Que deviennent les zapatistes, loin des grands médias ?


Entretien inédit pour le site de Ballast

Les zapa­tistes, qui avaient défié la moder­ni­té néo­li­bé­rale en 1994, semblent pas­sés de mode. Les grands médias n’en parlent plus, au point que l’on pour­rait, loin des milieux mili­tants, les croire dis­pa­rus. Que deviennent-ils ? Quels ensei­gne­ments peut-on tirer de leur expé­rience ? Pourquoi le sous-com­man­dant Marcos a‑t-il cédé sa place, il y a quelques mois ? Guillaume Goutte, auteur de Tout pour tous — L’expérience zapa­tiste, une alter­na­tive concrète au capi­ta­lisme et édi­teur de textes zapa­tistes, a répon­du à nos questions.


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Vous avez écrit deux livres sur le zapa­tisme. Comment en-êtes vous venu à vous inté­res­ser à leur lutte – au point de vous rendre dans le Chiapas à plu­sieurs reprises ?

J’ai décou­vert la rébel­lion zapa­tiste en 2007, peu après avoir adhé­ré à la Fédération anar­chiste – où je milite tou­jours aujourd’hui. Quand on est anar­chiste, on en vient très vite à croi­ser le che­min de l’Armée zapa­tiste de libé­ra­tion natio­nale (EZLN), les pay­sans indi­gènes qui la consti­tuent étant en train de construire et d’expérimenter un pro­jet de socié­té authen­ti­que­ment liber­taire, depuis plu­sieurs années et sur une échelle tou­jours plus vaste. C’est une expé­rience impor­tante, parce qu’elle témoigne de la via­bi­li­té des idées et des pra­tiques d’émancipation anti­au­to­ri­taires. La révo­lu­tion zapa­tiste est un espoir sérieux, un des rares qui existent encore aujourd’hui. J’ai com­men­cé à lire ce qui avait été écrit sur le sujet, puis à assis­ter aux dif­fé­rentes réunions publiques orga­ni­sées à Paris en sou­tien à l’EZLN. J’ai aus­si ren­con­tré des mili­tants inves­tis depuis de longues années dans la soli­da­ri­té avec les zapa­tistes, notam­ment Marc Tomsin, l’un des fon­da­teurs du Comité de soli­da­ri­té avec les peuples du Chiapas en lutte, qui m’a appris beau­coup de choses et qui m’a ouvert de nom­breuses portes pour en savoir encore davan­tage. C’est tout natu­rel­le­ment que, plus tard, j’ai vou­lu aller voir ce qu’il en était réel­le­ment sur place, du moins en avoir un aper­çu. Et je me suis donc ren­du au Chiapas, la pre­mière fois en 2011.

Cet inté­rêt vous a d’ailleurs conduit à créer les Éditions de l’Escargot. Pouvez-vous nous par­ler de cette aven­ture éditoriale ?

« La gué­rilla zapa­tiste ne col­lait plus aux images d’Épinal dont les médias raf­folent tant. »

L’idée est née du constat que, depuis plu­sieurs années, plus aucune mai­son d’édition ne publiait les écrits zapa­tistes. J’ai créé les Éditions de l’Escargot en 2012. Le der­nier ouvrage com­pi­lant des textes du sous-com­man­dant Marcos avait été publié en 2009 (l’excellent Saisons de la digne rage, paru chez Climats, pré­fa­cé et pré­sen­té par Jérôme Baschet). Trois ans de silence. Les zapa­tistes étaient pas­sés de mode, assu­ré­ment. Les fusils n’avaient plus tiré depuis long­temps et la gué­rilla zapa­tiste ne col­lait plus aux images d’Épinal dont les médias raf­folent tant. Les zapa­tistes avaient fait taire leurs armes – sans pour autant les aban­don­ner – et s’attelaient depuis plus de dix ans à construire l’autonomie dans les ter­ri­toires libé­rés. Leur lutte n’en était que plus inté­res­sante, mais pas pour les grands médias de la bour­geoi­sie. Même Le Monde diplo­ma­tique, pour­tant à la pointe de l’information sur le sujet au début du sou­lè­ve­ment, n’en par­lait plus – sans doute déçu que Marcos n’ait pas sou­te­nu le can­di­dat de « gauche » Andrés Manuel López Obrador en 2006… Seuls quelques vaillants cama­rades liber­taires per­sis­taient à dif­fu­ser sur sup­port papier les écrits des zapa­tistes – comme, par exemple, les Éditions Rue des Cascades.

