Droite & gauche : le couple des privilégiés


Texte inédit pour le site de Ballast

Voilà qu’Henri Guaino, plume de Nicolas Sarkozy, trouve la gauche trop à droite. Si tant d’é­lec­teurs et de sym­pa­thi­sants semblent en perdre le nord, remer­cions plu­tôt François Hollande et son gou­ver­ne­ment pour la lumière qu’ils apportent. Leur règne aura per­mis de mettre en évi­dence ce que l’é­cri­vain com­mu­niste Dionys Mascolo expli­quait dès les années cin­quante : la droite et la gauche sont deux espaces internes à la bour­geoi­sie — elles se que­rellent sur la cou­leur des ser­viettes mais mangent à la même table. Reste alors, sauf à rêver du fumier natio­na­liste, la voie révo­lu­tion­naire. ☰ Par Émile Carme


mascolo Avec son article « Sur le sens et l’u­sage du mot « gauche1″ », paru dans Les Temps modernes, le phi­lo­sophe et résis­tant fran­çais Dionys Mascolo rap­pelle ce que beau­coup savent : gauche et droite viennent du posi­tion­ne­ment des repré­sen­tants dans l’Assemblée, par rap­port à son pré­sident — en 1789, les par­ti­sans d’un droit de veto royal se ran­gèrent à droite et les défen­seurs d’un sys­tème poli­tique consti­tu­tion­nel à l’op­po­sé (une spé­ci­fi­ci­té fran­çaise, en somme). Cette loca­li­sa­tion éla­bo­ra, au fil des ans, des iden­ti­tés, des affects, des dis­po­si­tions psy­cho­lo­giques et des cultures aus­si spé­ci­fiques qu’en­ra­ci­nées — au point, note l’au­teur, que ces deux pôles paraissent à pré­sent aus­si clairs et intel­li­gibles que les repé­rages dans le plan et dans l’es­pace (tour­ner à droite ou à gauche, au bout d’une rue). Tout cela n’en demeure pas moins des plus confus, assure Mascolo. Le réflexe pousse à tran­cher, d’un coup d’un seul : « Est-il de gauche, est-il de droite, cela sous-entend trop sou­vent : est-il bon, est-il méchant ? » En lieu et place d’un pro­jet poli­tique struc­tu­ré : la mora­line (dont Edgar Morin, proche ami de Mascolo2, fit savoir, après Nietzsche, qu’elle était une sim­pli­fi­ca­tion éthique). La droite serait égoïste et rabou­grie, la gauche géné­reuse et tolé­rante. Quantité d’hommes et de femmes « de gauche » n’ont pour­tant stric­te­ment rien à voir (ni à faire) entre eux — il en va de même pour le camp d’en face. Quelle ligne fon­da­men­tale, inter­roge l’es­sayiste, per­met alors de com­prendre l’exis­tence de ces deux enti­tés pour­tant si hété­ro­gènes ? L’acceptation ou le refus. La droite consent ; la gauche conteste. Le tri s’o­père dès lors par sen­si­bi­li­tés et opi­nions — qui, aus­si rivales soient-elles, prennent place dans un même cadre, une même règle du jeu : la bour­geoi­sie plus ou moins libé­rale (autre­ment dit : la classe pos­sé­dante et domi­nante, celle des capi­ta­listes modernes).

Tous les chats sont gris dans la nuit des dominants

« Un révo­lu­tion­naire n’est pas un homme ou une femme de gauche au car­ré, de gauche aug­men­tée, de gauche pous­sée dans ses recoins les plus extrêmes. »

