Jean-Baptiste Vidalou : « La Nature est un concept qui a fait faillite »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Au len­de­main d’une mobi­li­sa­tion contre l’installation d’un trans­for­ma­teur élec­trique à Saint‑Affrique, en Aveyron1. Mobilisation, aus­si, pour l’en­semble des ter­ri­toires en lutte suite à un appel com­mun pour « pré­pa­rer un hiver ardent » aux amé­na­geurs. Jean-Baptiste Vidalou — un nom de plume en hom­mage à la guerre des Demoiselles — nous reçoit chez lui pour dis­cu­ter du com­bat auquel il par­ti­cipe, de ceux qui l’ins­pirent, de l’aménagement du ter­ri­toire et des forêts qui font son quo­ti­dien. Son livre, Être Forêts — Habiter des ter­ri­toires en lutte, a paru en octobre aux édi­tions Zones : « deve­nir ingou­ver­nables », lance-t-il.


Comment écrit-on un jour sur la forêt ?

J’ai vécu dans les Cévennes pen­dant sept ans. J’ai beau­coup défri­ché pour res­tau­rer des ter­rasses et faire un pota­ger ; je me suis un peu col­ti­né à la réa­li­té de ce qu’est une forêt. Petit à petit, avec cette his­toire de cen­trale à bio­masse de Gardanne, pas mal de gens ont vou­lu réflé­chir à ce qui nous arrive sur le coin de la gueule avec la tran­si­tion éner­gé­tique — le « mix éner­gé­tique », comme ils disent. Ce pro­jet de pré­da­tion sur la forêt a été le départ de nom­breuses pistes de réflexion col­lec­tive sur ce qu’est l’i­ma­gi­naire de la forêt, la culture de la forêt, com­ment on pour­rait la gérer, est-ce qu’il faut seule­ment la gérer, est-ce que c’est un espace qui mérite de res­ter sau­vage ou avec une autre forme de redé­ploie­ment ? Un col­lec­tif d’op­po­sants à ce pro­jet de bois-éner­gie s’est mon­té et on a ten­té, avec une bande d’a­mis, d’é­crire une revue : Bogues. On a com­men­cé à réflé­chir vrai­ment sur ce que signi­fie la forêt dans toutes ses dimen­sions : en termes de culture, d’é­co­no­mie locale, d’his­toire. Dans les Cévennes, le sou­ve­nir de la guerre des Camisards est un élé­ment très impor­tant dans l’i­ma­gi­naire des gens. On a lis­té tout ça pour en faire une sorte d’en­quête. Ça a pris pas mal d’am­pleur et, petit à petit, avec les dif­fé­rents textes écrits, je me suis dit que ça méri­tait plus d’ap­pro­fon­dis­se­ment : ça a don­né ce bouquin…

… Qui est davan­tage une réflexion sur l’histoire de l’aménagement du ter­ri­toire que la chro­nique des luttes fores­tières d’aujourd’hui…

« Quand ce sont des cama­rades qui tiennent des bar­ri­cades dans une forêt, il existe une sen­si­bi­li­té com­mune à une émeute dans un quar­tier ou à un blo­cage sur une autoroute. »

Je ne vou­lais pas insis­ter sur la por­tée his­to­rique, mais plu­tôt faire des aller-retours entre le pas­sé et le pré­sent, avec cette idée que « le pas­sé ne passe pas ». Ce ne sont pas uni­que­ment les luttes actuelles qui nour­rissent nos ima­gi­naires, mais ce va-et-vient entre les luttes pas­sées et pré­sentes. Je ne vou­lais pas pré­tendre écrire quelque chose que je ne vis pas : je suis allé une fois à Bure et à Roybon… Certains font ça très bien, mieux que je ne le ferais — comme le livre Constellations, par exemple. Il y avait d’ailleurs des cama­rades au moment de la concep­tion du bou­quin qui avaient l’in­ten­tion d’é­crire « Forêts en lutte, luttes en forêts », avec tout un panel de récits autour de Roybon, Bure, les Cévennes, etc. Ils avaient pris le temps de cra­pa­hu­ter entre tous ces lieux et de pro­duire une géo­gra­phie de la lutte. Ce n’é­tait pas mon pro­pos : j’a­vais envie d’une ana­lyse phi­lo­so­phique et his­to­rique sur la forêt, je vou­lais par­ler de l’a­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire, de l’his­toire que ça a pu avoir en France…

Tous ces espaces insur­rec­tion­nels sont-ils propres aux forêts ?

