Jean Sénac, poète assassiné


Texte inédit pour le site de Ballast

Jean Sénac ? Inconnu pour la plu­part des bataillons. On ne résume pas un homme en quelques mots sans lui faire affront ; notons tou­te­fois qu’il naquit en Algérie, d’une famille plus que modeste, et qu’il ral­lia la cause indé­pen­dan­tiste — quitte à sacri­fier en che­min l’a­mi­tié et l’ad­mi­ra­tion qu’il por­tait au père qu’il n’a­vait pas eu, Albert Camus. Poète brillant, socia­liste d’hu­meur anar­chiste, chré­tien mécréant, homo­sexuel, Sénac écri­vait sur tout ce qu’il trou­vait (tickets d’au­to­bus ou papier toi­lette), gueu­lait pour un rien et décla­mait son amour sur les murs. L’écrivain et réa­li­sa­teur Éric Sarner raconte ici la vie de ce poète mys­té­rieu­se­ment assas­si­né un été de 1973, dans la cave qu’il occu­pait, sans un sou et mis au ban, en pleine Algérie indépendante.


« Ce qui fait scandale… c’est sa sincérité. »
Jean Renoir, à propos de Pier Paulo Pasolini

Jean Sénac, poète dans la cité, dans la lumière exacte et brouillonne d’Alger, qui n’eut pas tou­jours rai­son et tra­vailla dans la fer­veur et une fran­chise tou­jours plus dan­ge­reuse. Il n’y eut pas, tout au long de la vie de cet homme-là, com­pa­gnon plus constant que le dan­ger. Danger des soli­tudes et des enfers, dan­ger des liber­tés et des rup­tures, dan­ger de la confu­sion, de la « guerre dans le cœur », et des lyrismes exorbitants.

« La fleur que je pré­fère, c’est le char­don », répond-il au ques­tion­naire de Proust. Mais il est né à Beni-Saf, une cité bâtie à flanc de col­line, un port de pêche à l’entrée d’une petite baie où deux ravins côtiers débouchent sur la Méditerranée. C’est l’Oranie. L’histoire de la ville est jeune, elle a com­men­cé presque à la fin du XIXe siècle. À Beni-Saf, à Oran, on est venu de par­tout, de toutes les régions d’Algérie, du Rif comme du sud maro­cain et d’outre-mer, bien sûr, colons de peu­ple­ment arri­vés par exté­nua­tion. Le grand-père mater­nel de Sénac est ori­gi­naire de Catalogne et tra­vaille à la mine de fer. Il y a la mère, Jeanne, Jeanne Coma ou Comma. Il n’y a pas de père. C’est peut-être un gitan. Jean est Jean Comma jusqu’à ce que le recon­naisse Edmond Sénac1, éphé­mère époux de Jeanne et père-géni­teur de Laurette, sa sœur. « Sénac » sera le nom offi­ciel, que Jean por­te­ra un peu « comme un pseu­do­nyme ». Bien sûr, l’énigme du nom res­te­ra, mais le déni sem­ble­ra la recou­vrir tan­tôt : Comment s’appelait-il ? « Je ne sais pas. Je ne veux pas le savoir. Je ne veux pas que maman me le dise, ni tata Emma. Tonton est mort sans me le dire. Ça n’a aucune impor­tance. Ça n’a jamais eu d’importance pour moi. »

« Danger des soli­tudes et des enfers, dan­ger des liber­tés et des rup­tures, dan­ger de la confusion. »

Nous sommes dans le roman fami­lial. Celui-ci s’appelle Ébauche du père, magis­tral jour­nal de la quête iden­ti­taire. Sénac a affir­mé, dans un entre­tien radio­pho­nique de 1958 que le roman ne l’attirait pas, mais peu après il com­mence Ébauche du père, sous-titré Pour en finir avec l’enfance. Roman ? Écriture de soi. Soi ouvert de toutes parts, connues ou incon­nues. Soi comme espace en mou­ve­ments, en figures hale­tantes. « J’ai hor­reur de racon­ter métho­di­que­ment une his­toire. » Le père ? « Un Gitan violent vio­leur. » Le nom importe-t-il tant ? C’est la pré­sence qui manque. Le vide prend tout le champ et crée le rêve de fusion. Jean voit le Père, indis­cu­ta­ble­ment beau, son contraire à la glace. « Qu’est-ce que tu as à tel­le­ment te regar­der ? » dit la mère, un peu illu­mi­née, bigote, super­sti­tieuse. Et lui, dans le roman, répond qu’il a gar­dé son père sous sa peau, comme une invi­sible sta­tue. Il le voit élé­gant et canaille, grand, pas comme lui, petit homme à la forte tête, et il lui prête « la tris­tesse désin­volte des héros de Lorca ». Surtout, il voit le « Père en Lieu de Beauté et de Terreur. Homme d’effraction et d’infraction… Beau comme le mal… Ange cra­pu­leux… Absolument, auréo­lé de son crime, l’Être ».

« Il fau­dra que j’écrive ce soir des non-sens superbes qui me délivrent de mon mal. » Jean est le Bâtard, un titre dont la scan­da­leuse musique a l’air de l’enivrer en même temps qu’elle le ter­ro­rise. Le vivre en risque de Sénac com­mence là, si c’est pos­sible. Dans la cour de l’école où il répète ce que sa mère lui a recom­man­dé de dire : « Papa tra­vaille aux Contributions Directes. Il est por­teur de contraintes ». Il parle de Sénac, le père Sénac, de ses gros yeux, de sa mous­tache, de sa canne et de ses sou­liers ver­nis, mais le vrai père a une force autre­ment plus magique et même, dit-il mys­té­rieu­se­ment, plus char­nelle. Est-ce parce qu’il res­sent l’invisible sta­tue, la sta­ture du Gitan en lui ? Jean Sénac, on dirait, a tout su, tout dit : « Quand on est Fils de ce Dieu, ou bien on est le Christ ou bien on est un monstre. » Et autant le Père porte une grâce sau­vage qui fige le sang, autant Jean crève de honte.

