Francisco Aix Gracia : « Le flamenco est une micropolitique »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Le fla­men­co évoque au qui­dam la cha­leur de l’Andalousie, la robe rouge d’une dan­seuse, le cla­que­ment des talons sur un par­quet, la voix rauque d’un chan­teur gitan. Cette image d’Épinal cache la richesse et la diver­si­té d’un art et d’une culture où se mêlent, sans tou­jours com­mu­ni­quer, fêtes popu­laires et spec­tacles avant-gar­distes, asso­cia­tions de quar­tiers et concerts guin­dés, tablaos tou­ris­tiques et cités ouvrières vivant a compás1. C’est un fla­men­co très par­ti­cu­lier, le fla­men­co poli­tique, qui nous inté­resse en abor­dant cet entre­tien avec Francisco Aix Gracia, socio­logue à l’u­ni­ver­si­té Pablo Olavide de Séville. Le fla­men­co réso­lu­ment répu­bli­cain, qui accom­pa­gna les milices pen­dant la guerre civile, por­té par des artistes comme Juanito Valderrama ou la Niña de los Peines ; le fla­men­co sub­ver­sif qui, sous le régime fran­quiste, s’ex­po­sait à une dure répres­sion, celui de Paco Moyano ou de Manuel Gerena ; le fla­men­co de la tran­si­tion démo­cra­tique, celui d’Enrique Morente et de Carmen Linares ; ou encore le fla­men­co anar­chiste del Cabrero, sym­bole magni­fique du refus de par­ve­nir. Un fla­men­co qui, à une époque où les rai­sons de lut­ter ne manquent pas, semble se faire rare.


Emilio Caracafé – Professeur de fla­men­co aux 3000 Viviendas

Le fla­men­co est un art par­ti­cu­liè­re­ment fas­ci­nant. Comment, comme afi­cio­na­do2, avez-vous abor­dé ce tra­vail qui com­porte une part de démystification ?

Il est vrai que le tra­vail du socio­logue a à voir avec la désa­cra­li­sa­tion, alors que l’afi­cio­na­do se nour­rit d’émotion, d’inspiration, d’idéalisme. Depuis que je côtoie le fla­men­co, ces deux dimen­sions ont tou­jours été liées. Au début, c’était com­pli­qué, mais j’ai appris à har­mo­ni­ser les deux avec le temps ; je suis pas­sion­né de fla­men­co mais je peux le décons­truire dans mon tra­vail. Le pre­mier article que j’ai écrit sur le sujet s’intitulait « De l’hermétisme dans le chant fla­men­co » — ce thème m’est venu parce que, comme afi­cio­na­do, j’ai été confron­té à la dif­fi­cul­té d’accéder au fla­men­co quand je suis arri­vé à Séville. On peut dire que mon ini­tia­tion au fla­men­co s’est arti­cu­lée avec mon tra­vail de socio­logue. Comme socio­logue, je n’ai pas de dif­fi­cul­té à me lais­ser émou­voir ; je peux aller voir dan­ser Farruquito, consi­dé­rer que sa prise de posi­tion artis­tique est arti­fi­cielle et cepen­dant pleu­rer à la fin du spec­tacle. En réa­li­té, la rela­tion à l’art est plus ingrate comme afi­cio­na­do que comme socio­logue. Comme afi­cio­na­do, je suis de plus en plus exi­geant avec les œuvres. Comme socio­logue, je trouve dans le fla­men­co une source inépui­sable de réflexion sur l’art.

Contre ceux qui pré­sentent le fla­men­co comme un élé­ment cultu­rel ou ceux qui le pré­sentent comme un art auto­nome, vous insis­tez sur sa dimen­sion dia­lec­tique. Dans le cas du fla­men­co, que signi­fie la notion d’art dialectique ?