Je ne crois pas. Tous les lieux sont aujourd’­hui pro­pices à la résis­tance, sur­tout quand on voit ce qui s’est pas­sé autour de la loi Travail, pen­dant les Printemps arabes… Je n’avais pas envie de pen­ser la forêt comme un lieu pri­vi­lé­gié, comme un dehors abso­lu. Ce que j’ai­mais bien, c’était l’idée de la forêt comme ima­gi­naire d’un dehors attei­gnable, qui brasse encore des dési­rs de résis­tance. Mais ce n’est pas un endroit à mythi­fier. Penser la forêt comme ce qu’il faut défendre, ce qu’il faut pré­ser­ver, le lieu d’où doit par­tir la lutte ou l’in­sur­rec­tion, ce serait absurde. Ce n’est pas une ques­tion de sub­stance, c’est une ques­tion de rap­port au monde, une sen­si­bi­li­té qu’on pour­rait avoir vis-à-vis d’un lieu habi­té. Quand on rentre dans une forêt, il y a une forme de pré­sence, sur­tout si c’est une forêt habi­tée ou en lutte. Quand ce sont des cama­rades qui tiennent des bar­ri­cades dans une forêt, il existe une sen­si­bi­li­té com­mune à une émeute dans un quar­tier ou à un blo­cage sur une auto­route : une espèce d’é­mu­la­tion, une pré­sence enfin là.

Dans les Cévennes, par Maya Mihindou

Mais on ne défend pas seule­ment la forêt ; on défend d’autres zones. Notre-Dame-des-Landes n’est pas qu’une forêt, c’est sur­tout un bocage, avec sa propre his­toire de l’a­mé­na­ge­ment, et ce n’est pas une zone pure­ment natu­relle — comme l’ex­pliquent bien les copains de la ZAD, le bocage a été amé­na­gé. Pourtant, ils ne défendent pas l’his­toire de cet amé­na­ge­ment-là mais ce qu’ils ont, sur ce ter­ri­toire pré­cis, com­men­cé à com­po­ser, à inven­ter, à bri­co­ler. La forêt est aus­si ce qu’on y fait, ce qu’on y bri­cole, dans le sens d’une com­po­si­tion com­mune de gestes. C’est d’a­bord cette com­po­si­tion com­mune et située qu’on défend : l’i­dée d’an­crage. Au regard de la crise géné­ra­li­sée de la pré­sence en Occident, où le sen­ti­ment d’un ancrage au réel tend à dis­pa­raître, il y a des lieux qui pro­duisent encore ce sen­ti­ment à la fois affec­tif et émi­nem­ment poli­tique d’« être là ». Ça peut être expé­ri­men­té dans une émeute comme dans un blo­cage de chan­tier éolien, ou sur une bar­ri­cade à Bure. À Bure, ils défendent un bois com­mu­nal qui ne paie pas de mine : autour, c’est le désert, c’est le désastre et c’est tout ça qui reste, une mémoire col­lec­tive d’u­sages et d’i­ma­gi­naires. On pour­rait dire qu’il y a des « deve­nir forêt » dans les luttes actuelles, même s’il ne s’a­git pas d’essentialiser la forêt comme enjeu de l’in­sur­rec­tion. C’est un ima­gi­naire par­mi d’autres. Ça pour­rait être la Commune.