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« Le Mensonge, le Jeu, c’est à tra­vers eux que j’ai vu le père alors. » Il ne l’a pas vu. Il s’est col­lé de la boue sur les yeux et a men­ti. Il n’a rien vu. Si, il a vu sa bâtar­dise dans le regard des autres, sa soli­tude, l’ébauche de sa mons­truo­si­té. Lorsqu’il rentre de l’école : « Mon fils ! Tu t’es bat­tu avec quelqu’un ? » Il répond oui : avec QUELQUUN. Un peu plus tard ou un peu avant, Jeanne, paraît-il, l’habille en fille. « Ce que je veux dire c’est la vie. J’admire les ruses du lan­gage. Je veux dire le Vit du Père, ma force condam­née. » Oran était la ville de toutes les races. Tout le monde était là, l’Arabe, l’Espagnol, le Juif, le Français, le Berbère. Racistes tous l’étaient, selon Sénac. Les injures : « Sales ratons ! », « Troncs de figuiers ! », « Baise le chien sur la bouche jusqu’à ce que tu en aies obte­nu ce que tu désires ! » Et la grand-mère disant : « Je vais te don­ner au méchant Arabe ! » El Moro malo. Car tous vivent dans ce décor si mys­té­rieux où l’Arabe est incom­pré­hen­sible, dans un décor qui lui colle mieux qu’à tous les autres. Et passent les nomades et les fruits ruti­lants et les pas des che­vaux et les fusils fumants de la fantasia.

« Il s’affirme constam­ment algé­rien, mais Jean Sénac porte trois décors, trois his­toires, trois pays. »

Si l’on veut suivre les allées et venues de Sénac, Ébauche du père est un guide où se suc­cèdent l’avant, l’après, le pen­dant, l’impossible, le mys­tère et le rêve de l’homme et du poète. Il s’affirme constam­ment algé­rien, mais Jean Sénac porte trois décors, trois his­toires, trois pays. L’Espagne d’abord, en anté­rio­ri­té. Ses racines sont espa­gnoles (comme chez Camus du côté mater­nel), cata­lanes sûre­ment — le grand-père dans la mine, gitanes peut-être, le père sau­vage, comme sans patrie. Lorsqu’il pense à cela, c’est « comme une bouf­fée d’absinthe ». Il y a là quelque chose d’une puis­sante geste, d’une vibra­tion éter­nel­le­ment triste et ner­veuse au même ins­tant. Pour Sénac, l’Espagne s’appellera aus­si Federico Garcia Lorca.

La France est le pays de la langue. Il n’y a aura pas d’autres langues, en écri­ture, que celle du pays de France. De cette langue, il dit qu’elle est sa gloire et sa force, mais, dans le même temps, la mau­dit. Il s’en veut de ne pas connaître l’Arabe, se le reproche un moment (« en tant qu’intellectuel algé­rien »), puis la qua­ran­taine pas­sée renon­ce­ra à l’apprendre. Après tout, elle est sa gloire, sa force et même Kateb Yacine a eu ce mot : « Le fran­çais, un butin de guerre. » La France, ce sera aus­si l’espace de la « métro­pole » : Paris, Gentilly, Marseille, Briançon, Chatillon-en-Diois… Et en dépit de telle accroche, de telle autre attache l’Algérie res­te­ra la mère. L’Algérie, « droite et frap­pée dans le soleil » n’est pas seule­ment nour­ri­cière, elle est signi­fi­ca­tive des matins du monde, des nais­sances. Affectivement, poli­ti­que­ment, poé­ti­que­ment, tous plans confon­dus. Il fau­drait aus­si dire un peu la médi­ter­ra­néi­té, quelque chose qui s’attrape par l’enfance et sur­tout qui n’existe que par la Relation : les terres, les langues, les sou­pirs, les râles, les rives qui se relient par la mer, notre « maison ».

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Cueva del Agua, la grotte de l’eau : « C’est un fri­se­lis d’écume à l’oreille, c’est le matin dans les our­sins. C’est notre caba­non sur les roches au flanc de la falaise »Enfance modeste de Jean. Edmond Sénac s’est sau­vé, la mère Jeanne fait des ménages pour don­ner à son fils — et à sa cadette, Laure-Thérèse — un peu d’instruction. Elle donne beau­coup Jeanne et à Jean, peut-être donne-telle ce sens du bat­te­ment de vie et de mort qui en Espagne s’appelle le duende. Elle croit, elle crie qu’elle croit, elle prie, elle invoque. Justement, l’ami Nacer Khodja note­ra plus tard : elle lui enseigne « qu’il est plu­sieurs, en dépit de mul­tiples ghet­tos (raciaux, lin­guis­tiques, autres) inter­com­mu­nau­taires ». Dieu et les prières et les larmes au che­min de croix et la pré­sence du ciel. Le jeune Sénac a tant de foi que cer­tains jours, des stig­mates pour­raient lui pous­ser. À l’heure de dor­mir, la mère répète à haute voix : Con Dios me acues­to / Con Dios me levan­to / Con la Virgen Maria / Y el Espiritu Santo (« Avec Dieu je me couche / Avec Dieu je me lève / Avec la Vierge Marie / Et avec l’Esprit Saint. »). Mais le voyant écrire, elle a peur.

Dans une lettre de 1945, Jeanne s’écrie : « J’ai la pleine cer­ti­tude que ta mort vien­dra de là ». Lui assume et parle de mis­sion. Et dans Ébauche du Père, il trou­ve­ra ces mots déchi­rants pour dire la si grande géné­ro­si­té mater­nelle, au point que : « C’est dans les cuivres, quel­que­fois, que j’ai vu mon visage arabe. Bien plus que dans ces images saintes que vous col­liez au mur, ces images popu­laires… Maman, je vous aime, maman vous étiez païenne ! Que n’avez-vous pas été sans le savoir et le sachant ! Catholique, israé­lite, adven­tiste, musul­mane et guèbre, ado­ra­trice du soleil. Et par­fois hin­doue et libre- pen­seuse. Et cela sans le cher­cher, sans le savoir, du bout de l’âme, et chaque fois pro­fon­dé­ment… Quel maître vous étiez !… » Son maître for­mel est Char, Lorca son men­tor de lyrisme et de refus des dis­cri­mi­na­tions, ses com­pa­gnons d’écriture se nomment Baudelaire et Verlaine (avec ce der­nier il entre­tien­dra peu à peu une res­sem­blance phy­sique : les yeux en amande, la cou­ronne de che­veux autour de la cal­vi­tie, la barbe — qu’il appel­le­ra son maquis), Genet et Ginsberg, Cavafy et Whitman (René de Ceccatty fait remar­quer la plus que proxi­mi­té de forme et de ton entre Sénac et Whitman, et notam­ment dans cer­tains poèmes poli­tiques : « Je chante le corps élec­trique / Les armées de ceux que j’aime m’entourent et je les entoure » (Walt Whitman) ; « Je chante l’homme de tran­si­tion /cœur abî­mé, plaies /voyantes… » (Jean Sénac)

« Ses com­pa­gnons d’écriture se nomment Baudelaire et Verlaine, Genet et Ginsberg… »

Sénac écrit sou­vent sur un mode qui rap­pelle le chant d’amour arabe (ou bien ber­bère… Il aime les Chants ber­bères de Kabylie de Marguerite Taos Amrouche) ou encore ceux de Louise Labé. Il cite aus­si Al Hallâj, poète mys­tique du IXe siècle, lit Saint Jean de la Croix et Thérèse d’Avila. En épi­graphe au recueil « Désordres », son avant-der­nier, il pla­ce­ra ce poème de Aboûl’-Hasan Soumnoûn (Xe siècle) : « Il y a en moi un tel désir de toi que si la pierre pou­vait en sup­por­ter un pareil elle serait fen­due comme par un feu violent » À vingt ans, ins­tal­lé à Bab-El-Oued à Alger, il se voit en Verlaine et fonde le Cercle artis­tique et lit­té­raire Lélian. Il publie des poèmes et des chro­niques, entre à l’Association des Écrivains algé­riens, noue des rela­tions et des ami­tiés qui comp­te­ront (Maisonseul, le peintre Sauveur Galliéro).