Partisans de droite et de gauche s’ac­crochent et se déchirent mais évo­luent dans des contours ins­ti­tués dont ils ne cherchent pas à contes­ter la légi­ti­mi­té — telle est la thèse cen­trale de ces lignes parues au len­de­main de la guerre d’Indochine (conduite, rap­pe­lons-le, sous l’au­to­ri­té d’un cer­tain Auriol, ancien pré­sident de la com­mis­sion des finances de la Chambre des dépu­tés sous le Cartel des gauches). Pareil cli­vage n’est donc pas à même de por­ter une réelle rup­ture poli­tique et sociale (l’a­nar­chiste Daniel Colson enté­ri­ne­ra, cinq décen­nies plus tard : la dis­tinc­tion droite gauche per­met sur­tout « d’as­su­jet­tir les « citoyens » » en leur fai­sant admettre ces « limites étroites de l’ordre social³ »). Mascolo appelle au pas de côté, au chan­ge­ment de para­digme — c’est à par­tir du pro­jet révo­lu­tion­naire seul que l’on peut mesu­rer la cré­di­bi­li­té d’une action et d’une pro­po­si­tion poli­tiques. Étant enten­du que ledit pro­jet ne consiste pas à maxi­ma­li­ser une quel­conque gauche : un révo­lu­tion­naire n’est pas un homme ou une femme de gauche au car­ré, de gauche aug­men­tée, de gauche pous­sée dans ses recoins les plus « extrêmes ». Non point. Cohabitent en cha­cun de nous des élans divers et contra­riés ; on peut tou­jours, en toute cir­cons­tance, se mon­trer plus ou moins à gauche (voire même appar­te­nir à l’aile gauche d’un mou­ve­ment de droite). Nulle affaire de degrés mais de nature : c’est de l’ex­té­rieur de l’a­rène que le révo­lu­tion­naire observe les sym­pa­thi­sants de droite et de gauche s’é­tri­per ou s’en­la­cer en fonc­tion des besoins ou des débats du moment (l’Union sacrée, ajou­tons-nous, impli­quant occa­sion­nel­le­ment la franche tom­bée des masques). On peut bour­rer de fleurs un bou­quet mais cela n’en fera jamais un champ. Mascolo va même plus loin : l’é­cart est plus grand entre un révo­lu­tion­naire et un par­ti­san de la gauche qu’entre ce der­nier et une per­sonne de droite. « Jamais par exemple un révo­lu­tion­naire ne s’a­vi­se­ra de dire qu’il est de gauche », lance-t-il, défi­ni­tif — on peine en effet à trou­ver sous la plume d’un Bakounine, d’un Blanqui, d’une Louise Michel ou d’un Marx sem­blable affi­lia­tion. Ceux qui rai­sonnent en terme de droite et de gauche, pour­suit notre homme, sont « des bour­geois » : « La dis­tinc­tion gauche droite a donc un seul sens sûr. Elle sert à dis­tin­guer entre deux bour­geois. » Souvenons-nous à ce pro­pos que l’his­to­rien et socio­logue André Siegfried décla­rait en 1930, dans son Tableau des par­tis en France, que le com­mu­nisme fran­çais ne pou­vait être réper­to­rié comme un par­ti de gauche puis­qu’il « se rit de cette dis­ci­pline répu­bli­caine qu’ins­tinc­ti­ve­ment tout mili­tant de la démo­cra­tie res­pecte». Souvenons-nous encore de la fille de Karl Marx, Laura Lafargue, évo­quant quelque révo­lu­tion­naire rené­gat, c’est-à-dire se pla­çant « à la solde de la gauche5 ». 