Ces ima­gi­naires ont aus­si cela en rap­port : l’i­dée de com­mun, que ce soit un espace vécu et par­ta­gé, comme les Cévennes des Camisards, ou l’Ariège lors de la guerre des Demoiselles dont vous par­lez beau­coup. On le voit avec la pro­prié­té en indi­vi­sion que les oppo­sants à RTE (Réseau trans­port élec­tri­ci­té) ont mis en place à Saint-Victor pour se réap­pro­prier un espace en dan­ger. Est-ce que l’ac­ca­pa­re­ment du ter­ri­toire via son amé­na­ge­ment impo­sé sti­mule ce commun ?

« La Nature est un concept qui a fait faillite. Penser en termes de Nature, d’un côté, et de Culture, de l’autre, de sau­vage et de civi­li­sé, voi­là des concepts que la socié­té occi­den­tale s’est per­mise d’im­po­ser au monde. »

Le com­mun n’est pas don­né : c’est tou­jours quelque chose qu’on est en train de se don­ner, dans la situa­tion. Les terres, en l’oc­cur­rence à Saint-Victor, sont pri­vées. On a eu la chance que Victor [l’agriculteur qui a cédé, avec sa famille, une par­tie de ses terres, ndlr] soit dis­po­sé à com­mu­na­li­ser des par­celles autour de l’Amassada pour débu­ter la lutte. Si on s’enrichit de cet ima­gi­naire par­ta­gé et pas­sé, du com­mun, de la Commune, il faut tou­jours le réagen­cer, le « rebri­co­ler » à l’aune du présent, de ce qu’on y fait. Ce qui est inté­res­sant dans toutes ces luttes, c’est qu’elles pré­sentent, à chaque fois, des situa­tions sin­gu­lières le com­mun pour nous n’est pas agen­cé de la même manière que le com­mun à Bure, Roybon ou NDDL. Même s’il y a quelque chose qui cir­cule et qui fait sens pour tout le monde, il n’y a pas d’ho­mo­gé­néi­té de l’i­ma­gi­naire : chaque ima­gi­naire tient sa force de la part d’hé­té­ro­gé­néi­té qu’il contient.

Le socio­logue et anthro­po­logue Bruno Latour, dans un entre­tien pour Reporterre, a eu cette phrase pour carac­té­ri­ser les ter­ri­toires en lutte : « Défendre la nature : on baille. Défendre les ter­ri­toires : on se bouge. » Est-ce l’hétérogénéité des lieux et leurs ima­gi­naires plu­riels qui sti­mulent les luttes, plus qu’un dis­cours éco­lo­gique plus général ?

Justement : on ne lutte plus pour la Nature. La Nature est un concept qui a fait faillite. Penser en termes de Nature, d’un côté, et de Culture, de l’autre, de sau­vage et de civi­li­sé, voi­là des concepts que la socié­té occi­den­tale s’est per­mise d’im­po­ser au monde. Ce qui est inté­res­sant dans la phrase de Latour, c’est qu’on ne défend pas la Nature comme un concept com­plè­te­ment abs­trait ; ce qu’on défend, ce sont des ter­ri­toires exis­ten­tiels, des vies, des gestes, des tech­niques. Ce n’est pas un bloc concep­tuel. Si l’é­co­lo­gie poli­tique doit renaître — est-ce qu’il faut qu’elle renaisse ? —, si des gens ont envie de repen­ser l’é­co­lo­gie poli­tique, ce devrait être autour de cette ques­tion des ter­ri­to­ria­li­tés. Comment est-ce qu’on habite des lieux, com­ment est-ce qu’on habite ce monde ? Il y avait un cama­rade à Bure qui disait : « On n’occupe pas ces lieux, on les habite. » Ce sont ceux d’en face qui les occupent : Cigeo, l’ANDRA, les poli­ciers… Si les luttes à venir ont quelque chose à appor­ter, c’est sur ce plan-là. Dès lors, il y a plein de ponts et d’al­liances pos­sibles avec d’autres luttes, des luttes indi­gènes par exemple, où cer­tains peuples disent « On habite cette terre », au sens de la Terre-Mère. Qu’est-ce que ça veut dire alors « être ter­restre » ? Non pas habi­ter dans une mai­son, un vil­lage, un pays, mais habi­ter cette Terre. Ça déplace com­plè­te­ment la ques­tion éco­lo­gique : de com­ment gérer un sys­tème-Terre, avec ses méca­nismes, ses réseaux, à com­ment s’ins­crire dans un sol, dans un lieu, dans une culture — au sens large, pas comme une « fas­cis­te­rie ». Et, sur­tout, com­ment les défendre.

