Mexique : sur les pas de Frida Kahlo


Voilà que Frida Kahlo décore des sacs à main, ins­pire des cou­tu­riers et colore des tasses à thé : triste sort. « Je ne peux plus sup­por­ter ces mau­dits intel­lec­tuels de mes deux. C’est vrai­ment au-des­sus de mes forces. Je pré­fé­re­rais m’assoir par terre pour vendre des tor­tillas sur le mar­ché de Tolúca plu­tôt que de devoir m’associer à ces putains d’artistes pari­siens », jurait-elle. L’auteure du pré­sent texte l’a prise au mot en arpen­tant les ruelles de son pays natal plu­tôt que les gale­ries de nos musées, ceci afin de ten­ter de retrou­ver un peu de la peintre, de sa vie et de ses toiles, de Mexico à l’isthme de Tehuantepec, lieu où les femmes revêtent encore les tenues que Kahlo don­nait à décou­vrir dans ses œuvres. ☰ Par Maya Mihindou


vignettefridÉtrange raille­rie de l’Histoire : Diego Rivera tra­verse sa mort à l’ombre de celle de sa femme, Frida Kahlo, la peintre des « petits tableaux », quand le mura­liste rayon­nait de par le monde de son vivant. C’est un des­tin qui, dans les années 1930, aurait été impré­vi­sible pour ce mor­ceau d’homme de deux mètres et d’une bonne cen­taine de kilos, for­mé à l’école euro­péenne de la pein­ture et col­lègue de Modigliani, Klee et Picasso. Au Mexique, avec les peintres Orozco et Siqueiros, Rivera fut un chantre de l’art révo­lu­tion­naire pour avoir peint, sans relâche, des fresques sur des kilo­mètres de murs — révé­lant ain­si au peuple qu’il ché­ris­sait les artères oubliées du pas­sé et des luttes mexi­caines. Le Mexique, le voi­ci, le liant prin­ci­pal de notre duo indo­cile : le pays venait d’entrer dans le siècle en lui offrant sa pre­mière grande insur­rec­tion sociale, por­tée par les figures désor­mais bien connues de Zapata, Madero et Pancho Villa… Un Mexique qui, dès 1910, s’é­pou­mo­nait à vou­loir res­pi­rer un air neuf en remet­tant les terres et l’histoire des indi­gènes au cœur de son ima­gi­naire. L’idée était belle, mais le temps sait contra­rier jus­qu’aux plus grands espoirs : le pays se vit assom­mé par les luttes intes­tines. « Ce sont les mura­listes qui ont géné­ré cet amal­game de culture. Pourquoi les mura­listes ? Parce qu’il y avait 80 % de la popu­la­tion qui ne savait pas lire ni écrire au Mexique, parce qu’il n’y avait aucun accès à l’école pour la plu­part des gens… Peindre l’histoire du peuple, dehors, c’était rendre à ceux qui ne savaient pas lire une iden­ti­té, mais c’était une iden­ti­té qui s’inventait en même temps qu’elle se décou­vrait au début du XXe siècle », nous confie Pédro Diego Alvarado, petit-fils de Rivera.

« Rivera entraî­na dans sa ronde la jeune Frida Kahlo, métisse alle­mande par son père, qui pré­ten­dait être née l’année de la Révolution. »

C’est en 1928 que Diego Rivera et Frida Kahlo se ren­con­trèrent, dans une effer­ves­cence poli­tique et intel­lec­tuelle encore impré­gnée des idéaux révo­lu­tion­naires et du désir de se délier des ten­ta­cules artis­tiques et cultu­relles de l’Europe — influence prin­ci­pale, jus­qu’a­lors, de la nation. Diego, porte-dra­peau du mou­ve­ment mura­liste et de la mexi­ca­ni­dad, connu inter­na­tio­na­le­ment pour son verbe toni­truant, ses par­jures au Parti et son pis­to­let en poche, tou­jours prêt à débattre ; Diego, qui his­sa l’art pré­co­lom­bien et l’Indienne zapo­tèque au rang de patri­moine et d’œuvre d’art, qui des­si­na, inta­ris­sable, la lutte des classes dans la mémoire métis­sée du Mexique. Celui que l’on qua­li­fiait d’ogre fut tour à tour men­tor, pré­sident du Parti com­mu­niste local (non sans quelques coups d’éclat) puis trots­kyste de confort. Il entraî­na dans sa ronde la jeune Frida Kahlo, métisse alle­mande par son père, qui pré­ten­dait être née l’année de la Révolution — un mètre cin­quante à peine, de vingt ans sa cadette.

