George Orwell et la question féministe


George Orwell est l’une des voix essen­tielles du socia­lisme démo­cratique et de la lutte anti­fas­ciste : après avoir dénon­cé l’im­pé­ria­lisme bri­tan­nique en Birmanie et ren­du compte de la misère des rues d’Europe, l’é­cri­vain a com­bat­tu les natio­na­listes en Espagne au sein d’une for­ma­tion mar­xiste. L’auteur de 1984 man­qua pour­tant à ses devoirs socia­listes et révo­lu­tion­naires : jamais il n’a fait sienne la cause des femmes. Orwell esti­mait qu’il fal­lait cri­ti­quer le socia­lisme pour mieux le défendre ; appli­quons ses recom­man­da­tions à son propre tra­vail et publions, pour ce faire, la tra­duc­tion d’un texte de l’his­to­rienne bri­tan­nique Deirdre Beddoe, paru en 1984.


Ce texte exa­mine le por­trait qu’Orwell fait des femmes dans ses écrits. J’ai adop­té une struc­ture qui consiste tout d’abord à consi­dé­rer ses per­son­nages fic­tifs fémi­nins, tels qu’ils sont décrits dans ses cinq romans, et ensuite à obser­ver les femmes, quand il y en a, dans ses tra­vaux docu­men­taires. Cette divi­sion entre fic­tion et faits est simi­laire à une autre divi­sion, à savoir la caté­go­ri­sa­tion des femmes en fonc­tion de leur classe sociale : les femmes issues de la classe moyenne appa­raissent presque exclu­si­ve­ment dans ses œuvres de fic­tion et les femmes issues de la classe ouvrière, à quelques excep­tions près, dans ses écrits docu­men­taires. Avant de pas­ser à la repré­sen­ta­tion des femmes chez Orwell, quelques points méritent d’être éclair­cis. Premièrement, un anti­fé­mi­nisme enva­his­sant se mani­feste clai­re­ment dans son œuvre. En 1934, il écri­vait à une amie, Brenda Salkeld : « Hier, j’ai déjeu­né avec le Dr Ede. Il est quelque peu fémi­niste et pense que si une femme était éle­vée exac­te­ment comme un homme, elle serait capable de jeter des pierres, de construire un syl­lo­gisme, de gar­der un secret, etc. Il dit que mes idées anti­fé­mi­nistes sont pro­ba­ble­ment dues au sadisme ! Je n’ai jamais lu les romans du Marquis de Sade ; ils sont mal­heu­reu­se­ment très dif­fi­ciles à obte­nir. » Brenda Salkeld, une amie d’Orwell lorsqu’il vivait à Southwold, a décrit son atti­tude envers les femmes de manière très suc­cincte : « Il ne [les] aimait pas vrai­ment », dit-elle lors d’une dif­fu­sion du Third Programme en 1960.

« Orwell était inca­pable de men­tion­ner le fémi­nisme et le mou­ve­ment pour le droit de vote des femmes sans dédain. »

Toutefois, il n’est pas néces­saire que d’autres attestent l’antiféminisme d’Orwell : il s’en charge très bien tout seul. Il était inca­pable de men­tion­ner le fémi­nisme et le mou­ve­ment pour le droit de vote des femmes sans dédain. En par­lant de la période d’après la Première Guerre mon­diale, il écrit : « L’Angleterre foi­son­nait d’opinions indé­pen­dan­tistes à moi­tié apprê­tées. Pacifisme, inter­na­tio­na­lisme, huma­ni­ta­rismes en tous genres, fémi­nisme, amours libres, réforme du divorce, athéisme, contrôle des nais­sances — de telles idées atti­raient un peu plus l’attention que d’ordinaire. » Sa crainte que le socia­lisme ouvre ses portes à n’importe quel « buveur de jus de fruits, nudiste en san­dales, détra­qué sexuel, qua­ker, char­la­tan natu­ro­pathe, paci­fiste ou fémi­niste d’Angleterre » s’exprimait net­te­ment à tra­vers ses écrits sur le sujet.