Dans les Cévennes, par Maya Mihindou

La phi­lo­sophe Simone Weil, sur cette ques­tion ter­ri­to­riale, disait notam­ment qu’« un milieu déter­mi­né doit rece­voir une influence exté­rieure non comme un apport, mais comme un sti­mu­lant qui rende sa vie propre plus intense2 ». Comme si un ter­ri­toire sti­mu­lé repre­nait vie une fois agres­sé. Faut-il par­ler alors de « réac­tion », au risque que ces com­bats soient vus comme… « réactionnaires » ?

Je ne sais pas s’il faut le pen­ser en termes de réac­tion, comme si l’a­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire fai­sait réagir la bête morte qui som­meillait en nous. Au regard de la paci­fi­ca­tion géné­rale qu’on observe dans le monde occi­den­tal — dans le sens d’un ethos occi­den­tal, de manière d’être-au-monde deve­nue hégé­mo­nique —, la ques­tion de l’a­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire révèle des exis­tences qui achoppent sur une ini­mi­tié réelle. Sur fond de marasme quo­ti­dien, l’aménagement t’at­taque dans ta vie. Avec un parc éolien qui vient s’im­plan­ter sur des crêtes en une semaine, alors qu’on les voit depuis des années et qu’on a fabri­qué son rap­port au monde par rap­port à ces crêtes, en lien avec elles, il y a revi­vi­fi­ca­tion de ton être-au-monde. Et sur­tout mise en dan­ger de cet être. Ce n’est pas un grand monstre froid qui t’at­taque, mais un enne­mi bien par­ti­cu­lier à tra­vers la main de l’a­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire ; der­rière, il y a la figure de l’in­gé­nieur, de l’é­co­no­miste, du mana­ger… Ça pour­rait se pas­ser aus­si comme ça dans un bureau : un petit chef arrive et déplace la dis­po­si­tion des ordi­na­teurs, com­mence à faire de l’open-space… Une per­sonne pour­rait avoir une réac­tion de rup­ture avec le quo­ti­dien com­plè­te­ment nor­mé qui passe chez lui par le réamé­na­ge­ment de son espace de tra­vail, à l’in­té­rieur d’un bureau. Pour le pro­jet de RTE à Saint-Victor, je l’ai vécu comme une colo­ni­sa­tion, non pas d’un monde exté­rieur loin­tain qui vien­drait agres­ser une enti­té ter­ri­to­riale plus ou moins abs­traite, mais dans ma chair : j’ai sen­ti une agression.

« Il n’y a pas un arbre comme un indi­vi­du, plus un autre, qui crée­raient une forêt. La forêt est d’emblée plu­rielle, conjonc­tion d’un ensemble de mondes. »

Les luttes ter­ri­to­riales ne se pensent pas en termes de réac­tion d’un ter­ri­toire qui serait en som­meil et qui tout d’un coup réveille son his­toire. C’est quelque chose qui se redé­ploie dans le pré­sent, avec des forces qui se trouvent déjà là. Des abo­ri­gènes qui défen­draient leur ter­ri­toire contre un pro­jet de mines le feraient avec leurs tra­di­tions, for­cé­ment, mais aus­si avec des gens exté­rieurs qui vou­draient les aider, avec une per­cep­tion par­ti­cu­lière d’un monde qu’ils ont construit ensemble... Pour le bou­quin, je n’avais pas envie de pen­ser la forêt comme quelque chose de réac­tion­naire et « vieille France » — on en a assez du « patri­moine » ! Dans l’i­dée de forêt il y a le déploie­ment, il y a une force qui cherche à s’é­lar­gir. Deleuze le prend dif­fé­rem­ment : l’arbre c’est la rami­fi­ca­tion, comme la hié­rar­chie, qu’il oppose au rhi­zome. Mais c’é­tait son idée à lui ; aujourd’­hui, tous les tra­vaux de bio­lo­gie montrent que la forêt contre­dit ce modèle-là. La forêt, jus­te­ment, se déploie comme un rhi­zome, avec tous les êtres vivants qui la com­posent : il y a une pro­li­fé­ra­tion de formes de vie. Il n’y a pas un arbre comme un indi­vi­du, plus un autre, qui crée­raient une forêt. La forêt est d’emblée plu­rielle, conjonc­tion d’un ensemble de mondes. Si on lais­sait la forêt à elle-même, elle recou­vri­rait à nou­veau les champs — il y a comme une volon­té de gué­rir le sol nu. Une terre à nu, c’est une terre morte.