Frondeuse, déjà, elle était venue à lui déter­mi­née et prête à suivre les pas du peintre qu’elle admi­rait. Une Frida tour à tour pitre et pirate, boi­tant depuis l’en­fance, osant le pan­ta­lon pour mieux plan­quer des os malingres. Des mois de conva­les­cence avaient ache­vé en elle toute ingé­nui­té mais affir­mé un fort esprit de déri­sion. Elle s’é­tait mise à peindre. Diego figea Frida sur l’une de ses fresques, che­mise rouge et fusil en main. Ils s’ai­mèrent. Et la liber­té qu’arrachait constam­ment ce mari hors-norme for­ça son audace et ren­for­ça une vie d’épreuves et de soli­tude — elle pous­sa tou­jours plus loin la pro­vo­ca­tion et ses propres limites. À l’intérieur d’une urne ayant la forme d’un cra­paud, à Coyoacán, les cendres de la peintre reposent à pré­sent dans la mai­son bleue qui l’a vue naître. À Mexico, cer­tains osent dire, encore, que Frida Kahlo ne serait qu’une autre créa­tion de Diego Rivera, tout droit sor­tie du ventre de son époux.

Graciela Iturbide, Juchitan de Las Mujeres 1979-1989

Frida Kahlo de Coyoacán des coyotes

Art & Révolution. Révolution & Art… On se sou­vient du mani­feste « Pour un art révo­lu­tion­naire indé­pen­dant », paru en 1938 : signé par André Breton et Diego Rivera, mais com­po­sé aux côtés de Trotsky lors de leurs réunions dans la mai­son fami­liale des Kahlo. L’art, avan­çait le texte, devrait viser la « recons­truc­tion com­plète et radi­cale de la socié­té » tout en « se rassembl[ant] pour la lutte contre les per­sé­cu­tions réac­tion­naires ». Durant toutes ces années, Frida Kahlo n’avait ces­sé de peindre, éla­bo­rant au fil de ses toiles son propre alpha­bet visuel, pui­sant spon­ta­né­ment dans l’i­co­no­gra­phie popu­laire (notam­ment dans la tra­di­tion des ex-voto) autant que dans cet incons­cient tant pri­sé par le sur­réa­lisme euro­péen (mou­ve­ment qu’elle regar­dait tou­te­fois avec scep­ti­cisme), tor­dant les repré­sen­ta­tions des reli­gions abra­ha­miques. Frida Kahlo fit une célé­bra­tion de ses dif­fé­rents masques, des lan­gages mul­tiples qui forment la per­cep­tion humaine. À sa mesure, elle fut soli­daire d’un pays en pleine prise de conscience de l’his­toire des vain­cus. « Je n’ai jamais peint de rêves. Je peins ma réa­li­té. »

« Il n’y a que des hommes pour s’imaginer inves­tis du droit d’élire et de pro­cla­mer les génies. On ima­gine mal monde moins machiste que celui-là. »