« Le fla­men­co semble ani­mé par un irré­sis­tible désir de dor­mir alors même que la socié­té anda­louse et espa­gnole s’ébranle. »

Le fla­men­co naît comme art à la moi­tié du XIXe siècle, pré­ci­sé­ment par le dia­logue qu’il entre­tient avec la socié­té, avec son public : il y a pro­duc­tion, dis­tri­bu­tion et récep­tion des œuvres. Pour rap­pel, il s’agit ini­tia­le­ment d’une musique folk­lo­rique qui subit un cer­tain nombre de trans­for­ma­tions dans les villes et qui se trans­forme ain­si en art. Je dis sou­vent que le fla­men­co est une sorte de hip-hop du XIXe siècle. Je ne crois pas que ce soit un « art déri­vé du peuple », comme on a l’habitude de le dire pour vali­der l’idée d’un iso­mor­phisme entre l’art et la socié­té. Il y a tou­jours eu une rétro-ali­men­ta­tion conti­nue entre la créa­tion et les goûts du public. On peut même aller plus loin : les publics s’approprient cette musique et cette danse jusqu’à en faire un élé­ment cultu­rel. Il y a une telle appro­pria­tion et réin­ter­pré­ta­tion du fla­men­co de la part de ses publics que cela génère l’illusion selon laquelle l’art est un sous-pro­duit de la culture qui reflète fidè­le­ment la socié­té dans laquelle il appa­raît. Rien n’est moins vrai. Le fla­men­co a tou­jours dia­lo­gué avec la socié­té, et il l’a fait tout en conser­vant une cer­taine auto­no­mie artis­tique en fonc­tion des périodes his­to­riques — d’où ce carac­tère dialectique.

Aujourd’hui, cette dia­lec­tique conti­nue d’exister, mais elle est sou­mise à l’influence des champs du pou­voir éco­no­mique et poli­tique. Cette influence para­lyse le fla­men­co, qui semble ani­mé par un irré­sis­tible désir de dor­mir alors même que la socié­té anda­louse et espa­gnole s’ébranle. Il est vrai que cette nar­co­lep­sie affecte la qua­si-tota­li­té de la culture du fait des poli­tiques cultu­relles néo­li­bé­rales qui ont encou­ra­gé une cer­taine ser­vi­li­té, liée à la fes­ti­va­li­sa­tion et la spec­ta­cu­la­ri­sa­tion de la culture qui induisent le sen­sa­tion­na­lisme et l’autocensure. Ces effets sont aggra­vés dans le cas du fla­men­co par son ins­tru­men­ta­li­sa­tion iden­ti­taire de la part des ins­ti­tu­tions. Presque dix ans après le début de la crise éco­no­mique, on voit à peine appa­raître des œuvres qui réflé­chissent ou dénoncent cette débâcle, alors même que cet art conserve un extra­or­di­naire poten­tiel de dénon­cia­tion et qu’il a depuis tou­jours un fort carac­tère social.

Portrait de Camaron aux 3000 Viviendas (Garcia Cordero)

Si le fla­men­co entre­tient des liens aus­si forts avec une par­tie de la popu­la­tion, notam­ment par­mi les plus humbles, ne contre­dit-il pas la vision bour­dieu­sienne qui décrit le popu­laire en néga­tif, comme ce qui est pri­vé de la culture légi­time ? Le fla­men­co serait-il popu­laire et légi­time à la fois ?

Je ne crois pas que le fla­men­co soit une culture légi­time, mais plu­tôt une culture en cours de légi­ti­ma­tion. C’est une culture qui est recon­nue théo­ri­que­ment. Le fla­men­co a été décla­ré patri­moine cultu­rel imma­té­riel de l’humanité par l’Unesco, ses artistes ont reçu des prix inter­na­tio­naux, il a été recon­nu dans les sta­tuts de la région d’Andalousie… Pourtant, dans les faits, aucune poli­tique n’a été mise en place pour accom­pa­gner une telle recon­nais­sance. Il n’est pas repré­sen­té dans les pro­grammes sco­laires, il n’y a pas de for­ma­tion pro­fes­sion­nelle nor­ma­li­sée, très peu de centres de docu­men­ta­tion et de recherche ont été créés, et ceux qui existent par­viennent à peine à sur­vivre ; enfin, il n’y a pra­ti­que­ment aucun espace pour la réflexion et la créa­tion indé­pen­dante autour du fla­men­co. Sa légi­ti­mi­té est donc très super­fi­cielle : on le regarde comme une culture orne­men­tale, ins­tru­men­ta­li­sée à l’occasion des élec­tions. En revanche, il est vrai que le fla­men­co est très popu­laire. Une par­tie de la popu­la­tion, par­ti­cu­liè­re­ment la plus modeste, y est très atta­chée. Elle est très fière de sa musique et repro­duit de fait le type de rela­tions que peut entre­te­nir la bour­geoi­sie avec d’autres arts plus recon­nus : une rela­tion d’identification, de sui­vi, qui conduit par exemple à dépen­ser de l’argent pour per­fec­tion­ner sa connais­sance. De plus, pour cette par­tie de la popu­la­tion, le fla­men­co est une forme de résis­tance, une micro­po­li­tique. C’est un art dont ces classes popu­laires consi­dèrent que la popu­la­tion let­trée ne pour­ra jamais le com­prendre comme eux le comprennent.