L’idée de les rejoindre dans l’aventure fut assez « natu­relle » : étant ouvrier du Livre (je tra­vaille comme cor­rec­teur en presse quo­ti­dienne) et ayant été membre pen­dant plu­sieurs années du Comité de rédac­tion du Monde liber­taire, je connais­sais ce petit monde-là et j’avais acquis quelques bases, en termes de com­pé­tences, pour réa­li­ser des livres (et encore, quelques impar­don­nables petites coquilles m’ont échap­pé !). L’idée était tou­te­fois de créer une mai­son d’édition cir­cons­tan­cielle, et non de s’engager sur un plan­ning bien pré­cis de paru­tions déci­dées à l’avance et régu­lières. J’avais alors beau­coup appré­cié l’échange de lettres autour de l’éthique et de la poli­tique entre le sous-com­man­dant insur­gé Marcos et le phi­lo­sophe mexi­cain Don Luis Villoro. Elles ont four­ni la matière à notre pre­mier livre, sor­ti en 2013 : Éthique et Politique, pré­fa­cé, d’ailleurs, par Jérôme Baschet. A sui­vi dans la fou­lée, en 2014, la publi­ca­tion de Eux et Nous, une série de textes rédi­gés par les sous-com­man­dants insur­gés Marcos et Moisés. C’est un livre impor­tant, car ces écrits sont à la base de la créa­tion de la Sexta, ce vaste réseau inter­na­tio­nal infor­mel qui ambi­tionne de ras­sem­bler, ou plu­tôt de connec­ter, les luttes popu­laires, anti­ca­pi­ta­listes et anti­éta­tistes du monde entier. Plus qu’un texte, plus qu’un livre, c’est un appel : à ceux qui luttent et à ceux qui souffrent.

En quoi consiste désor­mais le gros de leurs actions, celles dont on n’en­tend jus­te­ment plus parler ?

Les zapa­tistes œuvrent aujourd’hui à l’essentiel : construire et déve­lop­per le pro­jet d’autonomie (son sys­tème édu­ca­tif, de san­té, l’organisation de son agri­cul­ture, de son arti­sa­nat, de ses trans­ports, et ce, en dehors de l’État et, le plus pos­sible, du capi­ta­lisme), faire face aux limites qu’il peut momen­ta­né­ment poser, dépas­ser les résis­tances internes quant à cer­taines évo­lu­tions cultu­relles (notam­ment sur la condi­tion des femmes). Ce déve­lop­pe­ment de l’autonomie passe aus­si par la « mise en connexion » des dif­fé­rents espaces auto­nomes sur un ter­ri­toire qui n’est pas du tout homo­gène (tout le Chiapas n’est pas zapa­tiste). Les com­munes auto­nomes rebelles créées en 1994 ont per­mis de fédé­rer plu­sieurs cen­taines de com­mu­nau­tés entre elles. En août 2003, la créa­tion des cara­coles, sièges des Conseils de bon gou­ver­ne­ment, a, elle, per­mis de coor­don­ner les­dites com­munes entre elles sur cinq zones.

« Les zapa­tistes œuvrent aujourd’hui à l’essentiel : construire et déve­lop­per le pro­jet d’autonomie. »

Les zapa­tistes tra­vaillent donc à sor­tir l’autonomie du seul cadre com­mu­nau­taire en cher­chant à connec­ter les ter­ri­toires rebelles entre eux ; mais aus­si en créant du lien entre les peuples zapa­tistes et le reste du monde, via toute sorte d’initiatives, dont la der­nière en date, la Petite École zapa­tiste, a été d’une ambi­tion incroyable – celle-ci ayant per­mis à plu­sieurs mil­liers de per­sonnes non zapa­tistes d’accéder aux com­mu­nau­tés et à leur quo­ti­dien pen­dant plu­sieurs jours. Prochainement, en décembre 2014 et jan­vier 2015, l’EZLN orga­nise, avec le Congrès natio­nal indi­gène, un Festival mon­dial des résis­tances et des rébel­lions contre le capi­ta­lisme, qui devrait réunir, là encore, des mil­liers de per­sonnes, toutes dési­reuses de rompre avec la socié­té mor­ti­fère que nous imposent le capi­ta­lisme et l’État ; ce devrait être un moment fort, quelque part fon­da­teur de la Sexta. Le Festival va se dépla­cer dans plu­sieurs coins du Mexique, visi­tant des com­mu­nau­tés indi­gènes en lutte contre des grands pro­jets inutiles (des parcs éoliens, des auto­routes, etc.), et se fini­ra au Chiapas, chez les zapa­tistes du cara­col d’Oventic.