Sénac, bon des­si­na­teur, a tou­jours été sen­sible aux arts plas­tiques et a même envi­sa­gé une for­ma­tion aux Beaux-Arts. Dès 1945, visi­tant une expo­si­tion du peintre Pelayo, il parle de « Poépeintrie, syn­thèse intime des rap­ports impal­pables de la poé­sie et de la pein­ture ». Bientôt, il fait le cri­tique d’art pour la presse écrite, il y parle des peintres natifs d’Algérie et prend par­ti pour l’art abs­trait. Il semble bien à ce moment (1947) que Sénac sache déjà qui il sera : un poète dou­lou­reux et déter­mi­né (« Les exi­gences de la poé­sie me font plus souf­frir que celle de l’existence »), un chré­tien anar­chiste (selon le mot de son ami Roblès), un homme vul­né­rable, car il faut aus­si connaître la fra­gi­li­té phy­sique de Sénac, sa san­té sou­vent défi­ciente. En juin 1947, du sana­to­rium de Rivet où il soigne une pleu­ré­sie, il a écrit à Albert Camus, déjà recon­nu : L’Étranger est paru en 1942, La Peste au début de 1947. Depuis deux ans, Camus dirige une col­lec­tion nom­mée « Espoir », chez Gallimard. La pre­mière lettre de Sénac est celle d’un admi­ra­teur ému, empê­tré dans sa propre fer­veur mais pleine de sa propre ambi­tion. Bien sûr, Camus ne sait rien de Sénac à l’époque, mais les conseils qu’il lui donne en retour de cour­rier — conseil de vie davan­tage que d’écriture — sont émi­nem­ment fraternels.

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Quant à Sénac, se doute-t-il du fais­ceau de res­sem­blances entre eux ? L’un et l’autre sont issus de familles pauvres. Ils n’ont pas connu leur père (Lucien, le père de Camus, est une vic­time de la Bataille de la Marne en 1914) et ont été éle­vés par une mère d’origine espa­gnole. La même mala­die les a tou­chés aux pou­mons. Un égal amour de l’Algérie les réunit (ce qui plus tard les sépa­re­ra ne sera pas de l’ordre de l’amour pour l’Algérie). Sénac connaît-il le mépris de Camus pour la men­ta­li­té colo­niale et ses révoltes contre les injus­tices ? Sait-il l’engagement camu­sien à Alger-Républicain, organe du Front Populaire, à Combat et ailleurs ? Bien sûr. Une ami­tié puis­sante va naître. Lorsque les deux se ren­contrent pour la pre­mière fois à Sidi Madani, près de Blida en 1948, Camus exprime à Sénac toute sa confiance et en lui fai­sant décou­vrir René Char, remarque : « Il y a en vous comme une naï­ve­té (comme Schiller par­lait de l’admirable naï­ve­té grecque) qui est irrem­pla­çable. »

« Pour Sénac, Albert Camus est un pro­fes­seur d’écriture. »

L’amitié se maté­ria­li­se­ra d’un côté par des sou­tiens, y com­pris finan­ciers, des par­ti­ci­pa­tions à des pro­jets (Camus col­la­bore à Soleil puis à Terrasses, les deux revues que fonde le jeune poète). Pour Sénac, Albert Camus est un « pro­fes­seur d’écriture » dont il ne cesse de par­ler, de com­men­ter les œuvres et les articles. A la fin de 1948, Sénac dis­pose d’un vaste champ d’amitiés ou de connais­sances nour­ris­santes : Louis Guilloux, Brice Parain, Jules Roy, Ponge, Cayrol entre autres, sans comp­ter les écri­vains algé­riens, Dib ou Kateb Yacine et les « algé­ria­nistes », Randau ou Brua. et de pos­si­bi­li­tés d’interventions. Sans avoir encore publié aucun livre, il dis­pose de nom­breuses pos­si­bi­li­tés d’interventions dans la presse, les revues et bien­tôt à Radio-Alger où il est enga­gé comme assis­tant de pro­duc­tion d’une émis­sion lit­té­raire. Maintenant (octobre 1949), il prend contact avec Char qui l’accueille en poète sur la recom­man­da­tion de Camus et publie deux de ses poèmes dans la revue Empédocle. Sénac est en ville à toute heure. Amical et jouis­seur. Avec Galliéro, sa femme et leurs enfants dont il est le par­rain far­ceur. Avec les gar­çons du Môle, ceux que Camus, dans Noces nomme « les jeunes dieux », petits blancs ou petits arabes du bord de mer, au franc soleil ou aux heures troubles dans la nuit algéroise.

L’été 1950, une bourse lui ouvre la pos­si­bi­li­té de décou­vrir la France. Il sol­li­cite Char pour une visite à l’Isle-sur-la- Sorgue et vou­drait que Camus l’accueille à Paris : il a « beau­coup à y apprendre », mais revien­dra à Alger dans un an ou deux « pour quelques valeurs encore à sau­ver, à défendre, dans ce grand chaos qui s’avance ». C’est que Sénac a déjà sen­ti ce qui se pré­pare : il fré­quente les milieux natio­na­listes algé­rois, Parti Communiste ou Parti du Peuple algé­rien, qui main­te­nant dénoncent ouver­te­ment le sys­tème colo­nial. Bientôt, il note que « tout le monde a pris conscience du fait raciste et colo­nia­liste » et l’artiste, lui, doit « entrer dans la lutte quoique ce choix lui en coûte ». La paru­tion de L’Homme révol­té d’Albert Camus (1951) est l’occasion d’une fameuse enquête que publie le Soleil Noir, l’importante revue de François Di Dio et Charles Autrand dans son pre­mier numé­ro de février 1952. « Pour ou contre, en dehors même de Camus, dans la Révolte et pour cer­tains dans le refus… », deux ques­tions y sont posées à des écri­vains, poètes, phi­lo­sophes, artistes : a) la condi­tion d’homme révol­té se jus­ti­fie-t-elle ? b) quelle serait, d’après vous, la signi­fi­ca­tion de la révolte face au monde d’aujourd’hui ? À l’enquête, Sénac répond : « … Je crois que la Révolte Absolue est une locu­tion aux alouettes, un concept à l’estomac… », puis après avoir lon­gue­ment déve­lop­pé ses réponses autour de son com­pa­gnon­nage avec Camus et Char : « Un homme qui parle est un révol­té », pour finir par cet éton­nant et lumi­neux post-scrip­tum : « P.S. L’air de Paris est aujourd’hui d’une ten­dresse rare, cares­sé de soleil et comme d’une trans­pa­rence végé­tale. Je pense aux plages d’Algérie, aux enfants pauvres de chez nous, heu­reux, bron­zés, dans la pro­messe d’un miracle. Aimer tout cela sans contrainte, le res­pi­rer n’est-ce pas un visage pré­cis de la révolte ? Choisir le bon­heur, quelques valeurs per­pé­tuelles, c’est déjà opter contre les forces les mieux assu­rées du siècle. »