« Une par­tie de la popu­la­tion, par­ti­cu­liè­re­ment la plus modeste, y est très atta­chée. Elle est très fière de sa musique. »

Je me sou­viens qu’il y a dix ans, il y avait à Séville un mar­ché aux puces chaque dimanche, à l’Alameda. Le same­di, les per­sonnes qui venaient vendre au mar­ché veillaient toute la nuit afin de réser­ver leur empla­ce­ment. Ils fai­saient par­tie de la popu­la­tion la plus pauvre de Séville. Toute la nuit, il y avait du fla­men­co d’une qua­li­té incroyable, on jouait de la gui­tare et de nom­breuses per­sonnes chan­taient et dan­saient. Toutes et tous en avaient une connais­sance spec­ta­cu­laire. Ils étaient pauvres, mais c’é­taient de véri­tables intel­lec­tuels du fla­men­co. Donc, en effet, dans ce cas on peut dire qu’une par­tie très humble de la popu­la­tion dis­pose d’un art qu’elle maî­trise et qui lui per­met de se dis­tin­guer socialement.

Lorsqu’on étu­die ses par­ti­cu­la­ri­tés et son his­toire, on a l’impression que le fla­men­co contre­dit la dicho­to­mie entre culture popu­laire et culture de masse…

Pour moi, la culture popu­laire est une culture de masse que les gens s’approprient. Ces gens que j’é­vo­quais, qui venaient à l’Alameda, avaient pra­ti­qué le fla­men­co au sein de leur famille, avec leurs amis, mais ils avaient aus­si écou­té des disques et sui­vi des artistes impor­tants. Il y a une phrase que j’ai gar­dée en tête tout au long de ma recherche : « L’art fla­men­co n’existe pas en dehors du labo­ra­toire. » Depuis le début du XXsiècle, il n’existe pas de fla­men­co qui n’ait été « conta­mi­né » par la repro­duc­tion tech­nique. L’apparition des machines a entraî­né une accé­lé­ra­tion de la rela­tion à l’art par rap­port à l’époque pré­cé­dente, dans la mesure où la pro­duc­tion et la dis­tri­bu­tion de la musique se sont ratio­na­li­sées et sys­té­ma­ti­sées. Même si le fla­men­co a conti­nué à être vécu dans un cadre fami­lial, per­sonne dans le fla­men­co n’a pu se sous­traire à l’influence des disques et de la radio. À un moment don­né, la musique a été « mise en boîte », le réper­toire oral repro­duit tech­ni­que­ment. Cela a consti­tué un réper­toire musi­cal de masse que les gens se sont appro­priés et ont conver­ti en culture popu­laire. Pour dési­gner le fla­men­co de la seconde moi­tié du XIXe siècle, avant que n’entre en scène la repro­duc­tion tech­nique, peut-être pour­rait-on par­ler de « culture com­mu­nau­taire ». Pourtant, déjà à cette époque, existent les cafés can­tantes3, qui anti­cipent la culture de masse car on y retrouve des artistes pro­fes­sion­nels qui repro­duisent un réper­toire et sont très popu­laires. J’ai écrit un livre qui n’a pas encore été publié autour de ce thème et qui s’appelle Le Flamenco à l’époque de sa repro­duc­ti­bi­li­té tech­nique. C’est lorsque le fla­men­co com­mence à dia­lo­guer avec les moyens de la repro­duc­tion méca­ni­sée au début du XXe siècle que se pro­duisent les phé­no­mènes d’universalisation, de stan­dar­di­sa­tion et d’individuation. Les publics et les œuvres se diver­si­fient, les canons s’établissent et la per­son­na­li­té artis­tique s’élabore. Les trois pre­mières décen­nies du XXe siècle consti­tuent une période de grandes trans­for­ma­tions qui génère des ques­tion­ne­ments tou­jours actuels si l’on sou­haite réflé­chir aux défis que la culture digi­tale pose au flamenco.