Il n’y a que des hommes pour s’imaginer inves­tis du droit d’élire et de pro­cla­mer les génies. On ima­gine mal monde moins machiste que celui-là. Frida Kahlo jeta ses pein­tures dans le siècle et mar­te­la : tous les motifs de la grande Histoire ne sont qu’une ver­sion dupli­quée, à large échelle, de la guerre inté­rieure qui entaille l’homme soli­taire. Handicapée, régu­liè­re­ment ali­tée, sou­vent pei­gnit-elle avec un miroir au-des­sus de son lit, fai­sant de son reflet un théâtre. Le sang qu’elle ver­sait dans ses toiles n’avait rien du roman­tisme ni de la gran­di­lo­quence guer­rière propre à l’é­poque : il était celui des femmes, sou­vent indi­gènes, celui des mens­trua­tions, des bles­sures et des fœtus avor­tés. Les fémi­nistes des années 1970 — son­geons à Gloria Orenstein, dans un article du Feminist Art Journal — n’ont pas man­qué pas de voir en elle une artiste d’avant-garde : sa pein­ture sor­tait les femmes du regard idéa­li­sé par des géné­ra­tions de peintres, pas­sant outre les tabous asso­ciés au corps féminin.

À 17 ans, Frida est une jeune fille indé­pen­dante, déjà très théâ­trale. Elle clau­dique depuis l’en­fance. Le regard des autres lui importe. Son père pho­to­graphe, dont elle a sui­vi le tra­vail, lui a don­né le goût du por­trait et de l’autoportrait. Elle n’hésite pas à s’habiller en homme, jouant de l’am­bi­guï­té bien connue de son visage. À la Preparatoria de Mexico, elle vit une aven­ture avec la biblio­thé­caire de son éta­blis­se­ment. Elle est membre de l’élite intel­lec­tuelle et phi­lo­so­phique de son école (les cachu­chas) lorsqu’elle est arra­chée à cette effer­ves­cence col­lec­tive : l’accident de tram­way qui la mutile à de mul­tiples endroits, en 1925, la contraint à res­ter cou­chée l’année sui­vante, en proie à des opé­ra­tions et des expé­riences sur sa colonne ver­té­brale qu’elle subi­ra tout au long de sa vie. Une année char­nière au cours de laquelle elle doit affron­ter sa car­casse entre les quatre murs de sa chambre ; ses cama­rades et son fian­cé s’éloignent. Réclusion dou­lou­reuse. Trop lucide pour son âge, il lui est impos­sible de par­ta­ger l’amas de dou­leurs et d’angoisses qui écrasent les jour­nées de cette année à l’horizontal.

Graciela Iturbide, Juchitan de Las Mujeres 1979-1989

Le drame n’a pas eu rai­son de son éner­gie : la voi­ci qui entame, seule, une conver­sa­tion pic­tu­rale. Elle se lance dans le por­trait, des­sine ce qui l’en­toure. La soli­tude lui offre d’autres cou­leurs et d’autres ques­tion­ne­ments, qu’elle par­tage dans ses nom­breuses cor­res­pon­dances et qui trou­ve­ront des réponses, plus tard, dans la ren­contre artis­tique et poli­tique avec Diego Rivera. Pendant ce temps, à l’extérieur de sa chambre, on compte encore les morts de la Révolution. À Mexico, nous deman­dons à un dra­ma­turge mexi­cain, Guillermo Leon, les rai­sons pour les­quelles Kahlo a aujourd’­hui pris le pas sur Rivera : « Frida parle de l’âme de l’être humain. Diego a tué pas mal de choses pour se sou­mettre au social, c’est un peintre idéo­lo­gique. L’histoire de la pein­ture murale, c’est un méca­nisme idéo­lo­gique payé par le gou­ver­ne­ment, et il a peint une pla­nète qui n’existe plus. La croyance au Progrès et au socia­lisme, ce n’est plus ça. Mais Frida a par­lé des contra­dic­tions de l’être humain, des pas­sions de l’être humain, c’est une pein­ture plus habi­tée. »

« La mort plane tout autour d’elle, à l’intérieur des buis­sons dans les­quels elle s’enferme et dont les racines la tra­versent, lais­sant organes et chairs à découvert. »