Ensuite, Orwell n’était pas seule­ment anti­fé­mi­niste, il refu­sait com­plè­te­ment de voir le rôle que les femmes, selon l’ordre des choses, étaient et sont tou­jours for­cées de jouer. Ses pré­ju­gés ont sévè­re­ment entra­vé son ana­lyse du capi­ta­lisme et de son fonc­tion­ne­ment. Il consi­dé­rait le capi­ta­lisme comme l’exploitation d’une classe ouvrière mas­cu­line par une classe diri­geante mas­cu­line. Les femmes n’étaient que les épouses des hommes — des mégères de la classe moyenne et des ména­gères de la classe ouvrière, dont la valeur dépen­dait de leur capa­ci­té à assu­rer la « bonne tenue » de leur mai­son. Il ne com­pre­nait pas que le capi­ta­lisme mani­pu­lait autant les hommes que les femmes, quelle que soit leur ori­gine de classe. Orwell n’avait mani­fes­te­ment aucune conscience du rôle déci­sif que jouait le noyau fami­lial dans la pro­duc­tion capi­ta­liste, c’est-à-dire un homme sub­ve­nant aux besoins du foyer, avec une femme dépen­dante (ser­vant les inté­rêts de l’homme et enfan­tant les futures géné­ra­tions de tra­vailleurs) et des enfants à charge. Il ne connais­sait pas non plus (ou igno­rait déli­bé­ré­ment) le rôle des femmes au sein de la main‑d’œuvre sala­riée, soit comme tra­vailleuses mal payées per­met­tant de faire bais­ser les salaires, soit comme armée d’ouvrières de réserve pou­vant être incluses ou exclues de la popu­la­tion active selon les exi­gences variables du capitalisme.

[Lewis W. Hine]

En bref, Orwell, petit-bour­geois ayant étu­dié à Eton, ne com­pre­nait que peu, voire pas du tout, le rôle et la situa­tion déli­cate des femmes dans la socié­té dans laquelle il vivait. Ses œuvres de fic­tion nous pré­sentent une série de femmes aca­riâtres issues de la classe moyenne qu’il consi­dé­rait comme un frein au radi­ca­lisme de leur époux : « Un syn­di­cat de tra­vailleurs ne peut être effi­cace parce qu’en temps de grève, presque toutes les femmes inci­te­raient leur mari à ne pas faire grève et pren­draient le tra­vail d’un autre. » Bien qu’il puisse exis­ter un élé­ment de véri­té dans tout ceci, Orwell n’en voyait pas les rai­sons, à savoir la dépen­dance des épouses, l’absence d’opportunités de tra­vail pour les femmes, l’application de mar­riage bars dans de nom­breuses pro­fes­sions [sys­tème obli­geant les femmes à quit­ter leur poste si elles se mariaient, ndlr]. Ses essais ignorent les tra­vailleuses et jugent les épouses à l’aune de leurs talents de femme au foyer. La per­cep­tion d’Orwell de la divi­sion des classes dans la socié­té s’accompagnait d’un manque de com­pré­hen­sion de la divi­sion entre hommes et femmes, une mécon­nais­sance bien résu­mée dans son dis­cours sur les maga­zines fémi­nins. Il savait per­ti­nem­ment que ces maga­zines expo­saient un fan­tasme, « faire sem­blant d’être plus riche qu’on ne l’est », à l’attention des filles d’usine qui s’ennuyaient ou des mères de cinq enfants érein­tées. Toutefois, il n’avait aucune idée de la manière dont ces mêmes maga­zines ren­for­çaient la divi­sion entre hommes et femmes dans la socié­té et pro­mou­vaient le sté­réo­type fémi­nin domi­nant de l’entre-deux-guerres : la femme au foyer.

« Orwell ne connais­sait pas non plus (ou igno­rait déli­bé­ré­ment) le rôle des femmes au sein de la main‑d’œuvre salariée. »

Dans les per­son­nages fémi­nins fic­tifs de George Orwell, on retrouve quelques-uns des plus odieux por­traits de femmes de la fic­tion anglaise. J’ai en tête notam­ment le per­son­nage d’Elizabeth dans Une his­toire bir­mane (1935), une fille cupide et super­fi­cielle en quête d’un bon par­ti qui se révèle tout à fait prête, lorsqu’une meilleure oppor­tu­ni­té s’offre à elle, à igno­rer son galant de la veille alors même qu’il est à terre, bles­sé, sans plus d’intérêt pour lui que « s’il était un chien mort ». Elle finit par le lais­ser tom­ber alors qu’il est souillé par la honte d’un scan­dale. Hilda Bowling, dans Un peu d’air frais (1939), est éga­le­ment décrite comme un per­son­nage pro­pre­ment scan­da­leux. Elle est la mégère qui empri­sonne un esprit libre poten­tiel, George Bowling, en l’importunant avec les tâches ména­gères et les factures.