Vous avez évo­qué dans un entre­tien des forêts deve­nues des champs. Pourrait-on oppo­ser à cela une « forêt non pas exploi­tée mais jar­di­née », comme l’ont consta­té Gaspard D’Allens et Lucile Leclair dans la Drôme ? Est-ce qu’une forêt comme un jar­din est pen­sable, et en même temps exploitable ?

Si on quitte le modèle de pro­duc­tion éco­no­mique actuel, il fau­dra exploi­ter d’une cer­taine manière des espaces. La ques­tion est poli­tique, pas uni­que­ment tech­nique. Ce n’est pas seule­ment quel col­lec­tif on choi­si­rait sur la forme, mais plu­tôt à par­tir de quel col­lec­tif ancré quelque part dans un ter­ri­toire, et par quelle forme d’or­ga­ni­sa­tion ce col­lec­tif vou­drait pen­ser le monde. La déci­sion se fera de gérer ou non la forêt et de com­ment le faire.

Ce qui implique quand même un aménagement…

Ce n’est plus en termes d’a­mé­na­ge­ment qu’il faut le voir, mais en termes de soin, d’at­ten­tion à des gestes com­muns et à un ter­ri­toire par­ta­gé. Si les mots sont là — une ges­tion autre, plus humaine, res­pec­tueuse de l’en­vi­ron­ne­ment —, ils sont plu­tôt publi­ci­taires. Ce qui se des­sine de plus inté­res­sant, c’est une manière autre de voir ces espaces, non plus comme des endroits vides, à exploi­ter, mais des endroits en lien avec nos exis­tences. La ques­tion de la forêt jar­di­née est inté­res­sante, pas seule­ment en termes d’al­ter­na­tive éco­no­mique ou comme autre forme de ges­tion : ça demande à être redé­ployé à tra­vers un tas de ques­tions exis­ten­tielles, ter­ri­to­riales, poli­tiques des ques­tions qui devraient être posées en débat dans les communes.

Dans les Cévennes, par Maya Mihindou

Le soin du ter­ri­toire pour­rait être un objet propre à une sorte de démo­cra­tie participative ?

C’est dans ces direc­tions-là qu’il faut aller. Ça pour­rait décloi­son­ner les rap­ports entre mili­tants et per­sonnes moins poli­ti­sées. Ça désac­tive un dis­po­si­tif de sépa­ra­tion entre ceux qui ont pen­sé la chose poli­tique et ceux qui ne l’ont pas fait. Il y a une sorte d’hu­mi­li­té à aller voir un fores­tier et à lui poser des ques­tions sans l’a­gres­ser, pour par­tir d’un ques­tion­ne­ment commun.

Beaucoup de tra­vaux his­to­riques paraissent en ce moment sous le titre d’« Histoire popu­laire de… ». Est-ce qu’il y aurait une culture, une his­toire popu­laire de la forêt ? Votre tra­vail avec la guerre des Camisards et celle des Demoiselles s’in­té­gre­rait-il là-dedans ?