Japanese Flamenco Summit - Christopher Jue

Vous sem­blez donc pen­ser, au contraire de Walter Benjamin auquel vous vous réfé­rez, que la repro­duc­tion tech­nique n’a pas des consé­quences néfastes sur l’œuvre d’art.

Je pense en effet que l’ap­pa­ri­tion des tech­niques de repro­duc­tion de la musique consti­tue un moment très inté­res­sant. Le fla­men­co com­mence à s’universaliser, à réson­ner à Paris, New York, Londres… L’aura dont parle Walter Benjamin, l’authenticité de l’œuvre, son « ici et main­te­nant », accom­pagnent l’œuvre en dépit de sa repro­duc­tion méca­ni­sée, notam­ment à tra­vers l’ob­jet maté­riel, le fétiche, et la per­son­na­li­té artis­tique des inter­prètes. D’où la crise actuelle de la musique à l’ère numé­rique, puisque la déma­té­ria­li­sa­tion sup­prime le fétiche. Aujourd’hui plus que jamais, on a besoin d’une ver­sion pal­pable de l’œuvre, et c’est dans ce besoin que se trouve l’opportunité de rendre viable la créa­tion, par les per­for­mances en direct et les objets maté­riels qui accom­pagnent la musique.

Dans son livre Las voces que no cal­la­ron, Juan Pinilla rap­pelle l’his­toire des artistes de fla­men­co qui s’engagèrent pen­dant la guerre civile ou contre le régime fran­quiste. Comment expli­quez-vous le mythe d’un fla­men­co apolitique ?

« Au cours des années 1970, l’image inof­fen­sive du fla­men­co lui a per­mis dans de nom­breux cas de ser­vir de che­val de Troie. »

Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un mythe : beau­coup d’artistes refusent de s’engager poli­ti­que­ment. Selon moi, cela a beau­coup à voir avec la culture poli­tique anda­louse. Même si le fla­men­co s’est uni­ver­sa­li­sé, une grande par­tie de sa per­son­na­li­té demeure anda­louse. Or l’Andalousie, des siècles durant, a été carac­té­ri­sée par une forte concen­tra­tion des moyens de pro­duc­tion, et en par­ti­cu­lier de la terre, entre les mains de ceux qu’on appe­lait les seño­ri­tos4. Cela a géné­ré une culture poli­tique qui a notam­ment don­né lieu à l’un des mou­ve­ments liber­taires les plus inté­res­sants dans le monde. Mais cela a aus­si encou­ra­gé le fata­lisme. Il y a une solea5 qui dit « Cada vez que consi­de­ro / que me ten­go que morir / tien­do una man­ta en el sue­lo / y me har­to de dor­mir. »6 Elle est très repré­sen­ta­tive du fata­lisme anda­lou : « Peu importe ce que je fais, les choses ne chan­ge­ront pas. » Pour moi, c’est lié à l’extrême concen­tra­tion des moyens de pro­duc­tion et à la répres­sion des mou­ve­ments poli­tiques qui ont ten­té de modi­fier la situa­tion. Une par­tie de la culture poli­tique anda­louse est ain­si, et le fla­men­co intègre cette dimen­sion. D’un autre côté, il faut regar­der les dif­fé­rents types de mécènes qu’a pu avoir le fla­men­co pro­fes­sion­nel. Au XIXe siècle, le public des cafés can­tantes était très divers. Des plus au moins pré­sents, on y retrouve des ouvriers, des com­mer­çants, des pay­sans, des étu­diants, des mili­taires, des clercs et des aris­to­crates. Cependant, en paral­lèle, la haute socié­té a tou­jours été un employeur impor­tant pour les artistes lors des fêtes pri­vées. Aussi, le patron pou­vait exer­cer une cer­taine cen­sure qui rédui­sait néces­sai­re­ment le niveau de conte­nu social et poli­tique. Cela explique qu’on remarque une dif­fé­rence dans des régions minières, comme Jaen et Murcia, où le public était majo­ri­tai­re­ment consti­tué de mineurs et le rôle des seño­ri­tos moins impor­tant. Les mineurs payaient pour voir des artistes qui s’adressaient à eux en chan­tant la réa­li­té qui les tou­chait, d’où une plus grande poli­ti­sa­tion des textes.