En mai 2014, le sous-com­man­dant Marcos a fait savoir publi­que­ment que son per­son­nage ces­sait d’exister car il n’était « plus néces­saire » : pour­quoi cette évolution ?

Marcos a tou­jours dit que son per­son­nage avait été créé pour faire un pont entre le monde indi­gène et l’autre. Il a pen­sé que, désor­mais, ce pont n’était plus néces­saire. Et qu’en ces­sant d’exister il per­met­tait au com­pañe­ro Galeano, assas­si­né le 2 mai 2014 par des para­mi­li­taires, de vivre à nou­veau. Désormais, donc, il n’y a plus de sous-com­man­dant insur­gé Marcos, mais il y a un nou­veau sous-com­man­dant : le sous-com­man­dant insur­gé Galeano. Cette déci­sion a aus­si per­mis que les médias parlent du crime d’État dont a été vic­time Galeano ; les plu­mi­tifs en tout genre se sont pré­ci­pi­tés sur leur cla­vier dès qu’on leur a dit que « Marcos ces­sait d’exister », et il leur a été impos­sible, de fait, de ne pas par­ler de l’assassinat du com­pañe­ro et de l’attaque contre le cara­col La Realidad. Sans « la fin de Marcos », on peut parier que les médias seraient res­tés glo­ba­le­ment très silen­cieux à ce sujet. Après, bien sûr, les médias bour­geois n’ont pas pu s’empêcher de col­ler leurs vieilles grilles de lec­ture rigides – les­quelles ne sont faites que d’enjeux de pou­voir – pour décryp­ter cette déci­sion, pré­ten­dant que Marcos avait été mar­gi­na­li­sé au sein de l’EZLN. La plu­part se sont mon­trés inca­pables de sai­sir la por­tée émi­nem­ment sym­bo­lique de cette décision.

L’expérience zapa­tiste a entraî­né, de par le monde, des réflexions intenses sur la ques­tion du pou­voir – on songe bien sûr au livre de Holloway, Changer le monde sans prendre le pou­voir. Que peut-on en rete­nir qui puisse nour­rir la pen­sée-action critique ?

John Holloway n’a pas inven­té grand-chose… Changer le monde sans prendre le pou­voir, c’est ce que disent les anar­chistes depuis plus de cent cin­quante ans ! Les zapa­tistes ont réac­tua­li­sé, à leur manière, l’anarchisme – avec, bien sûr, des dif­fé­rences mineures quant à cer­tains sujets (la reli­gion, notam­ment), l’anarchisme étant à la base une pen­sée occi­den­tale euro­péenne. Certes, les zapa­tistes ne s’en réclament pas ouver­te­ment (quoique le sous-com­man­dant Marcos a sou­vent évo­qué et salué l’engagement mili­tant des liber­taires) – et ce n’est d’ailleurs pas ce qui importe –, mais ils construisent et expé­ri­mentent de fait ce que les anar­chistes ont tou­jours por­té, à savoir une socié­té sans État et sans alié­na­tion éco­no­mique. Pas mal de pen­seurs issus à l’origine du mar­xisme ont évo­lué grâce au zapa­tisme, remet­tant en cause – comme l’EZLN l’a fait lors de ses pre­miers contacts avec les com­mu­nau­tés indi­gènes – les vieilles stra­té­gies auto­ri­taires de conquête de pou­voir poli­tique ; mais la plu­part de ces pen­seurs ont encore du mal à accep­ter le fait que ce qu’ils prônent aujourd’hui a déjà été lar­ge­ment théo­ri­sé par les anar­chistes depuis long­temps (et quand on les lit, on ne trouve d’ailleurs jamais, ou alors très rare­ment, des allu­sions à la pen­sée et à l’histoire anarchistes).