Son corps lui prou­vant maintes fois les limites de ses dési­rs (être méde­cin puis, plus tard, mère), il devient l’allégorie des bles­sures de tous. « L’oubli des mots fera naître le juste lan­gage pour com­prendre le regard de mes yeux clos… » Parfois loin de son pays, seule au milieu des gratte-ciels de l’Amérique du Nord, elle peint encore. Ses tableaux deviennent l’espace dans lequel elle se recentre, tout en ne pou­vant s’empêcher d’avoir besoin du regard constant des autres et des pro­jec­teurs. Ses cor­res­pon­dances, crues et fleu­ries, montrent d’elle une dimen­sion inexis­tante dans ses tableaux, comme en témoigne, par­mi tant d’autres, cette lettre envoyée de San Francisco en 1931 : « Diego a don­né une confé­rence dans un club de vieilles, devant un par­terre de 400 épou­van­tails qui devaient avoir dans les deux cents ans, avec le cou bien fice­lé parce qu’il pen­douille en forme de vagues ; bref, une bande de vieilles hideuses mais toutes très aimables ; elles me regar­daient comme une bête rare vu que j’é­tais la seule jeune. Du coup, elles m’ont trou­vée tel­le­ment sym­pa­thique qu’elles m’ont tenu le cra­choir, c’est le cas de le dire : elles pos­tillonnent presque toutes quand elles parlent, comme M. Campos. Et puis si tu avais vu leurs den­tiers qui se débi­naient dans tous les sens. Bref, un paquet d’i­gua­no­dons ances­traux à vous faire pas­ser le hoquet. » Loin de se lais­ser abattre, elle noue dans l’ombre de Diego Rivera — qu’elle aime d’un amour sans bornes — des rela­tions fortes avec d’autres hommes et d’autres femmes, au Mexique comme aux États-Unis (son mari, poly­game mais jaloux devant l’Éternel, consi­dère le mariage comme une ins­ti­tu­tion bourgeoise).

La Malinche

Faire face, pour la pre­mière fois, à un auto­por­trait de Frida Kahlo sus­cite sou­vent une sorte de malaise : on croi­rait voir un masque plus qu’un visage… Traits andro­gynes, défauts exa­gé­rés et magni­fiés ; le regard qui nous toise est dur ou dépres­sif : il lutte. Difficile de res­ter indif­fé­rent. La mort plane tout autour d’elle, à l’intérieur des buis­sons dans les­quels elle s’enferme et dont les racines la tra­versent, lais­sant organes et chairs à décou­vert. La vie est dans ce foi­son­ne­ment végé­tal et ani­mal. En deman­dant à un chauf­feur de taxi de Mexico ce que lui évoque Kahlo, l’homme nous répond non sans fier­té qu’elle est une ambas­sa­drice natio­nale qui a souf­fert sa vie durant tout en por­tant son pays par-delà ses fron­tières. Même ques­tion posée à un artiste croi­sé dans une rue de Coyoacán, cou­vert de tatouages : il s’agace aus­si­tôt, rétor­quant que les artistes mexi­cains étouffent sous l’aura du couple Kahlo-Rivera et que l’on s’égosille en éloges pour une artiste alcoo­lique trom­pée et écra­sée par un mari volage et car­rié­riste. Ces deux points de vue ramas­sés dans la rue peuvent faire pen­ser à la figure popu­laire de La Malinche, et à sa charge sym­bo­lique contra­dic­toire : la jeune esclave du XVIe siècle, vio­lée par la colo­ni­sa­tion espa­gnole, est aujourd’­hui consi­dé­rée comme la mère de tous les Mexicains pour avoir mis au monde, avec Hernan Cortès, le pre­mier enfant métis. Mais elle endosse aus­si l’habit de la traî­tresse par son alliance avec le colon, lequel se ser­vit d’elle comme inter­prète. La femme mexi­caine porte, un jour ou l’autre, ce poids de La Malinche. Une figure pré­sente en miettes dans l’œuvre de Kahlo. « La Conquête du conti­nent amé­ri­cain par les Européens, a noté Le Clézio dans son livre Le Rêve mexi­cain, est sans doute le seul exemple d’une culture sub­mer­geant tota­le­ment les peuples vain­cus, jusqu’à la sub­sti­tu­tion com­plète de leur pen­sée, de leurs croyances, de leur âme. » « Hijo de la Malinche ! » est ain­si la pire des insultes au Mexique. À la fois fille mal­me­née par tous (par ses frères, par les mar­chands d’es­claves puis par les colons), mère et pros­ti­tuée, elle serait née en 1500 dans l’isthme de Tehuantepec, dans l’État d’Oaxaca.