Complètement. Mais c’est tou­jours à l’in­ter­sec­tion de dif­fé­rents domaines. Les gens ne pensent pas à une his­toire popu­laire de la forêt mais il y a des ima­gi­naires et des gestes popu­laires qui prennent cet der­nière pour objet. La forêt-jar­di­née n’est pas une idée nou­velle : c’est déjà ce que Colbert vou­lait éra­di­quer. La forêt jar­di­née par les pay­sans : une forêt qui n’é­tait pas « sau­vage » mais où les pay­sans allaient avec leur trou­peau — ils les fai­saient paître, leur fai­saient man­ger des glands, ramas­saient du bois, le cou­paient… Avec Colbert, il y avait d’un côté les chasses gar­dées pour le roi, et de l’autre les forêts amé­na­gées pour le bois de construc­tion de la marine. Évidemment, la forêt jar­di­née telle que pra­ti­quée par les pay­sans n’en­trait pas dans ce plan-là ! La guerre des Demoiselles vient de là, du refus par les pay­sans et les mon­ta­gnards de la mise en amé­na­ge­ment de leur forêt (les fron­tières y étaient floues : des hybrides entre le champ, la lisière, la forêt profonde…).

Un onzième Parc natio­nal est en pro­jet, le Parc natio­nal des forêts de Champagne et Bourgogne. Traduit-il jus­te­ment un idéal fores­tier col­ber­tiste ou tend-il davan­tage vers la conser­va­tion de ce rap­port popu­laire à la forêt ?

C’est une mise sous cloche. Il y a un rap­port très clair entre exploi­ta­tion et pré­ser­va­tion. Dans les Cévennes, avec le Parc natio­nal, on a par­fois l’im­pres­sion d’être un Indien dans une réserve. Dans la zone cœur, c’est déli­rant : entre le ver­rouillage des dis­po­si­tifs admi­nis­tra­tifs, ce qu’on peut faire ou ne pas faire, ce qu’on peut cueillir ou ne pas cueillir, ce qu’on peut presque dire ou ne pas dire, prendre en pho­to ou non… Au niveau de la construc­tion, on ne peut évidem­ment pas mettre de tuiles, ni faire de bar­dage bois. C’est très com­pli­qué d’y ins­tal­ler une yourte… Ça pose vrai­ment une logique de contrôle abso­lu des manières d’être. Le parc des Cévennes se dit « natu­rel et cultu­rel » ; il joue sur cette fibre de la résis­tance, avec tout un dis­cours sur le rap­port au pas­sé, les Camisards, etc. C’est une inter­face de ges­tion entre les habi­tants et un pou­voir admi­nis­tra­tif beau­coup plus large, qui lui-même est une inter­face avec des entre­prises comme E.ON, qui a signé un pro­to­cole de tra­vail pour l’ex­ploi­ta­tion de la forêt Cévenole pour le bois-énergie.

Vous cri­ti­quez volon­tiers la figure de l’ingénieur et les termes de bri­co­lage ou de bidouillage semblent vous être chers. Claude Lévi-Strauss oppo­sait ces deux figures : le bri­co­leur se débrouille avec ce qu’il a autour de lui, déve­lop­pant ain­si une « science du concret3 », dis­tincte de la science de l’ingénieur. Ceux qui luttent aujourd’hui pour­raient-ils être appe­lés, dans ce sens, des bricoleurs ?

« Il ne s’a­git pas de repous­ser et de se sépa­rer de la tech­nique, comme d’un mal abso­lu. On peut l’opposer à la tech­no­lo­gie, comme la main­mise d’un cer­tain sys­tème sur les techniques. »