« Les zapa­tistes construisent et expé­ri­mentent ce que les anar­chistes ont tou­jours porté. »

Cela dit, ce qui compte, bien sûr, c’est que cer­taines idéo­lo­gies auto­ri­taires ont été pas mal bous­cu­lées par les suc­cès de la rébel­lion zapa­tiste, qui a mon­tré l’invalidité des vieux sché­mas clas­siques de gué­rilla mar­xiste-léni­niste en prou­vant qu’il était pos­sible de trans­for­mer le quo­ti­dien sans pour autant être à la tête d’un État, d’un gou­ver­ne­ment. L’histoire du zapa­tisme valide aus­si l’idée selon laquelle on ne peut rien attendre d’en haut, qu’il est vain de recou­rir aux auto­ri­tés, aux ins­tances gou­ver­ne­men­tales pour chan­ger la socié­té : les accords de San Andrés, signés en 1996 entre une délé­ga­tion de l’EZLN et les auto­ri­tés mexi­caines, sont res­tés lettre morte, la pré­si­dence ayant pré­fé­ré mettre en place une vio­lente stra­té­gie de contre-insur­rec­tion pour écra­ser la rébel­lion. Enfin, l’autonomie zapa­tiste en tant que telle est la preuve que le pro­jet révo­lu­tion­naire doit se construire en per­ma­nence, avec des tâton­ne­ments, des retours en arrière, des bonds en avant : il doit se pen­ser conti­nû­ment, il n’est jamais ter­mi­né. On n’atteint jamais l’autonomie, on tend tou­jours vers elle, et c’est d’ailleurs dans ce che­mi­ne­ment qu’elle réside.

Vous qui êtes anar­chiste, de quelle manière arti­cu­lez-vous ces deux pôles (le zapa­tisme étant mal­gré tout, sur de nom­breux points, en fric­tion avec l’héritage anar­chiste : mise en avant d’un lea­der, cen­tra­li­té de l’armée, res­pect du fait reli­gieux, main­tien d’un gou­ver­ne­ment, pro­fond patrio­tisme, etc.) ?

Je crois plu­tôt, comme je vous l’ai dit, que les zapa­tistes sont très proches de l’anarchisme. La socié­té qu’ils construisent et qu’ils font vivre res­semble en de nom­breux points au fédé­ra­lisme liber­taire théo­ri­sé par Pierre-Joseph Proudhon au XIXe siècle, avec cette façon de s’organiser en dif­fé­rentes enti­tés « admi­nis­tra­tives » qui se coor­donnent entre elles de manière « hori­zon­tale », sans État et d’une façon telle qu’elle rend impos­sible son émer­gence. Mais les zapa­tistes n’ont pas le même ima­gi­naire que nous, anar­chistes euro­péens ; et, pour eux, les mots « gou­ver­ne­ment », « armée » ne recouvrent pas for­cé­ment les mêmes réa­li­tés. Ce qui compte, ce sont les faits, ce qu’il se passe dans la réa­li­té, au quo­ti­dien, à savoir l’expérimentation d’une vie sociale sans État. Il n’y a pas de cen­tra­li­té de l’armée zapa­tiste : celle-ci demeure le plus loin pos­sible des com­mu­nau­tés auto­nomes, par peur, jus­te­ment, que son fonc­tion­ne­ment hié­rar­chique ne vienne conta­mi­ner l’expérience démo­cra­tique qu’est l’autonomie.

« Pour eux, le chris­tia­nisme n’a pas tou­jours été qu’un ins­tru­ment du pou­voir politico-économique. »

En outre, l’armée zapa­tiste est diri­gée par des com­man­dants qui sont élus par les com­mu­nau­tés et qui demeurent des civils (contrai­re­ment aux sous-com­man­dants, les com­man­dants ne sont pas des « insur­gés », nom don­né aux « mili­taires » zapa­tistes). Quant à la reli­gion, là encore, c’est une ques­tion de culture, d’univers et d’imaginaire très dif­fé­rents des nôtres. Au Chiapas, comme ailleurs au Mexique et Amérique du Sud, le chris­tia­nisme a depuis long­temps un carac­tère social et « révo­lu­tion­naire ». Même avant l’arrivée de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion (mélange de mar­xisme et de chris­tia­nisme social), la reli­gion jouait un rôle cen­tral dans les mou­ve­ments sociaux, y com­pris insur­rec­tion­nels. Pour les zapa­tistes, le chris­tia­nisme n’a pas tou­jours été qu’un ins­tru­ment du pou­voir poli­ti­co-éco­no­mique, il a aus­si ser­vi, une fois réap­pro­prié par les classes popu­laires et les popu­la­tions indi­gènes, de vec­teur d’émancipation.