Graciela Iturbide, Juchitan de Las Mujeres 1979-1989

La femme sauvage

Nous nous ren­dons dans cette région du Mexique, à Juchitán. Une ville chère à Frida Kahlo qui ras­semble, aujourd’hui encore, quoique sous des formes plus modernes, les thèmes pré­sents dans ses pein­tures : le fos­sé entre le monde des mots, de l’ap­pa­rence et celui des masques ; la place faite à la « matrice » pay­sanne indi­gène ; la vio­lence patriar­cale ; la méfiance de l’industrialisation amé­ri­caine ; le trouble entre les genres fémi­nins et mas­cu­lins. Il arrive que l’on rat­tache aux mou­ve­ments fémi­nistes les femmes qui affirment inten­sé­ment leur indé­pen­dance : ain­si de Frida Kahlo, qui, plus d’une fois, a été enrô­lée sous la ban­nière de leur éman­ci­pa­tion. Le ral­lie­ment demeure post­hume : si l’artiste a sub­ver­ti de nom­breux inter­dits, le fémi­nisme n’é­tait pas le point cen­tral de son enga­ge­ment. À ce pro­pos, l’essayiste Julie Crenn explique : « L’artiste reven­di­quait la lutte des femmes au moyen d’une iden­ti­fi­ca­tion per­son­nelle et mul­tiple à des figures fémi­nines légen­daires issues de la culture mexi­caine (popu­laire et reli­gieuse). On ne peut pas vrai­ment par­ler de fémi­nisme à pro­pre­ment dit en ce qui concerne Frida Kahlo, il s’agit plu­tôt d’une conscience pré­coce de la situa­tion des femmes dans une socié­té patriar­cale et oppres­sante. »

« Une ville chère à Frida Kahlo qui ras­semble, aujourd’hui encore, quoique sous des formes plus modernes, les thèmes pré­sents dans ses peintures. »

Ces figures à la « conscience pré­coce », réelles ou ima­gi­naires, peuplent les mythes et les chants de nom­breuses cultures dans le monde : des femmes fortes, effrayantes, indomp­tables, per­çues comme des sor­cières, des infré­quen­tables ou des hys­té­riques. Dans le pan­théon mexi­cain, il y a tout d’abord la déesse aztèque Tlazolteotl, de l’Est du pays, dont le nom signi­fie « la man­geuse d’ immon­dices ». Associée à la terre et la nais­sance, elle incarne aus­si la luxure et l’accouchement ; elle est celle qui absorbe les pêchés des mou­rants. On croise éga­le­ment la figure de la loba hue­se­ra, la louve qui fait trem­bler la terre de son chant, ramasse les os et tout « ce qui risque d’être per­du pour le monde ». Ou bien celle de la Llorona, la Médée d’Amérique qui erre en pleu­rant d’avoir tué ses enfants. Allant plus loin, la psy­cha­na­lyste Clarissa Pinkola Estes, influen­cée par la pen­sée de Jung, parle de la « femme sau­vage » qui, pour être com­plète et libre, doit se récon­ci­lier avec son ani­mus — c’est-à-dire la part mas­cu­line d’elle-même.