« Il y a for­cé­ment chez Sénac quelque chose du mystique. »

Après deux ans en France, Sénac rentre en Algérie où il va accen­tuer son acti­vi­té mili­tante : il se lie d’amitié avec des per­son­na­li­tés majeures du mou­ve­ment natio­na­liste dont Larbi Ben M’hidi qui devien­dra l’un des prin­ci­paux chefs de guerre du FLN. Il lance aus­si la revue Terrasses qui ne connaî­tra qu’un seul numéro2 pour ten­ter de « déga­ger l’homme de son désar­roi ». Sénac ne peut se pas­ser de son pays. En 1953, 1954, il y est très heu­reux et ter­ri­ble­ment mal­heu­reux (se sent « his­to­rique », rit de lui-même et mau­dit Dieu), il y écrit (deux recueils de poèmes qui paraî­tront beau­coup plus tard, un jour­nal intime, un essai sur la ville d’Oran) et conso­lide ses choix poli­tiques, pour­tant Paris l’attire. Paris lui semble plus pro­pice à l’épanouissement intel­lec­tuel. Peut-être cet épa­nouis­se­ment-là, et qui sait la gloire, le conso­le­raient de ses angoisses, de ses « désordres » — ses choix sexuels main­te­nant affir­més —, et de la culpa­bi­li­té qui vient avec eux. Ses écrits de ce moment, poèmes, car­nets intimes portent la trace d’une grande souf­france, d’une soli­tude abso­lue dont l’inspiration vient direc­te­ment de ses virées noc­turnes dont il sort épui­sé, de ses chasses de la chair qui le laissent en larmes. Il se recon­naît dans ces vers de Saint Jean de la Croix : « Par une nuit obs­cure / Brûlée d’un amour anxieux. » En ce sens, dans l’exténuation phy­sique et morale, il y a for­cé­ment chez Sénac quelque chose du mystique.

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« Père de lents cou­teaux nous insultent sans vous. » Le Christ, la chair et le poli­tique se croisent dans ses vers et sa prose. Simultanéité. Ce n’est qu’aujourd’hui, avec le recul du temps et au-delà de la si étrange chro­no­lo­gie des publi­ca­tions que l’œuvre de Jean Sénac dit plei­ne­ment ces croi­se­ments. Poèmes, publié par Camus chez Gallimard en juin 1954, dit une intense exi­gence spi­ri­tuelle mais parle aus­si de « la ten­dresse des colts/quand l’enjeu du drame est l’été ». Dans « Les Désordres », écrit autour de 1953 alors que mûrit comme jamais sa pen­sée poli­tique, le désir est sans issue et le corps est pris « dans l’orbe de la vase » et « je crie Seigneur à rayer les aciers ».

Dans le Journal Alger, il a cette intui­tion qui donne à l’œuvre entière un éclai­rage clé : « Mon âme, mon corps, ma peau, mes sou­cis. Toujours, par­tout, par­ler de moi, de moi. Et le poème, le culte encore de moi. Peut-être puis-je échap­per à cette mala­die par des tra­vaux com­muns, la revue, mes poèmes poli­tiques… » (1er février 1954, 4h05 du matin). Par cette expres­sion même, les « tra­vaux com­muns », Sénac se pro­jette, les yeux ouverts, dans son propre ave­nir. Et cepen­dant, il croit devoir rap­pe­ler aus­si­tôt qu’il aime les autres. « Avec les corps que nous avons nous ne pou­vons pas vivre sans les copains, dit Van Gogh (après Jésus). J’écris cela pour me jus­ti­fier, pour qu’un jour les autres le sachent, car je sais qu’on m’accusera, qu’on me calom­nie­ra. » Toujours rat­tra­pé par la ques­tion de son iden­ti­té pro­fonde, il sait déjà qu’on met­tra en doute sa sin­cé­ri­té. Il a déjà com­men­cé à mettre en garde les Européens d’Algérie, les « dor­meurs » contre leur « aveu­gle­ment ». Il y a déjà long­temps qu’il a don­né parole aux « humi­liés » : après avoir vu des poli­ciers pour­chas­ser rue de Chartres des petits men­diants qui dor­maient dans la rue, il crie3 : « On a lâché sur eux les nerfs de bœuf du monde… Sommeil sacré som­meil souillé dans son éloge minuit douze coups de matraque le rêve saigne à la gorge »… Sénac écrit en péril. Ses poèmes s’énoncent sou­vent comme pré­ci­sé­ment s’écrivent les lignes d’un jour­nal intime, coups de cœur et de tête. Surtout, il n’est ni le poète roman­tique qu’on pour­rait croire, ni, à tel autre moment, le poète mili­tant qu’on pense : il a, au sens le plus actif, tout enga­gé dans sa poé­sie : la brû­lure et l’harmonie, la rigueur et le friable des sen­ti­ments. Et rap­pe­lons donc ceci : « poé­sie », du verbe grec poïen, faire.

« Il n’est ni le poète roman­tique qu’on pour­rait croire, ni, à tel autre moment, le poète mili­tant qu’on pense. »

L’automne 1954, un peu après la paru­tion de Poèmes, Jean Sénac est de nou­veau à Paris. Camus l’aide et l’appelle « fils », « mi hijo ». Lorsqu’il montre à des revues les poèmes de « Matinale de mon peuple », Sénac les décrit comme des « docu­ments lyriques au fron­ton d’une lutte ». Le 1er novembre, le Front de Libération Nationale déclenche la guerre d’Algérie. Sénac ne sait que faire, com­ment agir, ren­trer ou res­ter ? Rapidement, il se trouve en contact avec la Fédération de France du FLN. Comme ses mili­tants clan­des­tins et d’autres sym­pa­thi­sants d’une Algérie indé­pen­dante, Sénac fré­quente cer­tains lieux de ren­dez-vous du Quartier Latin, notam­ment les cafés Mabillon et Old Navy. Il veut aider : rédige des tracts, s’occupe de faire impri­mer le bul­le­tin de la Fédération, assure les liai­sons entre le FLN et le MNA, tra­vaille bien­tôt à la fon­da­tion d’une Union Générale des Étudiants Musulmans Algériens et plus tard sera jour­na­liste pour El Moudjahid, impri­mé en France par l’éditeur Subervie.