Malheureusement, le terme de bri­co­leur est un peu péjo­ra­tif, même si ça ne l’est pas dans le texte de Lévi-Strauss. On peut tou­te­fois par­ler de tech­niques qu’on invente. J’aime bien com­ment l’his­to­rien Lewis Mumford par­lait de ça, des tech­niques comme quelque chose qu’on peut se réap­pro­prier, tou­jours lié à des situa­tions sin­gu­lières. Une tech­nique en pierre sèche n’est ici pas la même qu’ailleurs, les manières de faire dif­fèrent d’un arti­san à un autre, alors que la pose du par­paing, ou du moins la fabri­ca­tion du par­paing, est homo­gène par­tout, stan­dar­di­sée d’i­ci à l’Arabie Saoudite. Il ne s’a­git pas de repous­ser et de se sépa­rer de la tech­nique, comme d’un mal abso­lu. Ce qui est tech­nique fait par­tie d’un monde sin­gu­lier. On peut l’opposer à la tech­no­lo­gie, comme la main­mise d’un cer­tain sys­tème sur les tech­niques, qu’il réagence pour en faire un sys­tème de tech­niques, un sys­tème de sys­tèmes. Ça donne une espèce de conglo­mé­rat, de réagen­ce­ment de par­ti­cu­la­ri­tés sous un unique moule. L’ingénieur serait plu­tôt du côté de la tech­no­lo­gie, d’un sys­tème pen­sé depuis l’é­co­no­mie, le plan, avec une cer­taine idée de l’a­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire. Alors que les tech­niques, appré­hen­dées de manière radi­cale et à par­tir d’une situa­tion concrète, sont tou­jours hété­ro­gènes : ça pour­rait être du bri­co­lage, quelque chose d’ou­vert, qui se bidouille. Pourquoi ne pas dire « brico­ler les forêts », « bri­co­ler les habi­tats » ? C’est même évident.

Bricoler aus­si avec des fron­tières, des limites impo­sées par ailleurs…

Oui. Il s’a­git de trou­ver les brèches, les lignes de fuite, de trou­ver des manières de faire avec ou contre. Avec des éoliennes, on ne peut pas faire avec : il n’est pas pos­sible d’al­ler cher­cher des câbles, de les bran­cher et de faire mar­cher une ampoule à la mai­son. D’ailleurs, avec les comp­teurs Linky ce ne sera plus pos­sible de bidouiller avec l’élec­tri­ci­té des comp­teurs. L’aménagement ver­rouille aus­si toute porte de sortie.

Sur l'île de Skye, par Maya Mihindou

Ça rap­pelle la pen­sée tech­nique du phi­lo­sophe Gilbert Simondon. Comme il le conseillait, faut-il se réap­pro­prier un savoir pour maî­tri­ser non seule­ment une machine, mais aus­si son fonc­tion­ne­ment tech­nique et mécanique ? 

Complètement. Pour les comp­teurs Linky, il paraît qu’on peut les hacker. Mais ça place le ter­rain de lutte sur la cyber­né­tique. Il n’y a plus de méca­nique. C’est d’emblée un sys­tème tech­no­lo­gique qui ne veut pas être appro­priable. On ne peut pas s’ap­pro­prier le réseau de RTE. Peut-être qu’aujourd’hui, dans une forme d’in­sur­rec­tion, il fau­drait que les ingé­nieurs soient avec nous, ou que nous soyons nous-mêmes deve­nus ingé­nieurs… Mais je ne pense pas que ce soit un objec­tif de main­te­nir un réseau inter­na­tio­nal d’élec­tri­ci­té après une insur­rec­tion. Il me paraît inté­res­sant de ne pas se cou­per de ce milieu-là — comme dans cer­taines mou­vances anti-indus­trielles, qui cri­tiquent beau­coup le terme de « tech­nique ». Mais les lignes bougent aus­si de ce côté. La pen­sée méta­phy­sique d’Heidegger, dif­fu­sée à tra­vers les milieux post-Ellul et post-Charbonneau (l’« Homme » face à la « Technique »), n’est plus en phase. Même au niveau des tech­no­lo­gies, il y en a qu’il faut connaître — comme les ordi­na­teurs. On peut avoir un rap­port tech­nique à la tech­no­lo­gie : si on com­mence à les bidouiller soi-même ou à uti­li­ser des pro­ces­sus d’a­no­ny­mi­sa­tion, par exemple. Ce sont des ques­tions poli­tiques avant d’être pro­pre­ment tech­niques. C’est un peu pareil avec la forêt : ceux qui font de la forêt jar­di­née ont un rap­port tech­nique à la forêt, mais pas dans le sens d’un rap­port de tech­ni­cien ou d’in­gé­nieur. C’est plu­tôt une forme de vie qui inter­agit, entre des outils, un che­val de débar­dage, un bûche­ron, une com­mune, un ter­ri­toire, des besoins, un char­pen­tier, une mai­son col­lec­tive, une char­pente qui pour­rait être posée sur une ZAD… C’est ça la tech­nique : un ensemble hété­ro­gène et pour­tant com­po­sé qui fait qu’à un endroit pré­cis, dans une situa­tion pré­cise, on construit une char­pente ensemble. Mais sans débar­deur 12 tonnes ni abat­teuse-grou­peuse de 250 chevaux.