Ces per­son­nages sym­bo­liques pos­sé­de­raient une sen­si­bi­li­té très intui­tive et proche de la terre — sub­stance pré­ten­du­ment inhé­rente au genre fémi­nin… Il s’agit pour­tant d’une spé­ci­fi­ci­té liée à l’obligation sociale, pour les femmes, d’être relé­guées entre les murs des foyers, là où ces his­toires se déploient. Loin de la place publique où les hommes orga­nisent la « vie poli­tique », il y a eu, de géné­ra­tion en géné­ra­tion, une richesse de mots et de mythes nés puis trans­mis dans ces espaces gen­rés. Cette mémoire attrape le regard de qui se plonge dans un tableau de Frida Kahlo : son cha­risme se dou­blait d’un corps traître, dépla­çant le poids des mots « force » et « fai­blesse ». Portant leurs robes et leurs regards, elle aurait sûre­ment pris les rides des femmes indi­gènes de l’isthme de Tehuantepec si elle n’était pas morte si jeune. Après son mariage, mue par la valo­ri­sa­tion du patri­moine cultu­rel mexi­cain alors en vogue dans la gauche radi­cale du pays (après quelques siècles d’in­ter­dits cultu­rels et de déva­lo­ri­sa­tion des cultures indi­gènes), Kahlo est deve­nue la porte-voix remar­quée de l’art autoch­tone (des tenues qui, du reste, lui per­met­taient de cacher ses cor­sets ortho­pé­diques et, plus tard, la jambe qu’il a fal­lu lui enle­ver — ain­si que quelques bou­teilles de cognac…).

Graciela Iturbide, Juchitan de Las Mujeres 1979-1989

Les robes indi­gènes qu’elle a repré­sen­tées dans ses pein­tures font par­tie de son lan­gage sym­bo­lique, au même titre que la végé­ta­tion et les ani­maux qui peu­plaient sa mai­son bleue. Dans cer­taines, elle se peint arbo­rant le hui­pil popu­laire de l’isthme pour mieux s’opposer à la moder­ni­té indus­trielle. Dans Les Deux Frida, le sang d’un cœur ouvert coule sur la robe de mariage d’une Frida au regard triste, tan­dis qu’un autre, entier, trône sur la robe tra­di­tion­nelle de Juchitán, la tehua­na, por­tée par une seconde Frida, cette fois aux yeux de fer. Nous l’avons dit : tous les che­mins de Kahlo y mènent, là-bas, à Juchitán, bour­gade d’irréductibles rétifs à l’ère capi­ta­liste, célèbres pour une matri­li­néa­ra­li­té rare que rien n’a fait trem­bler. De nos jours, le Mexique de Vasconcelos, de Rivera, de Tina Modotti, de Maria Izquierdo, d’Orozco, de Siqueiros et de Kahlo, ce Mexique qui a vou­lu ren­ver­ser quatre siècles de colo­ni­sa­tion euro­péenne, ne fait plus vrai­ment force. Sauf, peut-être, dans l’isthme de Tehuantepec…

Juchitán de Zaragoza

« La fier­té prend ses marques au ber­ceau : dans l’isthme, on parle le zapo­tèque, cette langue indi­gène vieille de deux mille ans qui a su tenir tête à l’espagnol. »