Matérialisme contre idéalisme

La gauche pose pro­blème, par trop « dou­teuse, instable, com­po­site » et contra­dic­toire, explique Mascolo. Bancroche et contre-pro­duc­tif, son usage l’est for­cé­ment au regard des dis­sen­sions qui la tra­versent. La gauche s’é­la­bore et s’af­firme par le refus, nous l’a­vons dit ; c’est son geste fon­da­teur (son onto­lo­gie, dirait un phi­lo­sophe). Le refus « d’une limite éta­blie ». L’homme (ou la femme) de gauche, estime Dionys Mascolo, nour­rit quelque aver­sion pour les limites : il aspire à les contes­ter, les repous­ser, les enfreindre, les mettre à mal. Il doit donc mul­ti­plier les rebuf­fades, se rebel­ler contre telle ou telle frac­tion des mondes qu’il côtoie, déployer ses nom­breuses sources de mécon­ten­te­ment. Et s’il tient tant à refu­ser, c’est parce qu’il pos­sède déjà : le dépos­sé­dé ne cherche nul­le­ment à repous­ser les limites puis­qu’il n’en a pas le luxe. La gauche, note celui qui ne res­ta que trois années au Parti com­mu­niste (il fut accu­sé de « révi­sion­nisme », c’est-à-dire de man­quer de res­pect à la ligne offi­cielle — entendre sta­li­nienne), s’a­vère donc « la réunion idéale de tous les refus sépa­rés ». L’entreprise révo­lu­tion­naire tan­gible se mesure au contraire par son accep­ta­tion des limites : le révo­lu­tion­naire se doit d’in­té­grer un cer­tain nombre de tra­cés, de points, d’es­paces à ne pas fran­chir — une cer­taine « dis­ci­pline » peu com­pa­tible avec l’i­déal « du refus indé­fi­ni » que Mascolo rat­tache à ce qui fait que la gauche n’est pas la droite. L’individu de gauche est idéa­liste quand le révo­lu­tion­naire avance en maté­ria­liste, c’est-à-dire qu’il appré­hende l’homme en terme de besoins. L’individu de gauche offre des « bons sen­ti­ments » huma­nistes (l’homme devrait être ceci plu­tôt que cela) quand le révo­lu­tion­naire se contente de voir ce qui fait défaut à l’homme sous l’emprise de l’ex­ploi­ta­tion et de la domi­na­tion. Ce qui manque à l’homme pour être homme et non les valeurs qu’il érige pour être à l’i­mage que l’hu­ma­niste se fait de l’homme.

*

À défaut d’es­cor­ter la gauche, l’ins­ti­ga­teur6 du Manifeste des 121 (une « Déclaration sur le droit à l’in­sou­mis­sion dans la guerre d’Algérie » visant à appuyer la lutte indé­pen­dan­tiste — de nou­veau com­bat­tue par un gou­ver­ne­ment de gauche) exhorte à ce qu’il nomme « l’u­ni­ver­selle exi­gence com­mu­niste ». Qu’est-ce à dire ? Universelle, en ce qu’elle s’étend à tout, à tous et par­tout (dans son ouvrage Le Communisme, Mascolo évo­quait avec enthou­siasme « l’u­ni­té de l’es­pèce ») ; com­mu­niste, en ce qu’elle touche au com­mun et aspire à bri­ser l’i­né­ga­li­té. Si l’on com­prend mieux, à la lumière du pré­sent para­digme, pour­quoi un gou­ver­ne­ment de gauche ne tra­hit pas son camp lors­qu’il met en place ce que son pré­dé­ces­seur de droite n’o­sa entre­prendre, on se gar­de­ra bien de confondre la pro­po­si­tion mas­co­lienne avec celle des par­ti­sans du « ni droite ni gauche » qui sous nos yeux fré­tillent (du FN à Natacha Polony, en pas­sant par Éric Zemmour, nous les enten­dons chaque jour jurer de l’i­na­ni­té de ce cli­vage « péri­mé » et « dépas­sé » : tour de passe-passe de pitres média­tiques). Lorsque Dionys Mascolo, fils d’Italiens immi­grés et pauvres, refuse de concert ces deux éti­quettes, c’est pour mieux com­battre, d’un même élan, les puis­sants et ceux qui com­posent avec eux (Janus « démo­crates » et « répu­bli­cains »), de la bour­geoi­sie tri­co­lore aux pré­ten­dus « mal-pen­sants » sus-men­tion­nés. Des pages à dis­cu­ter, par les temps qui courent et les fronts à constituer.


NOTES

1Voir D. Mascolo, Sur le sens et l’u­sage du mot « gauche », Lignes, 2011.
2« Ce coup de foudre ami­cal m’a mar­qué à jamais », peut-on lire dans les pages d’Au rythme du monde : Un demi-siècle d’ar­ticles dans Le Monde (E. Morin, Presses du Châtelet, 2014).
3. D. Colson, Petit lexique phi­lo­so­phique de l’a­nar­chisme, Le Livre de poche, 2008, p. 83.
4. Cité par V. Adoumié, Histoire de France : De la répu­blique à l’État fran­çais 1918–1944, Hachette Éducation, 2005.
5. Les Filles de Karl Marx, lettres inédites, Albin Michel, 1979, p. 115.
6. Ainsi que le rap­pelle Edgar Morin dans son texte « Claude Lefort (1924–2010). Avec Lefort », Hermès, La Revue 1/2011 (n° 59), pp. 191–197 .

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Émile Carme

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