Les zapa­tistes n’ont donc pas la même défiance à son égard que celle qu’on peut avoir en Europe ou ailleurs, où l’Église n’a jamais été qu’au ser­vice de l’oppression des peuples. En outre, si les zapa­tistes sont, pour la plu­part, très croyants, jamais je n’ai res­sen­ti en ter­ri­toire auto­nome de car­can moral. Pour ce qui est du patrio­tisme, là encore il faut l’analyser en ayant à l’esprit que, dans des pays domi­nés par d’autres, dans des pays vic­times de la colo­ni­sa­tion, le patrio­tisme ne revêt pas for­cé­ment un carac­tère xéno­phobe, natio­na­liste, raciste, excluant. Si les zapa­tistes mettent l’accent sur leur appar­te­nance natio­nale mexi­caine, c’est pour mon­trer que leur lutte n’est pas une lutte indi­gé­niste sépa­ra­tiste, qu’ils ne réclament pas l’autonomie d’un ter­ri­toire ou une quel­conque autar­cie, mais qu’au contraire ils luttent au sein d’une réa­li­té natio­nale, mexi­caine, dont ils font par­tie. Le slo­gan du Congrès natio­nal indi­gène a d’ailleurs tou­jours été : « Plus jamais un Mexique sans nous. » Même si c’est un peu déran­geant, quand on est anar­chiste, d’assister au chant de l’hymne mexi­cain et à la céré­mo­nie au dra­peau, il ne faut pas oublier l’essentiel, à savoir que le patrio­tisme des zapa­tistes n’a rien à voir avec celui por­té par les pou­voirs ou les mou­ve­ments d’extrême droite. C’est juste pour eux une façon de dire qu’ils ne sont pas seuls, que leur lutte s’inscrit dans une his­toire plus vaste, celle de tout un pays. Bien loin d’exclure, c’est un « patrio­tisme » qui, au contraire, appelle jus­te­ment au ras­sem­ble­ment de tous les oppri­més d’un même pays et qui affirme qu’il n’y a pas d’un côté des Indiens et de l’autre des métis, mais seule­ment des domi­nés et des domi­nants, des tra­vailleurs et des pos­sé­dants ; et que c’est sur ce cri­tère que doit s’organiser la lutte.

Marcos s’est sou­vent dres­sé contre la glo­ba­li­sa­tion qui, à ses yeux, détrui­sait les États-nations. Ces der­niers sont pour­tant la bête noire des liber­taires : com­ment arti­cu­ler la cri­tique de l’État, comme organe de domi­na­tion, et sa défense, comme rem­part à la mon­dia­li­sa­tion hégémonique ?

Il ne s’agit pas de défendre les États-nations (deux mots détes­tables), mais de poin­ter l’hypocrisie des diri­geants poli­tiques qui nous font croire que l’État est là pour nous pro­té­ger, pour garan­tir nos inté­rêts, quand, dans les faits, il ne fait que ser­vir le capi­tal, notam­ment en main­te­nant la paix sociale via ses organes répres­sifs (ses flics qui assas­sinent). Pour autant, je suis per­sua­dé que cela ne doit pas nous empê­cher de nous battre pour défendre les quelques acquis sociaux qui nous res­tent, même si ceux-ci sont du res­sort de l’État. À mon sens, la lutte sociale se conçoit sur deux échelles, sur deux tem­po­ra­li­tés dif­fé­rentes : d’un côté se battre pour amé­lio­rer un quo­ti­dien par­fois invi­vable (contre la fer­me­ture de sa boîte, pour une aug­men­ta­tion de salaire, contre la sup­pres­sion des allo­ca­tions, etc.), de l’autre por­ter et construire un dis­cours et des pra­tiques de rup­ture révo­lu­tion­naire. Et les deux ne sont pas incom­pa­tibles, le cli­vage réforme/révolution n’a pas de sens.