« À Juchitán, les hommes ne savent plus où se mettre sinon dans les femmes, les enfants se pendent à leurs seins, les iguanes regardent le monde du som­met de leur tête. À Juchitán, les arbres ont du cœur, les hommes ont la qué­quette douce ou salée selon l’envie et les femmes sont fières d’être des femmes, parce qu’elles détiennent le salut entre leurs jambes et peuvent don­ner la mort à n’importe qui. La petite mort, appelle-t-on l’acte amou­reux. » Ce sont là les mots d’Elena Poniatowska, écri­vaine et jour­na­liste mexi­caine. Lorsque l’on pénètre dans cette ville de 80 000 habi­tants, le voca­bu­laire se rac­cour­cit. Un matriar­cat tra­di­tion­nel sans femmes aux manettes des hautes admi­nis­tra­tions ; un fémi­nisme qui prône la vir­gi­ni­té des jeunes filles chré­tiennes ; une homo­sexua­li­té fes­tive mais visible uni­que­ment chez les hommes… La fier­té prend ses marques au ber­ceau : dans l’isthme, on parle le zapo­tèque, cette langue indi­gène vieille de deux mille ans qui a su tenir tête à l’espagnol. Un idiome que l’on dit sans bar­rières. Les iden­ti­tés se confondent et embrouillent nos défi­ni­tions. Déroutant, pour celui ou celle qui découvre le pays : les femmes y portent les mêmes robes qu’il y a un siècle. D’aucuns, dans la capi­tale, les appellent les « femmes mon­tagnes » du fait de leurs larges corps qu’épouse la forme tri­an­gu­laire de la longue robe tehua­na et du hui­pil, des parures aux motifs anciens por­tés par des regards solides et volon­tiers gri­vois. Leur coif­fure est ornée de tresses, par­fois agré­men­tées de fleurs. Dans le mar­ché cen­tral de la ville, leurs voix semblent réson­ner en écho dans le torse des unes et des autres. Dans la pré­face du livre de la pho­to­graphe Graciela Iturbide, Juchitán de las mujeres, Elena Poniatowska consigne : « Ce sont des mas­sives, des pon­ti­fiantes, dont la sueur coule sur tous le corps ren­dant leurs bras dan­ge­reu­se­ment glis­sants, des femmes dont la bouche est en par­fait accord avec leur sexe, dont les yeux sont un double aver­tis­se­ment. »

Ici, on se sent loin des fémi­ni­cides qui rem­plissent tris­te­ment la presse de Ciudad Juarez, à la fron­tière des États-Unis. Il y a peu d’hommes sur la place publique aux heures chaudes, dans cette région d’Oaxaca : ils tra­vaillent plus tôt dans la jour­née, comme pêcheurs et dans les domaines agri­coles à l’en­tour, pro­fi­tant de la fraî­cheur du matin. Leurs mythes se nour­rissent de la chasse aux iguanes et du sable mouillé. Celui ou celle qui débarque — et ce n’est jamais par hasard — sen­ti­ra sans délai cette inver­sion des forces : le fémi­nin l’emporte, dans le sacré comme le foyer. Dans ce pays en proie, en des pro­por­tions déme­su­rées, à la domi­na­tion mas­cu­line, on serait ten­té de croire que tout est mon­té à l’envers. La zone fait le déses­poir des grosses entre­prises qui veulent s’y ins­tal­ler : à l’heure de pro­tes­ter comme à celle de se battre, tout le monde est pré­sent. Les hommes de Juchitán res­tent tou­te­fois dis­crets : ce sont leurs épouses qui gèrent l’économie entière dans leur poche et paient la note de la bois­son. Et c’est seule­ment dans cette région du Mexique que la nais­sance des filles est célé­brée ; on n’hésite pas à lais­ser se déployer, voire à nour­rir, la fémi­ni­té des jeunes gar­çons plon­gés à la source dans l’univers des matriarches. Le troi­sième genre, qu’on appelle les « muxe », désigne les per­sonnes de sexe mas­cu­lin qui font le choix de vivre et de se vêtir comme les femmes, ou qui aiment sim­ple­ment les hommes. Les homo­sexuels de sexe mas­cu­lin font par­tie inté­grante de la socié­té de l’isthme — s’ensuivent, on l’imagine, de com­plexes réper­cus­sions sur les rap­ports sociaux.

Graciela Iturbide

Ma robe est suspendue là-bas

Juchitán ne se lit pas avec les cartes de la moder­ni­té mar­chande ; ses codes sont plus anciens et emmê­lés. Les gens du coin s’accrochent à leur bord de mer : le droit à la pro­prié­té des indi­gènes est un pro­blème depuis l’invasion cor­té­sienne. Les pay­sans de la région se battent contre l’un des maux du néo­li­bé­ra­lisme mon­dia­li­sé : la construc­tion de parcs éoliens — les plus impor­tants d’Amérique latine — par des entre­prises pri­vées sur les terres com­mu­nales indi­gènes. Celle-ci écorche l’environnement sans appor­ter de réels dédom­ma­ge­ments aux autoch­tones et divise les com­mu­nau­tés, géné­rant des rap­ports de cor­rup­tions sans pré­cé­dent. Les spé­cu­la­tions sur l’oxygène vont bon train ; le droit de pour­rir l’air s’achète en construi­sant des kilo­mètres d’éoliennes — l’objectif étant de géné­rer de « l’énergie verte ». Une posi­tion conve­nable pour les signa­taires du pro­to­cole de Kyoto, prêts à spé­cu­ler sur leurs « bons carbone ».