En dehors de quelques voyages en Espagne et Italie, Jean Sénac demeure en France tout au long de la guerre. En tous cas, il ne rentre pas en Algérie, même s’il en a par­fois l’impulsion, « quitte à y lais­ser la peau », écrit-il dans un car­net. Soit il change d’avis, soit les chefs de l’insurrection algé­rienne l’en empêchent4. À mesure que le temps passe et que brûle l’Algérie, les rela­tions entre Camus et Sénac se com­pliquent, les deux en viennent bien­tôt aux invec­tives. Tandis qu’à Alger, Camus lance son « Appel à la Trêve Civile » (1956), Sénac répète « la par­tie est per­due pour les maîtres ». Le dif­fé­rend s’aggravera encore. Sénac dédie un poème à « Albert Camus, qui me trai­tait d’égorgeur » : « Entre les hommes et vous le sang coule / et vous ne voyez pas. » Lorsque Camus condamne l’intervention sovié­tique en Hongrie mais ne dit rien sur Suez, Sénac se demande : « Sa soli­da­ri­té ne serait-elle qu’européenne ? » Tantôt publi­que­ment, tan­tôt dans ses car­nets intimes, tan­tôt sans doute dans une cor­res­pon­dance encore inédite aujourd’hui, Jean Sénac condamne Camus pour des posi­tions qu’il juge trop huma­nistes. La rup­ture est consom­mée début 1957, mais Sénac ne reti­re­ra jamais à son aîné une « pro­fonde et dra­ma­tique affec­tion ».

En décembre 1957, devant des étu­diants de l’Université de Stockholm où il vient de rece­voir le Nobel, Albert Camus a décla­ré, rap­porte-t-on : « Je crois à la jus­tice, mais je défen­drai ma mère avant la jus­tice ». Sénac lui trans­met une lettre de trente pages et note dans un brouillon non daté : « Camus a été mon père. Ayant à choi­sir entre mon père et la jus­tice, j’ai choi­si la jus­tice. » En avril 1958, dans un cour­rier, Sénac trai­te­ra Camus de « Prix Nobel de la Pacification ». Les deux hommes ne se rever­ront plus5. Dans sa pré­face à Ébauche du père, Rabah Belamri cite un texte de Sénac d’août 1972, soit un an exac­te­ment avant son assas­si­nat. Sénac vit à Alger dans un extrême désar­roi : « Cette nuit, dans ma minus­cule cave, après avoir fran­chi les ordures, les rats, les quo­li­bets et les ténèbres humides, à la lueur d’une bou­gie, dix ans après l’indépendance, inter­dit de vie au milieu de mon peuple, écrire. Tout reprendre par le début et d’abord cet essai de roman qui jau­nit depuis octobre 1962 dans une valise et dont je ne dépla­ce­rai pas une vir­gule… » C’est que toute une vie, ou presque, a dévoi­lé pour Sénac une cer­taine équa­tion : si l’Arabe est l’illisible, le mau­vais, l’exclu, alors lui, le bâtard, est son frère de sang… « À tel point qu’un jour on se réveilla presque col­lés, frères sia­mois… Silence, humi­lia­tion, frus­tra­tion, c’étaient les miens. »

Il y a de cela des années, je trou­vais chez un bou­qui­niste un livre que je garde sous les yeux, bien sûr. Son titre est on ne peut mieux simple : Poèmes. L’éditeur est Gallimard, le direc­teur de col­lec­tion se nomme Albert Camus et René Char en a signé la pré­face. Le recueil porte un envoi manus­crit de Jean Sénac à Jean Négroni, comé­dien du TNP de Vilar. Comme à son habi­tude, Sénac a des­si­né sous sa signa­ture un soleil éche­ve­lé (avec tou­jours cinq rayons, pas plus !). L’envoi date de sep­tembre 1954, mais Sénac a visi­ble­ment retou­ché son texte huit ans plus tard : il a fait un mau­vais accord de par­ti­cipe pas­sé et… rec­ti­fié lui même à la main, en février 1962. Curieux hasard, car à quelques semaines près les deux dates marquent l’une le début, l’autre la fin de la guerre d’Algérie. « Celui qui sait, Sa vie devient un bois d’épines. » Nous étions vers 1975 lorsque j’achetais le livre. Il y avait là une musique qui d’évidence res­sem­blait à celle de Char. Mais, l’histoire était dif­fé­rente : au-delà du recueil Poèmes, je décou­vrais chez Jean Sénac un enthou­siasme poli­tique à la Maïakovski, le culot d’un poète mys­té­rieu­se­ment assas­si­né à Alger qu’il avait refu­sé de quit­ter, le cou­rage défiant d’assumer son homo­sexua­li­té au sein d’une socié­té qui la tait et par­fois la frappe, un lyrisme aux mul­tiples sources.

« Je décou­vrais le cou­rage défiant d’assumer son homo­sexua­li­té au sein d’une socié­té qui la tait et par­fois la frappe. »

Je n’avais pas encore lu de Sénac ce qui m’irriterait, voire pire, son lyrisme social-réa­liste dont il revien­drait plus tard : « Je t’aime. Tu es forte comme un comi­té de ges­tion / Comme une coopé­ra­tive agri­cole / Comme une bras­se­rie natio­na­li­sée / Comme la rose de midi / Comme l’unité du peuple. » Il avait écrit cela au cours de la pre­mière visite du Che Guevara à Alger en 1963, dans l’enthousiasme pre­mier degré qu’il met­tait en tout, des vers que Kateb Yacine railla le pre­mier, le plus fort. Car « par­ler de soi est comme une indé­cence ». Sent-on la com­plexi­té des choses et celle de l’homme ? On doit les ima­gi­ner un peu plus qu’infinies. « Il faut que je tra­verse mes nuits et le soleil de fond en comble. » Le Sénac ren­tré à Alger en novembre 1962 est tout autre que celui qui en est par­ti huit années plus tôt. L’Algérie est indé­pen­dante depuis le 3 juillet. « Poète dans la cité6 », c’est avec enthou­siasme qu’il veut par­ti­ci­per à la nais­sance du nou­vel État. Sans avoir de papiers algé­riens (il n’en eut jamais), il jette à la mer ses papiers d’identité fran­çais (m’a racon­té Jacques Miel, son fils adoptif).