Justement, à l’opposé de cette idée d’un fla­men­co apo­li­tique, vous sou­li­gnez le rôle qu’a joué le fla­men­co dans la tran­si­tion démocratique.

Je crois qu’il a été fon­da­men­tal. Le fla­men­co avait la répu­ta­tion d’être un art inculte, un art de taverne, d’une Espagne attar­dée. Franco a encou­ra­gé cette idée — ce qui explique qu’il ait inclus le fla­men­co dans son Espagne de pan­de­re­ta7. Au cours des années 1970, l’image inof­fen­sive du fla­men­co lui a per­mis dans de nom­breux cas de ser­vir de che­val de Troie. Par exemple, dans la série docu­men­taire « Rito y Geografia del Cante » qui fut dif­fu­sée à la télé­vi­sion natio­nale à par­tir de 1973, on retrouve de nom­breux sym­boles impli­cites de la liber­té et de la démo­cra­tie. Cette émis­sion ne fut pas cen­su­rée parce que per­sonne n’aurait ima­gi­né que le fla­men­co puisse être un art en rébel­lion. À l’intérieur du fla­men­co, l’art social et poli­tique a consti­tué une véri­table ten­dance qui s’est affron­tée aux défen­seurs de l’art pour l’art, tel Antonio Mairena. Il y a une par­tie du public et des artistes du fla­men­co qui se consi­dèrent comme des héri­tiers directs de ceux qui lut­tèrent contre le fran­quisme et en faveur de la tran­si­tion démo­cra­tique. Ce qui explique par exemple le grand suc­cès qu’a connu le chan­teur liber­taire El Cabrero.

Affiches du PCE, légalisé en 1977

En par­lant de cette époque du fla­men­co post-dic­ta­ture, vous la décri­vez comme une période de « culture démo­cra­tique » et vous expli­quez qu’elle s’est conver­tie aujourd’hui en une « démo­cra­tie cultu­relle ». Qu’entendez-vous par là ?

Les années 1980 en Espagne furent mer­veilleuses car les gens ont vrai­ment cru qu’ils vivaient dans un pays démo­cra­tique. Par consé­quent, la socié­té civile s’organisait et com­men­çait à construire col­lec­ti­ve­ment sa vie à tra­vers des asso­cia­tions de voi­sins, des syn­di­cats, etc. Ce fut une période incroyable pour la culture. Dans le fla­men­co, ce mou­ve­ment s’est tra­duit par l’apparition des peñas fla­men­cas, où la socié­té civile s’organisait pour la défense et la pro­mo­tion du fla­men­co. Les peñas ont eu un rôle déci­sif dans le déve­lop­pe­ment de la pro­gram­ma­tion artis­tique et cultu­rel du fla­men­co, tant au sein même des peñas que dans les fes­ti­vals d’été qu’elles orga­ni­saient. Imaginez-vous un groupe d’afi­cio­na­dos dans les années 1980 qui s’associent, trouvent un local, ras­semblent d’autres per­sonnes et se réunissent fré­quem­ment pour pro­gram­mer et déve­lop­per des ini­tia­tives cultu­relles autour du fla­men­co. Ils créent leur propre pro­gram­ma­tion cultu­relle, font jouer les artistes qu’ils veulent. C’est cela que j’ap­pelle une « culture démo­cra­tique ». Pourtant, à par­tir des années 1990, l’État va prendre la place de ces peñas. Il les sou­met à un pro­ces­sus de bureau­cra­ti­sa­tion. Si elles veulent des aides, elles doivent les deman­der à l’administration, et peu à peu l’administration va s’imposer, consi­dé­rant que la culture n’est bien gérée que quand c’est elle qui s’en occupe. En outre, les poli­tiques ne voient pas d’un bon œil le fait que les gens s’organisent aus­si bien. Les peñas fla­men­cas ont souf­fert d’un véri­table boy­cott, et peu à peu elles ont eu de moins en moins de res­sources et de com­pé­tences. L’organisation des fes­ti­vals a par exemple été confis­quée par les mai­ries, et elles ont en plus été mises en concur­rence avec les ini­tia­tives de l’administration qui pro­gram­mait de plus en plus de fla­men­co. On est alors pas­sés d’une « culture démo­cra­tique » à une « démo­cra­tie cultu­relle ». C’est-à-dire une démo­cra­tie qui pro­pose un « menu » cultu­rel aux citoyens, mais qui n’implique pas la socié­té civile, voire qui lui met des bâtons dans les roues lorsqu’elle tente de le faire.