« À Juchitán, ça sent le maïs cuit comme par­tout ailleurs au Mexique. La robe juchi­tèque demeure. »

C’est ici que l’on rat­trape Frida Kahlo et Diego Rivera. Leurs œuvres res­pec­tives y résonnent encore — dans d’autres pro­por­tions. On pense à ce tableau de Kahlo, très énig­ma­tique, titré Ma robe est sus­pen­due là-bas : la robe d’une femme de Juchitán est tenue par une corde à linge, comme per­due au milieu de l’immensité de New York. Dans la capi­tale de l’empire nord-amé­ri­cain peint par Kahlo, les monu­ments brûlent au loin, quatre années après le krach de 1929. Aujourd’hui, l’empire est loin d’avoir brû­lé : les méga­poles du monde sont des répliques les unes des autres et un mur de 130 kilo­mètres sépare le Mexique des États-Unis. Les vieilles his­toires sont enfouies bien loin de la péri­phé­rie des villes, là où tout ce qui s’oppose à leur emprise n’a pas encore été ren­du exo­tique et tou­ris­tique. « Aujourd’hui, nous dit encore le petit-fils de Diego Rivera, les Indiens vont à l’école et sont davan­tage culti­vés, mais ils n’arrivent pas à être inté­grés com­plè­te­ment à la socié­té mexi­caine. Dans la couche supé­rieure du pays, on ne croise pas des gens qui ont un nom indien et une ori­gine indienne. Nous avons au Mexique une classe supé­rieure très éloi­gnée de la popu­la­tion géné­rale : ces gens dominent et ne sont jamais indiens, ils regardent davan­tage vers les États-Unis, sans être liés au vrai Mexique. On vit quand même cette dicho­to­mie ter­rible entre la poli­tique et la réa­li­té mexi­caine. Dans cette couche de gens qui sont au-des­sus de tout, qui ont le pou­voir et l’argent, non, on regarde davan­tage vers la moder­ni­té, vers les États-Unis, que vers le peuple. »

L’hymne local, La Llorona, est une lamen­ta­tion qu’a fre­don­née jusqu’à sa mort la chan­teuse Chavella Vargas. On raconte qu’elle fut l’amante de Frida Kahlo. C’est une chan­son suave et ronde, au for­mat des femmes de Juchitán. Le soleil haut, le cœur du mar­ché de la ville ne cesse de pul­ser. Tout autour du flâ­neur, des femmes de tout âge com­mercent féro­ce­ment et leurs enfants jouent dans leurs jambes. Elles trient, elles rangent, elles dis­cutent, plient et déplient, évis­cèrent, découpent viandes, fro­mages et tis­sus avec la même dex­té­ri­té. Elles émiettent leurs gestes dans un vacarme qui pour­rait être celui de tous les mar­chés du monde. Les étals pro­posent de la viande d’iguanes et des tamales frais du matin. À Juchitán, ça sent le maïs cuit comme par­tout ailleurs au Mexique. La robe juchi­tèque demeure. L’humain demeure l’humain, et ses bles­sures sont les mêmes : c’est pour­quoi la pein­ture de Frida Kahlo conti­nue de nous par­ler : très tôt, elle a regar­dé droit dans le siècle. Ce XXe siècle qui a fait autant de morts qu’il a dépla­cé de popu­la­tions par­tout sur la pla­nète, remuant les exi­lés, mélan­geant les ima­gi­naires, les soli­da­ri­tés, les dési­rs et les mythes.

image_pdf
Maya Mihindou

Illustratrice et autrice franco-gabonaise.

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.