Par contraste, les autres per­son­nages fémi­nins d’Orwell sont beau­coup plus sym­pa­thiques. Dorothy Hare, per­son­nage prin­ci­pal d’Une fille de pas­teur (1935) et unique héroïne de l’œuvre d’Orwell, est une bonne à tout faire pathé­tique qui mène une vie misé­rable à force de ser­vir les autres et de subir la tyran­nie de son père, un pas­teur égoïste. On peut au moins éprou­ver de la com­pas­sion pour la détresse de Dorothy, non payée et cor­véable à sou­hait, mais aus­si un cer­tain émoi lorsqu’un coup à la tête la rend amné­sique, entraî­nant un chan­ge­ment radi­cal de son mode de vie. Cependant, Dorothy est tout sim­ple­ment inca­pable d’accéder au bon­heur et à la liber­té, et le roman se ter­mine lorsqu’elle retourne au rôle dépri­mant de vieille fille vivant dans le pres­by­tère de son père. Si Elizabeth et Hilda consti­tuent des sté­réo­types de femmes détes­tables de la classe moyenne, Dorothy, elle, est tout sim­ple­ment pathétique.

[Lewis W. Hine]

Rosemary, le per­son­nage fémi­nin prin­ci­pal dans Et vive l’Aspidistra ! (1936) est sans doute le plus « agréable » des per­son­nages fémi­nins d’Orwell. Elle est joyeuse, extra­ver­tie et intel­li­gente : elle sauve le pleur­ni­chard Gordon Comstock des abysses de la pau­vre­té en l’épousant et en fai­sant de lui un hon­nête homme. Elle est cepen­dant l’alliée volon­taire de l’argent et du capi­ta­lisme, contre lequel Gordon mène une guerre achar­née — le genre de conflit intel­lec­tuel qu’une femme ne peut décem­ment pas com­prendre. Enfin, nous avons la jeune et leste Julia dans 1984 (1949), l’alliée de Winston Smith dans la lutte contre Big Brother et le tota­li­ta­risme ; mais, tan­dis que la lutte de Winston contre le sys­tème est ins­pi­rée par un désir de liber­té intel­lec­tuelle, c’est le sexe illi­cite, le café du mar­ché noir et aus­si son amour pour Winston qui motivent Julia. En bref, ces femmes sont toutes des sté­réo­types, à la pos­sible excep­tion de Rosemary.

« Toutes les choses impor­tantes de la vie étaient réa­li­sées ou pen­sées par les hommes — le tra­vail, la poli­tique, la révolution. »

Quelques règles géné­rales se des­sinent quant aux per­son­nages fémi­nins d’Orwell. Elles peuvent être à peu près résu­mées de la manière sui­vante : les femmes aiment l’argent et entravent la liber­té des hommes ; elles sont inca­pables d’avoir des acti­vi­tés ou pas­sions de nature intel­lec­tuelle ; soit elles sont jeunes, atti­rantes et en quête d’un mari, soit elles sont mariées, laides et aca­riâtres. Quant aux spor­tives et aux fémi­nistes, ce sont des types par­ti­cu­liè­re­ment anti­pa­thiques. La méthode d’Orwell consiste à décrire un per­son­nage fémi­nin bien pré­cis et à lui attri­buer une série de carac­té­ris­tiques. Ensuite, il en tire une règle appli­cable à toutes. […] Cependant, ce ne sont pas seule­ment les per­son­nages prin­ci­paux qui sont les plus révé­la­teurs. Les per­son­nages secon­daires et les figu­rants choi­sis par déri­sion sont sou­vent des fémi­nistes : la mère inepte d’Elizabeth dans Une his­toire bir­mane, la géné­ra­tion entière des Pankhurst dans Et vive l’Aspidistra !, les femmes spor­tives et che­va­lines d’Une his­toire bir­mane et de 1984. Les ouvrières n’apparaissent que rare­ment dans les romans. Et quand c’est le cas, ce sont des femmes stu­pides qui lisent des romans à l’eau de rose ou des pro­prié­taires souillons. Cependant, l’image arché­ty­pale obsé­dante de la tra­vailleuse, c’est la lavan­dière pro­lé­ta­rienne de 1984, à laquelle nous reviendrons.