Pourtant, j’ai du mal à croire qu’il ait oublié la scène sui­vante : le café Bonaparte à Saint- Germain en 1957, Jacques, lui Sénac, plu­sieurs de leurs amis, et ces paroles de Malek Haddad, devant Kateb Yacine qui se taît : « Tu ne seras jamais accep­té demain en Algérie comme poète algé­rien : tu ne t’appelles pas Mohammed, tu t’appelles Jean !7 ». Et, au sor­tir du café, Jean en larmes.

« Cette terre est la mienne entre deux fuites fastes
Deux char­niers, deux dési­rs, deux songes de béton
Mienne avec son soleil cas­sant comme un verglas
Avec son inso­lent lignage, ses cadavres climatisés
Ses tanks et la puan­teur du poème
À la mer­ci d’un cran d’arrêt »

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Son exi­gence est tou­jours haute et d’une cer­taine façon il reste en résis­tance, car, il le dit, l’indépendance de l’Algérie n’est pas la Révolution. De plus, en tant que poète, Sénac se sait pres­crip­teur de droits qui dépassent et de loin les consignes mar­xistes : ce que Benjamin Fondane, dans L’Écrivain devant la Révolution (1935) expri­mait ain­si : « Explorer tous les domaines cen­sés être impro­duc­tifs, ceux de la pen­sée, de l’analyse psy­cho­lo­gique, de la soli­tude ». Deux lettres à son ami Jean Pélégri cadrent pour moi la période qui va de l’automne 1962 au prin­temps 1973. J’en extrais deux pas­sages. Lettre datée de novembre 1962 : « … Perdu dans une ferme de la mon­tagne (chez mon Fils)… il y a notre peuple à sau­ver, euro­péens et musul­mans, et la Révolution. Il va fal­loir que notre cœur se bronze sans se bri­ser. Et attendre le vrai soleil. Mais ne pas déses­pé­rer, Je pense que dans 2 mois, bien des routes pour­ront s’ouvrir. Avant, puisque les auto­ri­tés fran­çaises se contentent d’enregistrer les sac­cages, il faut bien que notre peuple se décide à net­toyer la mai­son. Je te dis cela parce que nous ne sommes pas encore (nous ne devons pas encore) ren­trés. Et qu’il va fal­loir dans la vigi­lance, conser­ver notre force d’AMOUR ... » Lettre datée d’Alger, le 28 mai 1973 : « … Ça va mal, mal et bien. Dents de scie ! Pays de fous où je crève et renais vingt fois par jour, par nuit. Je tra­vaille à des « déri­sions et Vertiges » (envoyé un gros manus­crit à Gallimard qui va sans doute le refu­ser – lettre de Grosjean « pei­né » scan­da­li­sé !) et à des vides, des « trous », des vrais dans la page. Vers où ? Vers quoi ? […] le temps, la mort, la Vie, Miracle quo­ti­dien aus­si, il faut bien l’avouer. Jean, je suis au plus bas, et puis heu­reux aus­si, de plus en plus dépouillé, sûr, per­du. Ecris, sois chic, Jean, j’attends un signe. Cœur et tré­pas ! Jean. Il fait si noir dans cette cave, mais la mer, la mer… »

« Au nom du dis­cours idéo­lo­gique offi­ciel et de l’engagement révo­lu­tion­naire, de nom­breux livres et auteurs sont inter­dits, des idées sont réprimées. »

Entre ces deux dates, plu­sieurs élé­ments vont chan­ger la vie et l’inspiration de Jean Sénac. En 1962, le FLN, jusque là front de résis­tance, est un par­ti. Un recueil mili­tant de Sénac, Aux Héros Purs, a été impri­mé et dis­tri­bué aux dépu­tés de l’Assemblée Nationale Constituante par Amar Ouzegane, un des amis du poète. Le livre est signé Yahia El Ouahrani, Jean L’Oranais. Lui siège à la Commission Culturelle du FLN, par­ti­cipe concrè­te­ment à mille et une acti­vi­tés, lit­té­raires ou artis­tiques, tout en s’insurgeant contre tout dog­ma­tisme, ce qui va, peu à peu, lui por­ter tort. En avril 1965, sur­vient la mort de Jeanne Comma. Rentrée d’Algérie contre l’avis de son fils, l’année pré­cé­dente, elle s’est ins­tal­lée à Toulouse chez Laurette, sa fille, avec qui Jean n’a plus de rela­tions depuis long­temps. Sénac n’a‑t-il pas tou­jours pro­cla­mé : « Ma mère, je suis sa fier­té, sa légende, elle m’a gar­dé ! » ? Mais, mal­gré les sup­pliques de Jeanne pour que Jean vienne la rejoindre, il n’a pas bou­gé et n’assistera pas aux obsèques.

Le nou­veau pou­voir arri­vé par un coup d’État (« redres­se­ment révo­lu­tion­naire » de Houari Boumediene suc­cé­dant à Ben Bella, en juin 1965) veut par­faire les ins­tru­ments de la sou­ve­rai­ne­té algé­rienne. L’Algérie des années 1970 connaî­tra trois révo­lu­tions : l’agraire, l’industrielle et la cultu­relle. Ce der­nier domaine est confié de pré­fé­rence à des élites for­mées en langue arabe (le mot d’ordre est : tou­jours moins de France) aux mis­sions pro­gres­siste et natio­na­liste avec deux valeurs uniques : l’islam et l’arabité. Au nom du dis­cours idéo­lo­gique offi­ciel et de l’engagement révo­lu­tion­naire, de nom­breux livres et auteurs (algé­riens et étran­gers) sont inter­dits, des idées sont répri­mées, tan­dis que des pho­to­co­pies et des publi­ca­tions clan­des­tines cir­culent sous le man­teau. Sénac ne peut pas ne pas s’en prendre au confor­misme des fonc­tion­naires de la poli­tique. Avec le temps, il semble qu’il éta­blisse une sépa­ra­tion de plus en plus nette entre ses acti­vi­tés poli­tiques et d’animation et l’écriture. Commence une suc­ces­sion de décep­tions, de démis­sions, de lâchages. « Quelle Algérie mythique avait-il construit en son cœur ? » demande, sans condes­cen­dance, Jamel-Eddine Bencheikh.