Vous dres­sez un tableau assez noir de la situa­tion de Séville, capi­tale euro­péenne sou­mise aux dik­tats du city­mar­ke­ting, en plein pro­ces­sus de gen­tri­fi­ca­tion. Le quar­tier des 3000 Viviendas, où se concentre une par­tie de la popu­la­tion gitane expul­sée du quar­tier cen­tral de Triana, est très repré­sen­ta­tif des consé­quences de cette situa­tion. Comment se fait-il que l’exclusion d’une popu­la­tion très liée au fla­men­co ne se tra­duise pas par une contes­ta­tion plus impor­tante à l’intérieur du flamenco ?

« Les expul­sions consé­cu­tives à la gen­tri­fi­ca­tion ont entraî­né la des­truc­tion d’une com­mu­nau­té qui était struc­tu­rée et enracinée. »

Les expul­sions consé­cu­tives à la gen­tri­fi­ca­tion ont entraî­né la des­truc­tion d’une com­mu­nau­té qui était struc­tu­rée et enra­ci­née. L’expulsion du quar­tier de Triana a pro­vo­qué une déstruc­tu­ra­tion de la com­mu­nau­té gitane qui a elle-même entraî­né une apo­li­ti­sa­tion qui se reflète dans le fla­men­co. Il est très rare qu’apparaisse un mou­ve­ment poli­ti­co-cultu­rel dans des milieux aus­si déstruc­tu­rés. Bien sûr, il y a des asso­cia­tions de voi­sins qui se mobi­lisent, mais pour le moment cela n’est pas arri­vé jusqu’à la culture et jusqu’à don­ner nais­sance à un fla­men­co reven­di­ca­tif. Ce qu’on voit, en revanche, de la part des pou­voirs publics, c’est l’utilisation du fla­men­co comme une res­source pour « sau­ver » les gens, mais l’art et la culture poli­tique doivent venir d’en bas.

Il existe cepen­dant des exemples contem­po­rains d’engagement poli­tique du fla­men­co. Une par­tie des artistes fla­men­cos de Madrid se sont pro­non­cées en faveur de la can­di­da­ture de Manuela Carmena à la mai­rie de Madrid, et à Séville on trouve le col­lec­tif Flo6x88.

Même si c’est encore de manière timide, cette poli­ti­sa­tion est en train de se dif­fu­ser dans toute la culture en Espagne. Dans le cas du fla­men­co, il y a eu l’incorporation de letras plus contes­ta­taires, des actions non-vio­lentes menées avec du fla­men­co comme dans le cas de Flo6x8, et je pense qu’avec le temps cela va se mul­ti­plier. Cette poli­ti­sa­tion peut être consi­dé­rée comme un espoir pour le déve­lop­pe­ment artis­tique du fla­men­co. La demande, de la part du public, d’écouter une musique qui parle de ses pro­blèmes peut être une grande oppor­tu­ni­té pour la musique dans un contexte de forte réduc­tion du mécé­nat public. Les spec­ta­teurs doivent retrou­ver cette habi­tude, détruite par l’État, de « pas­ser au gui­chet ». Avant que la démo­cra­tie n’arrive, les gens trou­vaient nor­mal de payer pour l’art. Quand la démo­cra­tie est arri­vée, on a mal inter­pré­té le droit à la culture, en consi­dé­rant qu’il impli­quait la gra­tui­té de la culture. La poli­tique et l’État ont mis en place des poli­tiques qui ont eu pour consé­quence l’abandon de l’habitude de payer pour la culture. Or, les artistes doivent se rendre compte qu’en chan­tant les pro­blèmes des gens, ils réus­si­ront à faire que les gens paient pour les voir, et cela consti­tue­ra un pro­grès pour la musique. Il y a un public qui est deman­deur de ce type de fla­men­co, mais il manque des artistes prêts à s’engager et à jouer le rôle que jouaient à l’époque les artistes des cafés can­tantes pour les mineurs.