Si les fic­tions d’Orwell four­nissent l’indication la plus claire de son atti­tude face aux femmes issues de la classe moyenne, il est néan­moins néces­saire d’examiner ses écrits docu­men­taires et jour­na­lis­tiques pour décou­vrir l’idée qu’il se fait de celles issues de la classe ouvrière. L’œuvre la plus impor­tante à ce sujet est Le Quai de Wigan (1937), à lire en même temps que le jour­nal qui l’accompagne. Pourtant, on ren­contre rela­ti­ve­ment peu de réfé­rences aux femmes dans cet ouvrage. Pour en com­prendre la rai­son, il est indis­pen­sable d’interpréter les pré­ju­gés mas­cu­lins d’Orwell. La per­cep­tion du monde d’Orwell était celle d’un homme : toutes les choses impor­tantes de la vie étaient réa­li­sées ou pen­sées par les hommes — le tra­vail, la poli­tique, la révo­lu­tion. Il n’est pas sur­pre­nant que, voya­geant vers le nord, il ait choi­si de se rendre dans une région minière — l’extraction de char­bon est une indus­trie lourde et au XXe siècle, elle repré­sen­tait un sec­teur pro­fes­sion­nel presque entiè­re­ment mas­cu­lin. Orwell aurait aus­si pu sim­ple­ment se concen­trer sur les effets de la Grande dépres­sion et du chô­mage dans l’industrie du coton, mais les femmes y étaient pré­do­mi­nantes et cette réa­li­té aurait été en contra­dic­tion avec sa vision du monde et son idée que la classe ouvrière était avant tout mas­cu­line. En se concen­trant sur la mine de Wigan, il pou­vait glo­ri­fier la force virile des mineurs au « corps noble » et ne consi­dé­rer les femmes de la classe ouvrière que comme des épouses.

[Lewis W. Hine]

L’arrogance machiste d’Orwell et sa manière d’évaluer l’importance des choses en fonc­tion de normes uni­que­ment mas­cu­lines font du Quai de Wigan une source d’informations médiocre — voire fran­che­ment trom­peuse — sur l’histoire des femmes à cette époque. Le roman de Margery Spring Rice, Working Class Wives, publié pour la pre­mière fois en 1939, ain­si que de nom­breuses autres études sociales, sont beau­coup plus éclai­rants. Compte tenu des a prio­ri d’Orwell, les zones de dis­cus­sion les plus cru­ciales qui se dégagent du Quai de Wigan concernent la famille ouvrière, le tra­vail domes­tique, l’impact du chô­mage sur les hommes et les femmes, les ouvrières sala­riées et les rap­ports entre les femmes et la poli­tique. Orwell avait une grande affec­tion pour la classe ouvrière anglaise et, plus pré­ci­sé­ment, pour l’institution qu’est la famille ouvrière. Il était pour la domi­na­tion de l’homme au sein de la famille : « Dans un foyer ouvrier, c’est l’homme qui est le maître de mai­son et non, comme dans les foyers petits-bour­geois, la femme ou le bébé. » Il pos­sé­dait une vision idyl­lique de la famille ouvrière, pour­vu que le père pos­sède un emploi régu­lier et cor­rec­te­ment payé.