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Il reste pour­tant beau­coup. Par exemple cette exal­ta­tion pour les jeunes poètes ara­bo-ber­bères, les visites qu’il leur rend par­tout en Algérie et la fer­veur qu’il reçoit d’eux. Politiquement, cultu­rel­le­ment, c’est sans doute un islam à l’andalouse qu’il pro­jette, voire une Algérie laïque. En novembre 1970, en ouver­ture de son Anthologie de la Nouvelle Poésie Algérienne qui réunit des œuvres de Rachid Bey, Sebti, Nacer-Khodja, Djamal Kharchi et d’autres, Sénac s’exclame : « … Parce que ces chants existent, je sais que tout le soleil est pos­sible. Que vien­dra éclai­rer un visage de femme. Puisse ce livre hâter la venue de la poé­tesse algé­rienne de demain. Et de tout un peuple lec­teur. » … Tandis que tonne l’excellent Kateb Yacine « Qu’est-ce que tu fous dans ce pays ? » Au moins le lui dit-il, au moins lui pose-t-il la ques­tion de face. Jean Sénac, qui s’intitule main­te­nant « poète algé­rien de gra­phie fran­çaise » n’est plus invi­té ni ici (Premier Colloque Culturel National, 1968) ni là (Premier Festival Panafricain, 1969). Alors, ses acti­vi­tés com­mencent à se réduire. L’action poli­tique n’a de sens que si elle trans­forme le réel en mer­veilleux rap­pelle Rabah Belamri.

« Je rêve d’assembler, comme dans la vie, poé­sie, éro­tisme et poli­tique, sor­dide et pure­té, vice et ver­tu, gran­deur et mes­qui­ne­rie ? Surtout ne pas oublier les pou­belles. Elles sont pré­cieuses. Nos fron­tières. » Dans Alger, aujourd’hui, je me rap­pelle la rue Michelet, le Parc de Galland, j’avais oublié le Sacré Cœur. Après un petit tour­nant, la rue Élisée Reclus deve­nue Omar Amimour — mais qui se rap­pelle l’un ou l’autre ? — croise Didouche Mourad (ex Michelet). C’est ici, au numé­ro 2, que Jean Sénac s’installa, l’été 1968, tout près de l’escalier, au fond de cette rue courte, des plus banales dans laquelle je lis seule­ment : « Fédération Algérienne des Échecs ».

« Jean Sénac vit dans un dénue­ment presque total. »

« Je me sais condam­né par le rire des foules à des heures sans pain. » Toujours, n’importe où et en Algérie, quelqu’un dit : « Sénac ? Il est mort… bête­ment ! »... Souvent, il s’agit là d’un exor­cisme ver­bal grâce auquel : le rideau peut (doit) être tiré. Pour mieux dire encore : le rideau est l’assertion même. Le sous-texte de la phrase me paraît éga­le­ment rece­ler un « il n’aurait pas dû …» Il faut s’y arrê­ter : pas dû quoi… ? Arborer cette barbe, « son maquis » ? Signer un recueil du pseu­do­nyme Yahia El Ouahrani (Jean l’Oranais), comme pour imi­ter les authen­tiques chefs de guerre algé­riens ? Prendre des res­pon­sa­bi­li­tés au Ministère algé­rien de l’Éducation, dans la presse, à la radio, lui le gaou­ri (le terme désigne un infi­dèle et plus géné­ra­le­ment, dans un sens péjo­ra­tif, un étran­ger.) deve­nu tra­vailleur intel­lec­tuel auprès du nou­vel État algé­rien dont il connaît beau­coup d’officiels et aus­si bien le chef (Houari Boumediene), comme aupa­ra­vant il avait tra­vaillé sous Ben Bella ? Personnalité connue, notam­ment de la jeu­nesse étu­diante, reven­di­quer sans honte le droit à un éro­tisme mino­ri­taire et débri­dé ? Fréquenter sans pru­dence des mar­gi­naux, des voyous, peut-être même des traîtres ? Évoquer des décep­tions, des impa­tiences ? Affirmer sa fidé­li­té aux éblouis­se­ments, mais rager contre les dévia­tions, les com­pro­mis­sions de tel ou tel ? Analyser lon­gue­ment et sans ména­ge­ment la situa­tion poli­ti­co-cultu­relle de l’Algérie dans un article (« L’Algérie, d’une libé­ra­tion à l’autre ») que Le Monde Diplomatique publie en août 1973 ? Rue Élisée-Reclus, Sénac habite deux pièces en sous-sol : il ne pou­vait plus payer les arrié­rés de loyer du mor­ceau de la vil­la qu’il occu­pait au-des­sus de la petite plage de La Pointe Pescade, à trente kilo­mètres d’Alger. Têtu et pro­vo­quant, il se montre « sur­réa­liste dans la rue » (H. Tangour).

« Pour mieux vivre, j’invente une pré­sence folle ». Jean Sénac vit dans un dénue­ment presque total et date ses cour­riers d’Alger-Reclus. Il appelle son loge­ment sa « cave-vigie ». Il pour­suit ses chasses noc­turnes qui le laissent seul et sac­ca­gé mora­le­ment et par­fois phy­si­que­ment lorsqu’à plu­sieurs reprises il est agres­sé. Depuis 1971, Sénac a dit à ses proches : « Ils me tue­ront ou bien ils me feront assas­si­ner. Ils feront croire que c’est une affaire de mœurs. Mais je ne quit­te­rai jamais en lâche ce pays où j’ai tant don­né de moi-même. Ils feront de moi un nou­veau Garcia Lorca. »

« L’heure est venue pour vous de m’abattre, de tuer
En moi votre propre liberté,
de nier
La fête qui vous obsède »

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Le 30 août 1973, dans les petites heures de la mati­née, Jean Sénac est assas­si­né dans sa « cave-vigie ». Le méde­cin légiste constate un décès suite à une bles­sure au crâne sui­vie de cinq coups de cou­teau por­tés à la poi­trine. Les rap­ports de police sont impré­cis, ambi­gus. On ne sau­ra jamais si le crime a eu lieu sur place ou si le corps a été dépla­cé. Parmi les jour­naux, seul El Moudjahid annonce la nou­velle le 5 sep­tembre puis quelques jours après l’arrestation d’un jeune délin­quant, Mohammed Briedj. Plusieurs amis de Sénac ren­contrent le jeune homme, « ils eurent tous la convic­tion qu’il avait lui aus­si été une vic­time » (J.P. Péroncel-Hugoz). D’un coup mon­té s’entend. Briedj fut rapi­de­ment libé­ré et le dos­sier classé.