« Le cli­vage réforme/révolution n’a pas de sens ; c’est se condam­ner à ne jamais pou­voir faire la révo­lu­tion ailleurs que dans sa tête. »

Si on se contente de se battre sur le ter­rain réfor­miste, on ne sor­ti­ra jamais de ce monde-là, mais si on se limite à pro­cla­mer des dis­cours révo­lu­tion­naires, on res­te­ra cou­pés des popu­la­tions avec les­quelles on sou­haite pour­tant détruire l’État. Non seule­ment les luttes réfor­mistes peuvent ser­vir à satis­faire nos inté­rêts éco­no­mique et social immé­diats – en tant que pro­lé­taires –, mais elles consti­tuent aus­si un espace pri­vi­lé­gié dont on peut se sai­sir pour faire connaître les idées révo­lu­tion­naires, pour impul­ser des pra­tiques d’auto-organisation, etc. C’est dans ces luttes, entre autres, que se construit le com­bat anar­chiste et que peuvent s’ouvrir des pers­pec­tives plus radi­cales, les esprits étant sou­vent plus enclins à bou­ger dans ces moments par­ti­cu­liers de réap­pro­pria­tion du quo­ti­dien par la lutte. Les aban­don­ner ou les mépri­ser au nom d’une lutte pure­ment révo­lu­tion­naire, c’est se condam­ner à ne jamais pou­voir faire la révo­lu­tion ailleurs que dans sa tête.

Dans les colonnes du Monde liber­taire, vous évo­quiez le « purisme idéo­lo­gique » de cer­tains anar­chistes : qu’auraient-ils – et les mou­ve­ments radi­caux de façon plus large – à gagner à s’inspirer de l’expérience zapatiste ?

Ce « purisme idéo­lo­gique », c’est jus­te­ment celui qui consi­dère qu’on ne doit pas se battre contre la fer­me­ture des entre­prises parce qu’on est contre le sala­riat, qu’on ne doit pas défendre les allo­ca­tions ou le chô­mage puisqu’on est contre l’État, etc. Non seule­ment c’est stu­pide, mais c’est aus­si contre-pro­duc­tif, puisque ça pro­duit des dis­cours bien loin des réa­li­tés quo­ti­diennes de la majo­ri­té des pro­lé­taires. Mais plus qu’un purisme, c’est, je crois, un refus de pen­ser la com­plexi­té du réel et d’affronter ce qui, au pre­mier abord, peut sem­bler être des contra­dic­tions. Enfin, les « puristes » que je cri­tique, c’est aus­si ceux qui refusent de tra­vailler avec d’autres com­po­santes du mou­ve­ment social, de lut­ter avec ceux qui ne sont pas estam­pillés « 100 % anar­chiste », par peur de perdre son iden­ti­té et en radi­ca­li­té. Ça conduit à prô­ner indi­rec­te­ment le « entre nous » et ça pro­duit un mili­tan­tisme sté­rile qui se limite bien sou­vent à des pos­tures iden­ti­taires. Heureusement, ce ne sont pas une atti­tude et un dis­cours qui pré­do­minent actuel­le­ment au sein du mou­ve­ment anar­chiste, mais ils existent. Aux anti­podes de tout cela, les zapa­tistes ont jus­te­ment mon­tré qu’il était pos­sible de construire avec nos dif­fé­rences en se ras­sem­blant autour de l’essentiel, à savoir la lutte contre le capi­ta­lisme en dehors des voies ins­ti­tu­tion­nelles, en culti­vant la défiance vis-à-vis de l’État et en s’organisant à la base, sans vel­léi­tés autoritaires.

Dans Le Rêve zapa­tiste, Marcos admet que leur mou­ve­ment n’a pas su ral­lier les ouvriers, que ce fut « un échec fla­grant ». Comment cer­tains peuvent-ils, dès lors, vou­loir trans­po­ser la situa­tion mexi­caine, indi­gé­niste et pay­sanne, à la nôtre, en Europe ?