« Orwell avait une grande affec­tion pour la classe ouvrière anglaise et, plus pré­ci­sé­ment, pour l’institution qu’est la famille ouvrière. »

Il avait à l’esprit l’image d’une famille ras­sem­blée au coin du feu : « En par­ti­cu­lier les soirs d’hiver après le thé, quand le feu rou­geoie dans la che­mi­née et que son reflet danse sur le garde-feu en acier. D’un côté du foyer, Père, en bras de che­mise, assis dans le fau­teuil à bas­cule, est plon­gé dans les résul­tats des courses. De l’autre, Mère fait de la cou­ture, tan­dis que les enfants se délectent de leur quelques sous de bon­bons à la menthe et que le chien se pré­lasse sur le tapis éli­mé. » (Il est inté­res­sant de consta­ter que seule Mère tra­vaille dans ce tableau !) Tout ceci est mena­cé non seule­ment par le chô­mage mas­sif de l’époque d’Orwell, mais aus­si par des visions d’un futur uto­pique sans tra­vail manuel et où il n’y aurait même pas autant d’enfants — si le contrôle des nais­sances finis­sait par arri­ver à ses fins. Ce der­nier élé­ment d’importance a émer­gé à une époque où les mili­tants pour le contrôle des nais­sances lut­taient avec fer­veur pour l’ouverture de cli­niques dans toute l’Angleterre.

Orwell, qui sem­blait consi­dé­rer le contrôle des nais­sances comme un com­plot mal­thu­sien visant à limi­ter les classes infé­rieures, témoigne d’une mécon­nais­sance de l’impact des gros­sesses suc­ces­sives sur la vie des femmes. Il était conscient que le nombre d’enfants d’une famille était le fac­teur le plus déter­mi­nant dans le fait de par­ve­nir à main­te­nir la « bonne tenue » d’un foyer, mais il gar­dait à l’esprit l’image de la femme féconde de la classe ouvrière. Elle est clai­re­ment repré­sen­tée par la pro­lé­taire de 1984. Celle-ci couvre sa corde à linge de couches-culottes : c’était une quin­qua­gé­naire « dont la mater­ni­té lui avait fait atteindre des dimen­sions mons­trueuses, et qui avait ensuite été endur­cie par le tra­vail ». Pourtant aux yeux de Winston (et d’Orwell), elle était belle. […] Lorsqu’Orwell parle des femmes dans Le Quai de Wigan, il ne parle que des épouses. On trouve dans son œuvre de fic­tion de nom­breuses réfé­rences à des céli­ba­taires de classe moyenne qui tra­vaillent : aucune atten­tion équi­va­lente n’est por­tée aux ouvrières, céli­ba­taires ou mariées, tra­vaillant hors du foyer. Le livre s’ouvre sur une allu­sion au son que pro­duisent les sabots des ouvrières des fila­tures sur les rues pavées, mais jamais la condi­tion des femmes dans l’industrie du coton n’est dis­cu­tée ou autre­ment mentionnée.

[Lewis W. Hine]

De la même manière, on ne trouve qu’une seule réfé­rence aux ouvrières des char­bon­nages : Orwell déclare que rares sont les femmes encore vivantes qui ont tra­vaillé sous terre durant leur jeu­nesse. Il ignore com­plè­te­ment le fait qu’à l’époque où il écri­vait, il exis­tait encore des ouvrières tra­vaillant sur le car­reau de mine  et elles étaient encore là dans les années 1950. Il ne parle pas non plus de cette grande armée d’exploitées, l’unique caté­go­rie de femmes  et la plus consé­quente — à pos­sé­der un emploi rému­né­ré : les domes­tiques. Orwell était tout sim­ple­ment aveugle au rôle essen­tiel que les femmes jouaient dans le fonc­tion­ne­ment du capi­ta­lisme, à la fois comme ména­gères non payées et comme tra­vailleuses à faible salaire. Il ne com­pre­nait pas que le tra­vail non rému­né­ré des épouses de mineurs était aus­si impor­tant aux yeux des pro­prié­taires des mines qu’à ceux des mineurs eux-mêmes. Son débat tout entier sur le socia­lisme, dans Le Quai de Wigan et ailleurs, est dépour­vu de toute allu­sion à cet outil ana­ly­tique clé qu’est la divi­sion sexuelle du travail.