Deux ans plus tard, en 1975, le poète et cinéaste Pier Paolo Pasolini mour­ra assas­si­né dans d’atroces cir­cons­tances dans la ban­lieue de Rome. Dans ce cas-là aus­si, il y eut un assas­sin « nom­mé » (Pino Pelosi). Michel del Castillo n’est pas le pre­mier à avoir rap­pro­ché les deux meurtres. Cependant, il va le plus loin (dans Algérie, l’extase et le sang, 2002) tant dans ce qui rap­proche que dans ce qui dif­fé­ren­cie les deux hommes et leur mort. Une sexua­li­té parente, les risques du désir noir comme ins­pi­ra­tion (« tous deux écrivent avec leur peau, avec leurs vis­cères »), la nos­tal­gie spi­ri­tuelle, la ten­ta­tion volup­tueuse de la salis­sure, de la vio­lence et ain­si de l’expiation.. Gaouri, you­pin, raton ! Au fond de sa cave, Sénac entend ces injures et il a plus qu’un autre la mesure de leur vio­lence, de cha­cune de leur vio­lence. À l’aune du Politique, de l’Identité, du Corps et du Langage. C’est pré­ci­sé­ment dans ces deux der­niers champs, comme répon­dant aux deux pre­miers, que se pro­duit, que se mani­feste le der­nier Sénac.

« Le méde­cin légiste constate un décès suite à une bles­sure au crâne sui­vie de cinq coups de cou­teau por­tés à la poitrine. »

Plus que tout c’est la foi dans le lan­gage qui anime Jean Sénac. Quand il ne reste rien, il reste cela qui peut au moins sau­ver, par l’humour, quelque minime créa­ture : « Au moment d’être écra­sée, Sauvée par la poé­sie : Araignée du soir, espoir ! » Et c’est ain­si que, toute Révolution lézar­dée, Sénac se sauve. Dans le plus pro­fond des enga­ge­ments. Il faut entendre ce verbe « se sau­ver » dans tous les sens, simples ou fous. Donc, oui, il y a un affo­le­ment, il y a une « pré­sence folle », et il y a une méta­mor­phose par laquelle le poète Sénac va ten­ter l’impossible : sau­ver l’homme Sénac. Je doute que ce fut conscient. Je parle seule­ment d’une exi­gence vitale. Dans une toute nou­velle sty­lis­tique, la trans­pa­rence se fait moindre, la den­si­té plus vive comme l’acuité des mots. « J’approche du corps, j’écris. » Il y a de l’ombre main­te­nant et pas seule­ment de la nuit ou du soleil. En route, dans le corps même, Sénac a trou­vé la méta­phore de la lyre for­mée par les hanches, l’os iliaque. Comme si la seule illu­sion habi­table était l’étreinte ou le poème. Le voi­là qui déboîte les mots, frappe les sono­ri­tés, renou­velle son lexique.

Sénac au jour, espiègle et dénu­dé, dres­sé contre les impos­tures (les siennes com­prises, assu­ré­ment), les morales tièdes, le men­songe qui tue. Sénac à la nuit, amant du mys­tère et dési­rant dévas­té, double dou­lou­reux de lui-même. « Fous rires, folles larmes. Et, du jas­min pour le regard. / Mais… cause per­due, Dérisions et Vertige. À la fin, il y a le vide, le trou, la mort qui l’obsède au point qu’il la voit par­tout, en parle tout le temps. / J’écris c’est ma seule vic­toire / Sur le pus dont mon or est fait. » Prennent alors com­plète figure les deux vers de Lorca (« Il avait la langue en savon / Il lava ses paroles et se tût ») que Sénac choi­sit de citer, seuls, sans tra­duc­tion, en der­nière page de Poèmes, son pre­mier recueil :

« Tenia la len­gua de jabon
Lavo sus pala­bras y se cal­lo »


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  1. La simi­li­tude avec l’histoire de Charles Baudelaire n’avait pas échap­pé à Sénac.
  2. Le texte édi­to­rial de Sénac est ambi­tieux : « Confrontant la pen­sée médi­ter­ra­néenne et la pen­sée du désert, le mes­sage orien­tal et le mes­sage romain, les struc­tures euro­péennes et les struc­tures isla­miques, l’Algérie se défi­nit pro­gres­si­ve­ment comme un des creu­sets les plus géné­reux de la lit­té­ra­ture actuelle. » Dans l’éblouissant som­maire de la revue, on retrouve Camus, Ponge, Mohammed Dib, Mouloud Ferraoun, Jean Grenier, Sauveur Galliéro, Albert Cossery, Jean Daniel, etc.
  3. Dans Matinale de mon peuple (paru en 1961). « Matinale » est un néo­lo­gisme par lequel Sénac veut saluer la nais­sance pro­chaine de la nation algé­rienne.
  4. Hamid Nacer Khodja a sou­li­gné que les acti­vi­tés mili­tantes de Jean Sénac à cette époque res­tent mal connues. D’une part, pour des rai­sons évi­dentes de clan­des­ti­ni­té, d’autre part à cause de la dis­cré­tion du poète lui-même, enfin parce que « quelques Algériens ont ten­dance aujourd’hui à réduire, sinon à igno­rer, son rôle ». Krim Belkacem lui trans­met un mes­sage à Paris, fin 1954 : « Cher Jean, nous n’avons pas besoin de vous dans nos mon­tagnes, mais nous aurons besoin de vous dans le Verbe ».
  5. Mais gare aux contre-sens ou pire ! Certains en sont encore à régler des comptes sur le dos de l’un et de l’autre. Qu’on sache donc cet aveu du « hijo » rebelle : « Chaque fois que je dirai un mot contre vous, c’est un coup de cou­teau que je me don­ne­rai » et puis ceci que Sénac écri­vit en 1970 en pré­lude aux « Désordres » : « Camus aima ces poèmes. Ils lui furent dédiés. Gallimard les refu­sa. Ils ont dor­mi dans une valise. Après quinze ans (la guerre, les rup­tures, Jacques Orphée des Halles, l’indépendance, tu es belle comme un comi­té de ges­tion, le cor­poème, Char intact, le Vietnam, la Palestine, Mai 68, Alger fidèle comme un chancre) entre déri­sions et Vertige, l’amitié un ins­tant démise reprend. À Albert Camus J.S. »
  6. C’est le titre de l’émission heb­do­ma­daire qu’il ani­me­ra à la radio algé­rienne et qui devien­dra « Poésie sur tous les fronts ». Sa voix est chaude, enjouée, char­meuse. Il s’y montre péda­gogue convain­cant. Le pro­gramme a beau­coup de suc­cès… Il est arrê­té sur injonc­tion occulte en jan­vier 1972.
  7. Le même Haddad fera encore mieux et bien plus nor­ma­tif dans l’Algérie indé­pen­dante, quelques années plus tard : « Tu n’es pas algé­rien parce que tu n’es pas arabe », une phrase qui laisse à médi­ter, aujourd’hui encore, et bien au-delà du cas de Jean Sénac, évi­dem­ment.
Éric Sarner

Poète, écrivain, journaliste et réalisateur de documentaires né à Alger.

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