Ce rap­port social qui se crée via la forêt est-il limi­té aux humains, ou bien s’étend-il aus­si aux non-humains ?

« C’est plu­tôt une forme de vie qui inter­agit, entre des outils, un che­val de débar­dage, un bûche­ron, une com­mune, un ter­ri­toire, des besoins, un char­pen­tier, une mai­son col­lec­tive, une char­pente qui pour­rait être posée sur une ZAD… »

Complètement. Dans le Réseau pour les alter­na­tives fores­tières, qui essaie de pen­ser les forêts jar­di­nées, il y a un rap­port avec le che­val abso­lu­ment dingue. Un rap­port avec un non-humain qui fait par­tie du disposi­tif tech­nique. Sans le che­val, on ne peut pas débar­der une grume [pièce de bois for­mée d’un tronc ou d’une por­tion de tronc non équar­rie, ndlr] d’une ou deux tonnes. Il y a donc un lien quo­ti­dien avec un ani­mal — ce qui évi­dem­ment n’est pas la même chose avec une abat­teuse-grou­peuse où on met seule­ment de l’es­sence dedans ! Si on se dirige vers un tel rap­port avec les non-humains, ça pour­rait don­ner de belles choses. D’ailleurs, ne fau­drait-ils pas arrê­ter de prendre l’humain comme seul cur­seur ? Les luttes du pré­sent tapent fort à ces endroits-là, où les gens pensent ensemble ces enjeux.

Ce ne sont pas des luttes pour un ter­ri­toire, au sens car­to­gra­phique du terme…

Non, on a un autre rap­port à la « Terre ». On est tous un peu nomades et on a en même temps envie de s’en­ra­ci­ner. C’est assez para­doxal. On n’est pas cos­mo­po­lites non plus : on se doit de par­tir de là où on est, de la situa­tion elle-même.

Beaucoup de pay­sans néo-ruraux prennent part à ces luttes. Est-il plus cohé­rent de lut­ter pour un ter­ri­toire qu’on travaille ?

Ce n’est pas une ques­tion de cohé­rence, mais de vision du monde. Le cama­rade qui fait le pain en face et a ache­té quelques hec­tares a sa manière de pen­ser son bout de ter­rain ; ça lui a per­mis d’al­ler voir un ensemble de gens : des gens qui ont bidouillé leur propre mou­lin élec­trique, qui font du maraî­chage sol vivant, qui ont construit leur propre four à pain. On peut par­ler d’un redé­ploie­ment tech­nique à tra­vers des gestes sin­gu­liers parce qu’il s’est ins­tal­lé là. Il l’au­rait pen­sé dif­fé­rem­ment ailleurs. Et le rap­port qu’on a quand on mange son pain, il est aus­si fait de tout ça.


Toutes les pho­to­gra­phies sont de Maya Mihindou
En vignette : masques de Léonard Condemine.


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  1. Un trans­for­ma­teur décla­ré d’u­ti­li­té publique en jan­vier, mal­gré les oppo­si­tions locales. La répres­sion se dur­cit pour les oppo­sants, treize d’entre eux ont été pla­cés en garde à vue fin jan­vier. Le pro­jet se pour­suit avec une énième inter­ven­tion des forces de l’ordre.
  2. Simone Weil, L’Enracinement, Gallimard, 1990.
  3. Claude Lévy-Strauss, La Pensée sau­vage, Plon, 1962.

REBONDS

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