« Quand Orwell écrit sur la poli­tique, qui pour lui impli­quait syn­di­ca­lisme et opi­nion socia­liste, il parle d’hommes et il s’adresse aux hommes. »

Quand Orwell écrit sur la poli­tique, qui pour lui impli­quait syn­di­ca­lisme et opi­nion socia­liste, il parle d’hommes et il s’adresse aux hommes. Là encore, il ignore les femmes. Il semble croire que les femmes sont inca­pables de réflé­chir sur un plan poli­tique. Il fut réel­le­ment éton­né lorsque Mme Searle [d’une famille de Leeds chez qui il avait séjour­né, ndlr], fit preuve d’une « com­pré­hen­sion de la situa­tion éco­no­mique et aus­si d’idées abs­traites » ; il s’empressa d’ajouter qu’en cela, elle était dif­fé­rente de la plu­part des femmes de la classe ouvrière et qu’elle était à peine ins­truite. Cette men­tion pro­vient de son jour­nal intime et n’apparaît pas dans le texte publié dans Le Quai de Wigan. De la même façon, il existe un compte-ren­du dans le jour­nal mais pas dans le livre, de sa pré­sence à une soi­rée orga­ni­sée par le National Unemployed Worker’s Movement (NUWM) dans le but de se pro­cu­rer de l’argent pour la défense de Thaelmann, le lea­der com­mu­niste alle­mand. Voici ce que les notes de son jour­nal révèlent : « Dans la pièce, envi­ron deux cents per­sonnes, majo­ri­tai­re­ment des femmes, en grande par­tie membres de la coopé­ra­tive, et qui, je sup­pose, vivent presque toutes, direc­te­ment ou indi­rec­te­ment, grâce aux allo­ca­tions de chô­mage. Assis à l’arrière, quelques mineurs âgés observent avec bien­veillance ; en face, un grand nombre de très jeunes filles. Certaines dansent au rythme du concer­ti­na (bon nombre d’entre elles se sont avouées inca­pables de dan­ser, ce qui paraît assez navrant) tan­dis que d’autres chantent à tue-tête. J’imagine qu’elles repré­sen­taient un échan­tillon objec­tif des élé­ments les plus révo­lu­tion­naires de Wigan. Si c’est le cas, que Dieu nous vienne en aide. C’est exac­te­ment le même trou­peau de mou­tons — filles béates et femmes d’âge moyen aux formes lourdes assou­pies sur leur tri­cot — que l’on voit par­tout ailleurs. » Dans ce compte-ren­du, le sexisme et le mépris mani­feste qu’Orwell éprou­vait vis-à-vis des femmes éclatent au grand jour.

Dans Le Quai de Wigan, Orwell omet toute réfé­rence aux acti­vi­tés poli­tiques des femmes du Nord de l’Angleterre. C’est pré­ci­sé­ment ce genre d’omission qui fait dis­pa­raître les femmes de notre Histoire. Pour mémoire, je me dois de rap­pe­ler que les fileuses de coton du Lancashire avaient été des mili­tantes très actives défen­dant le droit de vote pour les femmes durant les années qui ont pré­cé­dé la Première Guerre mon­diale, et qu’elles étaient des syn­di­ca­listes très éner­giques. Les femmes du Lancashire par­ti­ci­pèrent aux National Hunger Marches to London [des marches natio­nales contre la faim, ndlr] orga­ni­sées [au début des années 1930, ndlr] par le NUWM, et furent des membres actives de la Women’s Co-ope­ra­tive Guild, qui mili­tait entre autres pour la contra­cep­tion, pour de meilleurs ser­vices de san­té, pour la paix inter­na­tio­nale et le tra­vail à plein temps grâce à la réor­ga­ni­sa­tion de l’industrie sur une base coopé­ra­tive. En ce qui concerne les femmes, Orwell a alté­ré la mémoire du pas­sé avec autant d’efficacité que s’il avait tra­vaillé pour le Miniver. Il a par­ti­ci­pé à une conspi­ra­tion du silence.


Texte tra­duit de l’anglais par Jessica Candelario Perez et tiré de « Hindrances and Help-Meets : Women in the Writings of George Orwell », Inside the Myth, Christopher Norris (éd.), Lawrence and Wishart, 1984, pp. 139–153.


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Deirdre Beddoe

Née en 1942, elle est professeure émérite d'Histoire des femmes à l'université de Glamorgan.

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