Il ne s’agit pas de trans­po­ser le zapa­tisme en France ; ce serait absurde : les situa­tions sont trop dif­fé­rentes ! L’expérience zapa­tiste s’inscrit dans une réa­li­té mexi­caine et indi­gène, autre­ment dit dans une réa­li­té très éloi­gnée de la nôtre. Néanmoins, les com­mu­nau­tés auto­nomes s’organisent autour de valeurs et de prin­cipes qui, eux, sont, à mon sens, uni­ver­sels, et peuvent très bien tra­ver­ser les cultures et les géo­gra­phies : le refus de l’État et de l’exploitation de l’homme par l’homme, la mise en avant du col­lec­tif, du « nous », pour éla­bo­rer une socié­té qui ne mar­gi­na­lise per­sonne et qui ne s’institue pas aux dépens de cer­tains. Comme d’autres expé­riences révo­lu­tion­naires pas­sées (la Commune de Paris en 1871, la révo­lu­tion pay­sanne des pre­miers zapa­tistes entre 1910 et 1919, les débuts de la révo­lu­tion russe de 1917, l’insurrection ukrai­nienne de 1918–1921, la révo­lu­tion espa­gnole de 1936–1939, etc.), la rébel­lion zapa­tiste est riche d’enseignements, mais elle ne s’institue pas en modèle à repro­duire par­tout, elle se contente de se lais­ser appro­cher pour par­ta­ger son his­toire, son quo­ti­dien, ses limites, ses points forts, son che­mi­ne­ment avec tous ceux qui, comme elle, sou­haitent trans­for­mer la socié­té dans un sens réso­lu­ment éga­li­taire et liber­taire. Les zapa­tistes eux-mêmes le disent : ils s’efforcent d’incarner la liber­té à leur façon, et celle qu’ils explorent n’en est qu’une par­mi d’autres pos­sibles qu’il revient à nous de défi­nir, selon nos réa­li­tés géo­gra­phiques, cultu­relles, sociales, calendaires.

« Il ne s’agit pas de trans­po­ser le zapa­tisme en France ; ce serait absurde ! »

En Europe, en France, nous avons aus­si une longue tra­di­tion de résis­tance popu­laire, ouvrière. Le tis­su syn­di­cal, avec ses struc­tures connexes – les unions locales, les Bourses du tra­vail, cer­taines coopé­ra­tives ouvrières, etc. –, est un ter­rain sur lequel on doit, à mon sens, s’appuyer, qu’on doit réin­ves­tir, et pour­quoi pas réin­ven­ter pour por­ter nos luttes et créer des espaces d’échanges, de débats pour pen­ser un autre type de socié­té. Il y a aus­si le tis­su asso­cia­tif, où on peut avoir un rôle à jouer pour ancrer une pré­sence dans les quar­tiers. Et puis tous ces petits espaces d’autonomie – les ZAD, cer­tains squats, les places publiques occu­pées – qui per­mettent aus­si de se ras­sem­bler et de s’organiser pour ne plus faire face seul au quo­ti­dien. On n’a pas de cara­coles, on n’a pas d’armée de libé­ra­tion, mais on n’est pas non plus dému­nis, et c’est à nous de conti­nuer de faire vivre ces dif­fé­rents outils et espaces de lutte sociale.

Les meilleures ventes attestent du Suicide fran­çais et de L’Identité mal­heu­reuse, Mélenchon en vient à aban­don­ner le terme de « gauche » tant la pré­si­dence Hollande l’avilit et il semble assu­ré de la pré­sence de Marine Le Pen au pre­mier tour de la pro­chaine pré­si­den­tielle… Comment pen­sez-vous que l’on puisse fédé­rer, de façon posi­tive, la colère ou le désa­bu­se­ment populaire ?

En ne bais­sant pas les bras. En conti­nuant de lut­ter, dans nos boîtes, dans nos quar­tiers, dans les rues de nos villes, pour ne pas lais­ser le désen­chan­te­ment se trans­for­mer en vote réac­tion­naire – je dirais même en vote tout court. On ne s’est que trop repliés sur nous-mêmes, sur nos cha­pelles, nos petites orga­ni­sa­tions, trans­for­mant notre mili­tan­tisme en un simple « mode de vie » ; on a déser­té trop de ter­rains essen­tiels, dont celui du monde du tra­vail et de l’implantation sociale dans nos quar­tiers. À mon sens, ce sont deux champs d’action, deux espaces qu’on doit réin­ves­tir, ou conti­nuer à inves­tir, en prio­ri­té. C’est là que nous sommes au contact de notre classe – pro­lé­ta­rienne, celle des tra­vailleurs, des chô­meurs, des pré­caires, de France ou d’ailleurs –, et c’est donc là que nous devons nous trou­ver pour nous orga­ni­ser, lut­ter, débattre, pour y dif­fu­ser l’idée d’une néces­saire rup­ture radi­cale, quitte à cham­bou­ler les struc­tures de l’intérieur – ce qui est inévi­table, notam­ment au sein des syn­di­cats. Par la grève, la mani­fes­ta­tion, les actions directes (diverses et variées…), la dif­fu­sion par tous les moyens, sur tous les sup­ports, de nos idées et de nos dénon­cia­tions, nous devons conti­nuer à har­ce­ler l’État et à piller le capi­tal, à ne leur lais­ser aucun répit.


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