un tra­vail immense, immense… Personne ne le dira jamais : on n’a pas bien étu­dié tout cela et il ne reste pas assez de docu­men­ta­tion. On orga­ni­sait des cours accé­lé­rés pour deve­nir conduc­trices, infir­mières, frai­seuses, tout… Cette mémoire va se perdre quand nous serons mortes, nous qui sommes encore en vie.

J’ai par­ti­ci­pé à la défense de Madrid, le 7 novembre – très acti­ve­ment, avec un fusil, même si je n’ai pas eu l’occasion de tirer. J’ai dres­sé des bar­ri­cades, por­té des sacs de terre : j’ai fait ce que fai­sait tout Madrid. C’était une prouesse héroïque, par­mi les plus impor­tantes de ce siècle : un peuple entier debout. En six jours, je ne me suis pas cou­chée une seule fois, je ne me suis pas lavée, je n’ai man­gé que trois fois… Le mot « vain­cu » était tabou dans l’Espagne répu­bli­caine. Le peuple gar­dait espoir, il ne pen­sait pas qu’il allait perdre. Nous avons per­du pour une série de fac­teurs exté­rieurs à la guerre et à l’ardeur de la convic­tion et de l’enthousiasme des républicains.


Entretien mené par Elvira Siurana et paru dans Poder y liber­tad, n° 11, 1989.
Traduit de l’es­pa­gnol par Ángeles Muñoz, pour Ballast

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  1. Artère en plein centre de Madrid.[]
  2. Publiés le 30 avril 1938, ces treize points consti­tuaient le pro­gramme poli­tique du gou­ver­ne­ment répu­bli­cain de Negrín et décrivent les objec­tifs pour les­quels il fal­lait pour­suivre la lutte.[]
Ballast

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