Bannière du site internet de Flo6x8

A l’opposé, les pou­voirs publics pré­fèrent insis­ter sur la dimen­sion iden­ti­taire du fla­men­co. Ce qui les inté­resse, c’est une concep­tion orne­men­tale du fla­men­co, une vision sta­tique, alors que l’art doit être dyna­mique par essence. Ils ne veulent pas d’un art dia­lec­tique, parce qu’un art dia­lec­tique peut géné­rer un art poli­tique. Le fla­men­co doit se déve­lop­per autant comme art social que comme un « art pour l’art », et cela n’est pos­sible qu’en créant des espaces de liber­té. Quand on crée des espaces de liber­té, l’art peut suivre dif­fé­rentes incli­na­tions, se poser des ques­tions rela­tives à l’art, ou des ques­tions rela­tives à la socié­té. Seulement, tant que la culture est cen­trée sur les fes­ti­vals qui valo­risent la spec­ta­cu­la­ri­sa­tion de l’art, ce déve­lop­pe­ment est impos­sible. Nous avons besoin d’espaces en dehors des fes­ti­vals, d’espaces de réflexion, de dis­cus­sion avec le public.

Vous consi­dé­rez que l’art a un rôle dans la lutte. Lequel ? Vous ne croyez pas que l’engagement poli­tique peut éga­le­ment mena­cer la dimen­sion artistique ?

« Le fla­men­co doit se déve­lop­per autant comme art social que comme un art pour l’art, et cela n’est pos­sible qu’en créant des espaces de liberté. »

D’abord, à un niveau pure­ment ins­tru­men­tal, l’art per­met de trou­ver des moyens de com­mu­ni­ca­tion qui ouvrent des brèches dans les flux d’information quo­ti­diens. Ensuite, je crois effec­ti­ve­ment que l’art a une res­pon­sa­bi­li­té poli­tique. Je ne crois pas que tout art doive être social, mais l’art doit éta­blir une rela­tion dia­lec­tique avec la socié­té. De plus, même si l’art social est très dépré­cié, il entraîne un défi très inté­res­sant, celui de prendre les condi­tions de com­mu­ni­ca­tion poli­tique comme des condi­tions de pro­duc­tion artis­tique. Ces condi­tions sont aus­si sti­mu­lantes pour un artiste qui sou­haite défier son œuvre que les condi­tions que défi­nit l’art pour l’art. L’art pour l’art pose des ques­tions rela­tives à l’art, un artiste social fait dia­lo­guer son œuvre avec un mou­ve­ment social. Par exemple, dans Flo6x8, il y a un point de départ artis­tique qui est le fla­men­co. Quand le fla­men­co se retrouve confron­té à la néces­si­té de dénon­cer le capi­tal en se met­tant en scène dans une agence ban­caire, ce qu’il fait, c’est aller au delà des limites du théâtre. C’est une idée pro­fon­dé­ment artis­tique. En outre, l’œuvre doit se déve­lop­per en dia­logue avec une situa­tion impro­vi­sée, où l’on ne sait pas ce qui peut se pas­ser. Pourquoi le fla­men­co ne pour­rait-il pas dia­lo­guer en dehors de la scène dans un espace impro­vi­sé ? C’est un défi artis­tique impres­sion­nant, et pour­tant il s’agit d’art social !


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  1. Rythme du fla­men­co.
  2. Expression dési­gnant les pas­sion­nés de fla­men­co.
  3. Bars musi­caux pro­po­sant notam­ment des spec­tacles de fla­men­cos, au sein des­quels les canons du fla­men­co vont s’é­ta­blir et les artistes se pro­fes­sion­na­li­ser.
  4. Surnom don­né aux pro­prié­taires ter­riens en Andalousie
  5. Le fla­men­co est com­po­sé de dif­fé­rents types de chants que l’on nomme palos, la solea est l’un d’entre eux
  6. « Chaque fois que je pense / Que je suis voué à mou­rir / J’étale une cou­ver­ture sur le sol / Et je me plonge dans le som­meil. »
  7. Littéralement « Espagne de tam­bou­rin », expres­sion issue d’un poème d’Antonio Machado qui oppose « l’Espagne de cha­ran­ga et de pan­de­re­ta », qu’il décrit comme tra­di­tio­na­liste, dévote et vaine, et oppose à une hypo­thé­tique « Espagne de la rage et de l’i­dée » qui doit adve­nir par la moder­ni­sa­tion du pays.
  8. Collectif mili­tant anda­lou uti­li­sant le fla­men­co au cours d’ac­tions non-vio­lentes pour dénon­cer les pra­tiques des banques

REBONDS

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